Ces mots me glacèrent le sang. Ils sonnaient comme l'ultime confirmation que j'étais bel et bien sur la liste des prochains passagers vers l'est. Mon cœur tambourinait de plus en plus vite, si bien que j'avais presque l'impression que tout le monde pouvait l'entendre à des kilomètres à la ronde.
Je rejoignis papa, maman, ma sœur et les Van Daan au milieu de la queue pour embarquer. Cette fois, nous n'allions pas avoir le luxe de voyager dans un train de passagers. Non, le train ressemblait fort à un train de marchandises ou de transport de bétail. Et quelque chose me disait que c'était un peu comme ça qu'on nous considérait, maintenant qu'être juif était synonyme de pêché. Cela était sûrement une sorte d'avant-goût de la manière avec laquelle on allait nous traiter. J'en avais des spasmes d'angoisse.
Toujours était-il que pour le moment, dans le wagon dans lequel j'étais entrée, personne n'était d'accord sur l'endroit où nous allions.
- Ca doit être un camp de regroupement, on va enfin avoir une maison, disait l'un.
- Peuh ! Comment pouvez-vous croire ça ! renchérissait l'autre. Nous sommes condamnés, on nous emmène très loin pour mourir sans bruit !
- Et vous croyez que c'est avec vos paroles pessimistes que vous allez nous réconforter ?
- Ah non, permettez-moi de vous contredire. Je suis réaliste.
- Et moi idéaliste, hein ? Sachez que quand on ignore quelque chose, mieux vaut espérer que tout aille bien plutôt que dire que tout va mal !
Toutes ces discussions qui tournaient en rond me rappelaient les chamailleries quotidiennes à l'Annexe. Elles étaient si fréquentes que nous n'y faisions même plus attention. Tous les jours, celui qui s'était fait clouer le bec par son interlocuteur revenait à la charge en exposant sa théorie avec le plus de persuasion possible pour que l'autre n'ait plus rien à y redire.
Là, ce fut différent. La faim et la fatigue eurent vite raison de nous. Nous étions serrés les uns contre les autres. Cette proximité m'oppressait. Les plus jeunes pouvaient s'asseoir, voire même s'allonger à tour de rôle sur le plancher de bois, s'ils avaient de la chance. Pour ma part, j'étais écrasée par un imposant monsieur doté d'une moustache tout aussi volumineuse. Comme toujours dans ce genre de cas, je me focalisais sur de menus détails sans importance, pour oublier le reste. Combien de temps cela devait-il faire qu'il ne l'avait plus taillé ? me demandais-je. Beaucoup, c'était certain. Les barbes et les moustaches ne constituaient pas une priorité à Westerbork.
J'eus rapidement les membres ankylosés et des fourmis dans les jambes. Mon corps entier me tiraillait de tous les côtés. Mes genoux étaient raides, je les pliais et les tendais en alternance sans savoir quelle était la position la plus confortable. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir marcher un peu, ou mieux encore, m'allonger, manger un bon plat et boire un grand verre d'eau fraîche ! J'étais épuisée par la faim et la soif. Mes cheveux étaient gras, mes pieds sales, mes bras collants et mes aisselles trempés de sueur. La chaleur était écrasante et je manquais cruellement d'air, tant par l'atmosphère étouffante que par le peu d'ouvertures du train sur l'extérieur.
A l'autre extrémité du wagon, un bébé hurlait et pleurait. Son père tentait désespérément de le calmer en le berçant, mais les larmes qui roulaient sur ses joues trahissaient son inquiétude. Progressivement, les cris de son enfant s'espacèrent et s'affaiblirent. Sa petite voix aiguë se cassait, s'enrouait, sa respiration devenait suffocante. Les efforts du papa pour l'élever au-dessus des autres passagers afin qu'il respire mieux étaient voués à l'échec. Le nourrisson s'éteignit lentement, sous les yeux de dizaines de personnes impuissantes, et bientôt, le silence revint dans le wagon. Le bébé s'était tu pour toujours. Je ne crois pas avoir entendu de sanglots aussi déchirants que ceux de son père. Je dissimulais mes pleurs, honteuse, car ma tristesse ne pouvait égaler celle de l'homme qui venait de perdre son fils.
D'autres morts suivirent, dont je n'ai que peu de souvenirs. Je préférais rester dans ma bulle et me fermer au monde extérieur. Pim, maman et Margot n'étaient séparés de moi que par deux ou trois personnes, mais je ne voulais pas partager mes impressions du voyage à quelqu'un, comme si les extérioriser allaient leur donner un sens encore plus tragique.
De toutes les manières, personne n'était disposé à parler, chacun préférant économiser son énergie et son peu de salive restant dans sa bouche sèche.
Le voyage dura si longtemps que je perdis complètement la notion du temps. Deux heures, deux jours que j'étais enfermée dans ce wagon à l'odeur pestilentielle ? Je n'étais plus en mesure de le savoir, et d'ailleurs plus rien n'avait d'importance à mes yeux en dehors de manger et de dormir. Pour passer le temps, je fermais les yeux et essayais de trouver le chemin des rêves. Mais lorsque je parvenais à m'endormir, j'étais vite réveillée par l'agitation autour de moi, les bringuebalements du train ou mes propres cauchemars. Comme j'aurais aimé pouvoir écrire ce que je traversais à Kitty ! Elle m'aurait été d'un grand soutien moral. Il m'arrivait de penser à mes amies, perdues de vue depuis longtemps. Nous semblions si loin les unes des autres, maintenant que la guerre nous avait séparées. Comment réagiraient-elles si elles savaient que leur amie Anne avait été arrêtée par la Gestapo ? Quant à Lies[1], si mes tristes rêves prémonitoires se révélaient vrais, tenait-elle le coup là où elle était ? Avait-elle perdue sa rage de vivre ? Oh non, pas Lies, j'espérais me tromper et qu'elle était en sécurité.
Pour l'heure, ma tête ballottait dans tous les sens. J'essayais de mettre tout mon poids contre la paroi du train, dans le but de soulager mes jambes faiblissantes, sans succès.
Changeant tout le temps de position, quémandant un peu d'eau par la petite fenêtre
à chaque arrêt - appels qui restaient toujours sans réponses, mon épuisement était tel que je finis par réussir à m'endormir sans trop de problèmes. Les changements de place de certains avaient éloigné Margot, maman et Pim de moi, et même si le wagon était petit, il m'était impossible d'aller à leur rencontre. De toutes les façons, je n'étais pas sûre d'en avoir envie, j'avais trop honte de la situation pour les regarder dans les yeux. Nous étions traités comme des animaux, et étions forcés à nous comporter comme tels par la force des choses : nos besoins naturels durent être évacués, et le seau prévu à cet effet déborda rapidement. Nous dûmes donc nous soulager directement, à mon plus grand dam.
Sans intimité, nous perdions toute forme de fierté ou de dignité. Ces hommes et ces femmes, pudiques, autrefois distingués et élégants, perdaient la face en un spectacle pitoyable, et j'éprouvais de la gêne à les voir soumis à un instinct de survie animal.
Malgré sa longueur, le voyage dut bien prendre fin à un moment donné. Nous arrivâmes à destination. Je compris tout de suite que là où on nous avait emmenés n'était pas vraiment une maison de repos, et que les plus pessimistes d'entre nous avaient eu raison. A peine le train s'était-il arrêté et stabilisé sur la voie que les portes coulissantes s'ouvrirent brutalement sur des SS en costume noir, l'air féroce. Ils nous chassèrent du train à grands cris et nous ordonnèrent de nous rassembler sur le côté.
Abrutis par le long voyage, beaucoup s'écroulèrent par terre après avoir sauté au bas du train. Les personnes âgées peinaient à se relever, et les SS ne leur accordaient pas le traitement de faveur qu'on aurait pu attendre en raison de leur grand âge.
Nous titubâmes jusqu'au quai. Je voyais la file de déportés s'étendre à perte de vue. L'endroit grouillait de monde, femmes, hommes, enfants. Petit à petit, je m'aperçus qu'ils se séparaient en plusieurs groupes : hommes d'un côté, femmes de l'autre, et un troisième groupe, constitué d'enfants et de personnes âgées. J'eus peur de ce que je voyais. Mon instinct me dicta de me serrer contre Pim, ce que je fis, et je me rendis compte qu'il tremblait légèrement.
- Papa, que se passe-t-il ?
Il me sourit, - d'un rictus plus que d'un sourire - avec cette manière qui ne trompe personne mais qui a au moins le mérite de dispenser l'autre de répondre.
Tout à coup, un SS m'empoigna par derrière et me retourna de sorte que je sois face à lui. Il mit une telle force dans son geste que je faillis être soulevée de terre. Je me tenais si près de son visage que je pouvais sentir le souffle brûlant de son haleine et observer avec dégoût ses yeux bleus et globuleux. Il empestait la cigarette et la sueur.
- Age ? me lança-t-il.
Toute confuse que j'étais, il me fallut du temps pour que l'information parvienne jusqu'à mon cerveau. Je fixais l'allemand intensément, sans répondre.
- Mon... mon âge ? finis-je par répéter bêtement.
- Oui, ton âge, idiote ! Allez, réponds !
Il me secouait comme un prunier.
Je parus alors retrouver la mémoire.
- Quinze ans, annonçai-je.
Le SS me lâcha brusquement et m'indiqua un groupe de femmes sans dire un mot, puis s'en alla s'occuper d'autres gens. Je rejoignis Margot et maman. Papa attendait toujours de savoir où il allait être emmené. Notre groupe se mettait lentement en marche, et Papa n'était toujours pas sélectionné pour partir.
- Oh, non, Papa, reste avec nous ! Papa ! hurlait Margot, désemparée.
C'était la première fois que je voyais ma sœur comme ça. Elle avait perdu tout contrôle d'elle-même.
Pim nous fit un signe de la main et ne nous quitta pas des yeux jusqu'à ce qu'il ne puisse plus nous voir, noyé dans la marée de personnes. Je devinais ses yeux brillant de larmes invisibles, car papa ne pleurait jamais, mais les miennes coulaient déjà. Je savais que cette fois, c'était différent. Le camp était beaucoup plus grand, il n'avait rien à voir avec le camp de Westerbork où l'on ne faisait que passer en attendant d'être envoyé autre part.
J'ignorais où se trouvait les Van Daan, ce qu'ils étaient devenus, mais dans la panique et la tristesse de l'instant où toute mon inquiétude se dirigeait vers mon père, je n'y pensais pas un quart de seconde. Ce qui m'importait plus que tout, c'était que mon cher Pim reste avec nous. Sans lui, je ne pouvais pas vivre. Sans lui, nous ne pouvions pas vivre. Mais il fallait tout de même qu'ils soit sélectionné avec les hommes en bonne santé. Sinon, comment être sûr qu'il n'allait pas être tué ? Les enfants, les vieux ou les malades étaient inutiles aux allemands. Ils n'allaient pas s'en encombrer.
"Mais papa est fort, il tiendra le coup", répétai-je pour m'en convaincre.
Je ne crois pas avoir vraiment compris ce qui m'attendait en entrant au camp d'Auschwitz. Pas ce qui allait se passer, en tout cas. La vérité était bien plus terrible, même si j'avais l'impression, à ce moment-là, qu'elle ne pouvait l'être davantage.
[1] Amie d'Anne Frank avant la guerre. En 1943, alors qu'elle était déjà dans l'Annexe, Anne a rêvé d'elle.
Là, on a des scènes qui commencent à entrer dans l'intolérable et je les supporte beaucoup mieux comme ça.
Ton texte me donne envie d'enfin lire Anne Franck en tout cas. Et sans doute de revenir te lire ensuite. A+ et encore bravo pour ce projet !
à propos d'Auschwitz justement, elle ne sait pas qu'elle y est en arrivant. Donc je pense qu'il faudrait modifier le dernier paragraphe.
Tu indiques également que " le camp est beaucoup plus grand" mais tu ne t'arrêtes pas sur les descriptions. Or, la première chose que voyaient les déportés en arrivant c'était les barbelés les miradors tout ça, ce serait bien d'en parler, cela compléterait le récit
Pour les 5 sens c'est un conseil qui m'a été donné récemment et il est vrai que le lieu, le camp, permet de jouer énormément là dessus !
Encore un chapitre bien écrit, et des choses nouvelles que je découvre...
Je m'accroche de plus en plus, et je veux connaitre la suite !
JE CONTINUE !