Chapitre 3

Par Carvage

 

3

 

Enfin vous vous inquiétez de mon état ! Ah ! Vous le redoutiez n’est-ce pas ? Au fur et à mesure de mon récit, cette idée vous est devenue une évidence, mais, comment vous y résoudre ? Comment se résoudre à l’idée de savoir son esprit lié à celui d’un mort-vivant ? Quelle sombre sorcellerie se joue de vous et quelle magie pourra vous en délivrer ? Je vous rassure, il n’y a là rien de bien méchant, et je vous aiderai même à sortir de ce mauvais pas une fois mon récit terminé. En tout cas, si le fait d’entendre la voix d’un mort-vivant vous préoccupe, je vous laisse imaginer mon désarroi !

D’ailleurs, s’il y a bien une chose à retenir, c’est celle-là : ne jamais dire à un mort-vivant qu’il est mort.

Les images de cet instant demeurent parmi les plus nettes que conserve mon esprit égaré. Le ciel ouvrait son abîme noir d’où émergeaient les premières étoiles, un gouffre grandissant au rythme du soleil descendant, sa gueule immense se déployait au-dessus de moi comme pour m’aspirer. Avant de s’éteindre, l’horizon se teintait d’une fine ligne de rayons safranés, une lueur incandescente biseautée par les courbes des bâtiments, une dernière chaleur projetant ses dorures contre le satin des pierres et l’ondulation des eaux.

Dans ce contraste de lumière et d’obscurité, les armures des hoplites étincelèrent de leur lent cliquetis en se resserrant autour de moi ; le murmure de la foule se tassa autour de la fontaine.

Les questions fusèrent dans ma tête, l’évidence de ma demi-mort m’était acquise sans que je ne puisse l’accepter.

Non, cela ne pouvait être vrai ! On m’avait guéri de la peste, il n’existait pas d’autre explication.

« Je suis mort ? » soufflai-je à haute voix comme pour obtenir une quelconque confirmation. « Je suis MORT ! » tonnai-je d’un râle éraillé à la foule pour les prendre à témoin. Des cris éhontés cueillirent mon propos. « MORT ! » insistai-je de mon timbre inhumain qui résonna pour imposer un silence.

L’eau s’écoulant de la fontaine claironna seule un bref instant. Puis le bruit de piques s’abaissant me réveilla en déclenchant un bourdonnement aigu, un insupportable acouphène qui perça mes oreilles. Je me retournai pour voir les hoplites : ils avaient pointé leur lance vers moi, murés derrière leur bouclier. Entre les fentes de leur casque, je discernai leur visage, pour la plupart jeunes avec une barbe tressée, tous avec une pointe de peur, mais, il y avait aussi de la détermination dans leurs yeux : ils attendaient seulement l’ordre d’attaquer. La rage de mon réveil, celle apparue juste avant que ne me revienne la signification de mon nom, elle se ralluma en moi, elle se mit à bouillonner et à presser mon corps de tuer tout ce qui vivait.

Imyout se donnait de l’importance, il paradait devant la foule et les hoplites, il leva sa canne et brandit son pommeau de chien comme une bannière annonçant le salut : « Je peux le repousser ! se vanta-t-il aux soldats. Ma magie peut le faire plier !

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? hurlai-je en pointant un index accusateur contre Imyout. C’est vous qui m’avait fait ça !

— Silence ! Arrière khat, Anoub est... »

Ce fut le khat de trop. Il vibra dans mon crâne décédé et fit exploser ma rage.

« C’est vous qui m’avez fait ça ! » crachai-je en le chargeant. J’élançai mes deux mains en avant pour le repousser, pour repousser cet odieux personnage osant me prétendre mort ! Avec une vitesse anormale, je plaquai mes paumes contre son buste, je sentis les os de son thorax se comprimer sous l’impact. Il décolla du sol, il vola dans les airs pour venir s’écraser contre deux hoplites. Le temps de voir son visage stupéfié au souffle coupé, que le bruit du métal trébuchant résonna. Poussé par ma rage, j’attaquai de front un premier soldat, je saisis son bouclier pour le tirer vers moi ; l’avant-bras ceint à sa rondache, le guerrier suivit le mouvement bien malgré lui. Je tirai sur le bouclier agrippé, la force du coup désarticulant le bras harnaché : lui aussi alla voler contre ses camarades. Je venais de rompre la ligne ennemie.

Les hoplites reculèrent pour se reformer, ils gueulèrent des ordres dans leur langue d’achéen et la foule se dispersa en une marasque de hurlements stridents. Je vis Imyout en train de ramper au sol, il essaya de se relever mais je revins vers lui pour le faire valdinguer d’un coup de pied dans les côtes. Un homme ordinaire serait mort sous un tel choc, mais lui était un prêtre d’Anoub, il encaissait bien mieux. Un garde qui n’eut pas rejoint le rang eut moins de chance : je lui enfonçai mon poing contre son casque qui aplatit son nez au point d’en faire ressortir le sang par la bouche. Sans même y penser, j’avançai déjà vers mes prochaines proies, toutes blotties derrières leur bouclier.

Je devais les tuer, ils étaient de mèche avec ce prêtre d’Anoub. Oh, je me réjouissais déjà de faire tinter le métal de leur armure en brisant leurs membres.

Une déchirure me transperça, juste au niveau du sternum, tout près du cœur : une pointe affûtée y apparut, suivie par une moitié de hampe noircie par mon sang coagulé. L’autre moitié se dressait à l’horizontale dans mon dos. Je venais de me faire transpercer par une lance ! Une lance lancée tel un javelot ! Et la lance resta là, glissée à travers mon buste, comme si de rien n’était. La clameur de la foule se réjouit de ce coup adroit, un trait digne d’un hoplite qui vous tuait un homme. Enfin un homme vivant. Moi, je fus seulement surpris, je tournai sur moi-même pour mieux observer cette lance plantée toute droite à travers moi. Les spectateurs lâchèrent un « oh » de stupeur mais dénué de peur : ils se comportaient comme ces barbares regardant des esclaves s’entretuer dans des arènes.

Encerclé par deux groupes de soldats, je ne pris pas le temps de penser ma stratégie : je chargeai le guerrier qui eut l’audace de m’attaquer dans le dos. Un peu gêné par le poids me transperçant, il trouva le temps de dégainer son glaive ; mais pas d’esquiver ma main venant ouvrir sa tempe. Hélas, ces achéens sont une équipe. Une autre lance me perça le tibia, arrachant mon pagne de linceul. Cette fois-ci, la pique frappa à la diagonale, et son détenteur appuya pour me faire tomber. Je n’en ressentis aucune douleur, mais je restai encore soumis aux lois de la physique ; je me cabrai au sol, un genou à terre, la tête contre un bord de la fontaine. Immédiatement, ces rapaces en cuirasse refermèrent leur cercle autour de moi ; certains hoplites enfoncèrent même leurs pieds dans l’eau du bassin afin de pouvoir m’atteindre.

Une autre pique vint pour me percer une épaule ; de justesse, je l’évitai malgré ma mobilité réduite. J’essayai de me démêler tant bien que mal : je saisis la hampe agrippant ma jambe et la brisai d’un coup sec. Malgré la pointe saillant mon tibia, je me relevai ; la ruade d’un bouclier sur un flanc me remit à quatre pattes ; d’une main je retins un poignet dont le glaive venait pour me décapiter ; un soldat attrapa le bout de la hampe me trouant le torse et la remua pour me déstabiliser ; une pointe esquinta mon épaule droite. Le corps tiraillé de toutes parts, je sentis mon squelette trembler sous ces assauts, à tel point que des sensations de douleur me revinrent.

Une vague de souffrance s’alluma sous ma peau et me brûla en différents endroits ; j’avais l’impression qu’un feu se consumait au niveau de mes plaies d’où s’échappaient mes forces. Ma volonté s’épuisa, j’aspirai à m’éteindre pour de bon. Paradoxalement, ma conscience en profita pour revenir, me détaillant toute la violence de mes dernières actions qui me laissèrent un goût amer, comme une impression d’échec et d’œuvre inachevée. J’étais certes plus fort que de mon vivant, mais je ne pouvais rivaliser contre toute une troupe d’hommes entraînés. Et de toute façon, je n’en avais plus envie.

Encore une fois, alors qu’on ne l’attendait plus, il vint à mon secours. Je le sentis sans même le voir. Routy sortit de la morgue, d’un pas boiteux avec sa cheville cassée, d’un air terrifiant avec ses entailles et sa face fendue en deux. Il s’était de nouveau relevé et revenait à la charge le glaive au poing. Avec une rage aussi flambante que celle m’ayant possédé, il découpa un badaud resté trop près, puis encore un autre, et les hurlements fusèrent de plus belle au rythme du sang qu’épandait la lame de Routy.

Je le sentais, il marchait vers moi : était-ce pour combattre à mes côtés ou me tuer ?

Les hoplites réagirent très vite en formant un front contre lui, me soulageant ainsi de leur poids. Je me redressai en finissant de comprimer le poignet d’un soldat puis j’en dégageai un autre contre ses petits camarades ; ma main agrippa la hampe décorant mon buste et je la glissai hors de mon corps ; une légère vibration fit crisser mon squelette, mais qu’importe ! La douleur me redevint étrangère. En émettant un bruit rauque, je fis tournoyer ma lance contre les hoplites qui reculèrent. Ma capacité à encaisser les rendait hésitants, tenter un coup d’ordinaire fatal revenait à s’exposer à une violente contre-attaque.

Routy continua d’avancer, il enfonça d’un pas implacable la ligne des achéens. Ils lui éraflèrent bras et jambes, lui perforèrent la trachée et l’estomac. Mais il n’avait plus d’entrailles ni de sang à rendre ! Il parvint à en tuer un premier en lui fissurant casque et crâne, puis il en repoussa un second d’une seule main. La fente décorant la tête de Routy se trouva de nouveau élargie, sans pour autant le faire reculer ; c’est donc les soldats qui reculèrent sous sa charge sanguinaire.

Alors que j’escamotai du bouclier avec des coups tout aussi ardents, un vétéran à la barbe argentée se décida à m’attaquer. Il élança sa lance, et ce avec bien plus d’adresse que moi : elle tourna telle une hélice de bois aiguisée d’acier. Un être vivant aurait eu l’intelligence de fuir ce danger, mais pas un mort enragé. Je le chargeai bêtement et dans un fracas de bois, il m’arracha ma lance des mains. Avant même qu’elle ne tombe au sol, le tranchant de sa pique me fendit la pommette gauche jusqu’à l’os ! Je me retrouvai avec un lambeau de chair morte ouvert sur le squelette de ma joue.

À défaut de douleur, ma rage redoubla et me poussa à tuer de plus belle. Le vieux guerrier aurait certainement pu triompher de ma folie, seulement, l’imprudence d’un plus jeune joua en ma faveur : un hoplite tenta de m’asséner un revers de glaive dans le dos, mais je le sentis venir. En un éclair, je pivotai contre lui et lui retournai la tête en un claquement de vertèbres. Oui, sa tête a presque fait un tour complet. J’en profitai pour m’emparer de son épée avant de balancer son cadavre contre le vétéran.

Deux macchabées se mirent ainsi à tailler du hoplite devant un parterre de miséreux. Des spectateurs étrangement enthousiastes, la panique religieuse des premiers instants se trouva fortement atténuée par les exclamations encourageant les gardes. En y repensant, cela devait être drôle : deux maigrichons complètements nus qui tenaient tête à une troupe de soldats en armure !

Ces derniers tentèrent en vain de reformer leur rang : j’en jetai un contre deux autres, Routy en tailla trois avec une avalanche de coups grossiers mais puissants. Machinalement, je resserrai ma position auprès de Routy. Mais lui, sans me distinguer de nos agresseurs, il enserra mon épaule et me jeta dos au sol. Sous un ciel étoilé, il se dressa de toute son ombre percée de lances et glaives. Puis, il leva son épée.

Je jouai encore de la chance, car le désordre du combat se trouvait être tel qu’un hoplite me sauva. Le défenseur de la ville planta en profondeur sa lance sous une aisselle de Routy, le bloquant dans son mouvement. Le faciès mutilé se chargea de hargne et Routy me délaissa pour aplatir mon sauveur.

Je me relevai au milieu de cette place avec ses cadavres et ses blessés, la majorité des spectateurs aux aguets de nos faits et gestes. Ma rage se dissipait et j’essayais de trouver un chemin par où fuir. J’entendais déjà arriver une nouvelle compagnie de gardes. En répétant mon nom, je pris le temps d’une brève réflexion : quitter la ville devait-être la meilleure option, mais les portes se trouvaient solidement gardées en ces temps de discordes ; et avec la rumeur d’un mort-vivant en ville, je ne vous dis pas la hauteur des barricades érigées.

Entre les hoplites, une ouverture se dégagea vers une ruelle particulièrement étroite, ne permettant le passage qu’à une personne. Je m’y élançai d’un bond, les gardes sur les talons et la populace se dispersant le long de mon chemin.

Des jappements mêlés de grognements retentirent derrière moi. Une œillade rapide me fit saisir toute la sagesse de ma fuite : des prêtres d’Anoub venaient d’arriver en force, et comme Imyout, ils avaient chacun un chien comme familier. Les canins s’affairaient à tirer sur les pattes d’un Routy qui se retrouva rapidement cloué au sol par plusieurs lances. Les soldats se massèrent autour de lui et débutèrent son découpage à grands coups de glaives.

En m’engouffrant dans l’obscure venelle, je sus que j’en avais fini avec Routy.

Hélas, je risquais fort de le rejoindre rapidement si je ne trouvais pas un coin au calme. Malgré son étroitesse, la ruelle s’avéra particulièrement bondée, des enfants et des femmes qui ne purent obtenir meilleure place pour le spectacle. Au moins mon arrivée leur servit de quoi épiloguer pour les soirs de veillées ! Évidemment, ils se bousculèrent et s’écrasèrent contre les murs à la brique lépreuse, le tout dans une hystérie stridente qui manqua de me rendre fou furieux. « Inedj, Inedj, » dis-je pour garder mon calme. Je parvins à rester stoïque mais pas immobile : les gardes dans mon dos, je ne pouvais m’attarder dans le coin. Seulement, les badauds de la venelle continuaient de gémir en formant un véritable bouchon de chair, ils se piétinaient et se tassaient au point de ne plus pouvoir avancer ! Je dus en pousser deux trois, en piétiner quatre cinq, en escalader six sept, mais rien à faire, le passage demeurait obstrué par cette horde de geignards. Et ça pleurait, ça beuglait à l’aide, ça suppliait les dieux et ma personne.

Et les hoplites prirent position à chaque bout de la ruelle.

J’étais fait, je n’avais entre eux et moi qu’une larmoyante populace, une première ligne peu décidée à mourir pour un mort.

En essayant de grimper sur quelques personnes, j’appuyai mes jambes et bras contre les deux murs, au point de gagner en hauteur. Je gagnai même pas mal de hauteur. Je poursuivis mon exercice d’équilibriste jusqu’à dominer le passage ! Appuyé entre ces deux cloisons, je vis les hoplites avancer en file indienne de chaque côté, leur tête levé vers moi. D’ailleurs, des têtes, il y en avait aussi au-dessus de moi : des braves gens épiaient courageusement la scène depuis leur toit. À leur grande frayeur, je me mis à crapahuter vers eux, et en une dernière acrobatie, je me retrouvai sur la terrasse. Fier de moi, j’eus la bonne idée de me couvrir pour la suite à venir : avec rudesse, j’ôtai la robe d’une pauvre femme qui chuta malencontreusement dans la ruelle ; en mettant sa tenue, j’allai reprendre ma fuite à cloche pied, le temps de retirer la pointe de lance coincée dans mon tibia. Mes entailles désormais masquées par la robe, mon état cadavérique devint moins visible, surtout sous le voile de la nuit.

Ainsi débuta ma cavale.

 

Je vous passe les détails de cette nuit de folie. Des heures durant, j’ai joué à cache-cache avec les gardes de la ville. Après avoir quitté les toits, il me fut aisé de les semer dans un premier temps, car le dédale des rues s’avérait trop compliqué à couvrir. Mon piètre déguisement suffit à éviter l’attention des riverains, j’eus seulement à cacher mon profil estropié. D’ailleurs, la plupart regagnaient leur foyer sans prendre le temps d’inspecter ce qui se cachait sous ma robe. C’est qu’en moins d’une heure, la nouvelle d’un mort-vivant rôdant dans la ville s’était répandue. Ainsi, je pus trimbaler mon cadavre en toute tranquillité. Dans tout Alexendria, les allées vides ornèrent leurs portes de graffitis d’hippopotames et crocodiles censés me repousser.

Les mages aidant à ma traque ne m’inquiétèrent guère, non, ce fut les chiens le problème. Les chiens des prêtres d’Anoub plus précisément. Ils poursuivaient mon odeur de viande sèche en aboyant, ce qui me permettait de les entendre venir. Mais leurs maîtres s’adaptèrent à la situation, ils se dispersèrent en de plus petits groupes qui s’efforcèrent de réduire le jappement des chiens.

Et un autre souci se souleva depuis les tréfonds de mon être, car, avec le silence régnant, mon esprit s’engourdit d’un million de questions : je réalisai toute l’horreur de ma situation, je me retrouvai seul face à ma mort sans aucun vivant à qui le reprocher. À nouveau, le désarroi me plongea dans un état des plus handicapants. Prostré au sol comme une bête blessée à mort, je me mis à ramper sur un sol poussiéreux en sifflant de mes poumons nécrosés. Cette macabre errance me renvoya aux souvenirs de ma mort, des images remuant encore et encore ma détresse. Il n’y avait aucune souffrance physique dans ce que j’endurais, seulement un effroi me poussant dans les limbes de la démence.

« Je suis Inedj, murmurai-je en me recroquevillant comme un simple d’esprit. Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj. »

Dans un recoin sombre, j’appuyai contre mon ventre pour y sentir le creux de mes entrailles disparues. Par je ne sais quel hasard, mes poumons demeuraient encore à leur place. Pas de pouls sous ma poitrine gauche : les novices avaient-ils pensé à remettre mon cœur en place après l’avoir lavé ?

Et mon cerveau ? M’avait-on troué le fond du nez pour liquéfier mon cerveau avec du natron fumant ? Effrayé par cette idée, je portai un poing près de ma tête. Alors, par trois petits coups saccadés, je toquai dessus : cela sonna creux comme une caisse de bois vide. Je fus pris d’un petit rire sifflotant. « Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj, » fis-je pour m’assurer de ne pas être fou.

Quelle magie m’empêchait de rejoindre l’Occident, cet horizon où se couche le soleil et se reposent les morts ? Un sort jeté par le prêtre Imyout ? Certes il connaissait la magie, mais il fut réellement surpris de me voir debout. D’un autre côté, il avait su me repousser. Il devait donc connaître ce genre de phénomène. Comment aurait-il pu m’empêcher d’atteindre l’au-delà ?

Ou alors, je m’y trouvais déjà ? J’étais mort et en enfer ! L’autre rive pouvait apporter aux damnés un lieu rempli d’illusions et les perdre en d’atroces jeux pervers. Mais qu’ai-je fait pour mériter cela ? Non, il devait y avoir une erreur, je n’avais rien fait de mal. Avais-je été quelqu’un de si mauvais de mon vivant ?

« Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj-Inedj, » répétai-je pour conjurer cette vilaine pensée. À genoux, je fixai le vide en quête d’une réponse. J’obtins seulement un grognement, avec la truffe et la gueule retroussée d’un chien noir. Le cabot s’apprêtait à déployer sa mâchoire pour donner l’alerte avant de m’attaquer. Je lui empoignai la gueule d’une main pour la rabattre, et avec l’autre, je lui retournai le cou. Il couina et s’affaissa sans trop de bruit. L’idée de me faire découper avant d’avoir éclairci le mystère de ma non-mort me redonna envie de lutter. Aux aguets, je guettai la venue de ses maîtres. J’entendis une voix familière, tremblotante et un brin efféminée : « Chien-chien, appela le novice Satseth. Où es-tu ? Viens ! Allez viens, con de chien ! Les autres attendent que je te ramène, ils vont encore se moquer ou me... »

Je vous laisse imaginer la stupeur du petit Satseth lorsque je lui tombai dessus en lui plaquant ma main sur sa grosse bouche. Avec violence, je l’adossai contre un mur, je faillis même écraser son nez camus. De mon visage mort, qui avait une joue ouverte en profondeur, je lâchai d’un ton rugueux : « Fais silence, où je te brise comme ton chien. » Il n’émit pas un son et me regarda avec des yeux écarquillés de larmes. « À présent, tu vas me conduire en un lieu sûr, un lieu où l’on pourra parler de ma résurrection. Tu vas m’y conduire sans alerter qui que ce soit, sans quoi, ce sera la dernière chose que tu feras. » Je retirai ma main et le fixai de mon regard incapable de ciller. Après une succession de tremblements, il finit par me faire signe de le suivre, la peur l’empêchant d’émettre ne serait-ce qu’un murmure.

On bifurqua à travers maintes ruelles, je suivis mon guide d’une démarche courbée en le serrant de près. Contrairement à lui, je ne peinai pas à cause de la fatigue et je me repérai sans mal sous le ciel étoilé.

Malgré ses hésitations et détours inutiles, le petit Satseth ne me dupa pas, il me conduisit à l’enceinte d’un petit temple : les pylônes à l’entrée ne s’accompagnaient d’aucune oriflamme portée par de hauts mâts ni de statues ou obélisques. Néanmoins, grâce aux fresques comptant nombre de chats, j’en déduis la présence d’une demeure réservée à la déesse des félins, une certaine Bast.

J’aimais bien les chats. Il me revint que moi-même j’eus possédé un petit minou baptisé Miou : avec une tendresse étonnante au vu de la situation, je m’enquis de son devenir depuis mon absence.

Devant l’architecture du temple, une autre réminiscence me frappa : des images d’un sanctuaire similaire. Durant un court instant, je n’y prêtai que peu d’attention, car toutes les divines demeures de Taouy se bâtissent de la même manière : deux pylônes à l’entrée, une cour avec un bassin d’eau sacrée, un hall aux mille colonnes puis, l’antichambre et le sanctuaire, avec des annexes pour entreposer le matériel liturgique et les offrandes. Les lieux de culte les plus imposants pouvaient avoir plusieurs cours ou halls, et même des chapelles où prier des divinités secondaires. Pourtant, seuls les prêtres ont accès à l’intérieur des temples, le petit peuple reste sur le parvis lui. Alors, d’où me provenait cette impression de déjà-vu ?

 

Cela me revint, il s’agissait de ma première aventure. J’étais encore enfant, je travaillais pour le temple d’Anoub. Mais je n’avais pas le droit d’y mettre les pieds. Dès que je m’approchais du portique ou de la colonnade donnant sur la cour, un prêtre me tombait dessus pour me rabrouer et me battre à coups de baguette. Une fois, je parvins à entrer dans la cour ; au lieu de poursuivre mon chemin vers le hall, je m’arrêtai au niveau du bassin aux ablutions en forme de T. Pourquoi ? Pour en boire l’eau. Je me demandai si l’eau bénite avait un goût différent.

Bin non, elle est pareille.

Ma déception fut couronnée par l’arrivée d’un prêtre. Il m’attrapa avec violence et me traîna sur le parvis du temple. Là, devant quelques passants qui s’arrêtèrent pour s’amuser de la scène, il m’infligea une sacrée correction. Le serviteur d’Anoub me fouetta les fesses jusqu’au sang ! Je le suppliai longuement d’arrêter en multipliant cris et pleurs. Mais ce vil sadique continua, il prit grand plaisir à me faire chouiner en public. Le fourbe eut même le culot de prétendre agir pour mon bien : il me baratina à propos d’un châtiment divin qui risquait de me foudroyer, une histoire de profanation par ma simple présence dans un lieu saint...

Alors, le soir venu, je ne dormis pas. D’abord parce que j’avais encore trop mal, et ensuite parce que je comptais prendre ma revanche. Il ne voulait pas que j’entre dans le temple pour lequel j’accomplissais les plus basses besognes ? Eh bien j’allais pénétrer dedans jusque dans son plus profond sanctuaire !

Le postérieur couvert de palmes calfeutrant mes plaies, je me déplaçai furtivement entre les murs. Les astres jouaient en ma faveur, car la pleine lune obligeait la plupart des prêtres d’Anoub à s’enfermer dans leur chambre pour je ne sais quel rituel. Et en plus, elle éclairait mon chemin sans me dévoiler.

Je revins dans la cour, direction le bassin ; je pissai dedans histoire de lui donner un goût moins banal. Fier de moi, j’entrepris de poursuivre ma vendetta en prenant soin de ne pas me faire repérer. À pas feutrés, j’entrai dans le hall aux mille colonnes ; mon humeur vengeresse se dissipa instantanément sous la pesanteur des lieux. Car ces murs que je haïssais tant, ils recelaient un lieu d’une beauté, d’une grandeur, d’une majesté sans équivalent. Une forêt de colonnes aux chapiteaux en lotus soutenait le plafond : grâce à la lumière des étoiles scintillant d’entre les claustras, se tamisait une harmonie de hiéroglyphes peints contre les piliers. En extase, je pris le temps d’errer entre ces monuments, je caressai les divines écritures et bas-reliefs ornant le calcaire.

L’exaltation retombant, je me décidai à aller vers le sanctuaire ; non pas pour insulter le dieu, mais pour le contempler, je voulais approcher l’éternel que je servais, voir l’idole justifiant pareil prodige d’architecture. J’entrai dans l’antichambre, le vestibule du dieu servant de frontière entre le monde profane et le monde sacré. Moins de piliers en ce lieu, mais davantage de défenses : le chemin vers le sanctuaire se trouvait jalonné de chacals allongés, des gardiens sculptés dans un bloc de granit. Avec précaution, je passais au milieu de ces canidés dans la crainte de les voir s’animer. Mon cœur battait à tout rompre, je transpirais et tremblais alors que la porte aux battants d’ébène me paraissait de plus en plus grande. Je faillis me dérober.

L’écho d’un bruit nocturne me fis sursauter ; pris de panique, je me jetai sur les poignées d’or pour les tirer toutes deux. Une pièce infime m’apparut alors, toute tassée d’obscurité. Au milieu reposait comme une armoire de pierre fermée par un simple voile vert. Étonné, je repoussai le tissu cachant l’idole d’Anoub : une statuette d’or s’y trouvait, brillante du peu de lumière l’effleurant. Je distinguai un homme en pagne, il tenait dans une main un bâton fourchu et dans l’autre une croix du ankh. Oui, il avait bien une tête de chacal, mais ça, vous le saviez déjà non ?

Je soupirai un grand coup, soulagé de ne pas être devenu la proie de créatures magiques. Maintenant que j’étais là, autant aller jusqu’au bout. D’une main hésitante, je frôlai l’idole. Rien. J’apposai ma main dessus plus longuement. Juste un contact froid et dur. Je restai devant en attendant de percevoir la puissance du dieu. Rien. Le risque de me faire prendre devenant trop grand, je me résignai à partir, quelque peu déçu par la dureté de l’idole.

Aucun éclair ou sortilège ne me frappa pour mon insolence : j’en conclus que les dieux rendaient une justice moins cruelle que celle prêchée par leurs fidèles.

 

Le temps de me remémorer tout cela, que le petit Satseth m’avait amené sur un flanc de l’enceinte, auprès d’une entrée de service conduisant aux quartiers du temple. Il récupéra une clé cachée dans un pot de fleurs et ouvrit la porte. Une fois à l’intérieur, je découvris un jardin de concombres sous le couvert de palmiers. Le potager conduisait vers les appartements des religieux, des réserves et lieux de préparation du culte. Au bout montait un escalier donnant sur le temple par une petite colonnade.

« Pourquoi m’as-tu conduit ici ? demandai-je avec méfiance.

— Bah-bah, bafouilla-t-il, vous m’avez dit de venir en un lieu sûr, et, heu... Bah les chiens sont interdits ici.

— Bien, fis-je en acquiesçant. Mais, comment se fait-il qu’un novice au service d’Anoub ait les clés d’un temple de Bast ?

— Euh, bah, ma famille vit là.

— Vraiment ? Et comment t’es-tu retrouvé chez le dieu chacal ?

— Bah... Les-les prêtres d’Anoub, ils veulent pas momifier les chats alors... Bah mon père m’a envoyé apprendre leurs techniques... »

Telle une statue, je restai immobile à attendre la suite.

« C’est pour que je fasse les momies des chats, précisa-t-il. Parce que... on nous amène les chats morts pour les momifier... »

La banalité de son propos ne dérida pas mon faciès atrophié.

« Mais le maître Imyout, il m’oblige à faire les corps d’hommes aussi, et même les chiens ! Alors que je voulais pas, que c’est mal vu dans ma famille, on évite de trop toucher les chiens...

— Ah, ça doit être dur de te retrouver avec tous ces chiens. »

Je dis cela avec une sincère sympathie. Ce qui nous surpris tous les deux. Tenir une conversation aussi ordinaire me fut des plus... étranges. Ou bénéfique plutôt. Oui, j’accusai mieux le choc de ma mort en rappelant à mon esprit les soucis de la vie quotidienne. Je n’avais rien contre l’idée de poursuivre la discussion à propos de ses petits tracas, mais Satseth semblait peu désireux de les exposer.

Il me fallut donc revenir à mon problème :

« Alors, commençai-je, puisque tu es au service d’Anoub, dis-moi : pourquoi suis-je comme ça ? Pourquoi suis-je mort et vivant ?

— Mais-mais, fit-il paniqué, je sais pas moi. J’y suis pour rien...

— Je me doute bien que tu n’y es pour rien ! Mais ton maître, cet Imyout, lui, il a fait quelque chose n’est-ce pas ?

— Bah non, c’était comme d’habitude...

— Ne me mens pas ! C’est un mage, il a dû me jeter un sort !

— Bah, il a travaillé comme d’habitude... »

Sa naïveté m’agaça : il croyait son maître hors de tout soupçon.

« Et il fait quoi en ce moment ton maître ? demandai-je.

— Le maître Imyout a été mis aux arrêts par les gardes de la ville. Ils le retiennent prisonnier.

— Ah ! C’est donc lui qui m’a fait cela ?

— Non-non, sincèrement je n’y crois pas. Je ne pense pas… Face aux insistances des hoplites, les prêtres d’Anoub ont dû le laisser porter le chapeau, mais, c’était juste pour les calmer. Puis, il y en a un, un des morts, qui ne s’est pas réveillé... Ça doit venir de vous. Jamais personne ne revient à la vie. Imyout ne comprenait pas ce qui se passait…

— Alors pourquoi m’avoir appelé khat ? Si vous savez nommer ce qu’il m’arrive, c’est que vous connaissiez déjà cette magie ! Imyout a su user de formules contre moi !

— Non-non, khat ça désigne juste le corps éveillé, c’est une légende... enfin plus maintenant. Mais la formule qu’a récitée Imyout, c’est juste pour protéger le corps de mauvais esprits qui voudraient s’emparer de sa force. C’est juste pour la forme...

— Mais moi je suis moi ! Aucun esprit ne me possède ! J’ai encore ma mémoire, pas toute, mais elle me revient... Puis j’ai toujours mon nom. Mon nom ! Je suis moi ! Qu’est-ce vous m’avez fait ? Réponds !

— Mais rien d’inhabituel ! couina Satseth. Comme à tous les autres...

— C’est-à-dire ?

— Bah on a évidé votre sang, on a laissé dessécher vos corps pendant deux jours dans du natron...

— Deux jours ? » Mon corps avait pourri durant deux jours avant de se réveiller. Entendre des détails prouvant mon décès rameuta mon angoisse de mort-vivant.

« Oui seulement deux jours, s’excusa cet imbécile de Satseth. Je suis désolé, je sais que pour les vrais embaumements ça dure plus d’un mois, mais, les prêtres d’Anoub ils ne le font que pour les gens qui payent... Et vous, on vous a trouvé dans la rue, comme les autres d’ailleurs. Mais on voulait rendre service, on voulait préparer votre dépouille pour l’éternité... On… on n’a pas tout fait comme pour les nobles mais, on a soigné votre peau, on vous a rasé et-et réduit à l’état liquide le cerveau avec du natron en ébullition, puis retiré vos boyaux, le cœur pour lui donner des onctions avant de le remettre, puis après j’ai-j’ai… j’ai pas... » Il se mit à sangloter, des larmes coulèrent sur ses joues et de la morve jaune dégoulina jusqu’à sa lèvre supérieure. « Pitié, entendis-je entre ses reniflements, je sais que j’ai pas réussi à retirer vos poumons, je me suis évanoui avant mais je voulais le faire, je devais le faire après mais... Je suis désolé, vous êtes revenu car je n’ai pas été respectueux envers vous ?

— Si je t’interroge c’est que j’ignore pourquoi je suis revenu ! Imbécile ! N’as-tu vu aucune magie ou sortilège ?

— Je-je sais pas ! bégaya-t-il apeuré. Pitié j’ai rien fait, et-et... je vous jure, je connais pas la magie. Pitié, laissez-moi partir... »

Bon sang, il n’y avait rien à tirer de ce benêt-là.

« Les prêtres d’Anoub n’ont-ils rien dit à mon sujet ? demandai-je. Ils doivent savoir bien des choses sur les khats.

— Bah, je les ai un peu entendus. Mais ils ne comprenaient rien du tout, je les ai jamais vus aussi pommés ! Les gardes étaient en colère mais ils étaient incapables de leur répondre. Ils ont juste proposé des... des moyens de vous retrouver... J’en ai entendu un dire que ça venait forcément de vous, que vous aviez fait des choses mal et que les dieux vous refusez l’au-delà...

— C’est absurde ! Je n’ai rien fait ! »

En y repensant, ma mémoire m’accabla d’un souvenir d’impunité, ou plutôt, d’un sentiment de toute-puissance dont je me taraudais face à mes larcins. Pourtant, bien d’autres avaient fait pareil, voire pire, et ils ne revenaient pas sous forme de khat ou autre. Ces histoires de châtiments divins, ça n’arrivait jamais dans la vraie vie. Une magie œuvrait contre moi, c’est certain... Peut-être un mage à qui j’eus causé du tort se vengeait en emprisonnant mon être dans ma dépouille ? Je manquais de souvenir pour confirmer cette hypothèse. D’autant que seul un dieu aurait pu déployer une telle magie, et jamais je n’eus commis le moindre sacrilège. Quoiqu’en y repensant, certaines de mes actions avaient dû manquer de piété... Le dieu Anoub me punissait-il pour avoir touché son idole ? C’est peu probable, je n’étais qu’un enfant. Et Routy ? Lui aussi était revenu ! Et d’une manière bien plus agressive. Il me sembla frôler un début de réponse ; mais non, je me heurtai seulement à un mur d’incompréhension.

« Mais alors, parlai-je avec sécheresse, que puis-je faire ?

— Peut-être qu’un grand-prêtre saura vous aider...

— Il voudra uniquement me détruire comme ton maître Imyout ! »

Personne ne m’aidera, surtout après le massacre commis sur le parvis du dieu allongé. Malheureusement, je ne connaissais rien à la magie : il me fallait un allié. Mais qui ? Et comment l’atteindre dans cet état ?

Je restai totalement figé durant un long moment, uniquement animé par une intense réflexion. Satseth aussi ne bougea pas d’un pouce, la peur l’en empêcha malgré les frissons le secouant à cause du froid ; une fraîcheur nocturne dont je ne ressentais plus la morsure. Le pauvre novice regarda mes yeux grands ouverts et parfaitement immobiles, il demeura silencieux dans l’espoir d’obtenir le droit de partir. Finalement, en un craquement d’os, ma tête se tourna vers lui, mes poumons se remplirent d’air en sifflant, et mes lèvres bougèrent pour laisser échapper une voix rêche :

« Si on amène des chats à ce temple pour les momifier, c’est qu’il dispose d’une morgue et de son matériel ? »

 

 

 

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