Chapitre 3 : Gnosie

Après quelques minutes de marche, Julie désigna une bâtisse dans laquelle Marlène entra tandis que Julie et sa copine s’éloignaient vers leur propre activité. L’adolescente s’attendait à une salle de classe classique, avec ses bureaux et ses chaises bien rangées. En posant le pied à l’intérieur, elle s’arrêta net, écarquillant les yeux.

La grande pièce dévoilait une quinzaine d’élèves assis à même le sol sur des tapis colorés. Ils avaient tous les yeux fermés et le silence était total. Leur âge était similaire à celui de Marlène, mais leurs visages trahissaient une diversité saisissante, tant dans les teints de peau que dans les styles vestimentaires.

Pas de tableau blanc, pas de bureau. Seulement quelques plantes luxuriantes et des peintures d’art moderne accrochées aux murs. Ils sont fous ici ou quoi ? pensa Marlène, sentant son cœur s’accélérer.

La salle n’était pas immense, et Marlène comprit qu’aucun autre élève ne pourrait s’ajouter sans réduire l’espace vital. Ainsi, Maître Gilain n’avait pas menti : cette école était pleine à craquer. Il ne cherchait pas à l’appâter. C’était elle qui avait tout intérêt à saisir cette opportunité.

Un homme déambulait parmi les élèves, semblant ne rien faire de particulier. Marlène supposa qu’il s’agissait du professeur. Ses cheveux châtain clair, légèrement clairsemés, formaient une mèche indisciplinée tombant sur son front. Quelques fils argentés se mêlaient aux autres, et son visage ordinaire exprimait une sérénité tranquille.

Il portait une chemise bleue pâle bien repassée, glissée dans un pantalon en toile beige légèrement froissé, maintenu par une ceinture noire en cuir usée. Par-dessus, un pull en laine gris anthracite. À ses pieds, des mocassins en cuir marron.

Ne souhaitant pas rompre le silence, Marlène désigna la salle en haussant les épaules. Le professeur insista, lui attrapant un tapis qu’il plaça dans un coin de la pièce. Marlène s’y installa, en tailleur comme les autres. Elle ferma les yeux, plus pour échapper au regard du professeur que par conviction. La texture du tapis sous ses doigts était douce et chaude, mais cela ne suffit pas à calmer son agitation. Je ne sais même pas pourquoi je suis là.

- Détends-toi. Écoute le monde, murmura le professeur.

Sa voix était une douce brise de printemps, un chant apaisant et mélodieux. Marlène se laissa porter.

- La magie est là, partout, sens-la.

Marlène grimaça. Ouais, bien sûr. Plus facile à dire qu’à faire !

- Où es-tu ? Dans un jardin ? Une chambre ? Une plage ?

Marlène aurait volontiers répondu « une salle de classe bizarre » mais choisit, pour une fois, de ne pas faire de commentaire. Elle ferma les yeux un peu plus fort et fit le dos rond.

Le noir. Rien d’autre qu’un espace noir autour d’elle. Pourtant, ce vide avait quelque chose d’étrangement agréable, presque réconfortant. Un vent doux lui caressait le visage, léger et frais.

- Suis la bise, laisse-toi porter. Elle est ton alliée. N'aies pas peur d'elle.

Marlène sentit son cœur battre plus fort. Elle se rendit compte qu’elle s’accrochait mentalement à ce vide, refusant de céder à l’appel du vent. Mais pourquoi ?

- Laisse-la t'emmener. Elle ne te veut aucun mal, reprit le professeur.

Quel plaisir ! La bise l’entoura, l’enveloppa, la guida. Marlène se laissa porter, ses cheveux dansant autour d’elle. Mais elle ne voyait pas où elle allait. Elle tenta de se retourner et y parvint sans effort. Devant elle, une lumière blanche intense.

Un instant plus tard, elle traversait le rideau lumineux et elle se retrouva assise dans la salle de cours. Elle avait toujours les yeux fermés et pourtant, elle voyait la salle, mais différemment. Elle ressentait la présence de ses camarades, du professeur, des plantes, du sol, des murs et même, du couloir et plus loin, des autres classes, des autres élèves et encore plus loin, du petit bois au nord et de la mare à l'est et plus loin de l'autoroute qui longeait la voie de chemin de fer.

Marlène vit passer le train rapide qui remontait sur Rome et sentit la présence de chacun des passagers. Cette femme cachant son chien dans son sac et guettant l'arrivée d'un contrôleur. Cet homme envoyant un SMS à sa maîtresse alors que sa femme dormait sur le siège voisin. Cette maman dépassée par ses trois garçons et qui avait plus honte que jamais devant les autres passagers énervés du bruit constant provoqué par ces garnements.

Tout s’effaça aussi vite que c’était venu. Marlène ouvrit les yeux sans comprendre.

- Je t'ai fait sortir, dit le professeur. C'est l'heure d'aller manger. Tu dois avoir faim.

Marlène sentit son estomac crier famine. Elle se leva, vacillante.

- Tu as vraiment besoin de manger. Suis les autres.

- Merci, monsieur.

- Maître, rectifia le professeur.

- Merci, maître, se corrigea Marlène avant de suivre le flot d'élèves qui allaient tous dans le même sens.

Marlène se sentait euphorique. Elle venait d'utiliser la magie ! Suivre les élèves la mena dans une grande salle bondée mais étonnamment calme. Elle s'avança entre les rangs, cherchant une table vide où s'asseoir. Elle crevait de faim. Elle choisit la première chaise libre et remplit son assiette d’un plat inconnu mais appétissant.

C’était délicieux, parfumé, délicat et nourrissant. Marlène en reprit une deuxième assiette, puis une troisième. À la quatrième, elle sentit les regards amusés de ses voisins.

- Quoi ? gronda-t-elle.

Ils ricanèrent et retournèrent à leurs discussions, mais Marlène continua à manger, sans honte. Elle perdit le compte après dix assiettes, incluant légumes, fromages et quatre éclairs au chocolat. Lorsqu’elle quitta la table, elle se sentait légère malgré l’impressionnante quantité de nourriture qu’elle venait d’ingurgiter, et revigorée.

Elle retourna dans la salle de classe précédente. De nouveau, quinze élèves se tenaient assis les yeux fermés. Il sembla à Marlène que ce n’était pas les mêmes, sans certitude toutefois n’ayant pas pris la peine de les ancrer dans sa mémoire.

Le tapis supplémentaire avait été retiré. Maître Beaumont retourna en chercher un spécialement pour elle. Cela venait-il du fait qu’elle était néomage ? Y avait-il une limite maximale aux salles de classe ? Faisait-on une exception pour elle ?

Elle s’assit sans avoir la réponse à sa question, sachant qu’elle ne pouvait pas se permettre de la poser à voix haute. Nul ne devait savoir. Marlène voulait plus que tout rester anonyme. Elle était censée être une magicienne de fortune et tiendrait son mensonge aussi longtemps que possible.

Une fois assise, Marlène retrouva le noir apaisant derrière ses paupières closes. La bise s’éleva, douce et constante, et elle lâcha prise. Elle s'apprêtait à passer le rideau lumineux lorsqu'elle entendit :

- Ne va pas là.

C'était la voix du professeur. Surprise, elle stoppa et constata qu'elle pouvait refuser d'aller là où le vent la portait.

- Regarde, tu peux explorer d'autres endroits.

Marlène leva les yeux. Elle constata qu'il y avait d'autres tunnels lumineux.

- Prends celui-là, en bas à droite.

Elle obéit et arriva dans un endroit étrange. Tout était bleu et lumineux, comme si elle flottait dans l’eau. Pourtant, elle était sèche. Une sensation de déjà-vu l’envahit, familière et rassurante. Le ventre de ma mère, comprit-elle.

- Tu es dans ton propre esprit, au plus profond de toi-même. Tu sens la magie ?

Marlène changea de perception. Une aura fine et lumineuse l’entourait, suivant les contours de son corps.

- Essaie de la faire grandir, murmura le professeur.

Marlène essaya et l'aura grossit de plusieurs centimètres.

- Je te laisse t'amuser dans ce nouveau monde.

Marlène continua à faire grossir l'aura. Ce fut de plus en plus difficile mais pas insurmontable. Au bout d'un moment, elle toucha une paroi molle qu'elle eut rapidement envie de nommer "bulle" tant elle ressemblait à cela.

Elle pouvait toucher la bulle mais pas la traverser et elle ne pouvait pas étendre sa magie au-delà. Marlène toucha la bulle. La paroi était souple. Elle pouvait être déformée mais reprenait sa forme initiale dès qu’on relâchait la pression.

Marlène sentit qu'elle ne pourrait rien faire de plus. Elle quitta cet endroit – il suffisait de le vouloir pour revenir au noir sidéral et son vent immuable – pour rejoindre le premier tunnel. Elle fut à nouveau en contact avec le monde entier. Elle n'alla pas trop loin cette fois, restant sur l'école, repérant les différents lieux, se créant une carte mentale. Grâce à ça, elle ne se perdrait pas.

- Marlène ? Tu veux bien sortir, s'il te plaît ?

La jeune femme s'exécuta. Le professeur souriait. Marlène ne savait pas combien de temps elle avait médité mais les autres élèves étaient toujours là. Maître Beaumont souriait lorsqu’elle ouvrit les yeux.

- Tu devrais peut-être aller dans un autre cours. Savoir activer un objet magique te serait utile pour communiquer, non ?

Marlène haussa les épaules. Elle s’en fichait de pouvoir parler avec les autres élèves. Elle était bien comme ça.

- C’est chouette de pouvoir voir au-delà des murs, dit Marlène.

- C’est ta gnosie, indiqua maître Beaumont. Tous les magiciens l’activent en permanence. Cela leur permet de n’être jamais surpris par rien mais également de profiter de la magie intra.

Marlène leva un œil interrogateur.

- Ce qui est important est que nul n’a le droit de t’en priver. Quand tu rembourses un prêt, tu donnes tout sauf le nécessaire pour maintenir la gnosie.

- Ah bon, accepta Marlène qui enregistra l’information sans toutefois y apporter une énorme attention.

- Tu as changé de sujet mais je ne lâche pas l’affaire aussi facilement. Marlène, c’est la dernière fois que j’utilise mes pouvoirs personnels pour t’adresser la parole en français. Va apprendre à activer le collier auprès de monsieur Toupin.

- Je le trouve comment ? demanda Marlène.

Le professeur lui répondit mais il parlait une langue slave, du hongrois, du suédois, du russe peut-être ? Marlène grogna avant de se lever et de faire mine de partir.

- Marlène !

Le professeur lui désigna son tapis. Marlène l’attrapa sans enthousiasme, le roula, et l’apporta jusqu’à une petite réserve. Les tapis y étaient rangés à la perfection, alignés comme des soldats au garde-à-vous. Elle déposa le sien avec les autres, puis sortit en grognant. Une fois dehors, elle grimaça. Génial. Et maintenant, il est où ce Toupin ?

Elle erra dans les couloirs sans réel plan. À la vue d’un groupe d’adolescents qui discutaient en riant, elle ravala son agacement et s’approcha.

- Salut les garçons. J’ai oublié mon guide dans ma chambre. Vous sauriez où je peux trouver monsieur Toupin ?

L’un des garçons sortit son guide, effectua la recherche puis lui répondit un mot accompagné d’un mouvement de main. Le mot, Marlène ne l’avait pas compris mais un geste lui suffisait amplement.

- Merci beaucoup, dit-elle d’un ton qu’elle espérait léger.

Elle suivit la direction indiquée, mentant deux ou trois fois encore pour obtenir des précisions. Enfin, elle trouva la salle. Elle marqua une pause sur le seuil, scrutant l’intérieur. La quinzaine d’élèves se déplaçaient librement, passant d’un fauteuil moelleux à un tabouret bancal ou s’affalant sur des poufs. Les couleurs chaudes des coussins et les lumières tamisées créaient une ambiance détendue, presque intime. Une odeur de bois ciré et de thé flottait dans l’air. Pourtant, Marlène resta raide comme un piquet.

- Bonjour, Marlène, l’accueillit un homme au centre de la pièce.

- Bonjour, monsieur Toupin, tenta-t-elle, incertaine.

- Tu es au bon endroit, confirma-t-il avec un sourire.

Elle soupira, soulagée de ne pas avoir à chercher plus longtemps.

- Maître Beaumont m’envoie parce qu’il en a assez d’utiliser ses pouvoirs personnels pour me parler en français.

- Maître Beaumont est français, fit remarquer Monsieur Toupin avec un éclat d’amusement dans la voix. Et pour info, aucun professeur ne puise dans ses propres réserves pour enseigner. Nous utilisons l’énergie de l’école.

Marlène serra les dents. Elle s’était faite avoir. Une fois de plus.

- Maintenant que tu es là, autant en profiter, continua-t-il.

Il tendit un petit cylindre gris, de la taille d’un tube de colle.

- Sais-tu ce que c’est ?

- Non.

- Devine.

Marlène hésita, puis répondit :

- De la pierre ?

- Exact. Du grès, pour être précis. Une pierre capable de retenir la magie. On peut y stocker de l’énergie jusqu’à sa limite maximale. C’est comme ça qu’on ensorcelle des objets.

Marlène s’en fichait mais elle ne voulait pas paraître impolie alors elle ne coupa pas le professeur. Elle hocha la tête. L’odeur de thé et les éclats de rire des élèves appuyaient sur ses nerfs, lui rappelant à chaque instant qu’elle ne comprenait rien à tout cela.

- Voilà, dit Monsieur Toupin avec entrain. Tu peux activer ton collier maintenant.

Marlène ouvrit de grands yeux. Bien sûr, voilà, il avait fini son explication. Marlène ne se sentait pas du tout plus avancée qu’à son arrivée. Les autres élèves se promenaient librement dans la classe, touchant à tout, a priori sans ordre ni cohérence. Quelle était cette leçon et comment ce professeur travaillait-il ? Marlène détourna les yeux, la gorge serrée.

- D’accord, merci, dit-elle en faisant mine de s’éloigner.

Elle aurait préféré s’enfouir la tête dans le sable et disparaître.

- Marlène ? la retint monsieur Toupin.

- Hum ? lança-t-elle en cessant son geste.

- Active-le, dit monsieur Toupin.

Marlène entrouvrit la bouche, prête à dire quelque chose, mais les mots restèrent bloqués. Ses mains se tordaient malgré elle, ses ongles mordillant la paume de ses mains. Elle regarda le cylindre de grès comme s’il s’agissait d’une énigme impossible à résoudre.

- Va où se trouve ta réserve de magie tout en activant la gnosie, proposa monsieur Toupin.

- Ma réserve de magie ?

- Maître Beaumont te l’a montrée tout à l’heure, non ?

Ils se parlaient, ces profs ? Elle inspira, tentant de dissimuler le tremblement de ses mains. Il voulait qu’elle retrouve sa bulle bleue tout en activant la gnosie. Comment était-elle censée se trouver dans deux endroits en même temps ?

Elle le gratifia d’un regard vitreux qui, dans son collège habituel, décourageait les enseignants qui d’un « Laisse tomber » lui fichaient ensuite la paix, la laissant se complaire dans sa solitude et son ennui relaxant.

- Tu as le droit de dire « Je ne sais pas faire ça », précisa monsieur Toupin.

Marlène détestait cet aveu. Elle sentit une brûlure familière monter derrière ses paupières. Elle détourna les yeux, fixant un élève qui se promenait dans la pièce sans raison visible. Elle inspira et murmura, les dents serrées :

- Je ne sais pas faire ça.

Activer le traducteur, tous les élèves l’avaient fait à la sortie du bus. Ils semblaient tous à l’aise tandis qu’elle ramait juste à trouver sa chambre. Le professeur ne fit aucun commentaire. Il se contenta d’un hochement de tête approbateur, et Marlène sentit un poids s’écraser sur ses épaules, plus lourd encore que le ridicule qu’elle ressentait.

Monsieur Toupin hocha la tête, comme si elle venait de donner une réponse brillante.

- Va te reposer, proposa-t-il. Reviens me voir demain, d’accord ?

Marlène hocha la tête et s’éloigna, tout en sachant qu’elle ne comptait pas remettre les pieds dans cette salle de classe. Marlène flâna, son esprit en ébullition. Ce n’était pas la magie qui lui manquait, c’était le mode d’emploi. Et si elle ne le trouvait jamais ?

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