Vik n’y croyait pas. Désobéir ? Transgresser la première loi des servants ? Il en tremblait ; s’il venait à être découvert par les maîtres… Non, il ne fallait pas y penser. Son objectif était d’aller voir Zad, et il allait s’y tenir. Il ne voulait pas penser plus loin que cette expédition.
Il longeait les murs pour ne pas se faire remarquer, mais à cette heure matinale les passants avaient l’air affairé et plongé dans leurs pensées. Il arriva en vue du croisement des Routes, près de l’entrée nord, et trouva une embrasure de porte où se poster pour attendre un chariot de pierres. Il observait les soldats qui gardaient la barrière et vérifiaient les identités. Ce n’était pas des maîtres, soldats d’élite, mais des servants ayant montré une aptitude particulière à la vigilance et à l'empathie lors du Choix. Les soldats comme eux n’étaient pas là pour aller affronter quoi que ce soit, mais pour maintenir l’ordre dans la ville, aider les citoyens et veiller sur les portes. Ils étaient tous habillés de vert, pour que tous les reconnaissent de loin, mais sans uniformité. Certains étaient vêtus de vestes de cuir et de pantalons serrés, d’autres de larges chemises et de jupes aux genoux avec de grandes bottes. D’autres encore semblaient avoir pioché leurs tenues dans différentes garde-robes, avec des chaussures basses alliées à des pantalons courts et des tuniques trop grandes. Et bien sûr, comme tous étaient des servants, aucun n’était armé.
Un premier chariot se présenta enfin à la barrière, et Vik sortit les mains de ses poches pour se tenir prêt. Si le chariot passait devant lui, il y avait de grandes chances pour qu’il se dirige vers le Premier quartier en passant par la Route centrale entre le Cinquième et le Sixième quartier. Si le chariot redémarrait en prenant tout de suite à droite après la barrière, c’est qu’il allait s’arrêter au Sixième ou au Troisième quartier. Les soldats vérifiaient le chargement de pierres et les identités des conducteurs et des aides. La bâche à l’arrière semblait d’ici assez lâche pour que Vik puisse se glisser dessous au passage du chariot. Les lourds chevaux de trait piaffèrent, puis le chariot démarra lentement dans la direction de Vik. Il se colla au mur, prit une grande inspiration et le coeur battant la chamade, sortit de l’ombre juste après le passage du lourd chargement. Il fut obligé de courir une dizaine de mètres pour le rattraper : il ne s’était pas bien rendu compte de la vitesse qu’avaient pris les chevaux sur la chaussée en pente. Heureusement, il ne croisa personne. Il attrapa le montant du chariot de sa main droite et se hissa tant bien que mal sur le rebord de bois, puis réussit à se faufiler sous la bâche qu’il remit en place derrière lui. Les pierres grossièrement taillées étaient bien alignées et attachées en deux rangées parallèles le long des montants transversaux, laissant juste assez d’espace à Vik entre les deux pour se tenir debout de profil. Il avait peur que les pierres bougent et l’écrasent dans cet étroit interstice où il respirait tant bien que mal malgré la poussière, mais elles semblaient bien fixées à leur place.
Le trajet brinquebalant sembla durer des heures sans que Vik puisse voir où il allait. Au bout d’un temps infini, le chariot s’arrêta et il risqua un coup d’oeil en dessous de la bâche. Il réussit à voir le parapet du Pont de Pierre et les bottes des soldats qui faisaient payer le péage. Vik approchait du but !
Le chariot se remit en marche lourdement, dans un bruit de tonnerre sur les pavés du pont. Vik sentit soudain le changement lorsqu’il arriva sur la belle Route lisse du Premier quartier. Il en avait entendu parler mais n’avait jamais eu l’occasion de venir voir cela par lui-même. Le chariot ralentit, sûrement pour s’engager dans une rue transversale, et Vik saisit cette occasion pour sauter à terre. Il se plaqua immédiatement contre un mur et trouva sur sa droite une embrasure de porte dans laquelle se cacher pour observer les alentours.
Il se trouvait dans une rue calme et étroite sans aucun passant à l’horizon. Contrairement à son quartier où les rues étaient de simples passages de terre entre les blocs, ici la chaussée était recouverte d’un étrange matériau gris, granuleux et uniforme ; une impression de propreté agréable s’en dégageait. Il y avait quelques arbres à intervalles réguliers, et des sortes de poteaux porteurs de panneaux en forme de flèches. Sur le plus proche, dont la flèche était orientée vers la droite au croisement de la Route, il pouvait lire “B 40-1”. Vik comprit que cela devait indiquer les blocs correspondants à ces numéros. Les boutiques qui s’ouvraient traditionnellement au pied de chaque bloc étaient ici magnifiques. De grandes vitres laissaient voir les marchandises proposées, élégants costumes, robes scintillantes, chapeaux de belle facture, cannes ouvragées, matériel de chasse, meubles marquetés… Dans le Dixième quartier, les boutiques proposaient plutôt des fournitures utilitaires dans des locaux sombres et étroits, signalés seulement par des enseignes extérieures. Vik détacha son regard de toutes ces merveilles et revint à sa mission.
Il sortit la chemise bleue de son sac, enleva son pull gris qu’il rangea, et commença à boutonner la chemise qui s’avéra vraiment trop grande pour lui. Après quelques essais, il finit par la rentrer dans son pantalon et par rouler les manches jusqu’à ses coudes. Il n’avait pas de reflet pour voir ce que cela donnait, mais cela devrait bien faire l’affaire. Il remit son sac sur son épaule et se dirigea d’un pas incertain vers le croisement afin de suivre la direction de la flèche. Il voyait passer des chariots, des hommes et des femmes à cheval, et même d’élégantes calèches à suspension. Il s’arrêta un instant pour rassembler ses pensées avant de s’engager sur la Route fréquentée. Repassant son plan dans sa tête, il sursauta soudain en se rendant compte qu’il avait oublié d’épingler son badge du Dixième quartier à sa chemise. Il le sortit fébrilement de son sac, les doigts tremblants, et le fit tomber par terre où il émit un son clair sur le revêtement dur de la chaussée. Un homme élégant s’engagea dans la rue et le regarda d’une façon curieuse ; il détourna le regard lorsqu’il vit la couleur brune de son badge. Vik poussa un “ouf !” de soulagement : comme son plan l’avait prévu, les habitants du Premier quartier se sentaient bien trop supérieurs à ceux du Dixième pour venir l’interroger. Il épingla son badge et se remit en marche.
Grâce aux flèches présentes à chaque croisement, Vik trouva facilement le bloc 40. Le bloquier de l’entrée principale, un maître, était en train de discuter avec un livreur de fleurs, et Vik se dit qu’il pourrait facilement se faufiler sans attirer l’attention. Il s’approcha d’un pas discret mais décidé dans le dos du bloquier, et s’apprêtait à franchir la grande porte lorsque le bloquier se retourna vers lui d’un air suspicieux.
— Eh là ! Et bien, jeune homme, on tente d’entrer sans autorisation ? tonna-t-il.
Décomposé, Vik sentit son souffle se bloquer dans sa gorge et son visage s’enflammer. Comment l’avait-il repéré ? Il était pourtant en pleine discussion, l’attention clairement détournée de l’entrée du bloc.
— Euh je….n’essayais pas d’entrer sans autorisation, monsieur… Mais vous aviez l’air occupé alors je ne voulais pas vous déranger et…je voulais juste... Vik balbutiait et s’emmêlait dans ses explications.
— Quel est ton nom ? coupa le bloquier, les sourcils froncés.
Son nom ! Vik n’avait pas pensé à son faux nom de maître !
— Euh… Vik...tor ! Viktor, maître bloquier, répondit Vik, rongé par l’angoisse.
Il allait être découvert, c’était sûr à présent. Le bloquier allait sentir son hésitation et l’arrêter sur le champ.
— Ah, tu viens du Dixième, à ce que je vois, continua le bloquier d’un air adouci en remarquant le badge de Vik.
— Oui, c’est ça, du Dixième, maître bloquier.
Vik sentait le souffle lui revenir. Il allait peut-être s’en sortir après tout.
— Eh bien, que veux-tu donc ? Que viens tu faire ici ?
Le bloquier s’impatientait.
— Je suis le fils de maître Verick, du cinquième étage du bloc 457. Je viens de la part de maître Bargol pour prendre des nouvelles du jeune Zad qui vous a rejoint il y a peu.
Le bloc 457 était le bloc de Zad. Vik avait appris par cœur cette partie, il pu donc la réciter sans trembler.
— Ah, maître Bargol t’envoie ! Il fallait le dire tout de suite, jeune Viktor, dit le bloquier, tout à fait adouci cette fois. Tu trouveras le jeune Zadir à la salle d’arme, à l’entresol.
Sans plus de cérémonie, le bloquier se retourna vers son ami livreur de fleurs et reprit sa conversation.
Toujours un peu tremblant après cette rencontre, Vik pénétra dans le bloc par la porte cochère et traversa la cour jusqu’à l’entrée principale. Cela ne lui était arrivé qu’une fois auparavant dans le sien. C’était à l’occasion de la naissance du troisième fils de maître Tonyar, le chef de son bloc, l’année précédente. Pour sa présentation à l’ensemble des habitants du bloc, le maître avait organisé une fête ouverte à tous, même aux servants ; avoir trois enfants portait chance aux maîtres et leur assurait une descendance nombreuse pour peupler leur bloc. Vik se souvenait bien de cette soirée durant laquelle il avait mangé les plats les plus succulents qu’il lui ait été donné de goûter : roti de cerf aux prunes, soupe d’esturgeon, côtes de sanglier caramélisées… Il en avait encore l’eau à la bouche rien qu’en repensant aux odeurs et aux saveurs de ce banquet incroyable.
Le bloc 40 avait l’air d’être agencé de la même manière que le sien : une entrée monumentale donnant sur un double escalier d’honneur montant à l’étage des maîtres, une salle de bal à gauche, la salle à manger à droite, et un accès au jardin intérieur et à ses fontaines par de grandes baies vitrées face à l’entrée. Le décor ici était bien plus somptueux que dans son bloc, où les matériaux utilisés étaient de la pierre, du bois et des vieilleries familiales. En fait, Vik n’aurait pas su dire quels matériaux composaient le sol, l’escalier, les murs ou le haut plafond - il n’en avait jamais vu de pareils. Tout semblait briller de mille feux sous les rayons du soleil entrant par les vitres immaculées. Le sol était lisse et brillant, les murs chatoyants de couleurs, les meubles élégants et chaleureux à la fois. Et le lustre monumental et magnifique au dessus de sa tête l’hypnotisa pendant quelques secondes.
Vik se secoua - il ne voulait pas que quelqu’un le surprenne bouche bée dans l’entrée principale, cela aurait sûrement eu l’air suspect. La salle d’arme devait être facile à trouver. Vik repéra, derrière une petite porte à sa gauche, l’escalier descendant à l’entresol, puis entendit de loin le brouhaha des voix et le bruit des armes s’entrechoquant. Il longea un couloir dans la direction que son oreille lui indiquait et arriva devant une grande porte à double battants, entrouverte ; il se glissa à l’intérieur en restant collé au mur. La salle était bondée. Plusieurs maîtres et maîtresses d’armes criaient des conseils à de petits groupes d’élèves s’entraînant au centre et de nombreux hommes et femmes se pressaient tout autour, le long des murs de pierre. Vik se faufilait du mieux qu’il pouvait derrière les spectateurs en essayant de repérer Zad. Il l'aperçut tout à coup de l’autre côté de la pièce, fine silhouette se tenant bien campée sur ses deux jambes, le dos droit et l’air concentré. Vik poussa un soupir de soulagement qui passa inaperçu au milieu du vacarme. Il réussit à faire le tour de la salle sans être repéré et se retrouva juste derrière Zad.
Il lui tapa discrètement sur l’épaule tout en se faisant tout petit et en restant collé au mur. Zad sursauta et regarda derrière lui :
— Vik ! chuchota-t-il en regardant autour de lui d’un air effrayé. Mais qu’est-ce que tu fais là !
— Chuuut ! Viktor, appelle-moi Viktor ! Je suis le fils de maître Verick, du cinquième étage de ton bloc, maître Bargol m’envoie ! répondit Vik dans un souffle.
— Quoi ?
Zad avait les yeux écarquillés et n’avait pas l’air de comprendre. Il faut dire qu’il n’avait jamais été rapide à la détente.
— C’est mon alibi, idiot ! Demande à ton maître d’arme si tu peux t’entretenir avec moi, pour qu’on puisse parler tranquille ! Allez !
Zad avait l’air d’avoir compris, cette fois. Il repris son air sérieux et se tourna vers une maîtresse très grande et très large d’épaules qui se tenait campée sur ses jambes, les bras croisés, en avant des autres spectateurs, observant les élèves d’un air sévère.
— Heu… Maîtresse Vinord ! appela Zad faiblement.
La maîtresse d’arme ne bougea pas d’un pouce, mais ses yeux se tournèrent vers Zad.
— Oui, jeune Zadir ?
Sa voix était tranchante comme une lame bien aiguisée. Elle avait l’air encore plus sévère que son attitude ne le laissait supposer.
— Heu je… commença Zad.
Il s’éclaircit la gorge et reprit plus fort :
— Je voudrais sortir quelques minutes pour m’entretenir avec Vik...tor, qui vient de mon ancien bloc, de la part de maître Bargol.
— Et où est-il, ce Viktor ?
Les yeux de maîtresse Vinord se posèrent sur Vik qui se sentit rapetisser sous cet examen intransigeant. Mais il se rappela qu’il était en bleu, qu’il s’appelait Viktor, et même si son rang était bien inférieur à celui de la maîtresse d’arme, il n’avait pas à baisser les yeux.
— Bonjour maîtresse d’arme, dit-il d’un air respectueux. Je suis désolé d’interrompre votre travail et de vous importuner.
— Oh mais il est poli, ce jeune Viktor ! répondit maîtresse Vinord avec un quart de sourire au coin de la bouche.
Elle se tut pendant quelques secondes, et Vik commença à trembler intérieurement. Il sentit de la sueur se former dans ses paumes et à la racine de ses cheveux, et fut sûr que la maîtresse l’avait percé à jour malgré sa fausse assurance.
— Bien. Vas-y, Zadir, je t’accorde cinq minutes. Quand tu reviens, tu passes au centre.
Pourtant, je le trouve un peu moins bon que les deux précédents. C'est plus une remarque de lectrice que de relectrice, mais dans le chapitre précédent, tu nous expliques que son plan à beaucoup de chances d'échouer et que l'entreprise est difficile. Pourtant il arrive à rejoindre le bloc 40 et à rencontrer Zad sans encombre. Par exemple, tu n'a pas exploité le fait que la chemise est trop grande.
Mais peut-être que je suis juste impatiente et que ça arrive juste après, hein ;) Je ne doute pas que les ennuis vont finir par arriver !
A part ça, tes descriptions sont vraiment sympas et on visualise bien les décors.
Je reviendrai volontiers après les HO.
Détail :
"Vik n’y croyait pas. Désobéir ? Transgresser la première loi des servants ? Il en tremblait ; s’il venait à être découvert par les maîtres… Non, il ne fallait pas y penser." : je trouve que ce passage fait un peu convenu, pas très naturel.
A+
Je garde tes remarques sous le coude pour la phase de retravail (tout ça est un premier jet pour l'instant, je poste au fur et à mesure de l'écriture), donc oui en effet je pourrai peut-être ajouter quelques difficultés dans son périple... Ainsi que revoir cette partie peu naturelle :)
Et encore une fois, ça fait plaisir que tu apprécies les descriptions !
Bisouuuuu
Nana
Me revoilà par chez toi :P
<br />
Quelques coquillettes (chapitre 3) :
« continua le bloquier d’un air adoucit (adouci) à en remarquant le badge de Vik. »
« Vik avait appris par coeur (cœur) cette partie, il pu(t) donc la réciter sans trembler. »
« dit le bloquier, tout à fait adoucit (adouci) cette fois. »
<br />
<br />
Ça se lit tout seul, tu as vraiment une plume fluide ^^ J'attends d'en connaître un peu plus sur le monde, mais il y a déjà des choses qui m'intriguent bien (cette distinction maître/servant avec cet étrange test, cet ville découpée en quartiers, la longueur différente des prénoms, et puis aussi l'enseignement à l'école avec l'année de ci ou de ça :P)... Ça se passe à quelle époque, par contre ? J'ai l'impression que c'est plutôt dans le passé (enfin, dans un équivalent de notre passé), mais... ?
J'ai trouvé par moments que Vik était un peu trop énergique pour quelqu'un qui se remettait d'une longue maladie (surtout quand il court pour aller chez Zad), mais c'est un détail :P
Je reviens dès que possible pour connaître le contenu de leur entrevue !
Merci beaucoup pour ta lecture !
Chouette, des coquillettes :) Je m'en vais les corriger de ce pas !
Je suis bien contente que tu sois intriguée ! Et alors ça, que tu te demandes à quelle époque ça se passe, ça me fait trop plaisir :D Je ne te répondrai pas d'ailleurs hihi
J'espère que la suite te plaira aussi !
Bisouuuuu
Nana
Je trouve ce chapitre vraiment bien, il y a plus d'explications, tu prends le temps de planter le décor et d'en dire plus sur ton univers, même si de nombreuses questions restent encore. Vik se présente comme le fils d'un maître pour approcher Azdir: cela-t-il un lien avec la présentation au maître évoqué dans le chapitre précédent ?
Il y a donc des maîtres pour chaque catégorie/numéro ? (dixième, etc). Cela aurait donc un lien avec une éventuelle ascension sociale ?
Je dois avouer que ce chapitre laisse encore planer beaucoup de questions, notamment sur le fonctionnement de cette société. A voir dans la suite, je suppose :)
Elia
Et vraiment désolée de répondre si tard, je comprends vraiment pas pourquoi je reçois pas de message pour m'avertir des commentaires :/
J'espère que la suite te donnera des éclaircissements, en tout cas je souhaitais bien laisser planer le mystère, c'est donc réussit on dirait :)
Je suis un peu en panne d'inspiration en ce moment, mais j'essaie de poster la suite dès que je suis au point !
A très vite, et merci encore pour ton commentaire !
Bisouuu