Après de longues heures et ratures sur les copies, j’entends les carillons du couloir libérer les élèves pour la pause déjeuner. Je termine mes annotations pour me préparer à sortir.
Isaac a un emploi du temps chargé et même s’il prétend que c’est important, je suis prêt à parier des heures supplémentaires qu’il va m'expédier comme un de ses nombreux secrétaires.
Arrivé sur le parvis du palais, un gardien le fait appeler. Il a l’air d’avoir plus de cent ans pourtant, quand mon frère apparaît sur le grand perron de marbre, voilà le vieillard au garde-à-vous. Isaac produit sur ses collègues un charme plus puissant que toute magie. Il incarne pour eux la bienveillance et le charisme qu’ont les leaders. À nous voir à côté, c’est à se demander si nous sommes vraiment frères. Je me rassure en me disant que les enfants de la providence sont toujours plus chétifs.
— Parfait tu as pu te libérer, suis-moi je te prie.
— Quel cérémoniel.
— J’ai encore un rapport à rendre avant de pouvoir prendre une pause. Ça ne prendra pas longtemps. Loranthym a demandé au Ministère des suggestions pour les prochaines réunions interministérielles.
— Tu es en contact avec le Gouverneur en personne ? lancé-je, déconcerté.
Son regard fuit trop vite pour que je puisse l’attraper.
— Disons que le ministre a l’air d’apprécier ma façon de réfléchir. Ce sont juste des idées pour l’aider à préparer la rencontre.
— Comme ?
Il descend sur moi un air condescendant qu’il n’essaye même pas de cacher.
— C’est confidentiel Cillian, tu t’en doutes. Dépêche-toi et fais attention là où tu mets les pieds.
Ses pas se font légèrement plus pressants. Il m’entraîne en deux couloirs loin des moulures au plafond et des grands vitraux pour s’enfoncer dans d’étroites pièces en enfilade, sans couleurs ni son. Seules résonnent les plumes sur les papiers, les bruits de feuilles qui se tournent et les cliquetis des machines à écrire. Dans les coins des pièces s’entassent des statues, des cadres dorés sans toile et des animaux empaillés qui sentent la poussière.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? gloussé-je devant la dépouille d’un ours teint en rouge et or, dressé au-dessus du bureau d’une pauvre fille.
Pour toute réponse, elle soupire et, dans un triste sourire, elle se redresse sur son siège. La bête est si imposante que ses pattes empêchent la femme de se tenir correctement.
— Notre Gouverneur a des goûts changeants et une divine horreur de revendre ses pièces uniques, répond-elle.
— Attends de voir le dauphin à trois queues qui a terminé à côté de mon range-dossier, grince mon frère.
Nous rions tous les trois et Isaac relance notre marche à travers d’autres salles, toutes aussi loufoquement décorées. Effectivement, le dauphin est purement hideux. Véritable espèce de l’autre bout du monde ou pure fraude, le travail est si bien fait que c’est difficile à dire. Tout le monde sait que Loranthym a le goût de l’incroyablement extravagant. J’ose à peine imaginer les pièces qu’il a jugées assez belles pour remplacer celles-ci.
— Je suis sûr qu’il rendrait bien dans le bureau du professeur Jaspe.
Isaac ricane tandis qu’il glisse les papiers cachetés dans une trappe au mur.
— Moque-toi, mais au moins, j’ai échappé au pire. L’assistant du chargé du commerce s’est retrouvé avec huit bustes du Gouverneur dans le sien.
— Pourquoi changer des bustes ? Les goûts changent mais pas son visage tout de même.
— Je ne sais pas vraiment, certains disent que les nouveaux sont si mal réalisés qu’ils ne lui ressemblent même pas, pour d'autres ils ont été remplacés par des systèmes de sécurité créés par le Magistère.
D’un geste, il m’invite à rebrousser chemin et nous retraversons des salles tristes et rocambolesques à la fois. Le gardien centenaire nous salue lorsque nous descendons sur la place pour aller trouver un endroit où manger.
— En avoir un ou deux, c’est encore imaginable, mais huit... J’y vois plus un caprice décoratif de mauvais goût, décidé-je.
— Tu n’as pas idée de ce que c’est d’être Gouverneur, petit frère. Plus nous avons à perdre, plus la peur creuse sa place. En parlant de cela, j’avais quelque chose à te dire. Tu sais que la commémoration approche pour Père ?
— Oui, bien sûr.
Il cherche tant bien que mal à prendre une voix calme, mais les mots lui éraflent la gorge. Ses doigts tapotent de façon frénétique sur le rebord d’une échoppe qui vend des pains fourrés aux légumes.
— Cette année, Mère m’a fait une requête particulière et elle ne va pas te plaire.
— Je pensais qu’on organiserait la cérémonie ensemble comme les autres années, répondis-je, offusqué.
— Oui, déjà, première nouvelle : cette année, elle a préféré t’alléger de cette charge. — Il parle lentement et cherche les mots les moins douloureux —
— Mais pourquoi ? Je n’ai jamais rien dit qui puisse lui faire penser que j’avais besoin de ça.
Isaac passe nerveusement la main dans ses cheveux gominés et redresse ses insignes. Il scrute les passants comme s'il pensait que j’allais lui faire une scène. Après une longue hésitation et le paiement de nos deux repas, il lâche enfin :
— Lyanna n’est pas la bienvenue.
— Pardon ?
Les mots sont sortis plus fort que je ne l’aurais voulu et tous les regards se tournent effectivement vers nous. Je m’enfonce la tête dans les épaules et courbe le dos de honte et d’indignation.
— C’est ma femme, elle fait partie de la famille. Pourquoi vouloir la tenir à l’écart ?
— Tu le sais très bien. Nous n’avons rien dit les autres années, mais tout le monde parle dans ton dos. Dans notre dos. Mère n’a plus envie de supporter cela.
— Le mariage n’y est pour rien, me renfermé-je.
Nous avons déjà eu cette conversation mille fois. Je sais ce qu’Isaac va dire, les arguments qu’il va avancer. Depuis trois ans, nous sommes enfermés dans cette discussion, chacun sourd aux arguments de l’autre.
— Tu t’es marié en cachette et tu as fui la maison dans la même semaine. Bien sûr que ça lui a mis un coup. Je ne dis pas que c’est ce qui l’a emportée, mais tu sais ce qu’il pensait d’elle. Ce ne serait pas correct qu’elle soit là.
Ma tête cherche à s’enfoncer encore plus profondément dans mon torse, mais cette fois, c’est pour contenir la colère qui grandit entre mes côtes.
— Peut-être que si vous étiez venus…
— Oh non, ça suffit Cillian, gronde-t-il. Tu sais comme moi où cela va nous mener alors ne dis plus rien. Nos parents n’ont jamais apprécié cette fille. J’en suis désolé, mais c’est comme ça. Nous la tolérons le reste du temps, mais est-ce trop demander que d'avoir une journée de répit ?
— Tu te caches derrière nos parents, mais avoue que cette décision te réjouit. Tu ne lui as jamais laissé sa chance, grogné-je en tournant les talons, décidé à ne plus l’entendre.
Mes pas me ramènent à l’Académie à l’instant où je termine de dérouler dans ma tête tout ce que j’aurais dû crier à Isaac. Je traverse le hall sans même regarder devant moi pour rejoindre l’aile de Breana et ses banquettes velours mauves.
Revenu dans le bureau du Professeur Jaspe, quelque chose m’attire vers l’autel de Breana. J’ai envie de lui parler, de lui confier cette injustice, car je sais qu’elle m’écoute. Mais à l’instant où je saisis le rideau de la baie vitrée pour le refermer, quelque chose attire mon attention.
Je jette un œil au compteur accroché sous la coupole du palais du Gouverneur quand le tracé magique du dernier chiffre change. À ce moment, une voix retentit derrière moi et me tire de ma contemplation.
— La plus grandiose des inventions de notre temps, n’est-ce pas ?
— Professeur, je me suis inquiété de votre retard.
Derrière ses lunettes carrées, les yeux de Monsieur Jaspe sont creusés de cernes profonds, plus que d’habitude. Il me rejoint devant la fenêtre et ajuste les montures de nacre pour admirer le compteur à son tour.
— Je ne me ferai jamais à ce sentiment, voir les chiffres augmenter ou diminuer ainsi. Parfois, j’oublie que je suis l’un d’eux.
— Oui, moi aussi, dis-je, pensif.
C’est faux.
Lorsque l’on est un enfant de la providence, c’est comme si les habitants tenaient toujours à nous rappeler la chance que nous avions d’exister. L’honneur que ce doit être pour nos familles. À force de réfléchir dans ce sens, je n’ai jamais réussi à dire non à ma mère. Je suis son miracle. Parfois j’ai l’impression que c’est tout ce que je suis et ne serai jamais. Le miracle de quelqu’un d’autre plutôt qu’une personne à part entière. À part Lyanna, personne ne voit plus loin que ma naissance.
La bulle de mes pensées éclate à cet instant. La lettre, le mot dans ma poche. Mes doigts trouvent le papier froissé et la colère retombe instantanément. Lyanna voit plus loin, et c’est suffisant.
— Monsieur, si je puis me permettre, auriez-vous entendu parler des résultats de l’accréditation ?
— Désolé Cillian, mais même si j’étais au courant, ce n’est pas à moi de t’en parler. L’Académie vous envoie les résultats par courrier.
— Lyanna est partie au laboratoire avec l’enveloppe ce matin, je crois que je vais devoir mariner.
Il repart vers son bureau en gloussant.
— Quelle diablesse tu as épousé, mon pauvre enfant, elle te mène la vie dure ! Mais ses petites manigances ont du bon, je crois ne pas t’avoir vu décoller les yeux de ton bureau depuis des semaines, et voilà que je te trouve à admirer le paysage.
Je lui emboîte le pas à travers la pièce et lui rends les copies corrigées du matin.
— Ce n’est pas un vol de lettre qui me fera arrêter de travailler, dis-je dans un sourire.
Monsieur Jaspe récupère la pile de copies quand la pendule sonne l'heure de notre cours. Je saisis ma sacoche à la volée et m’élance maladroitement pour lui ouvrir la porte. Avant de sortir, je le vois jeter un dernier coup d'œil à l’énorme cadran.
— Avons-nous diminué ou augmenté ?
— Augmenté. Un heureux événement.
Il se lisse la barbe doucement en quittant son office. Lorsqu’il passe devant moi, je l’entends murmurer :
— Prions pour que l’un de nous ne tarde pas à mourir.