Ils étaient rentrés en milieu d’après-midi, et Satia devait s’avouer que cette pause lui avait fait du bien. Lucas avait tout prévu, encore une fois, et le pique-nique près des remous bondissants de l’Orris s’était révélé délicieusement intime.
De retour dans leurs appartements, ils avaient abordé des sujets plus sérieux. Satia refusait qu’Axel parte seul sur Massilia et Lucas était en train de céder à ses arguments pour l’accompagner. Pour Surielle, par contre, la situation était plus compliquée. La jeune fille s’était tirée correctement de ses études, mais ne savait pas quoi faire de sa vie. Sans compter qu’elle supportait mal la couleur de ses ailes et les regards lourds de sens sur son passage.
Ce cadeau lui sera utile un jour, fit Iskor.
J’aimerai bien savoir quand, rétorqua Lucas. Jusque-là, il n’a servi qu’à la mettre à l’écart des autres ailés. Et elle en souffre.
J’aimerai te… Oh.
Quoi ?
Un imprévu.
Surielle ? s’inquiéta Lucas.
Non. Les jardins du Palais. Vite, avant que ça ne dégénère.
–Un problème ? interrogea Satia.
Elle avait remarqué l’air absent de son époux et deviné qu’il était en conversation avec son Compagnon.
–Apparemment. Je m’en occupe, inutile de te déranger.
Satia croisa les bras, puis soupira.
–Très bien. J’espère que ça ne te prendra pas longtemps, je te rappelle que nous dinons tous ensemble, ce soir. Enfin, si Surielle daigne se montrer…
–Je ferai de mon mieux.
Sans plus attendre, Lucas descendit les escaliers de la tour, se contenta d’un simple geste pour signifier aux soldats en fonction qu’il n’avait pas besoin d’eux.
Iskor le guida au travers des jardins du Palais ; pour une fois Lucas ne prêta aucune attention aux buis minutieusement taillés, aux rosiers en fleurs ou aux parterres de bégonias. Qu’est-ce que son phénix avait bien pu trouver urgent à ce point-là ?
Ce n’est qu’en arrivant sur place qu’il comprit l’explosivité de la situation.
Fédric do Velen, le Commandant de la Garde du Phénix, chargé de la protection de la Souveraine et des Seycams, était sur place, avec une poignée de ses hommes. Trois silhouettes encapuchonnées de noir lui faisaient face, accompagnées de deux créatures exotiques que Lucas ne reconnut pas.
Plus étrange, l’herbe était noircie aux pieds des visiteurs.
Une chose était certaine, le commandant Fédric était un soldat, pas un diplomate. Que personne n’ait été blessé tenait du miracle.
Tu m’expliques, Iskor ?
Je préfère que tu juges par toi-même.
–Que se passe-t-il ici ? questionna Lucas en s’avançant vers Fédric.
Surpris, le commandant salua immédiatement.
–De simples intrus, altesse. N’ayez crainte, j’ai la situation en main.
Lucas reporta son attention sur les trois silhouettes en face de lui. Leurs visages restaient camouflés dans l’ombre de leurs larges capuches ; néanmoins des détails apparaissaient à qui savait regarder. Il fronça les sourcils.
Une silhouette avança d’un pas vers lui.
–Nous voulons seulement nous entretenir avec la Souveraine.
–La Souveraine n’a pas de temps à perdre avec des … vagabonds, de votre espèce, contra Fédric en s’interposant, ses ailes déployées. Révélez au moins vos identités.
Ils ne répondirent pas, mais les capuches se resserrèrent et les gardes tirèrent leur épée en réaction. D’un geste de la main, Lucas les retint.
–Ils sont avec moi.
–Mais… altesse… protesta faiblement Fédric. La sécurité…
–Vous doutez de ma capacité à protéger la Souveraine ? répondit posément Lucas.
Le regard du commandant glissa sur l’absence d’arme à sa ceinture. Difficile pour un Massilien de concevoir la vie sans une arme à son côté. Ou même deux.
Mais il était tout aussi impossible au commandant de désobéir directement à un supérieur.
Fédric soupira, puis s’inclina. Il n’avait pas le choix.
–Je m’en remets à votre jugement, altesse. N’hésitez pas à faire appel à mes hommes en cas de besoin.
–Bien sûr, répondit poliment Lucas avec un signe de tête.
D’un geste, il indiqua aux trois silhouettes de le suivre.
–Et pour les… créatures ? osa Fédric.
Je m’en occupe.
–Iskor va les conduire, dit Lucas comme le phénix se matérialisait dans un éclair de lumière. Venez.
Il sut sans se retourner que les trois lui emboitaient le pas tandis qu’il remontait les jardins en direction de la Tour. Lucas rassura les gardes d’un geste avant d’emprunter de nouveau les escaliers. Les treize étages les mettraient en jambes, au besoin.
–N’est-ce pas une faiblesse que de nous laisser contempler votre dos ? osa finalement l’un d’entre eux au troisième étage.
–C’est une erreur de ta part de me croire si peu prudent, répondit Lucas. Je n’ai pas besoin de te voir pour savoir où tu te trouves, ni pour juger de tes intentions.
Il n’y eut aucune réponse, et le reste de l’ascension se fit en silence.
Arrivé à la porte de ses appartements, Lucas congédia les gardes et fit entrer ses invités dans l’antichambre. Une fois la porte fermée, il croisa les bras et les considéra.
–Bien. Vous êtes plus proches de votre but que jamais, néanmoins si vous souhaitez voir Satia, c’est moi qu’il faut convaincre en premier lieu.
–Mais vous avez dit que nous pourrions la voir, protesta une voix indubitablement féminine.
–Non, contra l’un de ses acolytes. Il n’a en effet rien dit de tel.
Lucas patienta. Ils n’avaient pas le choix, et ils le savaient.
Finalement, celui qui venait de parler abaissa sa capuche, révélant un visage juvénile aux yeux gris et aux cheveux noirs. Pour l’instant, son expression était sombre. Il n’appréciait pas d’avoir dû céder.
–Nous apportons de graves nouvelles en provenance de l’Empire. Mes compagnons sont en danger. Nous apprécierions beaucoup de pouvoir nous entretenir avec la Souveraine.
Ainsi donc, il savait ravaler sa fierté pour se souvenir des bases de la politesse. Lucas n’eut pas besoin d’en savoir davantage pour deviner l’identité de ses visiteurs. L’Empire et la Fédération étaient en paix depuis un peu plus de vingt ans ; une paix que Satia avait construite avec son aide, et à laquelle elle tenait plus que tout. Les contacts entre leurs peuples avaient été réguliers, donnant naissance à des échanges bénéfiques aux deux partis. Des nouvelles récentes ne pourraient qu’intéresser son épouse.
Séliak l’a prévenue.
Parfait. J’imagine qu’elle brûle de s’entretenir avec eux ?
Tu devines bien.
La porte intérieure s’ouvrit, et les trois jeunes gens sursautèrent. L’un avait presque tiré son épée avant de reconnaitre à qui il avait affaire.
Lucas n’avait pas marqué la moindre surprise.
Vous avez travaillé le timing ? demanda-t-il.
À peine, répondit le phénix, faussement modeste. Elle maitrise ses entrées.
Satia resplendissait. Sa tenue était simple, sa robe coupée dans un tissu fluide qui effaçait sa petite taille pour mieux la mettre en valeur. Ses cheveux étaient retenus par le double cerceau d’or qui symbolisait sa fonction ; les yeux violets scintillaient.
Les jeunes gens s’inclinèrent ; les capes s’entrouvrirent, dévoilant des bottes richement décorées et une touche d’écarlate.
–Venez, fit Satia.
Elle les invita à entrer. Lucas ferma la marche. En si peu de temps, Satia avait réussi le tour de force de préparer son petit salon. Les tasses s’alignaient sur la table basse, la théière fumait sur son reposoir, et plusieurs pâtisseries s’empilaient sur une assiette.
Avec hésitation, les jeunes gens s’installèrent dans le canapé, puis Satia rejoignit son fauteuil et Lucas s’installa sur un pouf. Il n’avait jamais aimé confiner ses ailes contre un dossier.
–Bienvenue, commença Satia avec un sourire. Vous avez parlé d’un grand danger. Qu’est-ce qui vous amène ici ?
Ils se concertèrent un instant en silence et le jeune homme tête nue acquiesça à une demande muette. Lentement, les deux autres abaissèrent leur capuche à leur tour. Leur peau était sombre, presque noire, comme leurs cheveux, que l’un portait courts et l’autre longs, mais ce qui dénotait chez eux était leur regard, d’un rouge légèrement luminescent.
–Rayad et Shaniel de Druus, dit doucement Satia. Et Alistair d’Iwar. Pas d’escorte ?
–Alistair est notre escorte, répondit sombrement Rayad. Nous…
Il s’interrompit comme une bourrasque traversait le salon.
–Je suis rentrée ! lança Surielle avant de s’apercevoir que ses parents n’étaient pas seuls. Oh, toutes mes excuses, salua-t-elle. Je ne voulais pas vous déranger.
Son regard s’attarda sur leurs invités. Des yeux rouges ? C’était si étrange… Et ce qu’elle devinait, là, sous la cape du troisième, n’était-ce pas…
–Surielle, je te présente Rayad et Shaniel, héritiers du trône impérial des neuf mondes, et Alistair. Ton cousin, ajouta Lucas.
Un cousin, lui ? Curieuse, elle rejoignit sa mère, consciente des regards qui s’attardaient une fois encore sur l’étrange couleur de ses ailes. Au moins, nul n’avait fait de remarque sur la terre qui maculait encore sa tenue par endroits. Si elle avait su que ses parents recevaient, jamais elle n’aurait osé entrer sans s’être changée.
–Comme je vous disais, reprit Rayad en reportant son attention sur Satia, notre arrivée a été quelque peu… précipitée.
–Charmant euphémisme, marmonna sa sœur en croisant les bras.
–Et que voulais-tu que je dise d’autre ? s’emporta le jeune homme.
–L’Empereur Dvorking, Orssanc garde son âme, intervint Alistair, a été assassiné.
–De bien funestes nouvelles, commenta Satia, soucieuse. Toutes nos condoléances.
–J’imagine que ce n’est pas la seule raison de votre présence ici ? s’enquit Lucas.
–Oui. L’Empire est au bord de la guerre civile, révéla Rayad. Un groupe de renégats, qui se font appeler les Stolisters, sont au cœur d’une vaste machination pour récupérer le pouvoir.
–Rayad et Shaniel ont été sauvés de justesse, renchérit Alistair. Le palais impérial a brûlé tout entier.
–Le Commandeur Éric aurait pu nous accompagner, mais il n’a pas le droit de poser le pied sur le sol des douze Royaumes, n’est-ce pas ? ajouta Rayad.
Lucas acquiesça.
–Cela fait partie du traité, oui. Et ce qui explique ta présence à sa place, j’imagine ? ajouta-t-il pour Alistair.
Le jeune homme confirma d’un signe de tête.
–Il faudra éviter qu’Aioros apprenne sa présence ici, dit Satia. Il n’a toujours pas digéré sa survie.
–Parce que tu comptais révéler leur présence à l’Assemblée ? fit Lucas, surpris.
–Non, sourit son épouse. Il vaut mieux ne pas ébruiter l’affaire tant que nous n’avons pas assez informations. Qu’attendez-vous de la Fédération, exactement ? Quelle aide pourrions-nous vous apporter ? Car c’est pour ça que vous êtes là, n’est-ce pas ?
–Ces imposteurs n’ont rien à faire sur le trône de mon père !
–Ont-ils des revendications particulières ?
Rayad croisa les bras, maussade.
–Hélas, nous n’avons pas vraiment eu le temps de le savoir. Ce groupuscule n’était qu’une petite secte parmi d’autres, surveillé par nos agents comme les autres. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu monter une attaque d’une telle envergure !
–D’autres victimes ?
–Je ne sais pas si notre mère a survécu, avoua Shaniel, les yeux plein de larmes.
–C’était un massacre, commenta sombrement Alistair. Les serviteurs n’ont pas été épargnés. La garde s’est montrée tellement impuissante que nous soupçonnons qu’une drogue leur a été administrée.
–Un plan bien préparé, dit pensivement Satia. Parfaitement exécuté.
–Comment être certains qu’ils ne vous ont pas suivis jusqu’ici ? questionna Lucas.
Alistair eut un pâle sourire.
–Mon père et le seigneur Jahyr ont détruit la Porte juste après notre passage.
–Et maintenant nous sommes coincés ici, maugréa Rayad.
–Il n’y avait pas d’autre solution ! Crois-tu…
Alistair s’interrompit brusquement, serra ses poings.
–Tu n’es pas le seul à être dans une situation difficile, poursuivit-il plus calmement.
Satia consulta Lucas. La situation se révélait délicate. Les impériaux étaient leurs alliés, mais l’Assemblée n’agirait que sur des certitudes concernant la situation là-bas. Et la parole de trois adolescents, même héritiers du trône impérial, ne serait certainement pas suffisante. Pas pour les Djicams. Aucun ne serait prêt à mettre en péril une paix chèrement acquise sur une succession compliquée.
–Voici ce que je peux vous proposer, commença-t-elle. Restez ici quelques jours. Reposez-vous, le temps que nous récupérions quelques informations. Personne ne s’apercevra de votre présence si vous restez dans mes appartements.
–Merci de votre offre généreuse, fit Rayad, mais…
–Ce sera parfait, coupa Shaniel, s’attirant un regard noir de son frère.
–Ils seront vraiment en sécurité ici ? demanda Alistair, inquiet.
–Personne ne chercherait à tuer les héritiers impériaux, déclara Satia. La Fédération tient à la paix entre nos deux nations.
–Très bien, céda le jeune impérial. Nous acceptons votre offre avec gratitude.
La porte s’ouvrit à la volée et les trois jeunes bondirent sur leurs pieds. Ils étaient nerveux, nota Satia. Et c’était compréhensible après les épreuves qu’ils avaient traversées.
–Oh, tu es là, Suri ? Maman m’a dit qu’elle n’était pas certaine de ta présence ce soir…
–Nous avons des invités, Axel, indiqua Satia avec un sourire.
Mortifié, le jeune ailé plongea dans un profond salut.
–Toutes mes excuses.
–Votre héritier ? demanda Shaniel en avisant la teinte mauve de sa peau, semblable à sa mère.
Rayad leva les yeux au ciel.
–Shani, tu sais très bien que ça ne fonctionne pas ainsi ici…
Mais Axel s’était désintéressé des jumeaux, tout entier concentré sur le troisième membre de leur petit groupe. La cape avait glissé de ses épaules, révélant deux ailes d’un rouge profond, qui rappelaient immanquablement celles du Commandeur, Éric aux Ailes Rouges, le traitre à sa patrie.
Les faits s’étaient déroulés trente ans plus tôt, mais le souvenir restait vivace chez tous les Massiliens.
Alistair croisa les bras.
–La couleur de mes ailes te pose un problème ?
–Du tout, bredouilla Axel, je ne m’attendais juste pas à…
–Alistair est notre invité, tempéra Lucas.
Surielle ne disait rien, pourtant elle n’en perdait pas une miette. Alistair semblait assumer parfaitement la couleur de ses ailes. Comment faisait-il ? Il y avait peu d’ailés dans l’Empire, d’après ce qu’elle savait.
–Mes excuses si je t’ai offensé, ce n’était pas mon intention, dit Axel en s’inclinant, poing droit sur le cœur.
–Je ne vois pas d’offense, cousin.
Il avait donné la bonne réponse apparemment, nota Surielle qui observait l’attitude de son père. Sa conduite était exemplaire, digne des plus hauts standards massiliens. C’était si étrange de le voir là, lui qui descendait de l’ennemi de ses parents.
Son cousin portait ses couleurs avec fierté. Pourquoi n’était-elle pas capable d’en faire autant ?
Satia se leva.
–Je vais aller prendre les dispositions pour le repas. Surielle, tu laisseras ta chambre aux jumeaux. Tu l’annonceras à Lysabel. Axel, tu partageras avec Alistair. Je compte sur vous pour prendre soin de nos invités.
–Bien, mère, répondirent Axel et Surielle à l’unisson.