Le cours de l’après midi dans lequel je le seconde porte sur la vénération de Breana dans la pratique sigiliste; sujet que je maitrise assez bien pour que Monsieur Jaspe décide de rattraper sa nuit en me laissant faire la leçon. A mon entrée à son service, j’étais tétanisé à l’idée de parler en public mais ses ivresses répétées ont été pour moi un bon exercice. Je pense que je ne serais jamais totalement à l’aise mais c’est déjà un bon début.
Je repousse la pensée parasite qui m’assaille : pourquoi donnerait-on l’accréditation à quelqu’un qui a peur de parler devant son ombre ?
Les étudiants assis devant moi sont en première année et pour la plupart, n’ont jamais entendu parler des Anahites.
Pour introduire mon propos je me dirige vers le fond de la salle où brille des cierges violets autour d’une femme de bronze. Après une profonde révérence, je ramène respectueusement la statuette pour la poser sur le bureau. Lorsque je la présente à mes auditeurs, j’en vois certains se dévisager sans comprendre.
— Y a t-il des personnes qui viennent d’une famille de sigilistes ?
Quelques mains se lèvent timidement.
— Parmi vous, combien ont déjà vu cette statue dans leur maison ?
Tous les élèves qui s’étaient prononcés relèvent une nouvelle fois la main. Dans les yeux des autres, beaucoup de questions flottent encore.
— Il s’agit de la déesse des sceaux, deuxième sœur des Anahites et gardienne des sigilistes : Breana. Le culte des Anahites est réservé aux mages ce qui explique que certains ne les connaissent pas encore. Est-ce que quelqu’un pourrait me citer une autre Anahite ?
Le silence pèse quelques instants puis une jeune fille aux nattes brunes m’interpelle.
— J’ai entendu mon oncle parler d’une Tadola ou quelque chose comme ça.
— Tu es sur la bonne voie. Dis-moi, que fait ton oncle dans la vie ? dis-je.
Elle semble désarçonnée par ma question mais je l’encourage d’un signe de tête. Le temps qu’elle décide de répondre, Monsieur Jaspe pousse un ronflement profond et tous les élèves éclatent de rire. Détendue par cet interlude, elle reprend et nous explique que son oncle est placier dans le port de commerce. Un jour, il s’est brisé le bras dans une collision de bâteaux. Après son séjour à l’hospice, il n’avait pas tari de compliments sur les soins magiques qui lui avaient été prodigués. Son bras avait été guéri en quelques jours et il avait pu retourner travailler.
— Grâce à ton oncle, tu as déjà entendu parler de Tadona, déesse des potions, quatrième des sœurs Anahites et gardienne des … potionniste, effectivement. A la différence de Breana, ses statuettes représente une femme qui tient une fiole et non un sigil, mais sur les deux déesses vous trouverez une larme de sang sur l’autre main, dis-je en indiquant le rubis en forme de goutte vacillante. Si un jour vous avez la chance de découvrir le jardin intérieur du palais, vous serez dans l’un des seuls endroits de la Nouvelle-Almérie où l’on peut voir les cinq sœurs.
Après avoir reposé la statuette, m’être incliné, et avoir rallumé une des bougies violettes dans la niche, je reprends.
— Le savoir de la magie nous a été offert par les sœurs, il est donc normal de les remercier et de les honorer. Dès que vous commencerez à pratiquer les sigils, nous vous encourageons fortement à vous procurer une statue ou une icône de Breana pour lui faire des offrandes comme des bougies violettes ou blanches, du vin, des fleurs ou des objets scellés. Le lien que vous allez créer avec elle renforcera votre intuition et la clarté de vos intentions.
Entre deux phrases, la porte de la salle de classe s’écrase violemment contre le mur. Monsieur Jaspe, réveillé en sursaut, commence alors à hurler des jurons à l’intention du perturbateur. Ce dernier, vêtu d’une longue toge blanche brodée du département des recherches magiques, est en nage. Les gouttes de sueur qui glissent de son front se confondent avec ses larmes. Des rires parcourent l’assistance, cet homme a sûrement l’air d’un fou pour tous ceux qui n’ont pas encore remarqué ses sanglots. Ce n’est que lorsque nos regards se croisent que je me souviens de lui. C’est un collègue de Lyanna.
Les yeux ancrés dans les miens, une goutte salée roulant sur sa joue, il me lance dans un souffle :
-
Cillian. Il y a eu un accident, il faut que tu viennes.
Je suis hors d’haleine. Le jeune homme en blouse court à quelques mètres de moi et m’empresse de le suivre toujours plus vite. Je n’ai jamais été un athlète. Lorsque Isaac et moi jouions ensemble, c’était toujours à moi de l’attraper et je crois bien n’avoir jamais réussi. Je manque de trébucher sur les marches de l’escalier qui s’enfonce dans les entrailles de l’aile de recherche. Sur notre passage, toutes les têtes se lèvent.
J’ai bien tenté de lui demander ce qui se passe mais il s’est mis à courir en plaquant une main sur sa bouche pour retenir des sanglots. Alors sans plus d’information, je lui ai emboîté le pas, laissant Monsieur Jaspe grommeler dans la salle de classe. Je savais seulement que c’était grave. Assez grave pour qu’on vienne me trouver alors que je n’avais jamais mis les pieds ici. Assez grave pour que Lyanna envoie quelqu’un me chercher.
Au fur et à mesure que nous avançons, les blouses blanches remplacent les vestons colorés et les larmes les regards interrogateurs. La nouvelle de la catastrophe a déjà fait le tour de cette partie de l’Académie. Je ne suis pas bon pour gérer les catastrophes, aussi, je me mets à craindre que ma femme ne place de trop gros espoirs en moi si elle s’attends à ce que je l’aide.
Je repense au mage métamorphe qu’elle devait reçevoir aujourd’hui et mon sang se glace. Fais-je devoir sceller une cage pour contenir l’animal ou une muselière capable de traduire ses rugissements ?
Mes questions et mes peurs se percutent dans mon esprit au rythme de mes pas. Je me rends compte que le jeune homme s’est arrêté devant la dernière porte du couloir, autour de lui, une foule de blouse s’agite dans tous les sens. Tout le monde pleure.
Mon guide sépare la foule à bout de bras et s’arrête devant la porte du bureau de Lyanna. La vitre où se trouvait son nom écrit en lettres dorées est brisée. La porte a été enfoncée. Lorsque je scinde la foule, les pleurs s’arrêtent et un silence lourd de sens envahit l’espace si densément que plus personne ne bouge. Je n’entends que ma respiration rapide et mes toussotements alors que j’essaye de reprendre un souffle normal. Un docteur apparaît dans l’encadrement de la porte et se plante devant moi d’un air grave.
— C’est le mari ?
Le jeune homme confirme avant moi.
— Elle demande à vous voir, nous allons vous laisser seuls le temps d’aller prendre nos dispositions. Je vais demander à faire fermer l’aile pour éloigner les curieux.
Il me tapote l’épaule de ses longs doigts osseux et s’écarte enfin pour me laisser passer.
Le bureau de Lyanna est en ordre. J’entends des gémissements dans les pièces du fond. Mes pieds se figent lorsque j'aperçois une masse blanche et rousse qui gît sur le sol du petit salon d’étude. Je m'agrippe aux meubles proches de moi pour me soutenir ou pour forcer mes talons à se décoller du sol, je ne sais pas. Je l'entend souffler mon nom. Elle m’a vu. Je ne peux pas partir en courant même si c’est ce que me crie mon instinct. Je dois être près d’elle.
Je sens une main dans mon dos qui m’enveloppe les épaules. Devant mon immobilité, le médecin s’est permis de rentrer de nouveau dans le bureau et me murmure gravement.
— Elle n’en a plus pour longtemps Monsieur, je vous conseille de trouver la force en vous pour aller la voir.
Il me pousse légèrement vers la porte du fond et il n’en faut pas plus à mes jambes pour m’entrainer contre mon grè vers le corps de ma femme.
Un frisson me parcourt le corps lorsque j’arrive dans le cabinet d’étude. Des pages de carnets griffonnées sont déchirées aux quatres coins de la pièce, les chaises qui entouraient la table d’examen ne sont plus que des fragments de bois et la lumière du plafonnier a été arrachée. Sur les murs, des effusions de sang et des griffures lacèrent les armoires des dossiers que je déteste qu’elle ramène chez nous. Dès qu’un de ces classeurs bruns passe le pas de notre chambre, cela veut dire que je ne verrais pas Lyanna de la soirée.
Lyanna. Elle gît par terre. Sa blouse est aussi maculée de sang, ses membres sont tordus dans des directions anormales et son corps est recouvert des mêmes entailles animales que les armoires.
Mes jambes me lâchent et je m'effondre sur elle. Mes mains cherchent les siennes, je les embrasse en tentant de ne pas faire attention à leur goût de métal, je les serre si fort que j’ai peur de les briser.
— Tu en as mis du temps …
Elle capte mon regard affolé et me souris calmement. Évidemment, elle ne pleure pas. Si ce n’est pour l’état de son corps ou ses boucles rousses collées de sueurs sur son front, on pourrait croire qu’elle me joue encore un tour.
Ma gorge me brûle encore, ma vue se brouille et je n’arrive même pas à parler mais elle continue.
— C’est ma faute. J’ai fait une erreur, il n’y est pour rien. Je ne pensais pas qu’il perdrait le contrôle aussi vite.
Elle grimace, tousse et crache une gerbe de sang.
— Il ne voulait pas me montrer, il savait que c’était dangereux mais j’ai insisté. C’est ma faute, je suis désolé.
— Tu vas te taire ! Ma voix se brise en lui criant ces mots. Le docteur est parti chercher du monde, il faut que tu arrêtes de t’agiter. Il faut que tu te calmes. Il faut qu’on se calme tous les deux.
— Pardon mon amour. C’est injuste de t'avoir fait chercher mais je voulais te voir, te toucher encore. Pardonne-moi.
Une autre gerbe de sang gargouille dans sa gorge avant d’asperger mon veston. Je ne sais pas quoi lui répondre. Mon cerveau passe en revue toutes les possibilités, tous les scénarios qui pourraient la garder en vie assez longtemps pour gagner du temps. Je scrute la pièce à la recherche de quelque chose d’utile mais Lyanna me ramène à elle une nouvelle fois par une faible pression de main.
— Arrête de réfléchir s’il te plait. Il n’y a pas de solution. Tu ne m’as pas répondu ce matin, quel .. animal tu voudrais … être ?
Mais je ne l’écoute plus. Ses paroles résonnent quelque part, loin de moi, dans un endroit où le temps ne s’écoule pas, un endroit où je peux encore faire quelque chose. Je vois le compteur magique du palais royal, j’imagine son nombre diminuer quand elle poussera son dernier souffle. Elle n’est, elle aussi, qu’un chiffre parmi d’autres, lié à ce maudit compteur que le temps ne peut arrêter. L’idée dangereuse qui s’éclaire en moi me secoue alors comme une décharge et s’enracine une seconde au plus profond de mon cœur. C’est un procédé risqué, complètement illégal, qui briserait les plus grands des interdits de notre ville, qui irait à l’encontre de nos leçons d’Histoire. Mais dans cet espace loin de tout, je m’apprête pour la première fois à briser les règles. Lui partager mon idée est exclue, elle me l'interdirait.
L’ironie de la situation la ferait surement rire d’ailleurs car Lyanna est la seule personne dans ma vie qui m’ai jamais incité à me rebeller, à faire des choses irrationnelles, sauf qu’à cette instant la chose que je m’apprêtais à faire serait peut être la seule folie contre laquelle elle m’aurait mis en garde.
Je lui embrasse le front et lui chuchote des mots d’amour jusqu’à ce qu’elle sombre dans l’inconscience. Puis je me redresse en essayant tant bien que mal de garder une respiration calme et un esprit clair. J’entends Lyanna gémir encore mais je ne me laisse pas distraire et, d’une pression sur ma bague, incise le bout de mon doigt en murmurant les prières usuelles. Je jette un oeil dans l’encadrement de la porte pour m’assurer que personne ne soit revenu et ouvre la blouse de ma femme pour tracer un cercle sur son ventre.
Breanna comprendras-tu ? Je ne peux pas la laisser mourir. Si elle meurt, je meurs avec elle. Sauve-la je t’en supplie, sauve moi.
L’odeur métallique me donne envie de vomir. Les idées se bousculent dans ma tête quand je cherche les symboles dont j’ai besoin. Le sablier, la plume, la main, peut-être l’horloge. Une fois mon tracé fini, je vérifie d’une main le pouls de Lyanna et appose ma main au centre du sceau.
— Encore quelques secondes mon amour, je t’en prie, accroche toi.
Le ventre de Lyanna se met à briller et un frisson me remonte le bras. Je me concentre de toutes mes forces et résiste à la douleur qui m’envahit.
Plus la demande magique est grande, plus la douleur affaiblit le mage et le pousse à renoncer. Cela implique que la vie et la mort sont hors d’atteinte, personne ne pourrait y survivre. C’est pour cela que j’ai demandé du temps. Le temps aussi est une demande magique immense mais certaines de nos histoires en font mention. Dans l’ancienne Almérie, les mages avaient poussé le savoir des sceaux à un tel niveaux qu’il était possible de demander au temps de reculer ou au soleil de briller toute une nuit.
J’ai l’impression que mes muscles se déchirent, que mes organes commencent à bouillir mais je n’ai pas le droit d’enlever ma main.
Les tâches s’amincissent sur la peau de Lyanna, je sens ses côtes se ressouder, ses membres se redresser, la sueur qui colle ses cheveux disparaître dans les pores de sa peau qui rosit. Il est possible d’inverser les effets du temps sur un objet, je suis en train de prouver qu’il est aussi sur un humain.
Luttant de toutes mes forces contre la douleur assourdissante qui me saisit, je souris quand je pense à mon courage, à ma bravoure, à ma folie, aux règles que j’ai brisées.
Quand elle ira mieux, je lui raconterai mon exploit et elle sera fière de moi !
Les paupières de Lyanna commencent à frémir quand je me sens tiré vers l’arrière. Je lutte autant que je peux mais on m’arrache à elle. Ma main retirée du sceau, la lumière violette s’estompe sur son ventre. Le rituel n’est pas terminé. C’est encore trop tôt. Je me débat pour l’atteindre mais des corps se jettent entre elle et moi, des bras m’enserrent, d’autres l’emportent. Je crois que j’implore qu’on me libère, qu’on me laisse la ramener mais un coup violent dans ma nuque me fait sombrer dans le néant.