Les sommets des montagnes désertiques apparaissant désormais à l'horizon étaient annonciateurs de fin de voyage pour Indrala, complètement exténuée. La traversée des plaines, puis des Terres Interdites avait été longue. Elle avait effectué plusieurs grands détours pour ne pas être repérée par les divers humains, orques et elfes noirs traînant ici et là dans les immensités dorées composant le désert de Snivelak. Les règles étaient très strictes à Warazi. Personne ne se montrait sans autorisation des commandants des lieux : Joldra, Nodros et Madra'o, trois dragons blancs au caractère difficile et au ton autoritaire. Cependant, Indrala appréciait leur point de vue sur ce que la race dragonne devait être rejoignant son propre idéal.
La dragonne entama la dernière montée, vers les pics des montagnes noires de Snivelak, où les individus de son espèce, ou tout du moins le peu qu'il en restait, se trouvaient. Ses ailes commençaient à la faire souffrir, les dragons n'étant pas franchement habitués à parcourir des distances aussi grandes en aussi peu de temps. Elle ne tarda pas à entendre les grognements rauques des sentinelles, pour prévenir que quelqu'un approchait. Il s'agissait de dragons rouges, comme elle. Leur rôle principal était de garder la ville, ou de voyager à travers les terres, à la demande de leurs supérieurs. Indrala dépassa l'épaisse couche de nuages camouflant leur citadelle, se montrant ainsi humblement aux dragons de l'entrée. Il valait mieux ne pas tenter d'entrer à l'improviste à Warazi, en particulier lorsqu'on est un dragon de plusieurs dizaines de mètres. Les mauvaises expériences passées avaient rendu la garde plus nerveuse et agressive.
L'entrée de Warazi s'effectuait entre deux pics de montagnes de roches rouges, sculptées par les griffes des dragons d'antan, donnant l'impression de deux immenses draconides de pierre sur le point de se battre. Ces deux constructions permettaient aux reptiles voyageurs de toujours retrouver leur chemin dans ces montagnes peu accueillantes, puisqu'il n'y avait qu'une seule entrée possible et inaccessible à toute personne terrienne. Cette entrée secrète était gardée nuit et jour. Les dragons avaient beau être les créatures les plus puissantes de Tyrnformen, ils n'en restaient pas moins mortels. La menace venant parfois de là où on ne l'attend pas, il fallait qu'ils restent constamment sur leurs gardes.
L'une des sentinelles vint rapidement à sa rencontre, en lui grognant de s'arrêter pour un contrôle. Elle obéit et pivota pour faire du surplace. L'immense animal, quoiqu'un peu plus petit qu'elle, commença à lui tourner autour, en sifflant doucement : chez les dragons, cela signifiait qu'il était agacé. Elle crissa des dents immédiatements en le reconnaissant.
"Brodrir ! lâcha t-elle sur un ton théâtral. Je ne pensais pas te voir aux portes, ce n'était pas ton jour de repos aujourd'hui ?
– En effet, très chère. Ça l'était jusqu'à ce qu'on se rende compte que tu avais fui ton poste. Encore une fois.
– Je suis vraiment désolée, d'accord ! J'ai été mandatée par le Haut-Conseil, je n'ai pas pu faire autrement. J'ai dû partir rapidement, je n'ai prévenu personne. En revanche, vu le poids que tu as pris cet hiver, ça ne te fera pas de mal un peu d'exercice... "mon cher".
– Encore ? lâcha le rouge, surpris. C'est la troisième fois que le Conseil a besoin de toi ce mois-ci. A ce rythme-là, tu vas finir par être mutée chez les autres en infiltration ! Par contre, attention à toi, le chef est plutôt énervé. Je te conseille de ne pas lui adresser la parole tout de suite."
Elle poussa un soupir agacé. Zoldrak, le chef des escadrons rouges, n'était pas franchement un modèle de gentillesse et de calme. Elle le détestait presque autant que lui la détestait. Ils entretenaient une relation assez étrange au final, qui consistait à crier l'un sur l'autre jusqu'à ce que l'un des deux ait le dernier mot. Il était difficile pour elle de se faire une place dans la hiérarchie en tant que dragonne, mais elle s'en sortait plutôt bien pour tout dire.
Brodrir laissa Indrala devant le grand portail de la ville, où elle reprit son périple. Bien qu'elle savait que le Haut-Conseil attendait son rapport, ses grandes ailes rouges changèrent de cap pour les grottes de Warazi, au sud de la capitale. Tous les dragons, hormis les blancs et les noirs, trop grands pour ces petites cavités sombres, logeaient ici. La fougueuse dragonne descendit très bas, vers les cavernes en sous-sol, avant de s'engouffrer dans une large faille.
Elle entra en reniflant l'air, cherchant de toute évidence quelque chose ou quelqu'un. Elle se figea soudainement, sur ses gardes, alors qu'un grand sourire éclaira son long museau. Ses yeux reptiliens parcoururent la pénombre, détaillant chaque recoin sombre à la recherche d'un mouvement. Elle poussa un petit grognement, qui lui revint en écho, de manière déformée. Elle le savait. Elle tendit ses pattes en avant, en position de combat.
"Trouvée, Idris."
Une tâche verte massive lui bondit dessus avec la rapidité et la grâce d'un rocher lancé d'une grosse catapulte. Une dragonne verte s'accrocha à sa cuisse et tenta de mordre vainement dans les épaisses écailles de sa partenaire rouge tout en poussant de grands cris. Manque de chance pour elle, ses deux rangées de dents pourtant solides et effrayantes de dragon vert ne pouvait ne serait-ce qu'érafler les épaisses écailles d'un dragon rouge, qui avaient les écailles les plus dures de tous les spécimens composant leur espèce. Indrala se saisit d'une patte de sa faible adversaire et la plaqua au sol. L'animal se débattit en grognant, avant de se mettre à rire, abandonnant.
"D'accord, tu m'as eu. Tes écailles sont plus dures qu'il y a quelques jours, non ?
– Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu n'es pas censée travailler à cette heure ?
– Je t'ai vu voler au dessus de la citadelle, je me doutais que tu ne résisterais pas à l'envie de venir rendre visite à ta toute petite sœur. Où est-ce que tu étais passée ? Je t'ai cherchée partout pendant des jours !
– Je suis désolée. Affaire urgente, Adranar m'a demandée. J'ai du partir dans la précipitation.
– Adranar... C'est celui avec les tresses, non ? Il n'est pas en infiltration chez les bipèdes ?"
Indrala poussa un petit grognement. Elle n'était pas censée être au courant. La position des agents en infiltration n'était connue que du Haut-Conseil et de son élite de voyageurs. Idris avait cette sale habitude de fouiner là où elle ne devrait pas, ce qui lui avait déjà valu plusieurs longs sermons des dirigeants de la cité. La dragonne rouge réussissait toujours à l'innocenter d'une manière ou d'une autre, mais chaque nouvelle fraude devenait de plus en plus difficile à cacher.
"Idris, si Zoldrak apprend que tu détiens des informations secrètes...
– Tu n'avais qu'à pas laisser tes documents confidentiels juste sous mon museau. Tu sais ce que dit mon gardien ? Ma curiosité est une maladie.
– Ton gardien... Où est-ce qu'il est d'ailleurs ?"
En effet, la dragonne avait été placée sous la tutelle d'un gardien, un dragon rose chargé de remettre les "déviants" sur le droit chemin. Il était censé l'accompagner toute la journée pour superviser son travail et vérifier qu'elle ne s'échappait pas. C'était le compromis qu'avait trouvé Indrala avec le tribunal à la dernière grosse bêtise de celle qu'elle considérait comme sa petite soeur. Bien qu'elles ne possédaient pas le même sang, elles avaient fui leur ancien clan ensemble et s'étaient installées dans cette nouvelle citadelle à deux. Depuis inséparables, Indrala veillait à la sécurité de sa cadette, tandis que celle-ci veillait à lui remonter le moral quand rien n'allait. Ce qui était assez fréquent dans ces territoires désolés et rocailleux.
Idris semblait un brin embarrassée. Son aînée pouvait lire dans ses yeux son intense réflexion pour trouver une excuse valide. La verte finit par soupirer.
"Si je me souviens bien, il m'a demandé de débarrasser les blocs de pierres bloquant l'entrée de Zodrak. Cette brute épaisse a encore grossi pendant ton absence, et il a fait s'effondrer la moitié de sa grotte sur lui. Mais c'était très drôle à voir.
– Idris...
– Oui, j'ai pris une poignée de cailloux, je l'ai lâchée dans une ruelle et j'ai filé. Il m'ennuyait. Est-ce ma faute si les propos de ce bougre décrépi sont aussi intéressants que les commérages des vieilles marâtres dans le crottoir ? lâcha t-elle sur un ton dramatique en se collant contre elle."
Indrala leva les yeux au ciel, et recula, pour sortir de la caverne. Sa fougueuse compagne sautilla à sa suite, ravie d'avoir enfin un peu de compagnie. Idris avait la fâcheuse manie de s'attirer toutes sortes de problèmes par ennui quand son aînée quittait leur antre, l'avoir à ses côtés la rassurait quelque peu. La rouge déplia ses ailes, le Haut-Conseil l'attendait, il fallait qu'elle se dépêche.
"Tu m'accompagnes jusque là bas et ensuite tu retournes voir ton gardien. Pas d'excuses, tu retournes travailler, c'est le marché."
Idris n'y trouva rien à redire. La dragonne rouge déplia ses énormes ailes couleur sang, prit un peu d'élan et s'élança. Elle décolla du sol dans une pluie de poussière qui ne manqua pas de salir l'intérieur des grottes voisines. Les deux dragonnes s'élevèrent dans les cieux, prenant de plus en plus d'altitude chaque seconde passant. Le Capitole était le point culminant de la citadelle, perché au dessus du pic le plus élevé de ces montagnes rougeoyantes. Situé sur un gigantesque plateau tenant par un miracle quelconque à la fine pente de rochers rouges, ce dernier se trouvait être le quartier militaire et politique des dragons de Warazi.
Dès leur approche, les deux dragonnes purent apercevoir plusieurs de leurs congénères roses et rouges quitter la plateforme, dans un ballet aérien dangereux qu'Indrala avait toujours admiré. Elle se demandait encore comment aucun accident n'avait pu se produire pendant tous ces millénaires, puisque chaque dragon lancé depuis là haut essayait tant bien que mal de ne pas rentrer dans un autre en train de grimper. Rêvassant, Indrala évita de justesse un dragon rose, en se décalant brutalement sur la droite, surprenant Idris qui ne pouvait pas voir ce qui se passait de l'autre côté à cause de la taille imposante de sa colocataire. La rouge insulta copieusement l'autre dragon qui lui cracha un jet d'acide de mécontentement, qu'elle esquiva facilement. C'était une méthode de communication très appréciée par leur peuple, il fallait se le dire.
Dans un ultime effort, les deux dragonnes se posèrent sur la plateforme, dans un boucan de tous les diables. Indrala passa une griffe derrière une écaille brillant d'une lueur rose pâle sur son long cou. Une grande lumière dorée l'entoura et sa taille commença à diminuer. Sa cadette l'imita quelques secondes plus tard et bientôt toutes deux reprirent forme humaine. La plateforme était certes très grande, mais aussi très fragile. Par soucis de place, tous les dragons devaient prendre forme humaine ici. C'était une règle contraignante, que beaucoup n'approuvait pas et pour cause : être enfermé dans un si petit corps lorsque l'on fait plusieurs dizaines de mètres de haut et de long est très inconfortable.
Indrala le tolérait assez bien. Après tout, elle passait beaucoup de temps en mission et elle avait eu tout le temps de s'y habituer. Idris en revanche grimaça à la fin de sa transformation. Elle n'appréciait pas vraiment cette peau élastique. Sous cette forme, elle avait l'apparence d'une jeune adolescente à la peau brune, les cheveux noirs coupés au carré avec quelques reflets roses et des yeux d'un vert presque transparent. Elle portait une robe de la même couleur, lui tombant jusqu'en dessous des genoux. La dragonne rouge se tourna vers sa cadette.
"A cette heure-ci, Zoldrak est sûrement à l'intérieur. Tu me laisses parler, tu ne touches à rien. Et surtout devant les blancs.
– Tu n'es pas drôle.
– Et toi donc."
Elle lui donna une petite tape derrière la tête, Idris riposta en essayant de lui mordre le bras. Les deux complices finirent par entrer dans l'imposant bâtiment au centre de la plateforme : un énorme dôme de verre à plusieurs étages. Chacun avait un rôle important à jouer dans l'organisation de la citadelle. Indrala par exemple travaillait habituellement au septième étage, consacré intégralement à la sécurité de la citadelle et aux essais militaires.
Le couloir d'entrée était richement décoré. La plupart des meubles et des tapis avaient été volés aux humains, ce qui donnait une atmosphère assez étrange à l'endroit. Tout se trouvait être discordant : tapisseries de différentes couleurs, fauteuils et bancs de différentes époques, tableaux abîmés par le temps représentant des personnalités dont tout le monde ignorait le nom ou le métier... Les dragons n'étaient pas franchement doués pour la décoration, ils s'en préoccupaient plus par obligation pour travailler que par réel besoin.
Indrala et Idris empruntèrent les escaliers pour gagner le dernier étage de la citadelle. L'ascension fut longue et fatigante, les fragiles corps humains se fatigant rapidement. Elles arrivèrent toutes deux essouflées devant les portes de la salle du Haut-Conseil. Les deux gardes à l'entrée les observèrent suspicieusement, un sourire au coin des lèvres.
Habillés d'armures humaines tout autant disparates que les meubles les entourant, mélange de cuir et plates, ils avaient la particularité de partager le même visage, comme tous les gardes sous forme humaine du Capitole. Puisqu'ils ne sortaient en principe jamais de la citadelle, leur prototype humain, construit à partir de cobayes kidnappés dans les terres bien cachés dans les laboratoires souterrains de Warazi, avait été cloné sur tous les individus. Ce visage changeait souvent, le lien se rompant à la mort du modèle humain, gardé en stase pendant toute sa vie.
Indrala s'approcha d'eux dans cette attitude prédatrice qu'elle ne quittait jamais.
"Laissez-moi passer, je dois voir Joldra, Nodros et Madra'o de toute urgence. Je reviens d'Isendorn.
– Ils vous attendent, répondit courtoisement l'un des deux dragons. Par contre, elle reste ici, poursuivit-il en pointant Idris de sa lance."
La cadette fit la moue, sachant que cette décision était de toute façon sans discussion. Indrala se tourna vers elle.
“Nos chemins se séparent ici, petite sœur. Retourne auprès de ton gardien, on se retrouve ce soir.
– Mais...
– C'est un ordre. On va parler de sujets confidentiels, je comprends qu'il ne te veuillent pas dans les parages. Va, maintenant. Et tâche de ne pas croiser Zoldrak, il va encore utiliser ta présence ici contre toi.
– Très bien... Sois courageuse.
– Sois prudente."
Idris tourna les talons en traînant des pieds, peu motivée à l'idée de retourner casser des cailloux. Indrala se tourna vers les gardes, qui entrouvrirent les portes pour la laisser passer. Elle prit une inspiration et pénétra dans la salle.