Chapitre 3 - L'épouvantail

Par Daichi
Notes de l’auteur : Chapitre 2, L'épouvantail. Partie 1.

Le désert de l’Aurora était calme. Silencieux comme la mort. Une chaleur accablante venait caresser les pierres et le sable où se cachaient lézards, scorpions ou encore serpents. Hormis ces créatures terrifiées, il n’y avait pas âme qui vive. Pourtant, un grondement s’élevait.

Une ligne de poussière soulevée décorait l’horizon. Tous les petits habitants du désert se réfugièrent sous terre, à l’arrivée de ce monstre. Il était rapide, mais surtout, bruyant.

À l’origine de cette fumée, deux roues. Celles d’un véhicule, au moteur qui hurlait de toute son âme. Les pistons qui frappaient le cuivre tournaient de plus en plus vite, à mesure que la jeune femme qui se tenait dessus actionnait les poignées du monstre de cuivre. Cheveux au vent, lunettes plaquées sur le visage, elle se penchait dangereusement sur sa machine pour régler le problème qui l’avait menée à cette situation : un blocage dans les pédales.

Perdant le contrôle de sa monture, celle-ci fonça sur le rail qu’elle longeait depuis bientôt une heure. La motocyclette percuta le chemin de fer et décolla du même coup, tournant sur elle-même. La jeune femme qui se tenait dessus accompagna son vol, les bras placés autour de la tête par un réflexe habitué. Elle rencontra fort heureusement le sol bien avant son embarcation, qui vint s’écraser au loin, la roue avant dangereusement tordue.

La poussière retombait doucement, tandis que la conductrice observait un ciel de sable. Elle toussa et se releva difficilement, afin de sortir de cette brume. Son visage était couvert de terre et égratigné, son foulard bleu ne l’ayant pas aidée lors de sa chute. Elle le retira et leva ses lunettes, avant de sortir une étrange monture de sa poche. Un verre unique, qu’elle plaça devant son œil bleu. Elle régla le petit engrenage qui se trouvait sur le côté, ajustant sa focale, et vit avec netteté son invention explosée au loin. Poussant un râle de dépit, Neila dévisagea le soleil qui se moquait, tout là-haut, de son œil mutin.

Dans sa sacoche, sa main caressa la pomme, le pain, le fromage ou encore le cube de serrain. Mais ses doigts finirent par attraper ce qu’elle cherchait : des bandages. Elle en sortit une bandelette complète et, après avoir épousseté la poussière qui maquillait son avant-bras, enroula le tissu sur sa peau égratignée. Elle fit de même pour sa cheville, qu’un caillou avait rencontrée lors de sa chute, puis sautilla sur place à plusieurs reprises. Un pied après l’autre, elle s’assurait que rien n’était cassé. Puis, étirant ses bras, testant leur résistance, elle porta son regard vers sa destination. Vers là où se dirigeait l’astre solaire, où finissait toute lumière : l’Ouest.

Son œil se baissa ensuite vers le fautif de son accident : ce chemin de fer abandonné, qui ne servait aujourd’hui que de route. La Golden Roads, qu’ils appelaient ça. D’un sourire jaune sur le visage, Neila posa un pied sur l’une des planches fixant les rails – planches trouées et craquelées – et poursuivit sa route. Croquant dans sa dernière pomme, elle chantonnait ce petit air que les enfants lui avaient chanté lors de son départ. Car après tout, les épaisses fumées devant elle lui indiquaient qu’elle arrivait à destination. Un amas de brumes noires, qui ne tarderait pas à masquer l’orbe de feu qui pointait vers le sol.

Finie, la pomme dont il ne restait que le trognon quitta ses doigts, qu’elle lécha, laissant sa main droite palper sa poche arrière. Le ticket du train s’y trouvait toujours, et intact. L’aluminium qui le composait n’avait pas reçu d’égratignures. Cinq ans. Cinq années de labeur au saloon, auprès de McQueen qui en était devenu propriétaire, à cravacher pour obtenir des pécunes. Se prendre pour la fille d’un shérif déchu, une sage et modèle fille de comptoir, afin d’acheter de quoi se fabriquer une moto – feu sa monture – et surtout, un ticket de train. Bien que pour le moment, elle empruntât les voies ferrées par la seule force de ses genoux. 

Quand l’attente fut trop longue, après plus de deux heures de marche rapide, elle se lança dans une course. Un sprint final, à destination de l’ultime étape de la Golden Roads. La grande gare qui menait vers les cités : Flicky Way.

Face à elle s’étendaient les bâtiments de cuivre de la petite ville. Auprès des multiples chemins de fer, ceux-ci fonctionnels, se tenaient des tours et des moulins. Non pas à vent, pour le grain ! mais à vapeur. De grands engrenages tournaient au rythme des jets de fumée, actionnant tous les mécanismes alentour. Les grandes fontaines à eaux sur lesquelles se reposaient les voyageurs, les générateurs qui fournissaient en électricité ce cœur animé, d’où sortaient les câbles qui faisaient fonctionner les tramways, ou encore l’immense horloge qui trônait la ville. Parmi toutes les tours de cuivre et d’acier se trouvait cet énorme clocher, qui réglait comme une montre ce poumon du désert. Il accueillait et expédiait à longueur de journée des centaines de voyageurs, en direction de tous les recoins du monde. L’étendue, les mines des montagnes du Nord, les mers maudites du Sud, mais surtout les cités industrielles. Les seules uniquement accessibles par voie ferrée.

Neila acheva sa course, les poumons vidés et le cœur battant, sous les noirs nuages de la ville. L’air qui infiltrait sa poitrine était âcre, alourdi de métaux, et nauséabond. Pour autant, elle tâcha d’en respirer chaque parcelle, imprégnant son être de ce nouveau monde. Franchissant le seuil de cette gare sans muraille, elle posa son regard sur le monstre qui franchissait la ville. Un énorme cheval de fer, de trois étages. D’un noir sali, décoré de touches cuivrées par endroit, surmontant des roues deux fois plus grandes que la jeune fille, il freinait lourdement. Poussant un sifflement suraigu, accompagné des grondements sourds de sa cheminée et des soupirs des jets de vapeur, il entrait en gare depuis les montagnes. Ces jets de fumée transparente caressèrent les bottes de Neila, qui rit de douleur au contact de cette intense chaleur. Une chaleur presque accueillante. Tandis que le train se garait lentement, coupant la route de la jeune fille, elle entreprit de suivre la locomotive afin d’en faire le tour une fois celle-ci à l’arrêt. Elle leva les yeux sur l’imposante cheminée qui coiffait le véhicule : une fumée d’un noir souillé venait s’en échapper. À la manière des râles du malin, elle s’en allait, pour épouser ses semblables qui obscurcissaient le ciel. Un ciel de bronze, où les nuages d’un brun inquiétant cachaient à la ville le feu solaire.

Les yeux s’écartant du chemin, Neila manqua de bousculer un passant, étrangement vêtu. À l’inverse des autres voyageurs, affublés de redingotes, fracs ou autres extravagantes tenues qui seyaient à leurs hauts-de-forme ou chapeaux melon, celui-ci portait une simple chemise. Blanche, manches retroussées, un bandana sur le front, parfait pour un travail de terre. Au fouet qu’il portait à sa ceinture, l’on pouvait deviner son métier de garçon de vache, ou encore de dompteur de chevaux.

« Désolée ! », lui lança-t-elle, ainsi retournée, poursuivant sa route en marche arrière. Elle observait tous les mineurs et ingénieurs qui sortaient des imposants wagons, laissant la place aux futurs marins désirant explorer les intrépides mers du Sud. Mais son œil passa des voyageurs au garçon d’écurie bien vite : celui-ci avançait vers elle !

De surprise, elle stoppa son recul, et approcha la main de sa ceinture, par sécurité. Elle n’eut besoin de caresser la poignée de son revolver, car l’homme tout juste majeur souriait simplement.

« Originale la lunette, lâcha-t-il. Faudrait p’tet investir dans une vraie monture, histoire de voir où tu marches.

— Bonjour, siffla Neila comme premiers mots.

— Ouais. Ici, c’est le quai deux, pas un endroit pour s’amuser. Si tu cherches celui du Dawnbreaker – comme tout le monde –, c’est beaucoup plus loin !

— Je découvrirai ça par moi-même, merci quand même de t’inquiéter pour moi. » Elle lui rendit son insolence avec justesse, et le sourire du jeune homme s’agrandit en retour. « J’ai le temps de trouver, avant demain.

— Oh, oui, certes. Mais, peu de chance que tu entres dans le train avec juste cette babiole comme laissez-passer.

— Quelle babiole ?

— Ben, cette lunette… »

Neila leva un sourcil et replaça sa monture, prenant quelques instants pour décider de si ce garçon était sérieux ou non. « Je compte bien la garder, je m’en sers, figure-toi. »

Le jeune homme resta interdit quelques instants, puis pouffa de rire, alors que le sifflet du train hurlait pour annoncer son départ. Plus la peine d’essayer de le contourner, se dit Neila.

« Attends, tu vas me dire que tu vois vraiment quelque chose avec ce truc sur le pif ?? »

Elle soupira et partit dans une des ruelles, dans le but de tuer son temps en attendant de pouvoir franchir la partie ouest de la ville. Mais son interlocuteur la suivit, n’en ayant pas fini avec ses piques indolores.

« Pardon, pardon ! continua de rire l’inconnu, tandis que Neila regardait des enfants courir avec des feux d’artifice. C’est qu’on en voit de toutes sortes, des énergumènes dans ton genre. Du style à montrer fièrement une de leurs inventions ridicules pour finalement partir la queue entre les jambes. Pas pour rien qu’il y a autant de gens qui partent ailleurs qu’à Everlaw ! Au fait, moi, c’est Waylon. Et toi ?

— Tu me veux quoi, au juste ?

— Je ne suis qu’un bon samaritain moi, tu sais ! Simplement dans l’esprit d’aider mon prochain.

— Eh bien non merci. J’ai ce qu’il faut pour partir, je n’ai pas besoin de toi. »

Neila continua sa route, accompagnée du nouveau boulet qui venait de s’attacher à son pied. Chaque nouveau paysage qu’elle admirait venait être gâché par la voix de l’individu au bandana.

« Très probablement quelque chose de sensationnel, continua-t-il.

— Moque-toi, je suis sûr que tu n’as rien sur toi pour partir.

— Qui te dis que je souhaite partir ? Je suis très bien ici ! »

Se stoppant, elle lui adressa son doute d’un signe de tête. Ce fut de gêne que les dents du jeune homme s’affichèrent, lèvres retroussées.

« Bon, oui, c’est un peu cramé…

— Tu cherches juste à me piquer ce que j’ai pour partir avec, c’est ça ? le contra Neila.

— Si c’était le cas, j’aurais pu te le voler sans aucun problème », se gaussa Waylon en tenant entre ses doigts un ticket. Neila fit un vif tour sur elle-même, penchant la tête vers la poche vide de son postérieur, puis sortit son revolver. Son voleur recula et leva les deux mains, sans lâcher le bout d’aluminium. « Holà, holà ! Du calme, je me rends madame shérif ! »

Sous les moqueries de l’inconnu, elle fit un pas dans l’objectif de récupérer son dû. Mais les doigts du voleur pliaient le métal, assez fin pour être tordu, voire fendu si la pression était trop forte. Son revolver toujours en main, canon baissé, elle lui dardait un regard mêlé de méfiance et de colère.

« Non, j’ai déjà ce qu’il me faut », se vanta le garçon, baissant lentement la main pour montrer son propre ticket, dans la poche intérieure de sa veste. « À l’exception d’une relique, pour être sélectionné. Voyons, qu’aurais-tu à me proposer en échange de ton ticket ? »

Sans quitter de l’œil les fruits de son travail de toute une vie – à son échelle de jeune fille –, Neila dut rapidement capituler. Elle pensa au cube qui traînait au fond de son sac, et rumina. Sans trop traîner, voyant les doigts du bandit qui tordaient son précieux ticket. Les siens vinrent donc caresser la relique de serrain, chaude et lourde. Depuis le jour où elle s’était à demi aveuglée avec, elle n’avait pas eu le droit de l’approcher. Pourtant, au fond de sa mémoire, résonnait un appel.

Plutôt qu’un appel, une sorte de code. Une combinaison d’engrenages. Elle visualisait ces dents être tournées, dans un sens et dans un autre, dans un ordre précis, dans le but de… cela, elle ne le savait point. Mais cette relique l’intriguait personnellement, à compter du jour où elle lui avait pris un œil. Il lui fut impossible de résister à la tentation de le voler à McQueen, la minute précédant son départ.

Elle s’était longuement demandé à quoi pouvait bien servir la combinaison. Au début de son voyage, elle avait hésité à l’actionner, mais ne put oser. La peur de perdre la vue pour de bon l’empêcha de toucher aux engrenages. En l’état, il ne lui servait à rien, et ce n’était pas parti pour changer.

Grand bien lui fasse, se convainc Neila en sortant le cube. Il ne pourra de toute façon pas s’en servir, si je suis bien la seule à savoir l’utiliser. D’un geste teinté de mépris, elle le lui lança au visage. « Tiens. Ça te va ? »

Waylon manqua d’en faire tomber le ticket. Il le rattrapa de justesse, et le rangea dans sa veste, probablement de peur qu’elle le lui subtilisât puis, après un instant, pouffa. Le cube entre ses mains, il se tint les côtes, mort de rire, et de plus en plus au fur que les joues de Neila se peignaient de rose.

« Ce, ce truc… Cette lanterne… Eh ben… Elle est franchement banale ! Personne ne l’achèterait !

— Qu’est-ce que tu en sais ? », bafouilla Neila en serrant son sac contre son torse, tel un nouveau-né. En réalité, elle s’attendait à ce résultat. McQueen l’avait prévenue à maintes reprises : ce cube n’est qu’une relique plus qu’ordinaire, les ingénieurs des cités ne s’embêteraient pas à en acheter une contre un accès à Everlaw. Pour une simple lanterne, s’il s’agit bien de ça, c’est compréhensible…

Les yeux du voleur, eux, étaient brillants tels des émeraudes. Ils observaient l’objet sous toutes ses coutures, comme s’il venait de trouver une pépite en plein désert.

« Crois-moi, elle ne te sera pas utile. Mais je sais ce qui pourrait t’aider.

— Et qu’est-ce que tu aurais à y gagner, au juste ? grogna Neila en caressant la crosse de son arme. On avait un accord, ce truc contre mon ticket. Rends-le-moi !

— Eh ben… Quand on sait à qui s’adresser, une lanterne peut représenter un joli petit pactole une fois dans les cités ! Mais certainement pas pour entrer dans un train. À moi, donc, cette lanterne m’intéresse. Contre lui, je te rendrai ton ticket, mais nous nous trouvons toujours dans le même bateau, toi et moi. Aucune relique ! »

Il jonglait avec la lanterne, sans manifester la moindre envie de sortir le bout d’alu de sa poche. Neila s’agaçait franchement. À peine le premier pied posé dans cette ville qu’un hurluberlu s’était entiché d’elle et de ses possessions. Mais ses mots avaient fait mouche : elle n’était, pour l’heure, pas plus avancée, et n’avait aucune idée de comment être sélectionnée pour monter dans le train. Car un ticket ne suffisait pas… quand n’importe qui travaillant dur pouvait s’en procurer. Il fallait, en plus d’un pass, une bonne raison de monter à bord du Dawnbreaker. Les ingénieurs d’Everlaw appétaient les reliques de qualité, et ouvraient donc leurs portes en cette seule occasion.

« Vois-tu, reprit Waylon en arrêtant ses jongles, cette ville fourmille de trois types d’aventuriers. Ceux qui n’ont qu’un ticket. Ceux qui n’ont qu’une relique. Et ceux qui ont l’argent pour s’offrir les deux. Toi et moi, on fait partie de la première catégorie.

— Je suis heureuse pour toi. Rends-moi mon ticket maintenant…

— Tu m’as bien écouté ? Avec de l’argent, on peut s’offrir ce qu’on veut ! Imagine les reliques qu’on pourrait s’acheter, si l’on choppait un peu de thune, tous les deux ?

— Sans façon. Tente ta chance, je tenterai la mienne.

— Ah, ah, ah ! la nargua Waylon, sortant le ticket de sa poche, le tordant dangereusement. À ta place, je ferais attention… C’est fragile, ces choses-là… »

D’une simple réponse à base de grognement, elle l’incita à poursuivre. Le menacer ici et maintenant de son revolver, au milieu d’enfants en train de jouer ou de potentielles forces de l’ordre, ne la mènerait pas à grand-chose – mais, au-delà de tout, elle risquait son billet. Les places étaient chères, pour accéder aux cités, d’autant plus pour la plus prestigieuse d’entre-elles, Everlaw. Ce n’était pas en tournant en rond dans cette gare qu’elle aurait fini par trouver quoi que ce fût : elle se serait retrouvée simplement sans moyens, forcée de rentrer « la queue entre les jambes ».

« Bien ! En rôdant ici, ces derniers jours, j’ai appris un truc intéressant… » Il s’approcha, feignant une proximité, veillant à ce qu’aucune oreille indiscrète ne vienne se délecter de ses paroles. Là-dessus, Neila pouvait se rassurer : il ne semblait pas vouloir voir son info fuiter. « À l’extrême ouest, au-delà de la ville, se trouve un cimetière. Sous une des tombes, on raconte que le fossoyeur cacherait tout son magot. Une vraie p’tite fortune, accumulée aux jeux. Elle attend patiemment qu’on vienne y plonger les mains. »

Neila manqua d’éternuer de surprise. Tout ça pour une histoire à dormir debout ! Elle tendit la main en direction de sa poche, mais il fut plus rapide et lui subtilisa son revolver. Alerte, elle se trouvait face à l’homme qui possédait presque toutes ses affaires.

« Tu n’es qu’un sale…

— Minute ! se vexa le garçon, en lui rendant son arme d’un air insolent. Tu es armée, moi non. On raconte que y’a un robot qui garde le cimetière, pour y protéger le butin. Je voudrais pas y risquer ma vie… Il semblerait que toi, par contre, tu puisses y faire un tour sans craindre grand monde. »

Après avoir repris son arme, sans oublier de réarmer le chien : « Je n’ai aucune raison de te faire confiance. Pas moyen que je croie une histoire comme celle-là !

— Je te parle pas de confiance, mais de bon sens. On fait cinquante-cinquante, et en échange du cube je te rends ton ticket. Deal ? »

Il lui tendit sa main, affichant une trogne d’ange. Il n’y avait rien de plus mesquin, de plus indigne de confiance, mais il savait jouer de ses talents. Il était rapide, filou, et n’aurait aucun scrupule à éliminer ses chances de monter dans le train. Et si vraiment dans ce cimetière se cachait un pactole… À bien y réfléchir, il n’aurait aucune raison de me prendre un ticket, ni ce cube si inutile.

À moins qu’il ne fût un de ces errants malintentionnés. Qui, après tout, convaincrait une jeune fille de seize ans à s’aventurer dans un cimetière, loin de la ville ? Pfeuh ! Qu’ils me piègent, je sais me défendre.

Tendant un dernier regard vers le cube qu’elle lui avait honteusement donné, elle lui serra la main. Le visage dégoûté, face à celui au versant de son adversaire, elle essuya la moiteur de sa main contre sa chemise, le laissant s’éloigner.

« Un plaisir de faire affaire avec toi ! Oh, je te conseille de trouver de quoi creuser. L’affaire date d’il y a dix ans, environ. Fouille les tombes les plus vieilles ! »

Il partit en retenant un rire, jonglant avec son butin. Neila avait l’impression de s’être fait avoir, mais elle voulut apaiser son esprit en pensant à autre chose. Elle leva les yeux sur la grande tour qui se tenait devant elle. Les pistons qui se mouvaient à sa surface bougeaient à un rythme soutenu, lâchant des gerbes de vapeur par moment. Une tour d’ingénieur, qui devait faire fortune en vendant des babioles aux voyageurs. Un petit train télécommandé, un cerf-volant sans ficelle, une montgolfière pour chat, voire des pipes à vapeur. Des tas de petits souvenirs que s’arrachaient hommes, femmes et enfants qui passaient dans les rues pavées de l’étape. Prenant une respiration douloureuse, coupée par une quinte de toux, Neila vida tout ennui de sa tête, prête à reprendre sa route.

Traversant enfin la voie ferrée, elle atteignit le cœur de la gare : là où régnaient la tour de l’horloge et le plus grand chemin de fer de l’Aurora. Pour le moment vide, il mesurait plus de dix mètres de large. Les rails étaient si hauts qu’ils atteignaient le genou de Neila. Ici, le lendemain, à midi, se tiendrait le Dawnbreaker. Et elle monterait dedans, avec ou sans l’aide de personne.

S’écartant des voies, là où un groupe de touristes venait s’amasser pour une photo collective, elle s’attarda dans les rues adjacentes. Tous les bâtiments étaient atypiques. Aucun ne comportait d’élément de pierre ou de bois, en extérieur du moins. Un hôtel tenait comme devanture des lampes à néon, branchées au générateur de ce pâté de maisons. Chaque coin de l’étape possédait sa tour-moteur, qui produisait autant de puissance que de bruit. Neila les esquiva, afin de poursuivre vers l’ouest, en direction d’une douce odeur de viande grillée.

Sur un grill se tenaient de délicieuses tranches de viande, qu’un homme enroulait sur des bâtons tels des sucreries, avant de les tendre aux enfants qui passaient, argent en main. Ne résistant pas à la tentation, Neila se libéra d’un de ses billets, jubilant quand le jus de sa brochette vint épouser ses papilles. Le cœur motivé, elle parcourut chaque ruelle, toujours plus rapidement, avare de découvertes. Elle passa près d’un carrousel mécanique, qu’on appelait manège, où des enfants montaient des chevaux de bois. Elle s’amusa à tourner autour, puis à tourner sur elle-même sous un festival de lumière, se dandinant difficilement jusqu’à son futur point d’intérêt. Elle jeta la baguette de sa brochette et trottina, sur une centaine de mètres, avant d’observer un petit concert. De vieux messieurs et de vieilles dames jouaient d’accordéons mécaniques, poussant de la vapeur et de la fumée à chaque note, sous un chant d’allégresse. Les spectateurs dansaient, se tournaient autour, de jeunes garçons tentaient timidement d’approcher de jeunes inconnues, et la magie opérait alors. Neila esquiva un charmant voyageur, passant parmi les danseurs, avant de finir face au désert.

Devant elle, l’infinie étendue de l’Aurora. Et au bout, un cimetière.

Elle observa quelques instants ce paysage, le son de l’orchestre s’éloignant peu à peu. Elle fit, lentement, un pas devant l’autre, partant du cœur animé en direction du lit des dormeurs éternels. Ce petit terrain, entouré d’un fin muret de pierre, n’était pas bien grand. Il devait contenir au maximum une vingtaine de tombes. Celles-ci étaient craquelées, les noms et les dates, à demi effacés. Devant, aucune fleur, ou quelques rares feuilles séchées par le temps.

Au centre de ce champ de pierre se trouvait une silhouette, dessinée sur l’astre couchant qui rejoignait peu à peu le sol. Elle était plantée dans la terre, voûtée sur elle-même, couverte de végétation, et quelques corbeaux étaient posés dessus. Au-dessus du cimetière lui-même, ou sur quelques tombes, les mêmes oiseaux noirs donnaient leur ambiance à l’endroit. À l’entrée de ce terrain morbide, l’on pouvait voir une pancarte :

« PAS TOUCHE À L’ÉPOUVANTAIL »

Pas très efficace celui-là, pensa Neila en voyant les oiseaux s’agiter à sa venue. Ces pauvres volatiles n’avaient de toute manière plus de fleurs à dévorer : cet endroit était parfaitement abandonné. Elle balada son regard sur les noms : très peu étaient encore visibles. Une tombe semblait plus récente, datant d’il y avait tout juste cinq ans. L’aventurière se pencha, lisant les noms qui y étaient inscrits.

VICTOR OWLHO,

Né le 11 messidor 698,

assassiné le 20 floréal 733.

SOFIA OWLHO,

Née le 2 nivôse 691,

assassinée le 20 floréal 733.

ROSIE OWLHO,

Née le 12 brumaire 725,

assassinée le 20 floréal 733.

Ces noms, gravés dans la pierre, sonnèrent comme des voix à ses oreilles. Ils la firent tomber à genoux, bouche bée. Elle savait que les adultes qui avaient débarqué à l’orphelinat étaient des meurtriers et des imposteurs, mais se retrouver devant le fait accompli était bien plus dur à admettre.

Et j’ai laissé Shelly se faire embarquer…

Son œil orphelin relisait les noms sans lassitude, se sentant presque coupable de leur mort. L’adoption de Shelly avait eu, selon toute vraisemblance, pour but de remplacer la petite Rosie, mais Neila n’avait aucun moyen de s’en assurer avec certitude. Peut-être fut-ce la venue de l’imposteur à Little Coin qui avait provoqué le meurtre de toute une famille – et, à cette pensée, elle fit une moue peinée. Encore plus, en pensant à son impuissance ces cinq dernières années, sans pouvoir s’échapper à la rescousse de sa jumelle.

Mais à présent, Neila n’était plus coincée à l’orphelinat. Son seizième anniversaire avait eu lieu la veille, l’autorisant à partir retrouver sa sœur. De la sauver des griffes de ces tordus. Elle espérait très sincèrement qu’elle allait bien, mais elle connaissait Shelly : si le même sang coulait dans ses veines, alors jamais elle ne se laisserait tuer si facilement.

Toujours à terre, elle adressa aux trois âmes en peine une prière, leur assurant que ces futures années de trépas fussent moins dures que les cinq précédentes. Puis, elle se leva, et continua à chercher les tombes. Des vieilles qui dataient d’il y a plus de dix ans, il y en avait un paquet ! Comment pourrait-elle trouver la bonne ? À condition qu’il y en ait une, de bonne !

Se rappelant l’accord fumeux qu’elle avait passé avec le garçon, elle tourna soudain les salons, main sur son arme. Personne. De l’autre côté, non plus. Elle guettait l’arrivée impromptue d’un robot, qui garderait son trésor. Mais rien. Peut-être ne tarderait-il pas à venir – alors, par précaution, elle ne tarda pas à creuser.

Elle trouva, postée contre la barrière, plusieurs outils, dont une vieille pelle effilée. S’accommodant de l’engin, elle choisit la tombe dont le sol paraissait le plus couvert de végétations, et entama sa fouille. La terre était aussi solide que les pierres tombales : la pelle se brisa net ! Dépitée, elle fit un dernier adieu à ses ongles et entreprit de creuser à la main. Elle mit une grosse demi-heure à trouer le sol, jusqu’à frapper une caisse de bois. Juste une tombe, se convainquit Neila. C’est devant le fait accompli qu’elle abandonna : elle n’était pas prête à fouiller entre des ossements pour trouver un prétendu sac de billets.

Ne sachant où continuer, les doigts endoloris, son regard s’attarda sur l’épouvantail. Celui-ci n’était, comme de coutume dans cette petite ville, non pas fait de bois, mais de métal. Il s’agissait d’une carcasse de cuivre, courbée sur elle-même, les bras ballants, couverte de rouille et d’oxydation. Elle était plantée dans le sol, les deux jambes collées l’une à l’autre.

Postée devant ce singulier personnage, affrontant le regard des corneilles qui finirent par s’envoler, elle l’observa de plus près. Il était sérieusement abîmé, ce robot : des trous partout, des fils et câbles apparents, et même des morceaux de tôle disparus. Elle posa la main sur lui, et il sursauta d’un coup, lâchant un cri strident. La curiosité laissa place à la stupeur, quand elle bascula en arrière. À terre, la jeune fille fixa de ses yeux écarquillés l’individu désormais animé.

« Aaarrrgh… Tiens ? Oh non, pas encore un… », grésilla la machine, ce son fluctuant s’apparentant à une voix. « Ceci dit, c’est une, cette fois-ci. Espérons qu’elle sera plus aimable. Bon, qu’est-ce que tu veux ? »

Neila restait immobile, muette, la même expression sur le visage.

« Allô ? Manquait plus que je tombe sur une attardée. Eh, t’es tombée sur le crâne ? »

Elle secoua la tête, puis se redressa, sans quitter des yeux l’individu. Il s’agissait bien d’un robot, mais abîmé, rouillé, couvert de mousse ou encore de lierre. Son visage, curieusement expressif, comportait un œil défaillant et un autre dégageant une faible lueur bleutée. Au centre, un trou en guise de nez, trônant au-dessus d’une moustache gravée (drôlement élégante). Sous tout cela, une mâchoire qui bougeait étonnamment bien, accompagnant parfaitement le flot désagréable que débitait ce moulin à paroles.

« Tu… tu parles ? bafouilla-t-elle, faute de mieux.

— Tu es perspicace, toi, non ? s’exaspéra le robot.

— Il parle ! Il marche ! C’est génial ! », s’exclama Neila, absolument fascinée par la créature de cuivre qui lui faisait face. Sans écouter ses complaintes agacées, elle l’observa sous toutes ses coutures, tournant autour de lui telle une enfant découvrant son nouveau jouet.

« Arrête ça tout de suite ! Eh ! Non, ne me touche pas ! Bas les pattes, mais c’est pas vrai ! s’énervait le robot, sans que la jeune fille n’y prête attention. Je frappe fort, je te préviens !

— Oh, tu sais te battre ? s’extasia Neila. Dis-moi tout ! Qu’est-ce que tu sais faire ? À quoi tu sers ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu surveilles un trésor ? Tu comprends tout ce que je dis ?

— J’en ai déjà marre alors que je n’ai même pas répondu à tes questions… Bon, mettons les choses au clair ! déclara-t-il en comptant sur ses doigts. Je ne suis pas ton ami, non je ne t’aiderai pas, non je n’ai pas d’eau, non je ne sais pas si la femme de John Heggel l’a trompé, oui tu finiras enterrée ici si tu continues à m’agacer, non je ne fais pas office de détecteur à métaux, et oui je marche encore !

— Euh… il ne marche pas si bien que ça finalement…

— M’as-tu seulement écouté ?! Je marche par.fai.te.ment ! Il ne faut jamais se laisser avoir par les apparences.

— Bon, euh, oui, si tu veux. Je voulais juste savoir, concernant les tombes…

— Non, je ne sais pas réanimer les cadavres.

— Raah, mais laisse-moi finir ! C’est toi, qui surveilles le cimetière ? (Elle chuchota.) Tu sais où se cache l’argent du fossoyeur ?

— J’ai l’air d’une caméra de surveillance ?

— Euh, pas vraiment, mais…

— Donc tu connais ma réponse ! Sur ce, je retourne dormir. »

Avant que Neila pût enchaîner, il retomba dans la même position qu’au départ. Elle le secoua sans vergogne, ce qui le fit s’agiter de plus belle.

« Mais c’est pas bientôt fini ?! hurla la machine. On m’empêche de dormir maintenant, c’est la meilleure !

— J’ai vraiment besoin d’aide, tu es la seule personne qui puisse m’aider ! le supplia Neila. Sans ça, je suis bloquée ici !

— Probablement, mais ce n’est pas ton jour de chance. Par pitié, va jouer plus loin, je n’ai pas envie de dormir éternellement à côté d’un profanateur. Oooh… Quoique ! Si cela me permet d’avoir la paix en effrayant les passants… L’esprit du cimetière ! Ça en jette. »

Neila désespéra et s’effondra sur le sol, face au ciel. Il n’y avait rien d’autre que de la terre, des herbes séchées et un ciel brun au-dessus d’elle. Il faisait toujours aussi chaud, malgré l’heure tardive. Le vent souffla brusquement, la fouettant d’air brûlant et de sable. Le sort s’acharnait avec malice contre elle.

« Je t’ai dit d’aller plus loin, je n’ai pas envie de t’entendre chialer jusqu’à ta mort », râla le tas de rouille.

Elle se redressa, et s’adressa de nouveau à lui. « Sais-tu s’il y a une autre pelle pas loin ? »

Le robot la fixa longuement, puis effectua un mouvement de la tête et des épaules vers le bas, accompagné d’un râle, le tout s’apparentant à une espèce de soupir.

« J’ai compris, je rentre. Ciao ! »

Il s’enfonça soudain sous terre, laissant Neila seule et pantoise face à cette scène.

« Eh !! Reviens ! hurla-t-elle dans le trou obscur qu’il laissa dans le sol. Je ne t’embêterai plus, promis ! Revieeeennnns ! »

L’écho qui accompagna sa supplique fut plus parlant que n’importe quelle réponse. Elle s’apprêta à abandonner quand, tendant l’oreille, elle entendit un bruit familier. Comme un clapotement.

« De l’eau ? »

Collant son visage à l’ouverture, elle sentit une odeur nauséabonde, qui la fit bondir sur un mètre. Les égouts ! Elle s’éloignait, quand une idée lui vint.

Oui… Après tout, le meilleur moyen de cacher son argent, c’est de le mettre là où personne ne le trouverait. Peut-être que le butin se trouve là-dedans ! Et ce vieux robot le garderait ! Je ne perds rien à tenter… Si ce n’est ma chemise.

Suivant de longues minutes d’hésitation, et d’inspection des tombes, la jeune fille se décida. Elle n’avait pas le choix : elle n’aurait jamais le temps de trouver l’argent en creusant avant le lendemain. Et le prochain train était dans trois mois !

Bien qu’étroite, elle parvint à passer ses jambes dans l’ouverture, mais sa ceinture l’empêchait de s’y faufiler entièrement. Elle sentait le vide sous ses pieds, et ne pouvait savoir jusqu’où la mènerait sa chute si elle retirait sa sécurité. Elle observa le cimetière une dernière fois, murmura quelques prières d’espoir, plaqua sa sacoche sur le haut de son crâne, puis détacha finalement sa ceinture.

Après une chute d’une vingtaine de mètres, elle plongea dans ce qui semblait s’apparenter à un lac souterrain, glacé et très profond. La panique l’emporta rapidement sur la douleur : elle agita les bras et les jambes dans l’espoir de remonter, mais le froid figea ses muscles, l’eau infiltra ses poumons, et l’obscurité l’emporta au fond de l’eau.

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