Louarn, sous sa forme favorite, léchait ses plaies, roulé en boule entre les racines d'un grand châtaignier. Il avait retiré un à un les aiguillons des poulpikans et essayait maintenant de faire en sorte que le sang arrête de couler des dizaines de petites piqûres qu'il avait sur tout le corps. Même s'il supportait plutôt bien la douleur et que sa condition de korrigan lui permettait de résister au poison dont ses lointains cousins enduisaient leurs flèches, il se sentait clairement affaibli.
Le garçon était sauf, c'est tout ce qui comptait.
L'arbre contre lequel il avait trouvé refuge était un ancêtre, ses immenses branches tordues et dépourvues de feuilles s'étendaient aux abords du Yeun Elez. Elles se découpaient de façon inquiétante dans la brume du petit matin, mais il en fallait bien plus pour effrayer Louarn. Il se redressa avec précaution et remercia le vieux châtaigner d'un bref hochement de tête pour le maigre abri qu'il lui avait fourni.
La tête rousse du renard émergea d'entre les racines de l'arbre et fila hors des marais, en direction des basses collines environnantes.
*****
Comme à chaque fois qu'il revêtait une forme animale, Louarn laissait libre cours aux instincts de la bête qu'il sentait remonter. Ses congénères évitaient au maximum ces transformations, ils prétendaient qu'à chaque fois qu'ils se changeaient, ils prenaient le risque de perdre un peu de leur âme... Louarn restait persuadé que c'était une rumeur répandue par leur Ancien depuis que ce dernier avait été vu se roulant dans la boue sous la forme d'un sanglier...
Lui, aimait ces moments où il se laissait couler dans la peau de l'animal qu'il était devenu, furetant dans les buissons à la recherche d'un mulot, suivant la piste d'un lapin de garenne, croquant quelques baies au passage ou sautant après une alouette qui décollait sous son nez.
Il se laissa donc distraire en chemin et parcouru plus de distance que nécessaire, mais il savait pourtant exactement où il se rendait. Au fur et à mesure de la journée, le paysage changea petit à petit et les collines couvertes de bruyères firent place aux champs cultivés striés de routes et de chemins. Louarn s'y sentait bien moins à l'aise et regrettait le bocage d'antan où il pouvait se déplacer de talus en bosquets. Le maillage des petits champs, cultivés à la main ou à l'aide de bêtes, avait fini par être remplacé par de grandes étendues informes et vides, où les machines pouvaient circuler plus facilement. Il plongea au cœur de l'une de ces immenses plantations de maïs, non sans pester contre la stupidité des hommes, et eut l'impression de mettre une éternité à traverser ce labyrinthe vert. Champ après champ, le paysage évoluait et de petits vallons boisés commencèrent à faire leur apparition.
C'est à la fin de sa journée de marche que Louarn atteint l'un d'entre eux, plus profond, au creux duquel s'écoulait une rivière agitée. De gros chaos granitiques obligeaient le cours d'eau à rebondir de-ci, de-là entre les rochers érodés et moussus. La lumière rasante du soir enflammait le feuillage restant des hêtres, penchés au-dessus de cette petite vallée.
Le renard se faufila entre les troncs tombés et les roches affleurantes de la pente et s'arrêta au bord de l'eau pour laper le liquide frais et revigorant. Il emprunta ensuite un chemin à peine visible qui longeait le cours d'eau, passait de pierres en pierre pour traverser la rivière et disparaissait, de l'autre côté, entre deux blocs de roche.
Il se glissa dans la faille et se retrouva dans une sorte de cavité naturelle, entre les pierres. La faible lumière, pénétrant par un espace entre les blocs, sur le haut de la grotte, éclairait difficilement l'abri. Louarn reprit sa forme korrigane et descendit avec précaution les marches que formait naturellement la roche pour atteindre le fond de la caverne. Ses sabots résonnaient dans cet espace confiné lorsqu'ils rencontraient la pierre et, en dehors de ce bruit, seul le son agité des remous de la rivière pénétrait jusqu'ici.
Il sentit enfin la terre meuble, marquant la fin de sa descente et fit quelques pas pour se retrouver face à un grand bloc de roche lisse. Il en caressa sa surface et murmura quelques mots dans un langage depuis longtemps oublié des hommes, et dans un grondement, la pierre se mit à pivoter.
*****
Comme à chaque fois qu'il revenait chez lui, la descente lui parut interminable. Les premiers couloirs, creusés à même la roche et la terre, n'étaient éclairés que par quelques bouquets de champignons phosphorescents. L'air était lourd d'humidité et d'odeurs de renfermé et de terre. L'espace était exigu, même pour un korrigan et le sol en pente glissait en maints endroits.
Il finit par déboucher, au bout de quelques heures, dans une caverne tellement gigantesque qu'elle aurait pu contenir une ville humaine. Il était sur le bord d'une paroi, au pied d'un escalier suspendu dans le vide. Une luminosité surnaturelle baignait l'immense salle mais le fond de la grotte disparaissait dans une brume permanente et malsaine. L'escalier qui s'étendait devant lui, montait en pente douce, sur plusieurs kilomètres, vers une colonne rocheuse tombant du plafond, et disparaissant dans la brume du fond. La colonne en question semblait, tout comme une fourmilière, percée de milliers de petits trous éclairés de l'intérieur...
Louarn s'engagea sur les marches de pierres, non sans jeter un regard inquiet à la brume en contre-bas. Celle-ci semblait se mouvoir par moment, comme si elle cachait quelques créatures immenses en son sein.
Il était épuisé et l'ascension fut encore longue, aussi fut-il ravi d'atteindre enfin le haut de l'escalier qui s'arrêtait au milieu de la colonne, au pied d'une grande porte de chêne surmontée de deux gargouilles de pierre aux allures de dragons menaçants. Les trous éclairés que l'on voyait depuis l'entrée de la grotte, étaient autant de petites fenêtres aux formes diverses et variées qui perçaient cette ville creusée au cœur même du pilier.
Le korrigan resta quelques secondes à observer l'édifice avant d'empoigner le heurtoir de bronze pendant de la gueule d'un loup et de frapper trois grands coups sourds. Une petite fenêtre coulissante, protégée par une grille, s'ouvrit et deux yeux globuleux apparurent pour observer l'arrivant. Une voix grinçante résonna :
« Qu'est-ce que c'est ?
— C'est moi, Louarn, ouvre... »
La fenêtre se referma brusquement et divers bruits métalliques se succédèrent, comme autant de serrures à déverrouiller, avant que la porte ne grince sur ses gonds et ne s'ouvre lentement, laissant ainsi filtrer la lumière provenant de l'intérieur du pilier. Louarn se glissa dans l'ouverture et tomba nez à nez avec le gardien de la porte, un korrigan bien plus grand que lui à la mine renfrognée. Quelques touffes de cheveux gras et filasses tombaient du haut de son crâne jusque sur ses épaules larges et nues. Sa poitrine, elle aussi nue, laissait voir la carrure impressionnante du bonhomme et son pantalon en lambeaux avait du mal à cacher des pattes identiques à celles des crapauds.
« T'es attendu microbe. L'Ancien veut t'voir. »
Louarn hésita à lui renvoyer une pique bien sentie, mais il savait qu'elle s'ajouterait à la liste des raisons que le gardien avait de ne pas l'aimer. Aussi se retint-il.
« Dans ce cas, laisse-moi passer Tosseg. »
Le colosse s'écarta, révélant alors la rue se trouvant derrière lui. Elle était creusée directement dans la roche, pavée et bordée de bâtisses de pierres, de terre et de bois. Le plafond servait de toit à certaines d'entre-elles. Des centaines de torches et de lanternes pendaient aux murs en compagnie d'enseignes et de gargouilles aux formes multiples. De nombreux korrigans, d'ethnies diverses, allaient et venaient, transportant des liasses de parchemins, des piles de crêpes, des fûts d’hydromel ou des objets plus étranges les uns que les autres. La vie grouillait au cœur même du pilier de pierre.
Louarn s'engagea sans hésiter dans cette rue débordante d'activité et zigzagua entre ses congénères, évitant de se faire bousculer par les plus grands de son espèce et enjambant les plus petits. Il suivit l'axe principal, sans dévier dans la multitude de petites ruelles attenantes, et finit par atteindre un grand escalier sculpté dans la roche et montant en colimaçon dans la paroi vers les salles supérieures. De nombreux individus montaient et descendaient l'escalier et deux korrigans, ressemblant globalement à Louarn mais équipés et armés comme des soldats, contrôlaient l'accès aux étages. Ce dernier s'engagea directement dans l'escalier en adressant un signe de la main et un « Salut les gars ! » aux gardes qui lui répondirent par un hochement de tête.
Les marches de l'escalier étaient couvertes d'un tapis rouge sombre et les murs étaient entièrement peints de fresques retraçant l'histoire du peuple korrigan. Louarn ne prit cependant pas le temps de les contempler et, malgré la fatigue, escalada les marches quatre à quatre. Il laissa passer plusieurs étages et continua sa longue ascension pour finalement atteindre le dernier palier, celui où se prenaient les grandes décisions, celui où se trouvait la demeure de l'Ancien.
Ici, la lumière semblait provenir du plafond lui-même et il régnait une ambiance plus sereine. Les bâtisses, blanchies à la chaux, s'étalaient le long d'une rue serpentant en pente douce vers un bâtiment bien plus majestueux situé sur une hauteur, la salle du Conseil. La plupart des korrigans circulant dans les rues étaient des korrils, le peuple de Louarn, mais ces derniers étaient vêtus de tenues chatoyantes et guindées. Cet étage rassemblait la noblesse et la bourgeoisie korriganes et regorgeait d'arrivistes et de politiciens de tous poils. Louarn ne put s'empêcher de grommeler en voyant cette foule hautaine mais fut rapidement coupé par un toussotement gêné.
Un jeune korrigan au faciès de rat, arrivant à peine au-dessus de la ceinture de Louarn réajusta ses lunettes lorsqu'il réussit à capter son attention. Il tenait dans ses mains un morceau de parchemin qu'il déroula lentement avant de le lire d'un ton monocorde.
« Monsieur Louarn,
Suite à de récents évènements concernant le Conteur, vous êtes attendu à la demeure de l'Ancien pour faire votre rapport. »
Il enroula à nouveau le parchemin avec soin et retira ses lunettes.
« Veuillez me suivre s'il-vous-plait. »
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et s'engagea dans la rue principale. Louarn secoua la tête avec un sourire amusé et le suivit à son tour.
*****
La demeure de l'Ancien était une maison relativement modeste en comparaison de certaines bâtisses de cet étage, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur. Louarn fut reçu dans un bureau très sobre dont les murs étaient couverts d'un velours vert et le sol d'un parquet ciré. Seules quelques toiles, représentant des paysages légendaires, venaient mettre un peu de couleur. La lumière pénétrait difficilement par la seule fenêtre ronde de la pièce et quelques lampes prenaient alors le relais.
L'Ancien était installé derrière son grand bureau de bois sombre et venait de remercier son assistant qui quittait la pièce. L'Ancien était un korril d'un grand âge, certains le prétendaient plusieurs fois centenaire. Son épaisse chevelure, d'où dépassaient deux andouillers de chevreuil, était d'un blanc éclatant et, malgré son âge avancé, ses yeux brillaient d'intelligence et d'énergie. Il jouait régulièrement les korrigans séniles et certains espéraient qu'il laisse un jour sa place, mais il était loin d'être prêt à prendre sa retraite.
Lorsque son assistant eut refermé la porte, il se redressa sur son fauteuil et ouvrit une petite porte de son bureau pour en sortir une bouteille en terre et deux gobelets.
« Avant de passer aux choses sérieuses... Un petit verre de chouchen ? »
Louarn s'était installé en face de l'Ancien et ne refusa pas le gobelet qu'il lui tendit.
« Bien... Mon cher Louarn. Qu'est-ce qui te ramène ici ? Pourquoi n'es-tu pas aux côtés du Conteur ? »
Louarn, avala une gorgée du liquide ambré et s'installa au fond de son siège avant de répondre.
« Nous avons eu un... démêlé avec les poulpikans du Yeun Elez. Je suis intervenu pour occuper ces imbéciles pendant qu'Yvonig prenait la fuite.
— Ces satanés rats des marais... Il est impossible de leur faire entendre raison ! C'est plus fort qu'eux, malgré tout ce que représente ce garçon... Mais ce n'était peut-être pas non plus le chemin à choisir, pourquoi êtes-vous passés par les portes de l'Enfer ? Et pour aller où ?
— Je n'ai pas réussi à lui faire changer d'avis... C'est une vraie tête de mule! Et c'est justement concernant sa destination que je voulais vous voir. Yvonig a décidé de rejoindre Ker Is. »
L'Ancien fit tourner le liquide dans son verre et semblait absorbé par les remous aux couleurs de miel.
« Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée...
— Quoi ? Mais il va se jeter tout droit dans les griffes de Dahut ! Vous savez ce qu'elle fait des hommes qu'elle reçoit chez elle ?
— Bien sûr que oui, Louarn, je ne suis pas sénile! Contrairement à ce que certains pensent... Mais elle sait qui est ce garçon et l'enjeu qu'il représente, elle ne lui fera rien.
— En êtes-vous sûr ?
— Non. Il est évident que non. Elle est imprévisible... Mais elle est à demi humaine, comme lui, et pourra certainement l'aider dans sa quête. Sa nature fait qu'elle connait des voies et des chemins qui nous sont inconnus.
— Mais elle peut tout aussi bien céder à la tentation et faire d'Yvonig sa proie.
— Yvonig a le cœur pur, tu le sais aussi bien que moi. Si elle cède, lui ne le fera pas...
— D'autres hommes s'y sont laissés prendre... Dont certains que l'on disait « Saints »...
— Ils n'avaient que leur foi pour les garder de la princesse, le garçon a une protection bien plus puissante... »
Louarn s'était tu et ses yeux fixaient un tableau, dans le dos de l'Ancien : Une peinture figurant un cercle d'arbres et des hommes en blanc semblant danser au centre. Des druides au centre d'un bosquet sacré. Un rituel. Il repensa à Yvonig, à ce qu'il avait déjà enduré et à ce qu'il allait devoir affronter.
« Louarn » La voix de l'ancêtre brisa le silence qui s'était installé entre les deux korrigans. « Tu t'es attaché à lui...
— Il est touchant... Et tellement naïf. Cela me coûte de lui mentir.
— Mais telle est la loi. Tu ne peux influer sur son destin. Il est celui qui nous apportera le salut.
— Vous êtes tellement certain qu'il est celui dont parle la prophétie.
— Parce que tel est le cas.... Il le faut.
— Nous avons déjà fait cette erreur.
— Je le sais. Et chaque jour que la Déesse fait, je le regrette. C'est aussi pour cela que je t'ai demandé de garder un œil sur le garçon. S'il s'avère ne pas être celui que nous espérons, il faudra agir. Ne t'y attache donc pas trop.
— Mensonges, espionnage et traîtrise... J'espère qu'Yvonig ne découvrira jamais nos petits secrets, car nous provoquerions alors notre propre chute... »
Que risque-t-il vraiment en se rendant à Ker Is ? J'ai hâte de le voir là-bas. Je suis sûr que cela promet de belles aventures.
Sinon du côté de Louarg, c'est intéressant de le voir dans son "habitat". Du coup, il a été envoyé pour le surveiller et protéger ?
J'ai hâte d'en savoir plus.
J'espère que tu es rassurée de le voir en bonne santé!
Merci encore!
Pas faux cette histoire de fût de bière... Une barrique de lambig serait plus appropriée :p
J'avoue aimé les longue descriptions... Mais la plupart du temps je me retiens!
Ce chapitre est du point de vue de Louarn, qu’on suit dans son retour au bercail. J’ai bien aimé la partie du renard et la façon dont tu décris ses sensations animales. Après, l’arrivée chez les korrigans est intrigante, avec la brume malsaine, je me suis demandée si cette brume n’était pas un signe d’une dégénérescence ou malédiction qui aurait un rapport avec ce qu’ils attendent d’Yvonig. Puis suit une partie descriptive dans le pilier avant d’arriver à la conversation avec le vieux chef. Cette dernière partie permet de comprendre un peu mieux les enjeux autour d’Yvonig. La fin de chapitre est elle aussi très intrigante avec l’idée de la chute…
Au final, ce chapitre était agréable, mais je l’ai trouvé un peu trop descriptif, avec les nombreuses descriptions : dehors/la ville/l’intérieur du pilier/ la demeure de l’ancien. Il n’y a qu’à la fin qu’on a un dialogue entre Louarn et l’Ancien.
Détails
aux instincts de la bête qu'il sentait remonter : ambigu. Ce sont les instincts ou la bête qu’il sent remonter ?
furetant dans les buissons à la recherche d'un mulot, suivant la piste d'un lapin de garenne, croquant quelques baies au passage ou sautant après une alouette ayant décollé sous son nez : beaucoup de participes présents…
parcouru plus de distance que nécessaire : parcourut
le paysage changea donc petit à petit : pourquoi ce « donc » ?
repet : le paysage changea donc petit à petit/ le paysage changea à nouveau
Tes commentaires sont toujours justes!
Oui, j'avoue, je suis un grand fan de descriptions... Peut-être trop...
Je vais y réfléchir.
Pour ce qui est des détails: j'ai tout pris en note, et modifié ça dans mon manuscrit!