L'averse délavait les joues de Sygn. Un rideau de pluie s'était refermé sur son passage, condamnant la forêt toute entière à endurer son humeur.
Même la Maison dans l'Arbre paraissait penaude. Battue par le vent, elle se voûtait et frémissait de toutes ses feuilles, comme Sygn sous ses vêtements trempés. Cependant, la Maison, elle, s'était éclairée à l'arrivée de Lazare. Une lueur dorée, éveillée dans ses grands yeux de verre, réconfortait ce décor où le soleil s'était noyé. Les branches expiraient une délicieuse odeur de bouillon. Lazare devait être rentré depuis quelques heures. Sygn aurait aimé pousser la porte et se blottir près du feu en attendant que son père ne vienne l'y rejoindre et qu'il lui narre ses derniers exploits à la Cité. Mais ce soir-là, elle n'en eut aucune envie. La seule idée de revoir son père la hérissait.
Petite fille, elle avait fêté chacun de ses retours en lui offrant des bracelets de fleurs qu'il ne portait pas, en lui présentant des numéros qui ne l'impressionnaient pas ou en lui contant les récits haletants de ses aventures avec Siegfried qu'il écoutait à peine. Mais cela n'avait aucune importance. Il suffisait à Lazare d'imiter la grosse voix d'un géant de glace en jouant à poursuivre Sygn, pour lui faire pardonner ses absences .
Avec le temps, tous deux s'étaient lassés de ce jeu. Sygn la première et pas un jour ne passait sans qu'elle n'enviât cette gamine qui riait aux éclats. Celle qui se laissait éblouir par les apparitions subites de ce héros nommé papa et qui ne connaissait ni l'amertume, ni la rancœur, ni le doute.
Un éclair déchira le ciel au moment où Sygn jura. Et la pluie s'abattit de plus belle.
Elle n'avait que faire des responsabilités qui retenaient Lazare entre les remparts de cette satanée Cité qui se dissimulait derrière la cime des arbres et qu'il préférait à sa propre famille. Combien de temps s'était écoulé depuis sa dernière venue ? Combien de jours ? Combien de semaines ? A moins qu'il ne fallut compter en mois ?
Il partait de plus en plus longtemps et quand il rentrait, et que Sygn l'interrogeait sur Alldrheim et sur le Dieu qui la gouvernait, il restait évasif, à moins d'être complètement interrompu par Torunn. Qu'il soit absent ou présent, ne changeait rien. Lazare traitait Torunn comme la maîtresse suprême des bois, comme si elle avait elle-même dessiné chaque maudite feuille morte. Il abandonnait Siegfried à ses griffes et ne souciait de rien d'autre si ce n'est de ne jamais contrarier sa si prodigieuse épouse. Entre eux trois, Sygn se débattait avec un sentiment que personne ne partageait et dont elle ne pouvait parler. Pas même à Siegfried.
Il avait beau être le frère aîné, il demeurait le plus naïf. Toujours dans le giron de sa mère, toujours à croire ses moindres paroles empoisonnées par la haine qu'elle vouait aux Dieux de la lointaine Asgard. Torunn les haïssait autant qu'elle était incapable d'expliquer pourquoi. Et Siegfried buvait ses paroles, béat, complètement béat.
Pourquoi serait-ce forcément les dieux, les fautifs ? se demandait souvent Sygn. Qu'en avaient-ils à faire d'une sorcière comme Torunn, planquée dans une forêt à mille lieues de leur royaume ? Sa mère avait forcément connu les dieux pour leur en vouloir autant. Sa rancune était personnelle. La nuit tombée, elle mijotait des arcanes puantes et récitait de terribles incantations qu'elle leur adresserait un jour. L'un après l'autre. Un mauvais sort pour chacun. Sygn avait déjà découvert ses pierres gravées de runes assassines. Elle voulait leur chute. Elle voulait leur tête. Plus encore que les connaître, elle avait dû vivre avec eux. Peut-être les haïssait-elle pour l'avoir bannie, justement ? Les avait-elle trahie ? Peut-être était-elle encore courroucée d'avoir été prise la main dans le sac.
Souvent, Sygn songeait à sa mère et elle se demandait ce que le monde entier avait pu lui faire pour qu'elle le rejette tant. Qu'avait pu lui faire le Seigneur de la Cité pour qu'elle taise jusqu'à son nom ? Et surtout, ce qu'elle-même avait pu faire à sa mère pour être si souvent l'ombre qui écrasait son sourire et creusait ses cernes. Pourquoi tout ce que Siegfried faisait était merveilleux tandis que les Nornes l'annonçaient comme le prochain dieu, ces mêmes êtres responsables de tous les maux, quand chaque tentative de sorcellerie de Sygn mettait Torunn en rage ?
Ces questionnements tendaient constamment vers une seule explication, la même, éternellement la même : pour intéresser Torunn, il manquait à Sygn une prophétie. La bénédiction d'une divinité quelconque, Norne ou Asyne, pourvu que ce fut une force devant laquelle même sa mère s'agenouillerait. Seulement, ce genre de puissance ne poussait pas sur les arbres. Alors en attendant qu'un dieu ne tombe du ciel pour lui révéler la grande vérité sur le monde qui se cachait toujours plus loin, Sygn moisissait sous une pluie drue, qui ne la lavait d'aucun de ses tourments. Bien au contraire, le froid les cristallisait.
La chaleur qui lui manquait n'était pas celle, crépitante et sèche, d'un feu de bois autour duquel ses parents et son frère ne tarderaient plus à s'agglutiner. Non. Il lui fallait la chaleur tendre d'un pelage, le battement lourd et régulier d'un cœur qui l'avait toujours consolée.
Ce soir-là, Sygn poussa bien une porte, mais ce fut celle de l'abri branlant adossé à l'Arbre. Gavée de foin et de fruits juteux, une bête haute comme deux hommes et plus musculeuse qu'un taureau s'y reposait. Spiegel, dont la robe sombre absorbait les peurs, les larmes et les colères. Spiegel, dont les sabots brillants martelaient gaiement le sol quand approchait à pas timides sa jeune amie. Spiegel, dont les grands yeux sombres lisaient dans les âmes. Sygn entoura sa large encolure de ses bras. La lourde tête de la jument pesait sur son épaule et déjà, l'énorme cœur dans son poitrail imposa sa cadence sereine.
Spiegel la connaissait mieux qu'aucun autre membre de sa famille. C'était du moins la certitude de Sygn. Elle l'accueillait et finissait souvent par se coucher sur le flanc, offrant toute la rondeur de son ventre et la soie de son crin à ses joues glacées. Bien des matins, elles s'étaient éveillées, blotties l'une contre l'autre, leurs jambes entremêlées dans la paille couverte de rosée. Les averses évaporées, les orages apaisés. Et dehors, le ciel doré d'un nouveau jour perçant entre les lattes du toit. Les yeux fermement clos, Sygn espérait que rien d'autre ne l'obligerait à les rouvrir. Spiegel la pressa un peu plus, lui rappelant que cette promesse ne se présentait qu'aux êtres pour qui, le lendemain serait une chance de mieux, et non de fuite. Un à un, les muscles tendus se relâchèrent. Les sanglots se tarirent. Et la colère, enfin, se retira.
Aux premières faiblesses de sa conscience, Sygn se vit, marchant le long d'une berge surplombant un large fleuve. Ses eaux noires et fougueuses venaient lécher les hautes herbes et avaler les cailloux. Chaque fois, Sygn cédait à la tentation de se pencher au-dessus pour contempler les abysses, au travers de son reflet déformé. Le Fleuve l'obsédait tant par la profondeur de ses ténèbres qu'elle finissait toujours par y glisser. Elle sombrait jusqu'à ce que disparaisse l'éclat de la surface. L'eau l'enveloppait à l'écart de toute réalité, et ce n'est qu'après lui en avoir bâti une autre, qu'elle la relâchait.
Chahutée par le courant, Sygn avalait une grande bouffée d'air et se cramponnait à une pierre, à une branche et, au hasard d'un rivage, elle finissait par ramper sur la terre ferme, gagnée par la sensation victorieuse d'une renaissance accordée par une divinité clémente. Une divinité qui l'aurait choisie, elle. Qui, par ces eaux glacées la dépouillait de sa vie passée pour ne garder qu'une élue, appelée à de grandes choses. Lesquelles ? Là n'était pas la question. Seulement, lorsque Sygn se relevait et que ses yeux se posaient sur la dépouille décapitée d'un dragon, elle comprenait que le triomphe battant dans sa poitrine n'était pas le sien, mais celui du monde obscur qui l'avait piégée sur un îlot de lumière criarde.
Siegfried se tenait toujours devant elle, la lame de sa hache dégoulinant d'un sang qui imprégnait ses vêtements. Il était grand, si grand. Plus vieux et plus abattu. Sa seule main, vraisemblablement capable de broyer un crâne, priait celle de Sygn de s'y loger. Alors, elle avançait dans sa direction, écœurée par le frottement spongieux de ses chaussures, pataugeant dans les biles visqueuses.
« Tu as réussi. »
Oui, son frère avait réussi, mais dès lors qu'étaient prononcés ces mots, il commençait à trembler de tous ses membres. Sygn n'arrivait plus à parler. Ses lèvres se soudaient.
Siegfried s'écroulait, convulsant comme un poisson sorti de l'eau. L'écume aux lèvres, le saphir de ses prunelles s'éteignait pour ne laisser qu'une flaque pâle. Siegfried disait quelque chose que Sygn ne comprenait jamais. Il agonisait. Des minutes ou des heures durant, jusqu'à ce que la réalité ne daigne arracher Sygn au courant cruel du Fleuve des rêves. Elle le quittait, en nage et hagarde.
Ce jour-là, cette réalité prit la semblance d'une porte grinçant sur ses gonds. Aucune lumière ne vint l'éblouir, aucun astre impérieux ne vint quérir son courage. Seulement la lueur chancelante d'une torche, que le vent et la pluie malmenaient.
Nul besoin de se retourner, il suffisait d'entendre le souffle mécontent de Spiegel, mise en garde sérieuse adressée à l'intrus. Sygn savait que la silhouette de son père se trouverait quelque part dans la pénombre, grandie sur les murs.
« Tu ne viens pas avec nous ?
— Pour quoi faire ?
— Tu n'as pas faim ?
— Non.
— J'entendrais l'estomac d'un dragon grouiller à des lieues à la ronde.
— Je n'ai pas faim.
— Ta mère dit que quand tu es partie, tu tenais à peine sur tes jambes. Tu vas attraper la mort dans cette écurie.
— Spiegel me tient chaud. »
Après un soupir, Lazare les rejoignit toutes les deux dans la paille. D'un roulement adroit de l'épaule, il se défit de sa veste et la déposa sur les épaules de sa fille. Elle était gelée. Il sentait le tabac. Il avait certainement fumé la pipe avant de venir la trouver. Torunn avait dû le missionner. Comme d'habitude.
« Que s'est-il passé avant que je revienne ?
— Rien du tout.
— Ta mère est inquiète pour toi. Siegfried aussi.
— Elle n'est pas inquiète pour moi, c'est faux.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Elle ne s'intéresse qu'à Siegfried.
— Pense ce que tu veux. En tous cas, moi, je m'intéresse à toi.
— Et pourquoi ? Je ne ferai jamais rien d'extraordinaire comme Sieg ! Je ne serais jamais rien.
— Je vais te dire quelque chose, Sygn. Il ne faudra pas le répéter, ni à ta mère, ni à ton frère. »
D'ailleurs, Lazare veilla à ce que nulle autre oreille n'entende ce qu'il s'apprêtait à confier. Ainsi, il baissa la voix :
« Je n'aime pas non plus cette Prophétie. C'est une sentence, une ombre qui plane au-dessus de notre tête à tous. Rien d'autre. Je n'aime pas l'idée que Siegfried ait à satisfaire de si lourdes attentes. Je n'aime pas que tu t'évertues à l'entraîner quand bien même je sais que c'est nécessaire. Cela dit, il n'en serait pas moins mon fils sans ces foutaises. Je n'en serais pas moins fier de lui.
— Alors tu t'en fiches que je ne devienne jamais rien ?
— Connais-tu l'avenir pour prononcer paroles si définitives ? Et sache que oui, ça m'est égal. Je te dirai même mieux : ça me ferait un gosse de moins pour qui m'inquiéter.
— Alors tu m'aimes quand même ?
— Bien sûr. Je suis ton père.
— Alors pourquoi tu n'es jamais là ? »
Évidemment. Lazare étira son corps froissé en baillant. Exagérément. Blasé. Y avait-il seulement une bonne réponse à cet éternel reproche ?
« S'il te plaît, Sygn... Ces derniers temps, tu as toujours cette même...
— Pourquoi tu ne m'emmènes jamais là-bas ? Elle en serait ravie.
— Oh, détrompe-toi. Elle ne me laisserait certainement pas faire.
— Pourquoi ?
— C'est compliqué. Tu le sais. »
Tout ce que Sygn comprit, c'est qu'elle était un poids que ni son père, ni sa mère ne voulait supporter. Ils se renvoyaient son existence, encombrante comme un bibelot hideux que l'on veut garder pour son prix mais cacher pour son inutilité ou sa laideur. Blottie entre les pattes de Spiegel, elle fondit un peu plus dans l'obscurité qui battait paisiblement et qui, elle, l'accueillait sans réserve. Elle aurait pu s'y fondre, entière, et ne pas en revenir. Le monde en serait resté inchangé.
« Ta mère m'a dit que tu t'inquiétais pour Siegfried. Que tu avais peur qu'il ne lui arrive quelque chose le jour où... le jour où ça se produirait.
— C'est ce qu'elle t'a dit ?
— Plus ou moins. Tu sais bien qu'elle n'est pas très... loquace pour ces choses-là. Pour les choses importantes.
— Elle ne t'a rien dit d'autre ?
— De quoi aurait-elle dû me parler ? »
Lazare fut surpris de ne recevoir aucune réplique. Seulement la respiration de Sygn, retenue par un effort qui se paierait dans un autre torrent de larmes nerveuses.
« Que s'est-il passé avec Maman ?
— J'ai fait quelque chose de mal.
— Tu l'as fait exprès ?
— Oui.
— Ça l'a blessée ?
— Pas dans sa chair. Mais oui.
— C'est vraiment ce que tu voulais ? »
Un simple hochement affirmatif répondit.
« Je n'y crois pas. Ce n'est pas ton genre.
— Tu te moques ?
— Je ne me moque pas Sygn. Je te connais, c'est tout. Et ce n'est pas ton genre de faire du mal, comme ça, sans raison. Je sais comme il peut être difficile de... de parler avec ta mère. Crois-moi. Je suis bien placé pour le savoir. Et toi... Tu n'es pas forcément la meilleure oratrice, plaisantait Lazare. Écoute. En presque vingt années, je n'ai jamais pu avoir une conversation avec elle ni au sujet de la Cité, ni à celui de Heimdall.
— Pourquoi elle le déteste ?
— Elle... Je pense que c'est à elle de l'expliquer.
— Il a tué ma sœur. »
Sygn sursauta.
Lazare roula des yeux.
Torunn était rentrée, plus silencieuse qu'un rat. Son visage, ravagé par une tempête qui ne l'avait jamais réellement quittée. Qui sommeillait en elle, constamment. A la manière d'un animal précédemment blessé par un piège, elle demeura à distance, ne s'aventurant pas là où disparaîtraient ses pieds.
« Tu avais une sœur ?
— Heimdall n'a pas tué Idunn. Heimdall a seulement...
— La Déesse Idunn était ta sœur ? Elle est ma tante ?
— Cela suffit. Plus un mot. »
La voix et l'équilibre de Torunn vacillaient. Dans l'obscurité, on n'entendit que sa respiration, profonde, invoquant la froideur qui lui seyait tant.
« J'ai.... J'ai vu et entendu tes craintes, Sygn. Nous nourrissons les mêmes. »
Torunn prononçait peut-être son nom, mais elle n'affrontait pas le regard de sa fille.
« Jusqu'à présent, elles n'étaient que des mots flottant dans mon esprit. Des prières que je murmurais à des déesses qui n'en sont pas. Les Nornes sont aussi cruelles que les autres. Elles n'écoutent pas, elles exaucent encore moins. Et leur seule parole ne protégera pas Siegfried. Cette prophétie n'est peut-être que la bribe d'un paragraphe dans une saga qui finit dans le sang et l'anéantissement. Sur ce point, nous nous rejoignons. Les rêves des humains donnent une cohérence aux signes que l'oeil perçoit sans nommer, mais les cauchemars des sorcières sont emplis de certitudes qu'il est dangereux d'ignorer. Tu en es une. Que je t'apprenne ou non. »
Sygn attendait une contradiction. Un mot que sa mère énoncerait et qui ferait tout chuter. Cette parole-là ne vint pas et Torunn s'en retourna auprès de son fils, dans la maison. La mort dans l'âme, le pas traînant, la tête basse. La mine abattue. Torunn réalisait qu'elle n'était pas la créatrice suprême pour laquelle son mari aurait pu ériger autels et temples. Torunn réalisait qu'avoir donné naissance à Siegfried ne faisait pas d'elle une maîtresse de son destin. Que quelqu'un se plaçait au-dessus d'elle, quoiqu'elle fasse. Le Grand Tissage, les Nornes, quand ce n'étaient pas les Asgardiens ou Yggdrasil lui-même. Les paroles qu'elle gardait pour elle se faufilaient hors de sa bouche, à mi-voix, à peine articulées.
Lazare se releva, prêt à lui emboîter le pas, étonnement ragaillardi.
« Viens avec nous, Sygn. J'ai quelque chose à vous annoncer. A toi et à Sieg. Une grande et bonne nouvelle. »