Je pensais m’être préparé au choc, mais j’avais eu tort. Tout ce qui concernait cet endroit me rappelait Noah, ma vie d’avant, et je fus projeté trois ans en arrière, malgré ma volonté de rester dans le moment présent. Je fermai les yeux un moment, et le visage de mon fils apparut dans mes pensées. Je secouai la tête pour reprendre mes esprits. J’avais enfin terminé de gravir le chemin qui menait au-devant du chalet. À bout de souffle, le dos en sueur, je me laissai tomber sur le sol, épuisé. Le vent faisait danser les branches dépourvues de feuilles. La maison était entièrement entourée d’arbres. Le soleil, maintenant bas dans le ciel, se collait sur l’horizon comme s’il voulait se fondre en elle. De là où je me trouvais, j’avais une vue magnifique sur le lac.
Après un moment, je passai mes doigts dans le pelage noir et dense de Frida qui était assise près de moi. Sa tête reposait sur mes genoux et elle réclamait de l’attention.
— Tu dois avoir faim, ma belle. Allez, viens !
Je me levai. Le soleil s’était couché. Le temps filait quand je me perdais dans mes pensées — ou plutôt, quand j’étais prisonnier de mon passé. Je poussai un soupir discret, puis me dirigeai vers la porte de la maison, celle qui faisait face au lac. Je fus bien heureux de constater que la cour était déneigée. Voilà un autre avantage d’avoir un compte en banque bien remplie ; pouvoir payer quelqu’un afin qu’il s’occupe de l’entretien d’une maison inhabitée, même en plein hiver.
Je m’immobilisai devant la porte, les pieds figés dans la neige. À cet instant, j’aurais pu passer pour une statue de glace, tant mon corps refusait de bouger. Combien de temps suis-je resté là, planté tel un arbre enraciné ?
— C’est juste une porte Émile…
Frida pressa ma hanche du bout de son museau comme pour m’encourager à ouvrir cette fichue porte. Ses yeux tristes et insistant ne cessaient de m’implorer. Elle devait se demander si le froid n’avait pas fini par geler tous les muscles de mon corps. Mais, c’était seulement ma détermination qui était pétrifiée. Mon pouls s’accéléra et je sentis mon sang circuler trop rapidement dans mon corps. Ma main était sur la pognée, mais je n’avais pas réussi à l’ouvrir. C’était ridicule. Je n’avais pas fait tout ce chemin pour ne pas réussir à entrer dans ma propre maison. Je soupirai bruyamment et poussai un gémissement qui fit aboyer Frida. Celle-ci se colla complètement sur moi comme elle le faisait chaque fois qu’elle sentait ma détresse.
— Fais chier! m'écriais-je en relâchant la poignée.
Puis, je me laissai glisser sur le sol devant la porte. Ma bouche était sèche, mon corps gelé, et mon ventre creux. Mais rien de tout cela n’avait d’importance. Ce qui me paralysait, c’était la peur de franchir le seuil de cette maison — un lieu saturé de souvenirs, plus chargé encore que l’album de famille d’un octogénaire.
— Allez, Émile, ressaisis-toi. Tu savais ce qui t’attendait, c’est toi qui voulais venir.
Frida tira sur la manche de mon manteau pour m’inciter à me relever. Elle grogna pour m’encourager. Je laissai échapper une nouvelle plainte qui ressemblait beaucoup à un grognement. Par chance, le chalet était le seul sur ce côté du lac. Et c’était mieux ainsi, parce que j’avais l’impression que j’allais sacrer, hurler, peut-être même casser des trucs dans les jours à venir. Toute personne un tant soit peu équilibrée remettrait en question ma santé mentale. Et elle n’aurait pas tort.
Je tournai la poignée. Et j’entrai.
***
J’étais assis sur le divan, face aux grandes fenêtres. À travers les arbres et la forêt, l’étendue d’eau glacée se devinait encore. Mais dehors, la nuit avait tout englouti. Je ne voyais plus rien d’autre que mon propre reflet — et franchement, il n’avait rien de grandiose.
Je mangeais mon Kraft Diner à même le chaudron, sous le regard lourd de jugement de Frida, étendue sur le tapis.
— Me juge pas.
Elle poussa un petit gémissement et pencha la tête sur le côté.
— Est-ce que j’te juge moi quand tu bouffes ton vomi…
Frida vint me rejoindre et elle se colla contre ma jambe le ventre à découvert avide de caresses. Cette chienne était un vrai puits sans fond de câlins. Je n’avais aucune idée de l’heure. Seul le crépitement du feu dans le foyer troublait le silence. En arrivant, j’avais parcouru chaque pièce. Tout était en ordre — mais surtout, tout était resté exactement comme avant. J’avais vérifié les chambres, sauf celle de Noah. Je n’avais pas eu le courage d’y entrer. Même chose pour mon atelier, à l’étage. Je n’y étais pas monté. L’idée de tourner le fer dans la plaie au souvenir de ma main droite tenant un pinceau me rebutait. J’étais donc resté un bon moment devant la porte de mon immense atelier sans jamais y entrer. Il n’était toutefois pas nécessaire d’avoir la pièce sous les yeux pour savoir à quoi elle ressemblait. Le mur principal s’ouvrait sur l’extérieur par une série de fenêtres géantes, du sol au plafond, qui inondaient la pièce de lumière. De là, on voyait le lac, bordé de végétation, comme une toile vivante. J’y avais passé des heures, des journées, des nuits entières à peindre.
La maison comptait quatre chambres et deux salles de bain. Pourtant, ce soir — et peut-être tous les autres soirs d’une existence désormais sans but — je dormirais dans le salon. Une salle de bain complète était adjacente à la chambre principale. C’était la seule pièce avec le salon ayant accès à un foyer au bois. Ce qui était plus que pratique quand on manquait d’électricité. Le chalet était saturé de la présence de Noah et s’en était douloureux. Une pierre s’était abattue dans mon ventre à cette pensée. J’aurais juré entendre son rire… Je perdais la tête, c’était certain. Son jeu d’échecs trônait encore sur la table du salon, entouré de quelques revues artistiques. Je déposai le chaudron de macaroni au fromage sur la table basse. Les souvenirs, aussi vivants que les objets, hantaient les lieux — et mon esprit.
L’appétit m’avait quitté.
Revenir ici était plus difficile que je l’avais imaginé. Je savais que j’allais souffrir évidemment, mais cette souffrance était plus difficile à supporter que la morsure du froid sur la peau de mon visage. C’était un autre genre de souffrance. Je pris mon cellulaire et envoyai un message vocal à François pour lui dire que j’étais arrivée et que je lui donnerai des nouvelles prochainement.
Je savais que, si je ne lui donnais pas signe de vie, il allait me bombarder de messages et je voulais la paix. J’appellerai ma sœur un autre jour, je n’en avais pas la force pour l’instant. Je m’enroulai dans la couverture qui trainait sur le divan et m’étendit. Je massai mon moignon, tentant de faire passer une douleur imaginaire qui commençait à se faire sentir dans ma main fantôme. Je sentais le sommeil me gagner quand je réalisai que je n’avais finalement aucune idée de ce que j’étais venu faire ici.
J’avais voulu me secouer, me dépêtrer de ma léthargie et essayer de vivre au lieu de survivre. Peut-être que je désirais simplement mourir. Ce n’était plus très clair dans mon esprit. J’avais eu un besoin viscéral de disparaître, de me retrouver seul. Mais maintenant que j’étais ici. Je ne me sentais pas mieux. Le vide en moi était toujours là. La douleur toujours aussi vive, ça et l’impression étrange qui me suivait depuis l’accident. La sensation désagréable et angoissante de n’être que l’ombre de moi-même et de vivre dans un cauchemar. Non, je ne savais plus pourquoi j’étais venu ici. Néanmoins, une certitude me frappa comme une gifle. Je pouvais presque en sentir la brûlure sur ma joue. Un frisson glacé me remonta l’échine.
Je n’avais plus aucune raison de vivre.