La flânerie mena Marlène à tomber sur Julie et sa copine. La salle où elles se trouvaient ne comptait que onze participants. Marlène entra, ne sachant pas si on pouvait aller et venir comme on voulait.
- Bonjour, Marlène, lança une voix féminine. Normalement, quand on veut participer à un cours, on le suit du début à la fin. On n’arrive pas en plein milieu.
Marlène se tourna vers celle qui venait de parler. Grande, ses cheveux, d'un brun foncé étaient soigneusement attachés en un chignon serré, avec une mèche coincée derrière son oreille gauche. Élancée mais athlétique, les épaules droites, elle proposait un visage aux traits anguleux et pommettes hautes. Ses yeux perçants, d'un marron profond, se rehaussaient de sourcils parfaitement dessinés scrutant Marlène jusqu’à son âme. Les petites boucles d’oreilles brillaient, assorties à sa jupe crayon ajustée sous une chemise en soie fermée jusqu’au col. Un blazer et des escarpins sombres terminaient l’ensemble.
Marlène fit la moue. Venait-elle de tomber sur la pire prof de l’école ? Risquait-elle d’être collée ou de se prendre une punition ? Pas génial pour un premier jour. Didier l’engueulerait s’il l’apprenait.
- Bonjour, professeur, répondit Marlène. Désolée, euh…
- Maître, répondit la femme d’une trentaine d’années, l’air sévère. Je suis maître Gourdon.
- Oh ! Pardonnez-moi, maître, dit Marlène dont les excuses n’étaient pas sincères comme son ton légèrement sarcastique le laissant entendre. J’ai été virée du cours précédent.
- Tu es partie du cours de monsieur Toupin, répliqua le professeur.
- Je parlais de celui de monsieur Beaumont, précisa Marlène.
- Maître Beaumont, siffla le professeur.
On s’en fout, pensa Marlène qui sentait son insolence poindre son nez. Elle ne put empêcher ses yeux de s’envoler vers le ciel.
- Vous enseignez quoi ? demanda Marlène qui voyait les élèves grimacer ou sourire dans le plus grand silence.
- Le maniement de la magie, indiqua maître Gourdon.
Merde, pensa Marlène. C’était le sujet le plus intéressant et elle s’était mis le professeur à dos.
- Pour utiliser la magie intra, il faut activer sa gnosie tout en puisant dans ses réserves d’énergie, indiqua maître Gourdon.
Marlène vit un léger sourire apparaître sur son visage. Elle venait de lui demander exactement la même chose que monsieur Toupin. Marlène grimaça.
- Pourquoi ta gnosie n’est-elle pas activée ? Un magicien ne doit jamais l’éteindre, indiqua maître Gourdon.
- Parce que j’ai très faim si je m’en sers.
- Tu es sûre ?
- C’est ce qui s’est passé ce matin, indiqua Marlène, un peu agacée que le professeur se permettre de la contredire.
Qu’en savait-elle ? Elle n’était pas là, si !
- Et cet après-midi ? insista maître Gourdon.
- Quoi cet après-midi ?
- Quand tu as utilisé ta gnosie, tu as eu faim ?
Marlène dut admettre que non. Lorsque maître Beaumont lui avait demandé de sortir, son estomac n’avait pas crié famine comme avant déjeuner. Marlène plissa les yeux tandis que maître Gourdon souriait de nouveau.
- Qu’est-ce qui a changé ? demanda Marlène.
Maître Gourdon sourit puis répondit :
- Tu as appris à utiliser la magie, Marlène.
- Je ne comprends pas, avoua Marlène.
- Maître Beaumont t’a montré ta réserve d’énergie et tu as augmenté ton stock. Tu as faim quand tu es en panne d’énergie et que tu dois reprendre des forces. Ta bulle est pleine alors tout va bien. Tu peux activer ta gnosie sans crainte. Vas-y !
Marlène ferma les yeux.
- Non ! Garde les yeux ouverts. Je ne suis pas prof de méditation, moi ! Je veux des élèves attentifs, pas à moitié en train de dormir sur des tapis.
Marlène ricana au ton moqueur du professeur. Finalement, elle lui plaisait bien, la prof de maniement de la magie et elle ne semblait pas lui en vouloir. Ça se passerait peut-être bien.
Marlène tenta d’entrer dans le tunnel sans fermer les yeux et la vision magique se superposa aux cinq sens classiques. Marlène fut agressée par des dizaines de sons hideux. Cependant, elle ne coupa pas sa gnosie car sa présence la rassurait.
- Tes camarades s’entraînent au maniement de la magie intra, expliqua maître Gourdon, mais toi, tu dois d’abord apprendre à correctement utiliser ta gnosie. Eux savent le faire depuis la plus tendre enfance.
Marlène ronchonna. Elle allait devoir réaliser une tâche de gamin.
- Tu connais Julien le petit magicien ? demanda maître Gourdon.
Marlène fit « non » de la tête.
- C’est le petit héros le plus connu du monde magique. Tu risques d’être en décalage par rapport aux autres si tu ne les lis pas. Tiens. À la fin du cours, tu m’en feras un résumé succinct.
Marlène attrapa l’ouvrage tendu par le professeur qui la laissa pour aller s’occuper d’un autre élève. C’était ça son exercice : lire un livre pour enfant ?
Marlène retourna le livre dans ses mains, intriguée malgré elle par la couverture chamarrée. Un petit garçon, cheveux en bataille et sourire espiègle, y trônait. Autour de lui, des objets flottaient dans les airs : un chaudron, une plume, une pomme.
« Julien, le petit magicien » proclamait le titre en lettres dorées scintillantes.
Avec une moue dubitative, Marlène ouvrit le livre et parcourut les premières pages. Un paragraphe d’introduction en calligraphie soignée expliquait que Julien était un jeune magicien ordinaire vivant dans un village enchanté, où les enfants apprenaient dès leur plus jeune âge à manier la magie au quotidien. Mais Julien n’était pas le plus doué. Ses sorts dérapaient souvent, et il se retrouvait dans des situations cocasses ou délicates.
Les chapitres s’enchaînaient sous forme de courtes histoires autonomes, chacune commençant par une mésaventure. Dans l’une, Julien renversait accidentellement un seau d’eau magique sur une plante qui se mettait à grandir démesurément, envahissant le jardin de ses voisins. Dans une autre, il se perdait dans une forêt ensorcelée où chaque arbre semblait raconter une histoire différente. Ce n’était jamais la magie qui sauvait Julien, mais sa capacité à réfléchir, à demander de l’aide au bon moment, ou à trouver des solutions ingénieuses.
Marlène s’amusa en voyant une illustration où Julien utilisait une loupe pour déchiffrer un parchemin compliqué, alors que tous les autres enfants de l’histoire insistaient pour tenter un sort complexe. Le texte semblait simple, mais il fallait avouer que c’était bien pensé.
Pourtant, lire tout ça avec la gnosie activée restait un défi. Les sons des élèves autour d’elle et les scintillements dans la vision magique l’arrachaient à chaque phrase. Frustrée, elle tourna une page et tenta de se concentrer, mais son esprit repartit vagabonder.
- Fin du cours, annonça le professeur. Allez vous détendre ! Vous l’avez bien mérité. Marlène ? De quoi parle le livre ?
- De Julien, le petit magicien, répondit Marlène.
- Et il lui arrive quoi ?
- Je ne sais pas, madame, avoua Marlène.
- Maître, la corrigea le professeur.
- Pardon, maître, dit Marlène qui cette fois, le pensait sincèrement. Pourquoi je n’y arrive pas ?
- À m’appeler maître ?
Marlène rit puis précisa :
- Non, à lire un livre.
- Parce que c’est un nouveau sens. Quand un bébé ouvre les yeux pour la première fois, lui aussi a mal à la tête, parce qu’il regarde partout, chaque détail, chaque tâche de couleur, chaque forme, tout est nouveau. Il ne veut rien rater.
- Il faut juste que je m’entraîne, comprit Marlène.
- Laisse-le activé le plus possible. À force, la douleur diminuera.
- Merci, Maître.
Le professeur sourit au titre employé.
- Et si tu retournais voir monsieur Toupin ? proposa maître Gourdon. Je suis sûre que tu crèves d’envie de découvrir ta colocataire et une discussion uni-directionnelle n’est jamais très agréable.
Marlène haussa les épaules. Sa coloc, elle s’en fichait.
- Ou de pouvoir utiliser le guide afin qu’il te dise comment appeler tes parents, proposa maître Gourdon.
Marlène s’en figea de stupeur.
- Je peux appeler mes parents ? répéta-t-elle.
L’idée semblait trop belle pour être vraie. Le manque de leur voix, de leur présence rassurante, lui sauta au visage, bien plus douloureux qu’elle ne l’aurait admis avant cet instant. Elle avait passé une journée entière dans ce nouvel univers étrange, entre humiliations, frustrations et solitude, sans pouvoir partager un seul mot avec eux. Ses yeux s’embuèrent, mais elle détourna le regard pour que le professeur ne s’en rende pas compte.
- Oui, répondit maître Gourdon, comme si c’était une évidence.
Marlène sentit un mélange de soulagement et d’impatience lui monter à la gorge. Elle imaginait déjà leur réaction : sa mère lui poser mille questions sur ses professeurs, son père plaisanter sur la magie comme s’il s’agissait d’un simple gadget. Elle avait tellement à leur dire, tellement à entendre d’eux.
- Comment ? demanda-t-elle, la voix plus pressante, presque suppliante.
Maître Gourdon haussa les sourcils, retrouvant son expression impassible.
- Marlène, ai-je l’air d’un panneau indicateur ?
La réponse sèche lui coupa l’élan. Pendant une fraction de seconde, elle fut tentée de répondre avec l’insolence qu’elle maîtrisait si bien, mais la perspective d’entendre ses parents l’apaisa. Elle comprit que cette femme, pour rigide qu’elle soit, lui avait donné une vraie clé.
- Le guide peut t’aider pour ça, ajouta maître Gourdon.
Marlène pinça les lèvres. Elle savait que retourner voir monsieur Toupin serait inévitable si elle voulait obtenir des réponses.
- Pardonnez-moi, maître, répéta Marlène. Je vais aller voir monsieur Toupin.
La professeure esquissa un sourire satisfait, mais Marlène n’y prêta pas attention. Une chaleur nouvelle montait en elle, une urgence qu’elle n’avait pas ressentie de toute la journée. Elle allait retrouver leur voix, leur soutien. Et rien, pas même le guide infernal ou monsieur Toupin, ne l’en empêcherait.
- Excellente idée, mademoiselle Norris ! s’enthousiasma maître Gourdon assez fort pour que l’ironie transpire de ses propos.
Le professeur s’éloigna en secouant la tête. Marlène hésita, ses pensées s’entrechoquant. Revoir monsieur Toupin signifiait affronter une nouvelle dose d’humiliation, mais si c’était le prix à payer pour entendre la voix de sa mère ou de son père, elle s’en accommoderait. Inspirant, elle remit « Julien, le petit magicien » sur une table proche et sortit d’un pas décidé.
Marlène traversa les jardins, son esprit envahi par les vagues incessantes de sensations que la gnosie activée lui infligeait. Des bruits, des couleurs, des odeurs semblaient se déverser sur elle comme une pluie invisible et ininterrompue. Chaque vibration la frôlait, pénétrait son corps, sans qu’elle puisse les trier ni les repousser. Les bébés subissent-ils vraiment ça, dans leurs premiers jours de vie ? pensa-t-elle, une vague de compassion pour ces petites créatures submergées par tant de nouvelles perceptions.
Heureusement, le parc était presque désert. Les quelques étudiants qui traînaient dans les allées semblaient absorbés par leurs propres pensées, leurs mouvements n’atteignant pas la bulle fragile que Marlène s’efforçait de maintenir. Ainsi, les attaques sensorielles étaient moins fréquentes, moins intenses.
Elle arriva enfin devant la salle de classe de monsieur Toupin, qui, comme un îlot de calme, restait vide en cette heure où la majorité des élèves se perdaient dans les espaces communs, à discuter ou à se reposer. Marlène inspira, se préparant à retrouver le professeur.
- Déjà de retour, Marlène ? lança monsieur Toupin, un brin amusé. Oh ! Une gnosie activée ! C’est beaucoup mieux !
- Je viens à peine d’arriver, répondit Marlène, ne pouvant réprimer un soupir suppliant, fatiguée d’avoir à gérer ce trop-plein de sensations.
- Et tu fais des progrès remarquables ! s’exclama monsieur Toupin, tout en s’avançant d’un pas.
Marlène hésita, ses doutes la rattrapant. Cette remarque était-elle sincère, ou une simple moquerie ?
- Je le pense sincèrement, dit monsieur Toupin en posant sa voix. Te rends-tu compte qu’au lever du soleil, tu doutais encore d’être magicienne ? Est-ce toujours le cas ?
Elle secoua la tête, un peu plus confiante, mais la réalité restait floue.
- Pour un premier pas, c’est déjà énorme, insista monsieur Toupin.
Marlène l’écouta distraitement, son esprit dérivant déjà vers sa prochaine préoccupation.
- Je voudrais appeler mes parents, dit-elle, comme un éclair de vérité dans le flot de ses pensées.
- Il te suffit de le demander au guide. Sors-le.
Marlène sortit le guide de sa poche et le déplia. Ce n’était qu’une feuille blanche vide.
- Garde ta gnosie activée et transfère un peu de magie dans le guide. Il est conçu pour supporter des chocs violents car les élèves de l’école sont rarement au contrôle dès leur arrivée alors ne t’inquiète pas.
- Comment je fais pour transférer de la magie ? demanda-t-elle, la frustration venant percer son masque de calme.
Pour la première fois de sa vie, elle venait d’avouer son ignorance à un professeur sans en ressentir de honte ni de gène. Didier serait fier d’elle pour ce simple progrès.
- Ta réserve est une bulle autour de toi, c’est ça ? demanda monsieur Toupin.
Marlène hocha la tête.
- Ce n’est pas pareil pour vous ? demanda-t-elle.
- La réserve est un endroit personnel, indiqua monsieur Toupin. Il n’y en a pas deux identiques.
- Ah… enregistra Marlène.
- Pourrais-tu faire apparaître la bulle autour de toi ?
Elle ferma les yeux un instant, mais monsieur Toupin l’interrompit d’un geste.
- Non, garde les yeux ouverts, comme on t’a appris. Je ne suis pas prof de méditation, moi ! la contra monsieur Toupin, tout comme maître Gourdon quelques minutes plus tôt.
Marlène ronchonna.
- Plus tu iras en cours de méditation, plus tu te familiariseras avec ces environnements, et plus il te sera facile d’y faire appel en dehors.
Toutes les matières se complètent, comprit Marlène. Pas moyen d’en éliminer une. Elle allait devoir bosser partout. Aucune impasse possible. Elle grimaça de déplaisir.
Elle voulait vraiment appeler ses parents alors malgré son agacement, elle suivit les instructions. Quelque chose en elle commençait à faire sens. Elle se concentra pour rendre sa bulle tangible. Quelques secondes plus tard, elle la ressentit enfin, flottant autour d’elle. La gnosie revint en surimpression.
- Grâce à la gnosie, tu peux ressentir l’objet magique, pour ce qu’il est je veux dire.
Marlène ne sentit aucune différence entre la feuille et le fauteuil mais préféra ne pas contredire le professeur.
- Bien, bien, dit le professeur. Maintenant, donne un peu d’énergie au guide. Ce n’est pas compliqué.
Marlène prit de l’eau dans sa bulle et en offrit au guide qui s’éclaira. Marlène explosa de joie, rompant ainsi toute sa concentration.
- Plus tu le feras et plus tu y arriveras, assura monsieur Toupin. Par contre, n’hésite pas à donner beaucoup, beaucoup moins d’énergie.
Marlène montra qu’elle avait compris.
- Merci, maître, dit-elle poliment.
- Monsieur, la corrigea le professeur.
Elle soupira. Jamais la bonne réponse… Mais au fond, une certaine fierté l’envahit. Elle venait de faire quelque chose de concret.
Marlène sortit et se chercha un coin tranquille. Au départ, cela lui sembla impossible. L’endroit était immense mais des élèves se promenaient partout, vibrant dans la gnosie, la faisant grimacer. Ils venaient d’apprendre à se servir de la magie intra et s’amusaient avec. Marlène comprenait mais de son côté, cela s’avérait très déplaisant.
Elle découvrit de nombreux parcs, souvent occupés par des amoureux en quête d’intimité ou des groupes discutant gaiement.
Elle perdait espoir de trouver un lieu tranquille lorsqu’elle observa une haute clôture fermée de haies impénétrables. Elle suivit la grille jusqu’à un portail ouvert. Aucun panneau n’indiquait d’interdiction. Marlène entra et sourit en constatant le silence. Aucun étudiant ne se trouvait assez proche d’elle pour rayonner dans sa gnosie.
Elle observa son environnement. Des chemins sinuaient au milieu de plantes. Sous chaque essence, un petit panneau précisait « Hêtre », « Rosier du Bengale », « Sarracénie » ou « Millepertuis ». Marlène, qui n’avait jamais été passionnée par la botanique, se contenta de jeter un coup d'œil distrait à ces étiquettes, n’y accordant aucune attention. Seul le silence de cet endroit l’attirait.
Elle s’installa sur un banc devant un parterre de plantes grasses et activa sa gnosie en s’obligeant à garder les yeux ouverts. Puis, elle tenta de faire venir la bulle bleue autour d’elle. À la manière dont je me crispe, je dois avoir l’air bien ridicule. Si quelqu’un me voit, il va penser que je suis en train de chier, grimaça-t-elle. C’est n’importe quoi. Tout ça se passe dans ma tête.
Elle se détendit, respira, fixa un point devant elle, écouta le bruit du vent et la bulle apparut en superposition de la gnosie. Marlène se força à rester calme, à maintenir le contrôle. Elle respira amplement puis déplia le guide et y transféra une goutte d’eau.
La feuille se couvrit d’écritures et d’icônes, à la manière d’une tablette. Marlène appuya sur un symbole « micro » puis annonça d’une voix hésitante :
- Je voudrais téléphoner à mes parents.
- Appel en cours, annonça le guide.
La feuille servait de téléphone. Marlène allait devoir conserver sa concentration durant la discussion. Voilà qui promettait d’être compliqué !
- Allo ?
- Maman ? s’exclama Marlène, super heureuse de l’entendre et tout s’éteignit.
Marlène cria de rage.
- Putain de collège magique de merde ! Vous le faites exprès !
Elle aurait tout donné pour un téléphone normal.
- Arrête de me narguer ! gronda-t-elle, furieuse, à la feuille redevenue blanche.
Un homme apparut, vêtu d’un tablier vert avec des poches contenant divers outils de jardinage. Il lui parla dans une langue slave. Si elle galérait autant à activer le traducteur que le guide, une discussion avec sa colocataire n’était pas pour demain. Elle secoua la tête pour indiquer qu’elle ne comprenait pas. Il mima d’un geste le fait de manger.
- Oh ! Merci, monsieur, dit Marlène, un peu déconcertée, mais reconnaissante.
Elle se leva du banc et, sans trop savoir pourquoi, lança :
- J’aime beaucoup cet endroit. C’est très joli, très harmonieux.
L’homme lui sourit, prononça quelques mots qu’elle comprit probablement comme « merci », puis se remit à ses occupations.
Marlène se dirigea vers le réfectoire. Elle mangea sans trop réfléchir, profitant de ce moment de tranquillité. À sa grande joie, personne ne vint lui parler. Pour une fois, elle pouvait se fondre dans l’anonymat, loin des attentes des autres.
Après avoir mangé, Marlène retourna au parc, déterminée à tenter une nouvelle fois de contacter ses parents. Elle activa sa gnosie, superposa sa bulle et transféra une goutte d’eau dans le guide, avec l’espoir de réussir là où elle avait échoué plus tôt. Le message qui s’afficha la frustra encore plus :
« Plage horaire dépassée. Permission seulement accordée entre 8h et 19h. »
Elle plia le guide, hésitant un instant à le jeter contre un arbre. C'est vraiment de la merde, pensa-t-elle. Mais le guide n'y était pour rien, après tout. Elle se leva, repoussant son irritation, et retourna dans sa chambre. Là, elle s'effondra sur son lit, accablée par la tristesse. Elle passa un moment à contempler les photos de vacances qu'elle avait apportées, se perdant dans les souvenirs avant de prendre une douche pour évacuer sa frustration.
Lorsqu’elle revint dans la chambre, Julie s’y trouvait avec sa copine. Cette dernière lui lança une grande phrase en italien.
- Attends ! l’exhorta Marlène en levant une main.
Marlène superposa sa bulle et transféra une goutte dans le traducteur.
- Vas-y, recommence.
- Bonjour. Je m’appelle Amanda. Ta journée a été agréable ?
- Marlène, se présenta la néomage avant de poursuivre : Moyen.
- Tu as appris à activer un objet magique, remarqua Julie.
- C’est dur, avoua Marlène qui peinait à tenir la concentration.
- Bientôt, ça sera tellement naturel que tu ne t’en rendras même plus compte, assura Julie.
- Et vous deux ? demanda Marlène, s'efforçant de suivre la conversation.
Elle savait que c’était la moindre des politesses, même si elle n’avait que faire de la réponse.
- Mes sons en intra sont horribles, admit Amanda sans cacher sa déception.
- Mon classement est en cours. À cette vitesse, ça va me prendre des mois, grogna Julie.
- Tu as un an, rappela Amanda, un sourire compatissant sur les lèvres.
- Mes parents ne seraient pas contre que je parte avant, grommela Julie, en se repliant un peu sur elle-même.
Amanda lui adressa un sourire conciliant.
- Et toi, Marlène ? Tu restes combien de temps à l’école ? demanda Amanda sans malice, mais son ton creusa une petite fissure dans la conversation.
Marlène ne sut quoi répondre. Julie comptait ne pas finir l’année ? Pourquoi ? Quelle réponse serait cohérente avec son statut de magicienne de fortune ?
- Parce que moi, je dois être partie pour Noël, maugréa Amanda.
Marlène haussa un sourcil, surprise. Noël ? Elle avait été admise dans cette école prestigieuse, et elle n'y resterait que trois mois ? C’était incompréhensible. Pourquoi s’être inscrite dans une école de magie si c’était pour repartir si tôt ?
- Je ne serai jamais une grande magicienne alors à quoi bon ? Dès que j’aurai mon DM3, je file, poursuivit Amanda, les yeux brillants de résignation.
- DM3 ? répéta Marlène, un peu perdue dans cette nouvelle terminologie.
- Le troisième diplôme magique, expliqua Julie avec un haussement de sourcils, comme si ça ne relevait même pas du débat. Moi, je vise le DM4.
Marlène se sentit encore plus perdue. Combien de diplômes existait-il ? Combien de niveaux à franchir avant d’avoir « réussi » ?
- Moi je ne sais pas, avoua Marlène, l’esprit en effervescence
- Tu verras bien, la rassura Amanda. Les professeurs te guideront vers ce qui est le mieux pour toi.
- Oui, ils n’abusent pas dans cette école, ajouta Julie avec un sourire narquois. Ils ne te gardent pas juste pour te soutirer plus de fric. Quand tu as atteint tes limites, ils te le disent et tu peux partir le jour-même. Nos parents attendent ça avec impatience !
Marlène resta silencieuse, écoutant sans réagir. Une question s’imposa dans son esprit : Jusqu’où irai-je en tant que néomage ?
Ce dont elle était sûre était qu’elle voulait apprendre à manipuler la magie. Elle voulait faire voler des trucs.
Le lendemain, Marlène se rendit devant la salle de classe de maître Beaumont. À 8h30, elle était déjà complète.
- Les places sont chères, maugréa un adolescent avant de s’éloigner, dépité.
Marlène savait que si elle entrait, le professeur irait lui chercher un tapis juste pour elle. La jeune femme ne le désirait pas. Elle resta un instant interdite puis haussa les épaules. Après tout, méditer ici ou ailleurs, quelle différence ? Il faisait beau. Cela ne durerait pas. Autant profiter des derniers jours de l’été.
Marlène se rendit au parc clôturé, s’y installa et se retrouva dans sa bulle bleue. Elle s’y sentait bien, rassurée, enveloppée de bonheur, de chaleur et de douceur. Comme dans le ventre de sa mère.
- Maman ! s’exclama-t-elle en sortant de méditation.
Elle superposa la bulle bleue sur sa gnosie réactivée au réveil puis demanda au guide de téléphoner à ses parents.
- Allo ? dit Henriette.
- Maman ! répondit Marlène d’une voix calme, prenant soin de garder toute sa concentration.
Elle s'efforça de maintenir un ton neutre, sans éclats de joie, même si, au fond, elle était contente d'entendre sa mère. Cette fois-ci, il fallait tenir plus de deux secondes.
- Marlène ! Didier ! C’est Marlène ! Viens vite ! Comment vas-tu ma chérie ? C’est toi qui a appelé hier ?
- Oui, j’ai…
- Bonjour ma chérie, dit Didier. Les cours se passent bien ?
- Tu t’es fait des amies ? Tu manges bien ? interrogea Henriette, inquiète.
Marlène sourit, mais la conversation était plus compliquée qu’elle ne l’avait imaginé. Elle n’arrivait presque pas à en placer une.
- Ne vous inquiétez pas si la conversation coupe. C’est juste très difficile pour moi.
- Difficile de quoi ? demanda Didier, intrigué.
- De tenir la conversation, expliqua Marlène, en essayant de ne pas perdre le fil. Je dois utiliser la magie pour vous parler.
- Ah bon ? Pourquoi ? demanda Henriette, un brin perplexe.
- Parce que les profs sont des sadiques, grommela Marlène, presque sur le ton de la plaisanterie, mais avec un fond de colère.
- Moi, je dirais qu’ils sont malins, répondit Didier et sa remarque n’étonna pas du tout Marlène. Donc, tu sais utiliser la magie. Tu es vraiment magicienne !
- Oui, dit Marlène, presque trop sérieusement.
- Je suis tellement contente ! s’exclama Henriette. J’aimerais te prendre dans mes bras. Tu me manques, ma chérie !
À ces mots, une vague de tristesse submergea Marlène. L’émotion fut si forte qu’elle sentit le lien se rompre. Le contact avait été coupé. Probablement Didier venait-il de sermonner Henriette pour qu’elle arrête de trop s’émouvoir. Marlène soupira.
Elle se replongea dans sa bulle, fermant les yeux, se laissant envelopper par la sensation rassurante et chaleureuse de ce lieu. Là, personne ne pouvait venir la déranger.
Elle n’en sortit que parce que son estomac gargouillait. Lorsqu’elle revint au monde réel, le soleil était bas et elle comprit qu’on était le soir. Elle avait passé toute la journée dans sa bulle. Il serait bientôt 19h. Si elle n’appelait pas tout de suite ses parents, elle ne pourrait pas le refaire avant le lendemain.
- Marlène ! s’enthousiasma la voix de sa mère.
- Si je comprends bien, quand tu seras en mesure de tenir une vraie conversation avec nous, c’est que tu auras fait de beaux progrès, c’est ça ? lança Didier, avec un ton léger.
- Exactement, papa, répondit Marlène, feignant un sourire.
- J’ai hâte, ma fille. Qu’as-tu appris aujourd’hui ?
À cet instant, une honte cuisante l’envahit. Toute la journée, elle était restée dans sa bulle, n’ayant pas mis le pied dans une salle de classe.
- Marlène ? insista Didier, percevant son silence et son désarroi. Rassure-moi… Tu n’as pas glandé toute la journée, quand même ?
La honte se transforma en peine, montant en elle comme une vague de tristesse. Le contact se rompit à nouveau, et Marlène sentit les larmes envahir son visage. Elle essuya ses joues, se forçant à retrouver une apparence calme.
Elle se dirigea vers le réfectoire, l’esprit tourmenté. Le bruit qui l’entoura dès qu’elle entra la prit en pleine face, mais elle l’ignora. Personne ne vint lui adresser la parole, et elle s’assit sans un mot. Elle mangea un peu, sans grand appétit, n’ayant pas vraiment perdu d’énergie pendant la journée. Ses gestes étaient lents, automatiques. Elle restait là, figée dans une tristesse profonde, se sentant plus seule que jamais.