Main dans la main, Martin et Emma rejoignirent Bois-Aux-Roses sans encombre. La petite fille n'avait plus ouvert la bouche de tout le trajet, au grand soulagement de Martin qui ne savait pas, de toute manière, comment faire la conversation à un enfant. Alors elle pouvait bien jouer les tombes ! Ça lui convenait très bien !
Ils durent marcher une heure encore, traverser une petite rivière qui, avec l’hiver approchant, prenait chaque jour un peu plus d'ampleur, avant d'apercevoir les grandes et sinistres murailles de la ville.
Ces murs avaient été construits au lendemain même du Déclin, dans la précipitation, si bien qu'on se demandait encore comme elles pouvaient tenir face aux attaques répétées des Ombres ! Ils n'étaient pas droits, consolidés par des sortes de contreforts de bétons çà et là, protégées par des miradors de fortunes et des barbelés montés à la hâte.
Mais Martin ne s'en inquiétait pas outre mesure. Ce n'était pas tant les murailles qui protégeaient la ville, mais la Garde. Il songea à ces silhouettes vêtues de longs manteaux noirs qui d’ailleurs, à cette heure-ci, devaient commencer leur ronde. Il n'avait pour eux que de l'admiration, car tous ces Sorciers avaient choisi de consacrer leurs vies à sauver celles des autres !
Les noms de tous ceux qui étaient tombés étaient d’ailleurs figés à jamais dans le béton. À chaque fois qu’il sortait en expédition, Martin ne pouvait s’empêcher de les murmurer à voix basse, afin de les garder en mémoire. « Abdel », « Cassandre », « Thomas », « Matthieu », « Catherine », « Léna »… autant d'anonymes dont il ne savait rien, sinon qu’il leur devait certainement la vie.
Martin était assez vieux pour se souvenir de la dernière grande attaque contre Bois-Aux-Roses, survenue quinze ans plus tôt. Il ne pourrait jamais oublier les cris d'horreurs mêlés aux pleurs étranglés, les gens qui fuyaient en se bousculant, qui marchaient sur ceux qui avaient eu le tort de tomber la tête sur le bitume, galopant sans véritablement savoir où aller. Il se souvenait s'être bêtement caché dans un sous-sol avec d'autres âmes terrifiées, s'être recroquevillé sur lui-même, les mains sur la nuque dans un geste dérisoire pour se protéger. Et il avait eu alors la plus terrible des pensées, celle qu’il était fini, qu'il allait mourir…
Et soudain, tout s’est arrêté. La Garde était parvenue à repousser l'assaut au prix de nombreuses vies. Quand Martin s'était extirpé de sa tanière, et qu'il s'était approché des remparts, il avait vu ces manteaux noirs arpenter les rues, un peu hagards, la mine grave, mais bel et bien triomphants.
Des larmes s’étaient alors écoulées en cascades sur ses joues. Très lentement, il s'était approché d'un homme aux joues mal rasées, qui contemplait les dégâts. Lorsque les yeux tristes de ce Garde s'étaient posés sur lui, Martin s’était jeté dans ses bras, et murmuré un « merci » d'une profonde sincérité. Le Garde avait hésité, avant de lui rendre son étreinte et de souffler à son oreille des paroles creuses mais rassurantes. « On sera toujours là. » « Ça ira, je te promets que ça ira. » « On va s'en sortir. » « Les Ombres n'entreront jamais. »
Martin ignorait son nom. Il ne l'avait jamais revu, mais il conservait le souvenir précis de son visage avec ses cheveux d’argent et son nez trop long. Et chaque soir il le cherchait du regard en levant la tête vers les remparts, se demandant s'il allait bien et espérait qu'il ne fasse pas partie de tous ces noms figés dans la pierre pour l’éternité.
La petite fille trébucha, le ramenant à la réalité. Emma, les yeux dans le vague, essayait vainement de suivre sa foulée rapide, ne lâchant pas sa main comme si elle avait peur de le perdre.
- Tu as un lieu où dormir ? s'inquiéta Martin.
- Non, répondit-elle d'une toute petite voix.
Martin fronça du nez, songeant qu'il aurait dû s'en douter. Bien sûr qu’elle n’avait pas de toit au-dessus de la tête, sinon elle ne traînerait pas en dehors des murs ! C'était une orpheline. Tout comme lui.
- Bon, grogna le Sorcier. J'vais pas te laisser dormir dehors. Tu restes avec moi.
Emma opina du chef. De toute façon elle n'avait pas vraiment le choix.
- Hé ben, ça a l'air de te faire plaisir, soupira Martin en levant les yeux au ciel.
- Si, si ! répondit Emma précipitamment. Merci, ajouta-t-elle après une seconde d'hésitation, se rappelant soudain des règles de politesses élémentaires.
- Ouais, répondit son aîné en fouillant dans ses poches. Mais juste pour une nuit, d'accord ?
À mesure qu’ils s’approchaient de Bois-aux-Roses, Martin comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Les colonnes de fumées qu’il avait aperçus au loin, et qu’il avait attribué aux usines, s’élevaient anormalement haut. Emma toussota et serra davantage sa main. Martin, lui-même, sentait que ses yeux le piquaient. Une odeur inhabituelle le prit à la gorge. Il flottait dans l’air comme un mélange de bois et de plastique brûlé.
L’angoisse le saisit. Par les Ancêtres, mais que s’était-il passé ?
D'un geste las, Martin montra sa vieille carte d’identité écornée au Milicien qui gardait l’entrée. D'un signe du menton, il les autorisa à entrer.
Il perçut immédiatement une tension inhabituelle, sans pour autant parvenir à en déterminer la cause. Les regards étaient fuyants, les gens pressaient le pas, en proie à une agitation qui l'inquiéta. La petite fille se colla à lui, et inconsciemment, Martin resserra sa prise sur sa petite menotte. Un dépôt de cendres sur le bitume, quelques rues plus loin, lui arracha un frisson. Il devait en avoir le cœur net.
- Hé ! héla-t-il en s'approchant d’une femme qui longeait les murs, la tête basse. Qu'est-ce qui se passe ?
La femme s'arrêta tout net, la bouche entrouverte, visiblement stupéfaite qu’on lui pose la question.
- Je suis un rafleur, crut-il bon de préciser en désignant du pouce son énorme paquetage. J'ai passé la journée à l'extérieur !
- Alors vous ne savez pas ?
- Vous ne savez pas quoi ? s'agaça un peu Martin.
Il n'avait pas la patience de jouer aux devinettes. Pas ce soir. Surtout pas après une journée pareille ! Pas après avoir manqué de mourir deux fois en moins de quelques heures !
- Un incendie dans le quartier de Grand’Ronce ! souffla l’inconnue. Trois bâtiments en feu ! C’est horrible !
Martin eut besoin de quelques secondes pour assimiler ses paroles tant la chose lui semblait aberrante. Il ne pouvait y croire ! Grand'Ronce était la petite place vivante où il avait grandi ! Là-bas, il n'y avait que des artisans et des écoles ! C'était un quartier où seuls résonnaient les rires des enfants…
- Grand'Ronce ? répéta-t-il d’une voix blanche. Un incendie ?
Mais la vieille femme se refusa à lui en dire davantage, reprenant déjà sa route. Très lentement, Martin se tourna alors vers l'ouest. Une immense tristesse l'envahit mais pas de stupeur ni d'effroi. Ce n'était malheureusement pas la première fois qu'une telle chose se produisait. Avec la promiscuité des familles qui s’entassaient dans de petits espaces et tous ceux qui pirataient l’électricité…
Il se doutait que les victimes devaient être nombreuses et avait bien conscience qu'un horrible drame s'était déroulé ici, dans sa propre ville, mais il était incapable de réagir. Il était juste épuisé.
Emma réprima un sanglot. Et Martin comprit. Il s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur, et lui demanda :
- Tu étais là-bas ? Tu étais à Grand'Ronce ?
Emma acquiesça d'un signe de tête hésitant.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? osa Martin. Qu’est-ce que tu as vu ?
- C’est les Sorciers, haleta-t-elle. C’est la Horde…
Elle enfouit son visage entre ses mains. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. Tout était soudain plus clair. Sa peur des Sorciers, le fait qu'elle se soit enfuie… Et puis, il y avait des rumeurs. Des histoires de Sorciers et d’enfants qui disparaissaient…
Comme s’ils n’avaient pas déjà assez à faire avec les Ombres et la Milice !
Une bouffée de colère saisit Martin. Grand'Ronce était le quartier des écoles et celui des orphelins. Il l'avait arpenté pendant des années, en connaissait les moindres recoins, la moindre ruelle. Là-bas, c’était un peu chez lui aussi. Tout comme cette petite fille, il avait chapardé sur les étables, pris part aux guerres de rues que se livraient les orphelins…
Un jour, il avait été à sa place.
- Je ne suis pas comme eux, assura Martin. Moi aussi j'ai grandi à Grand'Ronce ! Tu peux me faire confiance ! Je t'ai sauvé la vie, non ?
En guise de réponse, Emma se jeta dans ses bras en étouffant un sanglot. On ne saurait faire mieux comme aveu. Les quelques larmes silencieuses qui glissèrent le long de ses joues potelées confirmèrent ses doutes. Ému, Martin la serra avec force, avant de la soulever de terre.
- Allez, t'as assez marché pour aujourd'hui, grommela-t-il. T'es pas bien lourde, remarqua-t-il en la soupesant. Tu manges rien, toi !
- T’es pas gros non plus, rétorqua la petite dans un souffle.
- Tiens ! Tu parles, maintenant ?
Quel plaisir de retrouver ta plume et le personnage de Martin dans un monde toujours aussi intrigant et rempli de mystères. J'aime la façon dont tu donnes corps à ton univers par de simples détails, comme l'histoire des noms gravés dans le mur de béton. L'incendie de Grand'Ronce laisse suggérer que le danger ne se trouve pas seulement à l'extérieur de la cité...
J'ai hâte également de découvrir le rôle que tu as prévu pour la petite Emma, et comment leur relation va évoluer.
Les deux forment un tandem attachant.