Chapitre 3, l'anniversaire

Nohan à Etioli

Il est fou d’être prince et de n’être connu de personne. Il est fou d’être prince et de ne pas pouvoir assumer son statut. D’avoir peur du dehors, des yeux du monde si souvent inquisiteurs et malhonnêtes. Il est fou d’être prince et de disparaître dans les profondeurs du Palais pour mieux rester le monarque de son propre royaume.

Nohan était ainsi depuis l’enfance : un éternel évadé, un héritier de la nuit. Bercé par les souterrains, il s’accrochait aux pierres et aux roches comme un animal nocturne, s’en détachant seulement pour se mouvoir avec grâce dans la pénombre.

Cet acrobate des ténèbres connaissait les recoins où l’humidité se concentre et où la lumière n’est plus qu’une lueur réconfortante. Il retrouvait son chemin dans les boyaux les plus lugubres et le labyrinthe du Palais n’avait plus de secret pour lui. En ce jour de cérémonie, alors que sa demi-sœur Kalie fêtait ses cinq ans, il préférait la compagnie de la nuit et son étreinte lénifiante plutôt que les applaudissements fourbes des courtisans et le regard courroucé de son père.

Les doigts du jeune homme s’enroulèrent autour de l’arme accrochée à sa ceinture et il enleva l’ékri de son fourreau. Le bâton, long d’une vingtaine de centimètres, serti de piques, rappelait la tige d’une rose. Une fine lame remplaçait les pétales à son extrémité. 

Sa main bascula en avant, intimement portée par la mélodie du ruisseau en contrebas et les sons vivants de la grotte. Il fendit l’air avec son arme. Son mouvement s’étira et se referma. Bientôt ses pieds quittèrent le sol dans un saut fluide. Il se reposa en demi-plié et ramena l’ékri près de son torse dans une figure de défense. Un ricanement brisa le sanctuaire de sa concentration.

— Mon pauvre Nohan ! À quoi tu joues ?

Le jeune homme rangea l’Ekri et rabattit immédiatement son immense capuchon blanc sur ses frêles épaules. Dans la pénombre, il distingua son frère adossé à la roche humide.

— Arrête de te cacher, vraiment ! Je connais ta face d’albinos. T’es laid. T’es laid ! Fais-toi une raison ! 

— Qu’est-ce que tu me veux ? marmonna Nohan mécontent d’avoir été surpris en plein exercice.

— Bah, c’est Père qui m’envoie. T’sais aujourd’hui, il y a l’anniversaire de la bâtarde ! T’as oublié ?

— Non, Anaël. Je n’ai juste pas envie d’y assister.

— Ah ! Parce que tu pensais qu’on avait le choix ? Oh c’est mignon… Mais t’es une andouille ou quoi ? Moi, j’aurais voulu faire du Tarkah au moins deux heures, mais non, je dois retrouver mon horrible jumeau et assister à l’anniversaire de cette dégénérée ! Elle va encore criser, piailler, hurler. Je te jure ; un jour, je vais la jeter du balcon royal elle va rien comprendre. Elle va voler comme un oiseau !

Anaël accompagna sa tirade d’une série d’onomatopées mimant la fin tragique de la princesse au sol. Nohan esquissa malgré lui, un sourire. Bien qu’il ne détestât pas sa sœur, à l’inverse de son frère, il reconnaissait qu’elle avait un caractère très colérique.

— Bon. Je te suis, dit-il désabusé.

Les deux garçons commencèrent à remonter à la surface, utilisant un boyau où la lumière du jour agissait comme un faisceau lumineux.

— Promets-moi juste de ne pas m’embêter pendant la cérémonie, reprit le jeune homme.

— Rolalala, mais pourquoi je suis tombé dans cette famille ? Je ne sais pas qui de Kian ou de toi est le plus lourd… Attends. (Il s’arrêta, Nohan l’esquiva de justesse). J’ai trouvé. C’est toi. Ouais, tu gagnes haut la main en fait ! En même temps t’as pas de vie. T’es toujours dans les bas-fonds, à pratiquer l’ékri d’une manière « oune » peu plus louche.

— Anaël ?

— Oh ! Mon frère m’adresse la parole ! Plaît-il ?

— Ferme-là.

Dans la semi-pénombre, le visage de son frère prit une expression offensée.

— Je suis tellement choqué que tu me parles ainsi...  Quel frère indigne ! Moi qui t’ai tant couvert, tant protégé, tant…

— Arrête un peu ton cirque, le coupa Nohan.

Anaël croisa les bras contre sa poitrine, vexé et reprit sa marche. Deux minutes plus tard, il recommença à parler.

— Tu sais, je m’ennuie tellement que, aujourd’hui… J’ai disséqué un rat !

— Ah ! mais c’est dégoûtant… s’offusqua Nohan.

— Moi j’ai trouvé ça intéressant. C’est tout petit le cœur d’un rat. Je l’ai gardé dans ma main et je l’ai écrasé. D’un coup ! Pouf ! (Anaël ajouta le son et les gestes à son histoire). C’est assez visqueux en fait, ça te dégouline de partout. Du coup, je pense que je préfère broyer les poumons.

— Arrête sérieusement, ça me donne la nausée.

— Tu as raison, tu es un fragile. Je dois te protéger. À l’avenir, je ne te ferai pas part de mes merveilleuses découvertes.

— Je pense que j’arriverai à m’en passer, s’exclama Nohan en priant pour qu’il tienne sa promesse.

Ils débouchèrent sur un escalier taillé dans la pierre et commencèrent à gravir les marches. Plus de trente étages les séparaient du balcon royal où se tenait l’anniversaire. Plus les étages défilaient, plus Nohan avait l’impression d’être aspiré par le sol, de sentir la gravité lui museler les jambes. Son anxiété en société n’avait fait que grandir ces derniers temps. Il réajusta son pantalon en toile beige et essuya ses mains moites contre sa tunique. La blancheur de celles-ci le frappa. Personne sur Etioli n’avait la peau aussi pâle que lui. Quelques mèches crépues, couleur de neige, s’échappaient, malgré ses soins, du capuchon. Les deux frères croisèrent plusieurs gardes royaux qui les saluèrent respectueusement. Enfin, la salle de réception se dessina, gardée par une armada de soldats. Nohan suait énormément sous l’effort et l’angoisse qu’une personne entraperçoive son visage. Il hésita un instant puis entra d’un pas incertain. Son habit l’empêchait d’avoir une vision d’ensemble de la cérémonie. Les yeux rivés au sol, il discernait les toges et les chausses des courtisans, les ondulations des voilages multicolores qui serpentaient sur le sol, les corps en génuflexion, le crin des tapis bariolés et le début de l’estrade royale. Le brouhaha joyeux qui régnait ne s’atténua pas lors de son arrivée : une aubaine. Des brises d’air traversaient la salle et des odeurs d’encens, de miel et de cannelle enivraient les sens. Malgré cette atmosphère plutôt agréable, il sentait les regards peser sur lui comme des enclumes. Ses pieds refusaient d’avancer.

— Nohan ? Qu’est-ce que tu fiches ? Tu as perdu l’usage de tes jambes ? Père nous fait signe de le rejoindre ! Allez, un peu de nerf. On dirait un vilain escargot, s’indigna Anaël qui s’éloigna rapidement. 

Il ressentit la désertion de son frère comme une trahison et ses mains tremblèrent. Il se força à lever un peu le nez. La tunique bleu cyan de son jumeau se faufila jusqu’à l’estrade. Il le vit singer une révérence devant leur père. Le Kâ leva les yeux au ciel et adressa à Nohan une invitation de la main. La cour entière porta son attention sur lui. Il retrouva soudainement sa motricité et se dépêcha d’atteindre l’estrade. En tenant son capuchon pour ne pas que celui-ci chavire, il se fendit d’un salut officiel et le plus rapidement possible, s’assit dans un fauteuil. L’air revint dans ses poumons, les battements frénétiques de son cœur se firent moins sourds. Il respira enfin. De son promontoire, il pouvait sans trop lever la tête, avoir une meilleure vue de la pièce. Des hommes et des femmes occupaient chaque centimètre de la salle, la plupart prosternés au sol. Chacun leur tour, les courtisans venaient déposer aux pieds de la princesse diverses offrandes. L’enfant, après avoir ouvert le cadeau, le jetait d’un air déçu. Rondouillarde, la peau seulement hâlée par le soleil, les cheveux légèrement bouclés, elle ne possédait pas la beauté fragile de sa mère ni son teint de porcelaine. Une servante avait dû batailler pendant des heures pour l’habiller et la coiffer convenablement : un travail déjà réduit à néant tant l’enfant trépignait sur son siège. Profitant d’une accalmie, Anaël se présenta devant sa sœur, feignit de l’embrasser avant de la pincer avec malice. La princesse se mit à hurler. La cour s’affola devant le spectacle. Nohan se tordit les mains, subitement inquiet pour son frère. Le Kâ n’appréciait pas du tout que l’on « embête » sa chère fille et Anaël n’apprenait guère de ses erreurs. 

La voix tonitruante du Kâ résonna :

— Anaël ! Laisse ta sœur tranquille ! Viens t’asseoir ici !

— J’essayais de la protéger père  ! Je crois qu’une guêpe l’a piquée ! 

Il n’avait pas terminé sa phrase qu’une femme se rua vers l’enfant, souleva le taffetas de vêtements et inspecta chaque centimètre de peau de la princesse. Anaël pouffa. Kalie se mit à frapper de ses petits poings la servante, tout en pleurant à chaudes larmes.

Le Kâ, énervé par la scène, se leva et se dirigea vers le grand balcon qui dominait Etioli. Il remonta son sarouel et resserra l’épaisse ceinture en cuir qui retenait son ventre ballonné. Sa peau charbonneuse contrastait avec ses cheveux teints en rouge. Habillé tout de soie et de satin, des joyaux ornaient sa chemise entrouverte d’où l’on percevait des poils couleur poivre et sel. Anaël lui ressemblait énormément, les mêmes yeux noirs et intelligents, le même nez plat, les mêmes lèvres charnues, la même couleur de peau. Entre deux hoquets, Kalie se leva et rejoignit son père. Elle s’agrippa à sa jambe en montrant du doigt son demi-frère. Nohan perçut dans les yeux d’Anaël une lueur de folie, comme s’il s’apprêtait à exécuter son sinistre souhait. Le souverain souleva l’enfant et celle-ci entoura de ses bras potelés le cou de son père. Elle tira la langue à ses frères. Le Kâ sourit, amusé.

— Es-tu es contente de tes cadeaux, ma fille ?

— Non ! Ils sont moches ! couina la princesse.

Les courtisans échangèrent des regards inquiets. L’année dernière, une bonne dizaine d’entre eux avaient terminé leur journée au cachot ou au bagne car leurs offrandes n’avaient pas plu à la petite fille.

— Je veux un oiseau noir, continua Kalie avec un air de défi.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu veux un corbeau ? demanda le Kâ perplexe. 

— NON ! hurla la petite en donnant des coups de pied contre le torse de son géniteur.

— Pas d’oiseaux, pas d’animaux, je te l’ai déjà dit, refusa catégoriquement son père.

— Mais je veux les grands oiseaux ! Ceux dans le ciel. Je les veuuuuux ! Regarde !

La petite se tortilla, sauta au sol et courut jusqu’à la balustrade en pointant l’horizon du doigt.

— Là, regarde !

Le Kâ la suivit ainsi que plusieurs de ses conseillers. Nohan, intrigué, s’approcha lui aussi. Il souleva un peu son capuchon. Le jour l’aveugla. Ses yeux s’acclimatèrent difficilement à ce bain de lumière, des taches sombres pigmentaient sa vision. À moins que… Au loin, à la frontière des Montagnes Ocres et de la mer, un étrange nuage noir se mouvait. Parfois des bras étranges semblaient s’en extraire, composant dans le ciel d’inquiétantes ombres ailées. Il ne s’agissait pas de taches. Ni de cumulus.

— Mais qu’est ce que c’est… commença le Kâ. 

Il s’arrêta net de parler. 

Les membres du Conseil royal fixaient la nuée avec stupéfaction. Les oiseaux étaient bien trop loin pour qu’on puisse en déterminer la race, mais leur envergure semblait largement dépasser celles des aigles royaux. Jamais pareil spécimen n’avait pu être observé jusqu’à présent.

Le Kâ se retourna brutalement vers son gouvernement composé de cinq Inspirateurs : l’Inspirateur du Commerce, des Relations humaines, de la Construction, de la Culture et des Jeux et l’Inspirateur de la Jeunesse.

— Comment cela se fait-il que ce soit ma fille de cinq ans qui remarque ce genre de choses ?

Un silence pesant s’installa dans la pièce. Le Kâ n’avait plus le cœur à rire. Ses yeux maquillés au khôl renforçaient sa fureur.

— Je répète. Est-ce que quelqu’un, ici, peut m’expliquer ce que sont ces animaux ?

Personne ne s’avança. Personne ne répondit. Le monarque fit craquer ses doigts d’énervement puis se massa la barbe pour calmer son irritation.

— Ce sont des Ombres, s’exclama un homme qui se détacha de la foule et s’approcha sans peur du souverain.

C’était Kian, leur frère aîné et prince heritier. Il rejoignit son père sur la balustrade. Les deux hommes se jaugèrent.

— Tu as raté l’anniversaire de ta sœur, réprimanda le monarque.

— Il y en aura d’autres. Je n’aurais pas pu vous apporter ces nouvelles si j’avais été présent.

Torse nu, le Prince laissait à la vue du peuple, sa musculature parfaite et ses épaules carrées. Sa peau noire semblait luire au soleil. Ses cheveux longs et crépus étaient parsemés de fils d’or et d’argent et remontaient en une haute queue de cheval. Il rasait souvent l’arrière de son crâne ce qui mettait en avant ses yeux en amande et ses pommettes hautes. Nohan soupira d’envie, il aurait tant voulu lui ressembler…

— Qu’as-tu appris d’autre ? demanda le Kâ curieux.

— Ces créatures sont apparues il y a trois jours. Les bergers des  Montagnes Ocres les ont prises pour des nuages de tempête. Ils ont rapidement compris leur erreur. Certains disent que ces créatures font plus de six mètres d’envergure.

— Sottises, répliqua le souverain qui n’arrivait plus à détacher son regard des Ombres. Sont-elles dangereuses ? Où vont-elles ?

— Elles n’ont attaqué que le bétail pour le moment et les petits rapaces. Je pense qu’elles rejoindront la Cité d’ici deux jours.

Plusieurs courtisans se mirent à prier à l’unisson. Le Kâ, d’un geste, leur intima de cesser leur mascarade.

Kian reprit la parole :

— Pour l’anniversaire de Kalie, ne pourrait-on pas organiser un tournoi ?

Le Kâ dévisagea son fils, un instant pensif. 

— Tu as tout à fait raison, mon fils. Mes chers Inspirateurs, je crois avoir trouvé le thème de notre grand jeu annuel en remplacement de notre traditionnel tournoi de Kensaï. Nous allons faire une chasse.

— Une chasse ? répéta sans comprendre l’Inspirateur du Commerce.

— Oui, une chasse. Une chasse aux oiseaux nommée : « qui attrapera un de ces magnifiques spécimens en l’honneur de ma fille ».

— Ouiiiiiiiiiiiiii ! hurla Kalie en sautillant sur place. Je veux un Ombre. Je veux un Ombre !

— Allez vous renseigner sur ces oiseaux, et faites passer une annonce dans la Cité : un tournoi aura probablement lieu dans les semaines à venir ! La récompense sera un mariage et un appartement offert dans le Palais royal.

Des chuchotements emplirent soudainement la pièce, des soldats quittèrent le lieu en urgence pour propager la nouvelle. Nohan se demanda ce que sa mère allait penser de tournoi et de la récompense offerte. Elle n'aimait pas quand on proposait des mariages forcés et elle dirigeait tout le quartier des femmes.

L’excitation qui venait de s’emparer de la cour se décupla à l’arrivée d’Astrée, la seconde épouse du Kâ.

Nohan comme à son habitude fut happé par la beauté de sa belle-mère et il mit quelques secondes avant de se ressaisir. Surnommée la poupée en porcelaine, la jeune femme possédait une peau proche de la couleur du lait et des lèvres écarlates. D’une apparence chétive, presque maigre, sa fragilité apparente faisait ressentir à tout homme le besoin oppressant de la protéger. On lui donnait toujours seize ans même si elle avait maintenant dépassé la vingtaine. Ses longs cheveux blonds cascadaient jusqu’à ses hanches graciles. Sa robe, grise et rose pâle, jouait avec la lumière de l’après-midi et le saphir qu’elle portait au cou brillait de mille feux. Sa ceinture en mousseline rose foncé rehaussait sa frêle poitrine. Le Kâ s’approcha et lui prit la main, qu’il baisa avec déférence. Leur fille se serra près d’eux dans une étreinte douce et tiède. Anaël cracha au sol de dégoût. Nohan en profita pour se cacher dans un coin, espérant se faire oublier.

— Vous êtes en retard à l’anniversaire de votre propre fille, déplora le Kâ.

— J’en suis désolée, quelques problèmes avec les coutures de ma robe. Je suis là maintenant, s’excusa-t-elle avec un mince sourire.

Le souverain sembla oublier sa colère, perdu dans le regard azur de la jeune femme. Quelques instants plus tard, il frappa deux fois dans ses mains. Immédiatement, reconnaissant le signal, les courtisans reculèrent, courbant l’échine. En cinq minutes, la pièce se vida. Seuls les Inspirateurs et la famille royale occupaient maintenant l’espace. Le souverain, sa femme et leur fille se déplacèrent jusqu’au sofa royal. Astrée s’allongea sur le dos, laissant reposer sa tête sur les genoux de son mari. Kalie se lova contre elle. Le monarque fit signe à ses fils de le rejoindre. Les trois garçons s’approchèrent et formèrent un triangle devant lui.

— Nohan, abaisse ce capuchon. Tu es ridicule.

Le jeune homme fut saisi d’une torpeur soudaine.

— Je préfère le garder, père.

— Ce n’était pas une suggestion, siffla le Kâ entre ses dents.

Le Prince à contrecœur se découvrit. Astrée cacha les yeux de sa fille et l’embrassa comme pour la protéger d’un mauvais sort. Le cœur de Nohan se serra et des larmes montèrent jusqu’à ses yeux. Il se sentait comme le rat disséqué de son frère, pris au piège, écartelé sur l’autel de la science.

— Voilà, c’est bien mieux. Tu n’as pas avoir honte de ce que tu es, mon fils.

Le jeune garçon hocha la tête, mais son regard ne quittait pas Astrée qui le dévisageait toujours avec répulsion. Kalie le montrait maintenant du doigt en pouffant de rire. Le monarque s’adressa à ses autres fils.

— Kian, tu vas t’occuper de l’organisation de ce tournoi. Ne me déçois pas.

Le jeune homme acquiesça.

— Anaël, tu vas te charger de la communication de cet événement.

— Très bien, Père. Ce sera fait à la perfection ! s’exclama-t-il avec un sourire narquois.

— Je l’espère. Nohan ?

Le Prince leva ses yeux bleus encore humides.

— Je veux que tu arrêtes de porter cet ignoble manteau.

— Je ne pourrai pas.

Sa voix se brisa sur le dernier mot.

— Cesse de t’apitoyer sur ton sort. Grandis, assume-toi. Trop de ragots traînent à ton sujet. On te considère de plus en plus comme un démon. Cela nous porte préjudice et je ne le tolère plus. Tu as quinze ans maintenant. Tu n’es plus un enfant.

Nohan n’osait affronter son père, ni par la parole ni par le regard. Le souverain le terrifiait.

— D’ailleurs.  Je pense vous marier bientôt. Tous les trois. Il est temps !

Anaël se frotta les mains d’excitation et de ravissement. Nohan et Kian restèrent stoïques.

— Père, je peux vous demander un détail ? demanda Anaël avec un rictus malicieux.

— Oui, répondit le Kâ, la voix teintée par l’inquiétude. 

— Est-ce qu’elle sera pucelle ?

Kian et Nohan dévisagèrent leur frère, interdits.

— Bah quoi ? Je suis honnête, moi. Je ne me cache pas derrière des courbettes et des bienséances… La pureté d’une femme est importante à mes yeux comme la mienne le sera pour elle…

Kian s’esclaffa et Nohan esquissa une moue qui s’apparentait à un sourire, oubliant un instant sa situation. Anaël n’était plus puceau depuis longtemps, il s’apparentait plutôt à un loup dans une bergerie.

— Évidemment, Anaël.

— Est-ce possible d’épouser deux femmes ? s’enquit le jeune Prince.

Le Kâ émit un grognement mécontent.

— Anaël, tu t’en contenteras d’une seule pour l’instant.

Le garçon émit un long soupir, déçu.

— Je ne veux pas me marier, murmura Nohan, fixant avec intérêt le tapis sous ses pieds.

— En même temps, tu ne souhaites jamais grand-chose, le coupa le Kâ, et tu n’as pas le choix. Nous avons repris contact avec Mallaig ces derniers mois et ceux-ci vont nous apporter une cargaison utile pour votre mariage.

— Qu’est-ce qu’ils veulent en échange ?

— Rien qui ne te regarde Anaël. Azzan, le Général de Kian, gère ces affaires-là et il les gère bien. Approche maintenant.

Anaël s’exécuta, se postant à quelques centimètres du souverain. Il attendit ses ordres, une main sur son genou. Le Kâ repoussa doucement le visage de sa femme, se leva et força Anaël à s'accroupir et courber l'échine.

Je crois, cher enfant, que tu as des excuses à faire à ta sœur...

Anaël dévisagea son père sans comprendre.

— J’ai trois fils et seulement une fille. Rappelle-moi quel sexe est le plus important aujourd’hui ?

— La femme, déclara sobrement le Prince, les pommettes soudain rouges.

— Oui, donc si tu ne veux pas terminer ta vie au bagne, que dois-tu faire  ?

— Bien me comporter avec ma sœur et la respecter.

— Pourquoi donc ? Insista le souverain.

— Car elle est la plus jeune enfant du royaume. Car elle est ma sœur. 

- En effet.

Le Kâ se massa les tempes, signe évident d'agacement.

— Anaël, je suis fatigué de te répéter tout le temps la même chose. C'est... usant...

Le Kâ dévisagea sa fille puis sa seconde épouse.

— Astrée, as-tu une idée de sanction pour mon fils ? Je suis à court d'idées ces derniers temps...

Nohan vit le corps entier de son frère se crisper. Par mimétisme, ses membres s'immobilisèrent. Subitement intéressée par la scène, la reine déroula son corps gracile et fixa Anaël avec un mince sourire.

— Je crois que votre fils a besoin de servir Kalie, il a trop de fierté, c'est néfaste chez un adolescent. Une petite demi-heure de cheval et il retrouvera la raison.

Kalie se mit à taper dans ses petites mains menues.

— Ouiiiiiiiiiiiiii, le cheval !

Anaël blêmit. Nohan n'eut pas besoin de croiser son regard pour savoir qu'il fulminait intérieurement. Il pressentait les heures de hurlements à venir où son jumeau maudirait leur père et leur demi-sœur. Le Kâ claqua des doigts d'un air supérieur, autant pour appeler des serviteurs que pour intimer à Anaël l'ordre de se préparer. Celui-ci, en serrant les dents, le visage suintant la fureur, se mit à quatre pattes. Un domestique apporta une petite selle qu'il installa sur le dos d'Anaël et tendit un fouet et un mors à la princesse. Kalie se rua sur son frère en babillant. Elle l'enjamba et se retrouva à califourchon sur le dos de son frère.

Hue dada! Hue ! Avance ! hurla-t-elle en assénant un violent coup de fouet sur les fesses d'Anaël.

Nohan pressa ses mains l'une contre l'autre, complètement désemparé. Il ne savait pas ce qu'il détestait le plus : ne pas avoir le courage d'intervenir ? Le sourire fier de son père  ? Le rire mélodieux d'Astrée ? La nonchalance de Kian qui, d'un geste, affichait son mépris autant pour la scène absurde qui se jouait devant eux que pour le comportement de leur père ?

Anaël, aux ordres de sa sœur se mit à trotter dans la pièce, le mors dans la bouche et les prunelles fulminantes de rage. Nohan ne pouvait détourner les yeux de la scène, il avait tellement peur que son frère fasse une ruade ou propulse leur sœur à travers la pièce. Que ferait leur père le cas échéant ?

Kalie se mit à tirer sur les oreilles d'Anaël. Elle répétait :

— Vilain ! Tu es vilain !

Après plusieurs minutes, le Kâ fit un signe à leur sœur et Kalie arrêta son manège. Elle descendit de sa monture et revint docilement s'asseoir près de sa mère. Anaël enleva la selle et jeta brutalement le mors de l'autre côté de la pièce. Le Kâ le fixa furieusement.

— Un peu de respect, petit insolent et baisse les yeux. Tu pourrais me remercier de ne pas avoir proposé ce spectacle devant l’ensemble de la cour. Je t’ai évité une sacrée humiliation, ajouta le monarque d’un ton acerbe.

— Merci mon père. En effet. Vous êtes tellement bon… chuchota Anaël les yeux emplis de haine.

Il disparut de la pièce en courant. Nohan détala à son tour, oubliant dans l’action de remettre son capuchon. Il peinait à rattraper son frère dans sa course. Il entendait ses hurlements de colère se déverser en écho dans les escaliers. Il percevait le ricochet des coups de poing contre les murs. Il voyait des traces de sang laissaient par ses coups. Enfin, il arriva à leurs appartements. Anaël renversait les meubles, vociférait contre les serviteurs, jetait les objets tout autour de lui. Nohan s'y attendait mais cela lui faisait toujours bizarre de se sentir si impuissant. Il se rua sur lui et l’attrapa brutalement par le bras. 

— Arrête ! s’écria-t-il.

— LÂCHE-MOI ! s’époumona son frère en le projetant avec violence contre le mur.

Nohan se releva et revint à la charge.

— Arrête ! Arrête ! Calme-toi !

— ELLE VA ME LE PAYER ! hurla son jumeau en propulsant une chaise à travers la chambre. Cette garce et sa fille ! Je vais les tuer !

—  Ne dis pas ça, Anaël...

— Elle m'a tiré les oreilles cette bâtarde ! Elle m'a fouetté !

Nohan jeta un coup d’œil autour d'eux pour vérifier qu'ils étaient bien seuls, espérant que les jurons de son frère n'atteignent aucune oreille indiscrète. Anaël se laissa glisser au sol. Ses poings se refermèrent sur le tapis, des gouttes de sang le souillèrent. Il hurla de nouveau. Nohan s’accroupit près de son jumeau. Il sentit sa fureur le transpercer de tous parts comme un carcan de ronces. Anaël agrippa subitement son visage de ses deux mains. Ses yeux injectés de sang et de larmes de rage ne quittaient pas le regard de son jumeau.

— Jure-le-moi, Nohan, jure-le-moi qu’on lui fera payer !

— Je le jure, mon frère, je le jure.

Front contre front, le serment fut répété plusieurs fois, jusqu’à ce que les sanglots d’Anaël se tarissent.