— Ça fait un bien fou ! se régala Lucia.
Les deux amis d’enfance se trouvaient au stand d'une brasserie itinérante de l'Ouest. Posées sur un tonneau vide, six petites chopines de bière aux différentes saveurs étaient accompagnées de roulés à la cannelle.
— Passe-moi une de tes roues de miel que je teste avec cette bière là, lui demanda énergiquement Loan en tendant la main vers elle.
Il avait repris du poil de la bête. Heureusement, car elle ne se voyait pas l’abandonner à ses pensées négatives pendant qu’elle devait affronter son destin devant toute la capitale. L'épisode de la voyante était oublié aux vues des chopines qu’il s’enfilait sans y laisser une goutte. Gérer les tribulations du rouquin lui avait bien occupé l’esprit, mais maintenant l’angoisse pointait le bout de son nez à propos de la Cérémonie du Feu. L’appel sonnerait bientôt et elle devrait partir pour l’enceinte du château, seule. En tête à tête avec ses inquiétudes. Le regard dans le vague, elle se demandait combien seraient choisis cette année quand quelque chose attira son regard. La tête blonde de sa sœur se démarquait entre mille dans la foule grâce à sa coiffure sophistiquée. Elle lui fit signe de la main tandis que Loan finissait sa cinquième chopine sans qu’elle n’ait pu en goûter une lampée. Il devint rouge comme une tomate lorsque Sylia les rejoignit. Elle ignorait si c’était l’effet de l’alcool ingurgité rapidement ou la présence de sa bien-aimée en devenir qui le mettait dans cet état.
— Papa m’a demandé de te rejoindre. Il s’est dit que ça serait mieux qu’on soit toutes les deux pour aller à la Cérémonie.
— Super ! Justement, je ne me sentais pas vraiment d’y aller seule, avoua-t-elle en dessinant des cercles sur la tranche de sa chopine vide. Quand je pense à nos parents, des fois je me dis que la magie existe peut-être finalement.
Sylia lui sourit et prit place à côté de Loan qui se raidit tel un piquet comme s'il ne voulait pas dépasser d’un cube imaginaire tandis que Lucia recommandait les mêmes chopines, amusée par la situation.
— Tu as finalement trouvé tes roulés à la cannelle qui te faisaient tant rêver ce matin, lança la belle blonde.
— Parfaitement ! Mais plus tôt dans la journée j’ai découvert encore plus succulent. Ces petits délices !
Elle sortit de sa besace les grilles de miel et lui en tendit une.
— Ça vient du Sud ! Goûte moi ça, lui sourit-elle. Je pensais passer voir papa pour lui déposer mes affaires. Je crois que pour la Cérémonie, les biens personnels ne sont pas autorisés.
— Ça ne posera pas de problème, il est sur la route de la porte Nord cette année, lui répondit-elle en observant la mignardise.
En la croquant, elle donna l’impression d’engloutir un petit soleil et de devenir elle-même un nouvel astre, irradiant de lumière et de chaleur tout autour d’elle. Une certaine plénitude s’installa à leur table, endormant leurs problèmes et déliant leurs langues.
Plus tard, les cloches sonnèrent.
Lucia se leva soudainement de son siège, comme un réflexe au tintement du signal, mais elle ne semblait pas vraiment là. Loan lui mit une tape dans le dos pour la sortir de sa torpeur et l’encourager quand elle tourna la tête vers lui.
— Souhaites-nous bonne chance !
Ils se saluèrent en se cognant chacun l’avant bras et les filles quittèrent le rouquin alors qu’il finissait sa boisson. Il rejoindrait plus tard les tribunes comme le reste des villageois.
Elles remontèrent à contre-courant la foule des villageois qui profitait encore des festivités. Sylia tira la manche de sa sœur et l’emmena vers un stand imposant qui n’avait rien d’itinérant contrairement aux autres. Il ressemblait à la charpente des petits temples à offrandes présents un peu partout dans la capitale. Les épaisses poutres en bois étaient surplombées d’une enseigne en fer forgé en forme de marteau reposant sur une enclume. L’inscription indiquait «Maître Olac, artisan forgeron». Le patron était de bonne stature, des avants bras noueux et brunis.
— Papa ! l'apostropha sa fille tout en se dirigeant vers lui. Je te laisse mes affaires, il faut qu’on y aille.
Elle déposa sa besace et tout ce qui pouvait être superflus à l’abri derrière le comptoir improvisé. Il les embrassa sur le front puis ils s’étreignirent tous les trois, front à front.
— Que les anciens soient avec vous, mes filles !
Le pas rapide, les deux sœurs reprirent leur périple à travers la marée humaine. Dès qu’elles dépassèrent la porte Ouest, les villageois commencèrent à être plus diffus et les gardes plus présents. D’autres jeunes comme elles se dirigeaient vers le rempart Nord. L’accès était régulé par une fraction de la garnison qui vérifiait les identités des individus se présentant. Ils étaient une petite quinzaine à passer la Cérémonie du Feu, un peu plus que l’année précédente. Les recalés d’une année pouvaient se présenter à nouveau jusqu’à leur vingt-et-unième anniversaire afin de trouver un maître pour leur enseigner un métier utile à la capitale. Lorsque les filles du maître Olac arrivèrent au niveau des gardes, elles déclinèrent leur identité et on les laissa passer de l’autre côté de la porte.
L’envers du décor.
Cet accès était en général réservé aux jouteurs, à pied ou à cheval. Tous les jeunes gens furent dirigés vers un grand chapiteau noir et jaune, tiré aux quatre coins par des cordes ornées de fanions aux mêmes couleurs. Deux immenses bannières aux armoiries du royaume marquaient l’entrée. Trois épées croisées, pointes vers le bas, habillées d’un ruban avec la devise de la famille royale : Amis dans l’Adversité. Un homme filiforme, les tempes grisonnantes, sortit lentement de l’embrasure des drapés. Il toisa du regard l’assemblée et marcha devant elle comme l’aurait fait un chef d’armée devant ses troupes.
— C’est Maître Figok, chuchota Sylia à sa sœur. Le Grand Chambellan ! Si tu deviens son apprenti, tu rentres au service de la famille royale.
— Je sais qui il est, merci, lui répondit-elle d’un ton blasé.
Son rêve était d'entrer au service de la famille royale, un véritable honneur pour beaucoup de monde. Sur ce point, elles étaient toutes les deux d’accord, elles n’avaient juste pas la même définition de ce que cela voulait dire. Pour elle, c’était devenir membre de la garde royale mais avant d’atteindre ce rêve, il fallait réussir à intégrer la garnison.
— Aujourd’hui certains d’entre vous seront choisis, il marqua volontairement une pause en ciblant certains individus. Et d’autres non, ainsi va la vie.
Il avait une voix beaucoup plus rauque et forte que son physique fluet le laissait présager. Il s’était arrêté de marcher et se tenait à nouveau devant l’entrée du pavillon, les bras dans le dos.
— Quand votre nom sera appelé, vous vous présenterez auprès de l'officier, il désigna un jeune homme vêtu de l'uniforme de garde. Un flambeau éteint vous sera remis et il devra le rester.
D’un regard stricte, il montra le stock de torches en bois qui était entassé sur le côté.
— Un ordre de marche sera ensuite établi. Vous vous mettrez en file et nous nous dirigerons vers l’arène de la cérémonie.
Il prononçait chaque syllabe distinctement comme pour s'assurer d'être bien compris par tout le monde.
— En place !
Il tapa des mains juste devant son visage détaché de toute émotion et concentré sur sa tâche. A son claquement, l'espace se mit à fourmiller soudainement. Des gardes vinrent le consulter, d'autres rejoignirent leur collègue en place près des torches pour lui donner les premiers noms. Il commença à appeler les jeunes gens présents et à leur donner leur morceau de bois. Malgré le petit nombre d’appelés, Lucia ne les avait pas remarqués plus tôt. Deux jeunes hommes avec qui elle avait eu des démêlés par le passé participaient à la cérémonie de cette année. Un grand brun, aux bras fins et au visage sournois toujours accompagné d'un moins malin mais plus trapu, les frères Vomar. De la sale engeance. Leur jeu favori au village était de prendre à part l'élément le plus faible, de le rosser de coup puis de le dépouiller.
Quand ils avaient huit ans, ils avaient un jour décidé d’isoler Sylia derrière une maison alors qu’elle rentrait seule du boulanger avec les commissions. Heureusement pour elle, sa grande sœur veillait au grain. Elle les avait vu disparaître à l’angle de la bâtisse et les avait suivis, habitée d’un mauvais pressentiment. Alors que le garçon filiforme, le plus petit à cette époque, regardait son frère s'approcher de la petite blonde apeurée, son aînée lui avait sauté dessus. Il était tombé d’un coup, surpris par le poids qu'elle représentait.
— Laisse la partir, gros balourd !
Le deuxième frère s’était retourné en entendant le bruit sourd du corps heurtant le sol. Il faisait face à la petite brune qui faisait une tête de moins que lui à l’époque.
— Elle cherche la bagarre, la gringa…. ?
Lucia ne lui avait pas laissé le temps de finir sa phrase qu’elle lui courait dessus en hurlant, prête à en découdre pour protéger sa sœur. L’affrontement avait été difficile, elle avait pris plus de coups qu’elle n’en avait porté, mais avait tout de même obtenu gain de cause. Les frères Vomar, claudicants et tuméfiés, avaient fini par les laisser tranquille ce jour-là et sa sœur n’avait finalement rien eu. Vu l’état dans lequel Lucia était rentrée, elles avaient dû raconter ce qui c’était passé. Contrairement à ce qu’elle pensait, l’aînée ne fut pas réprimandée. Son père la prit à part pour la soigner tandis que leur mère rassurait l’autre, sa petite dernière dans les bras. Olac nettoyait le visage de sa fille de six ans en essayant de ne pas lui faire trop mal. Elle avait la lèvre inférieure fendue, un coquard à l'œil gauche avec l’arcade sourcilière ensanglantée et quelques autres bleus sur le reste du visage et des bras.
— Je ne me rendais pas compte à quel point tu avais grandis, lui avoua-t-il tendrement. Si je te laissais m’aider tous les jours à la forge c’était pour t’endurcir un peu physiquement mais ça ne suffit plus je pense.
Après avoir apposé un onguent apaisant à plusieurs endroits douloureux, il se mit face à elle. La main sous son menton, il lui releva le visage qu’elle baissait un peu honteuse de sa demi victoire.
— Demain, le vrai entraînement commence !
Lucia fut sorti de ses souvenirs quand le responsable de l'appel cria son nom. Sylia venait de prendre sa torche juste avant elle sans qu'elle ne l'entende. Cette dernière jetait un regard en arrière en marchant à l'aveuglette, inquiète à propos de ce qu'il se passait. L’aînée se dépêcha de se présenter à l’officier qui l’appelait pour la troisième fois et suivit la procession qui s’était créée. Ce n'était pas le bon jour pour se faire remarquer de la sorte.
Le cortège sillonnait entre d’immenses murs, avec à sa tête le Grand Chambellan. Ils marchaient lentement en direction du terrain d’ordinaire consacré aux tournois. A son entrée dans l'arène, Lucia eut une brève impression de vertige. Vues d'en bas, les hautes tribunes de pierres blanches tranchaient avec le sol noir de la cour qu'elles surplombaient. Elle avait la sensation qu'elles lui tombaient dessus. Elle prit une profonde inspiration et les gradins à sa droite reprirent leur solidité tandis que les visiteurs commençaient à y prendre place. Sur l'autre côté, une large loge décorée de drapés aux armoiries du royaume. Plusieurs sièges y trônaient, prêts à accueillir la famille souveraine et les hauts responsables.
Le lieu avait été aménagé pour l'événement. Au centre de la place, un énorme brasero de métal en forme de cuvette, soutenu par quatre pieds arqués et surmonté de deux grosses poignées, brûlait d’un feu ardent. Les futurs apprentis s’alignèrent à bonne distance les uns des autres dans leur ordre de marche, face à la loge, entre les tribunes et le brasero. Maître Figok les surveillait de son regard inquisiteur et s’assurait qu’aucun ne dépassait de la ligne imaginaire qu’ils formaient. Tandis que la foule commençait à s’amasser sur les bancs, ce fut le tour des maîtres de faire leur entrée. Ils s’alignèrent parallèlement aux jeunes, entre le brasero et la loge, en y faisant face. Le Grand Chambellan se joignit à eux et se plaça en tête. Ils étaient souvent moins nombreux que les jeunes en face d'eux car certains corps de métier pouvaient se permettre plusieurs recrues en même temps. C'était le cas pour la Garde et l’Intendance, qui se trouvaient justement être l'objectif respectif de chacune des filles Olac. Plusieurs minutes s’était écoulés quand les trompettes résonnèrent. L’arrivée de la famille royale était annoncée, Lucia aperçut les silhouettes reconnaissables du roi et de ses deux enfants. Quant aux autres, impossible de savoir à qui elles appartenaient. Dès qu’ils furent tous assis, un autre signal sonore fut donné et le Roi Bartel se leva pour prendre la parole.
— Le moment est enfin venu de commencer la Cérémonie du Feu, déclara-t-il d’une voix tonitruante qui résonna dans toute l’arène.
Lucia se sentit physiquement percutée par l’allocution. Elle ne s’était jamais fait la remarque les années précédentes, assise parmi la foule des spectateurs, peut-être parce que l'onde ne l'atteignait pas. Mais cette voix puissante ne pouvait pas être naturelle. Dans ses histoires pour l’endormir, son père lui racontait avoir vu le roi réaliser des choses surhumaines sur le champ de bataille, comme s'il usait de magie. A l’époque Lucia se disait qu’il enjolivait ses aventures pour les rendre plus épiques mais à y repenser, ce n’était peut être pas si exagéré que ça. Elle savait que certaines personnes pouvaient avoir des capacités particulières comme la vieille Goerth, une rebouteuse qui pouvait vous guérir d’un simple touché. Qu’un roi possède des pouvoirs particuliers avait une certaine logique tout compte fait.
— Comme chaque année, reprit le roi Bartel, chaque maître allumera son flambeau et transmettra sa flamme à l'apprenti de son choix. A la fin de la cérémonie, l'élu suivra son maître sur son lieu d'apprentissage pour commencer sa formation ou être informé du déroulé de la journée du lendemain, suivant le corps de métier concerné
Il sourit et ouvrit grand les bras comme pour inviter la foule.
— Que les Dieux vous soient favorables ! Notre Grand Chambellan nous ferait-il l'honneur de commencer, proposa-t-il sans vraiment attendre de réponse.