Chapitre 3 : L'heure des héritiers

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Ce chapitre est un premier jet, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions. Bonne lecture

Les navires grandissaient à vue d’œil. Quand la nouvelle était parvenue à la villa Volindra, trois heures plus tôt, la délégation n’était qu’un point noir à la surface de l’eau. À présent, Chidera pouvait presque compter les silhouettes qui s’agitaient sur le pont du bâtiment. 

Elle lissa discrètement son col. Coupée dans du damas noir, brodée de fils d’or, la veste traditionnelle galatéenne lui enserrait la taille et le cou, laissant la chemise mordorée qu’elle recouvrait protéger ses bras du soleil. Chidera replaça sa main derrière son dos et se redressa. Dans une heure tout au plus, la délégation mettrait pied à terre. Elle vérifia d’un regard l’état de son pantalon, immaculé, et de ses bottes, brillantes bien qu’usées. L’élite de Galatéa était prête à recevoir l’ambassadeur et son entourage. Un long tapis rouge avait été déroulé, du bas des marches menant à la Voie blanche jusqu’au rebord du port, juste à l’endroit où les barques viendraient s’attacher. À côté des marches se tenaient les représentants des grandes familles, chacun habillés dans leurs couleurs, et les Volindra se tenaient au centre. Des serviteurs portaient à bout de bras de grands parasols verts et jaunes, où de petits hippocampes en verre se balançaient. Ces dames agitaient de larges éventails et essuyaient la sueur de leur front de délicats mouchoirs au rebord de dentelle.  Des tabourets, placés discrètement derrière un barrage de jeunes pages immobiles malgré le soleil impitoyable, n’attendaient qu’un mot de leurs maîtres pour leur accorder un peu de repos. Cette noble assemblée, d’une vingtaine de personnes sans compter les domestiques, attiraient tous les regards : admiration, crainte, agacement. Les badauds devaient faire le tour pour ne pas déranger l’installation. 

Chidera ne souffrait pas de la chaleur. Elle l’appréciait. Surtout, le noir et or de son sang lui empêchait de dire quoi que ce soit. Il ne restait plus qu’à espérer que le reste du comité d’accueil se conduise avec dignité. Un vœu pieux : déjà la fille Bellusuk, à sa gauche, laissait échapper des murmures outrés sur l’effet désastreux de l’eau de mer sur ses souliers de soie. Sa beauté était connue, ses efforts de le rester tout autant. La robe de lampas rose, aux motifs de fleurs jaunes, seyait parfaitement au teint de Séléné. Chidera l’aurait mieux appréciée si les ajoncs de sa robe n’avaient pas été une flatterie manifeste envers l’Empire des Landes. Le patriarche Bellusuk avait posé une main affectueuse sur l’épaule de sa fille, et Chidera se demanda pour la énième fois comment cet homme, idiot au point de laisser sa fille arborer l’emblème de leurs invités sur ses vêtements, pouvait siéger au Conseil pourpre. Elle chassa cette pensée, inutile. 

Sa mère, à côté d’elle, ne marquait aucun signe d’impatience ou d’inconfort. À peine plus grande qu’elle, Léonide Volindra était l’image vivante de leur famille : peau noire, front haut, nez petit et plat, le tout dans un visage ovale encadré d’une épaisse chevelure crépue. Autant de traits que Chidera retrouvait face à un miroir. Plus pâle, à cause du sang de son père. La tenue de Léonide avait été coupé dans les mêmes matériaux : une jupe noire, sanglée sur les hanches, laissait dépasser un voile brun et brillant. Les mains derrière le dos, la cheffe de famille ne semblait prêter aucune attention aux paroles ou aux actes de ses voisins. 

Le vent se leva brusquement. Chidera s’en réjouit et en profita pour inspirer profondément l’air frais et salé. Mais la brise souleva la robe de la fille Bellusuk, qui se hâta dans un cri de la remettre en place. Ces messieurs Serza, le grand-père, ses deux fils et leurs enfants respectifs, eurent le plus grand mal à retenir les larges plumes de paon qui ornaient leurs chapeaux. Chidera jeta un coup d’œil à sa mère, sourire en coin. Celle-ci regardait toujours droit devant elle. Le sourire de Chidera s’effaça. Elle reporta son attention sur les épais navires de l’Empire, si différents des galères galatéennes, fines comme des oiseaux. Tout à coup, elle remarqua un groupe près du rivage. Là où la pierre blanche du port était frappée par les eaux bleues se tenait une quinzaine de personnes. Immobiles au milieu des ouvriers, des marchands et des marins, silencieux alors que la cacophonie incessante du port lui perçait les tympans, ils se contentaient de fixer l’horizon. Leurs regards hantés ne pouvaient s’arracher au spectacle. Chidera fit signe à un garde posté non loin. Lance à la main, il releva la visière de son casque sur son front et claqua des talons.

—Mademoiselle ?

—Dispersez-les, dit-elle en désignant les curieux. Et rappelez-leur qu’aujourd’hui est jour de fête.

Il hocha la tête. D’un geste, il invita trois de ses collègues à se joindre à lui. Chidera remarqua avec satisfaction que leurs plastrons de fer avaient été briqués : ils brillaient sous le soleil.

—Tout est prêt ? demanda soudain Léonide.

—Oui, mère.

—Alors pourquoi agissent-ils ainsi ? dit la matriarche alors que la foule se séparait sans résistance.

—Tous les représentants du quartier ont fait passer le message, répondit Chidera avec calme. Chacun sait ce qu’il arrivera si l’Empire comprend. Mais on ne peut pas empêcher les gens d’avoir peur.

Léonide acquiesça avec lenteur. Le silence retomba et les pensées de Chidera s’envolèrent vers l’avenir. Les dangers que la cité s’apprêtait à connaitre lui apparaissait plus clairs au fil des minutes. Pendant des semaines, Galatéa accueillerait l’ennemi en son sein, à sa table. Il faudrait sourire et échanger des civilités. L’île retiendrait son souffle jusqu’à ce que les navires repartent. Et après ? Si le moindre soupçon était éveillé, l’Empire n’aurait aucun scrupule à ignorer le traité de paix. Dans un an, peut-être, Galatéa pourrait ne plus avoir peur. Jusqu’à la prochaine signature.

La cité entière en était affectée. La clameur du port n’avait pas le même son. L’air avait beau porter les mêmes effluves d’épices, de sel et de poisson, son goût n’était pas celui de la veille. Chidera laissa ses yeux traîner sur la foule. On s’affairait de toutes parts. L’agitation qui régnait ne paraissait pas différente des jours précédents, pourtant la jeune femme aurait juré qu’une tension secrète circulait. Elle électrisait les contacts, se cachait dans les conversations. Chidera espérait qu’il ne s’agissait là que de son imagination. Car si elle pouvait le voir, les yeux avides de la délégation impériale le percerait aussitôt à jour.

Furio Fulmen s’éclaircit la voix.

—Vivement qu’ils arrivent ! Il commence à faire chaud, lança-t-il à la ronde.

Son air bonhomme lui valut un sourcil levé de la part de Léonide et un hochement de tête de Chidera. Les autres ne lui accordèrent pas un regard. Seule la dame Ruzdorn lui répondit :

—Je trouve aussi. Attendez, ma chère Lila a préparé de l’eau de rose pour nous rafraîchir… Aussitôt, un calice doré fut apporté par la suivante aux yeux modestement baissés. Dire que l’été ne fait que commencer ! Mais quand je pense à la crue de cet hiver, je n’ose pas me plaindre.

—Ah, madame, vous avez entièrement raison, et Furio avala à grands bruits son breuvage. Il s’essuya le coin de la bouche du revers de la manche : Au moins, la belle saison est là et elle nous offre tant. Comme les merveilleuses oranges de mes vergers.

—Nous avons bien reçues celles que vous nous avez si gentiment offertes, dit la dame Ruzdorn en agitant une main pleine de bagues. Elles auront une bonne place au banquet de ce soir.

—J’ai hâte de voir ça ! conclut Furio.

Chidera se trouva soudain très intéressée par les replis du tapis, parsemés de poussière. Tout pour ne pas lever les yeux au ciel. L’amitié de Furio Fulmen et d’Anaëlle Ruzdorn était encore fraîche ; la jeune fille se rappelait distinctement les négociations de mariage ratées entre leurs enfants il y avait deux ans de cela. Les discussions entre les deux familles avaient dû reprendre. Elle s’étonnait de ne pas en avoir eu mot. Sa mère restait impassible. Chidera la fixa encore un peu, puis se détourna. Ainsi, même Léonide n’était pas au courant. Elle nota dans un coin de son esprit de vérifier l’avancement des négociations. Soudain, une main vint se poser sur son épaule. Sans réfléchir, elle attrapa avec force la manche de l’inconnu et fit volte-face. 

—Je vous ai donc si mal appris que ça ? la tança une voix familière.

—Dame Qatiss ! s’écria Chidera. Elle fit signe à un serviteur qui déjà s’approchait, siège en main. Je vous prie de m’excuser, je ne vous avais pas entendue arriver.

La vieille dame s’assit sur la chaise qu’on lui présentait. Son dos courbé par les années était dissimulé sous un long châle verdoyant, qui rappelait à Chidera les reflets de la lagune et les algues qui s’y trouvaient. La matriarche Qatiss repoussa ses lunettes en demi-lunes sur le haut de son nez. Elle l’observait sous ses cils pâles. Chidera se soumit à l’examen sans broncher. Après un temps, la bouche de la dame s’étira en un mince sourire, et une multitude de lignes plissèrent ses joues et le coin de ses yeux. Elle déclara avec ce qui semblait être une pointe de fierté :

—Vous vous portez bien.

—Grâce à votre sollicitude, madame.

—J’en doute. Cela fait bien un an que je ne vous ai pas vu. Pas de si près en tout cas.

—Je sais à quel point vous êtes occupée, dit Chidera en se glissant à côté de son siège. 

Ainsi postée, personne ne pouvait lire sur leurs lèvres. Léonide pouvait les entendre, mais sa présence ne changeait rien. Les secrets n’existaient pas chez les Volindra. Quant à dame Qatiss, elle estimait avoir passé l’âge de faire des manières. Tout du moins, c’est ce qui se disait. Celle-ci reprit, croisant ses mains sur sa robe d’écailles :

—Pas trop occupée pour ignorer ce que vous faites. Un choix étonnant que de porter cette proposition de loi. Il paraît que vous n’avez pas beaucoup de chances d’aller jusqu’au bout. Vous essayez de vous faire un nom avec un coup d’éclat ? Ce serait décevant.

—Le privilège de la jeunesse que d’essayer ce qui parait impossible, répondit Chidera en sentant une vague de chaleur monter dans sa poitrine. 

Dame Qatiss la dévisagea, peu amène, avant de secouer la tête :

—Il s’est passé trop de temps depuis notre dernière conversation. Vous avez appris à mentir.

—Juste le nécessaire, et Chidera se fendit d’un sourire. J’espère que vous continuerez à porter attention à mes progrès.

—Bien sûr. Et je suivrai de près votre proposition, ajouta-t-elle. La brise se leva à nouveau, agitant une mèche blonde et blanche échappée de son chignon. Vous devriez passer au domaine. Rani se ferait un plaisir de vous voir.

Chidera se força à ne pas réagir. Dans son dos pesaient les regards des grandes familles. La discussion entre Qatiss et Volindra se faisait trop longue. Chidera demanda d’une voix plus forte :

—Ce serait avec plaisir, toutefois je ne sais pas quand cela sera possible. Le Conseil pourpre requiert toute mon attention, ces temps-ci. Mais comment se porte Rani ?

—Bien, répondit la dame Qatiss sur le même ton. 

Ses yeux tenaient un autre discours. Chidera hocha la tête. Elle connaissait mal Rani Qatiss, une jeune fille timide, plus jeune qu’elle. En revanche, elle avait bien connu son frère, Ionas. Ils jouaient ensemble, étant enfants. Paul, le puîné, les suivaient partout. Que ce soit durant les cours d’équitation, d’escrime et de langue ancienne, les visites au Temple ou les cérémonies officielles, ils ne se séparaient jamais. Rani, à la santé fragile, restait derrière. Puis, peu après le quinzième anniversaire de Chidera, Ionas était tombé malade. Paul aussi. On avait dit à la jeune Chidera qu’un mal s’était emparé de leurs poumons. L’éloigner était nécessaire. Retirée dans la villa Volindra, elle avait attendu. Les leçons ne l’amusaient plus, ses balades manquaient de rires. La jeune fille avait pris son mal en patience des semaines durant. Et un matin, un messager à la livrée couleur jade leur avait annoncé que les deux frères ne s’étaient pas réveillés. Chidera n’était plus retournée au domaine Qatiss.

La grand-mère de ses jeunes amis, au fil des années, l’avait tenue au courant de l’état de Rani. Chidera y avait répondu, jusqu’à ce que les lettres soient échangées directement entre les deux jeunes filles. La chute du temple et sa nomination au Conseil pourpre avaient donné à Chidera une bonne excuse pour ne plus répondre. Elle devrait racheter de l’encre et de ce papier fleuri que les demoiselles utilisaient cette saison pour correspondre. Voyant que Chidera avait compris, la dame Qatiss se pencha vers Léonide :

—Et vous, Léonide ? Vous ne souhaitez pas vous joindre à nous ? Une après-midi, pour le thé…

—Navrée, dit la dame Volindra avec froideur. Comme l’a dit ma fille, nos affaires nous prennent beaucoup de temps.

—Pas tant que vous ne puissiez pas saluer vos voisins ? insista la vieille femme en levant un sourcil.

—Il faut un jour de cheval pour aller de chez nous jusqu’à votre domaine, remarqua Chidera.

—La bonne société est moitié faite de cousins, moitié de voisins, répliqua la dame Qatiss en balayant l’argument d’un revers de main. De toute façon, tout le monde vit côte à côte sur cette île. Je vous enverrai bientôt les invitations ! 

Chidera tourna la tête vers l’océan en prenant soin de ne pas croiser le regard d’une des deux femmes. Voilà un duel auquel elle ne souhaitait pas prendre part. Alors que sa mère s’apprêtait à répondre, un refus poli sans nul doute, la voix perçante de Séléné Bellusuk s’écria :

—Ils arrivent ! Les barques, les barques !

Une décharge électrique parcourut sa colonne vertébrale. Chidera se redressa. Ses yeux scrutèrent l’horizon. Déjà les enfants Serza se précipitaient vers le muret dans un joyeux concours de cris, ignorant les appels de leurs parents. Séléné et Chidera, comme les autres membres de leurs familles, restèrent immobiles. Cela ne les empêchait pas d’avancer de quelques pas. Chidera plissa les yeux : Séléné ne se trompait pas. Deux barques avaient été descendues du navire et se dirigeaient vers eux. Elle discernait trois silhouettes masculines dans la première, et peut-être était-ce des gardes et des serviteurs dans la deuxième. Il n’y avait là que le strict minimum pour une rencontre. Pour l’instant, la délégation suivait le protocole décrit par les archives. Dame Qatiss se leva avec lenteur. Un serviteur aux couleurs de sa maison accourut pour l’aider. Fermement accrochée à son bras, elle déclara :

—Il est temps pour moi de retourner auprès des miens. Nous nous retrouverons au dîner de ce soir ?

—Évidemment, dit Chidera en la saluant d’un signe de tête.

Elle suivit des yeux la petite silhouette marchant à pas lents, sa robe d’écailles de tortues cliquetant comme un jouet d’enfant. Derrière elle, la voix de sa mère siffla :

—Sois plus prudente quand tu t’adresses à elle.

—Dame Qatiss est une alliée de poids, rétorqua Chidera. Elle pourrait nous aider à avoir la majorité. Sans elle…

—Je ne suis toujours pas persuadée que ton idée soit bonne, la coupa Léonide. Organiser une équipe de recherche sur les dieux… Elle soupira. Je ne vois pas ce que ça pourrait nous apporter. 

Chidera ne put s’empêcher de lui lâcher un regard incrédule. Léonide, imperturbable, la regarda en retour. Elles se fixèrent jusqu’à ce que Chidera se détourne. Sa mère murmura :

—Les voilà qui arrivent. Nous reparlerons de ceci plus tard.

Chidera acquiesça. Dans son dos, les ongles de ses doigts se plantèrent dans sa paume. Ils y laissèrent des demi-lunes rougeâtres. 

Les marins de Galatéa tirèrent à bout de bras l’imposante figure de l’ambassadeur impérial. L’imposante barbe noire du seigneur Duad-Govel brillait de cire et de sueur. Engoncé dans une lourde tenue de velours gris, aux épaules en forme de tête de loup dont les yeux étaient deux opales jaunes, son visage passait du rouge au blanc. Il parvint toutefois à s’avancer sans hésitation sur le long tapis rouge où, au bout, l’attendaient le comité d’accueil. Il s’arrêta à quelques mètres d’eux : l’ombre de ce géant de deux mètres de haut touchait le pied des sièges de ces dames. Bientôt le rejoignirent un jeune homme aux cheveux bruns, portant des lunettes rondes, et un couple que Chidera reconnut comme deux cousins éloignés des Ruzdorn. Le jeune page impérial, arborant la fleur d’ajonc et ses épines sur le torse, se plaça devant la délégation et s’écria :

—Voici le très honorable seigneur Duad-Govel, ambassadeur de l’Empire des Landes, comte des Côtes, accompagné de son fils Alistair Duad-Govel, vicomte de Baroz, ainsi que de messire et dame Bellerezh. 

—L’Empire des Landes salue Galatéa ! rugit l’ambassadeur.

—Et Galatéa salue l’Empire, répondirent d’une seule voix les six familles.

Seulement alors l’ambassadeur franchit les mètres qui lui restaient. Il serra les mains des chefs de famille à tour de rôle, ayant pour tous une salutation particulière, une attention pour la santé de leurs proches. Quand il s’arrêta devant les Volindra, il s’exclama avec une joie qui paraissait sincère :

—Dame Léonide, vous n’avez pas changé. Vous êtes véritablement l’un des plus précieux joyaux de Galatéa.

—Messire Duad-Govel, c’est un plaisir de vous revoir, répondit-elle en lui serrant la main fermement. Vous non plus n’avez pas changé… à part cette barbe.

—Ah, oui ! Je ne l’ai pas coupé depuis notre dernière rencontre – une promesse faite à moi-même afin de vous retrouver un jour, expliqua l’ambassadeur avec un clin d’œil.

Léonide eut un sourire indulgent. Elle désigna le verre d’eau que lui tendait une servante ; le géant le prit et le but d’une traite. Il laissa s’échapper un soupir de soulagement.

—Galatéa est la perle de l’océan, mais le soleil qui la recouvre est le démon du ciel. Il fait une chaleur… !

—Vous et votre suite allez pouvoir vous rafraîchir dans quelques minutes. La villa Serza est proche du port.

—Serza ? s’exclama soudain la dame Bellerezh. Je croyais que nous serions logés chez la famille Ruzdorn !

La jeune femme papillonnait des cils, allant de l’ambassadeur à la Volindra. Chidera vit les Ruzdorn et les Fulmen échanger un regard. Mais les yeux de Léonide, eux, restèrent plantés dans ceux de l’invitée. 

—Malheureusement, il faut plusieurs heures pour se rendre du port à la Maison Rouge. Nous nous sommes dit que vous seriez plus à l’aise avec un court trajet, d’autant plus que l’air marin est très agréable le soir. Des vêtements plus adaptés vous y attendent.

La dame Bellerezh ouvrit la bouche, prête à protester, mais l’ambassadeur s’exclamait déjà de sa puissante voix :

—Une excellente idée ! J’ai hâte de pouvoir enfin voir votre charmante femme, Mezzar.

Le plus jeune des fils Serza, à la trentaine avancée et au front dégarni, rougit de plaisir.

—Ma femme se fait une grande joie d’être l’hôtesse d’invités aussi célèbres que vous. Elle me le disait encore ce matin ! D’ailleurs…

Le reste de ses propos se perdit dans le bruit des discussions. La cohorte se mettait en branle : discrets comme des ombres, les pages repliaient sièges et tapis, tandis que les servantes suivaient ce beau monde de leurs ombrelles. Tandis que les serviteurs impériaux, une quinzaine tout au plus, suivaient leurs maîtres, le seigneur Bellerezh prit le bras de Séléné Bellusuk, fière comme un paon ; la dame Bellerezh était escortée par le patriarche Fulmen. Les gardes fermaient la marche.

Au milieu de ce défilé qui remontait lentement la Voie blanche, Chidera s’était retrouvée côte à côte avec un jeune homme. Celui-ci lui offrit son bras en souriant. Il fallut quelques secondes à Chidera pour se rappeler qu’il s’agissait là du fils de l’ambassadeur. Elle accepta son bras en le remerciement d’un signe de tête. Ils marchèrent ainsi un moment, en silence. Le portrait que lui avait ses informateurs étaient fidèles : Alistair Duad-Govel était un jeune homme qui portait bien ses vingt ans, encore qu’il fût un peu maigre. Ses lunettes en forme de cercles dévoilaient des yeux noisette, brillants, qui dévoraient les rues de Galatéa. Chidera remarqua qu’il avait eu le bon sens de ne porter qu’une chemise, bleu roi, coupée selon la mode de l’Empire. Du reste, elle n’avait que peu d’indices sur lui : Alistair portait un amour certain pour les livres, d’après ses visites répétées à la Bibliothèque impériale de la capitale ; il travaillait auprès de son père, ne dilapidait pas sa fortune dans les jeux de hasard. Ni force, ni faiblesse particulière qui aurait pu rendre sa biographie intéressante. 

—Votre cité n’a pas volé sa réputation, dit tout à coup le jeune homme. C’est une ville digne d’être appelée la Brillante.

—Nous en sommes fiers, répondit par réflexe Chidera. Vous n’étiez jamais venus, n’est-ce pas ?

—Non. À la dernière signature du traité, je n’avais que dix ans. J’ai supplié mon père pendant des jours : en vain ! s’exclama-t-il. J’en ai eu le cœur brisé, et il grimaça en portant un poing à sa poitrine.

—Il semblerait que vous ayez obtenu gain de cause, cette fois, répondit Chidera, souriant malgré elle.

—Père avait surtout besoin de quelqu’un pour prendre des notes pendant les discussions, plaisanta-t-il. Mais oui. Le voyage en valait définitivement la peine. Désormais, je veux en profiter pleinement, découvrir tout ce que votre cité a à offrir !

—Je suis sûre que nous pourrons arranger cela. Que voudriez-vous visiter ?

—Votre célèbre Baie des Larmes, bien évidemment. J’aimerais voir le travail de vos artisans, aussi – voir le processus de près, vous comprenez… lui confia Alistair. Et le temple ! 

—Vos deux premières requêtes sont assez simples à satisfaire, dit Chidera. En revanche, je ne sais pas si vous pourrez accéder à l’intérieur du temple.

—Ah oui, je comprends. À cause de l’incendie de l’année dernière ?

Chidera hocha la tête. Elle devrait remplacer ses informateurs. Il y avait un éclat dans les yeux du jeune homme qu’elle ne parvenait pas à placer. Qu’il s’agisse d’une simple curiosité ou bien d’une question-piège, la chose était sûre : le fils Duad-Govel méritait plus de crédit que ne lui en avaient donné ses espions. La jeune femme répondit :

—En partie, oui. Voyez-vous, et elle se rapprocha de lui, baissant la voix, les dégâts causés à par les affrontements ont été substantiels. Nous n’avons pas fini les réparations. De plus, et elle reprit un ton plus haut, personne n’a le droit d’entrer dans le temple, hormis les prêtres et le Conseil pourpre.

—Il me semblait avoir lu quelque part que seuls les dieux et les prêtres y avaient accès ?

—C’était avant l’incendie. L’amertume, réelle, vint se mêler à ses mots : Les prêtres ont abusé de la confiance du peuple. Les dieux nous ont donné la justice : grâce à eux, tous les citoyens peuvent désormais s’assurer du bon déroulement des affaires de la cité. Et pour cela, quel meilleur endroit que le temple ?

—Laisser les gens décider pour eux-mêmes, médita Alistair en levant le nez vers la coupole sur la colline. Voilà une idée qu’on entend rarement de par chez nous. Une rencontre avec le Conseil pourpre est-elle prévue lors de notre séjour ?

—Pas que je sache, dit Chidera. Mais si cela vous intéresse, je proposerai votre suggestion aux autres membres.

—Ce serait formidable, déclara-t-il.

La villa Serza était désormais en vue. Ses grands oliviers agitaient leurs feuillages au-dessus des grilles de fer forgé qui gardaient les portes de la demeure. De plein pied, ses grands toits d’ardoise rythmés par les vasques de cérémonie qui y étaient creusés, la villa Serza régnait en maître sur le quartier aux Perles. Les bourgeois qui s’y trouvaient saluaient bien bas le passage du cortège. Chidera s’apprêtait à raconter l’histoire de ces rues marchandes si vivantes quand elle aperçut, loin devant elle, le visage de sa mère. Léonide la dévisagea un instant, l’air songeuse, avant de reprendre sa conversation avec l’ambassadeur. Peut-être n’était-ce rien, songea Chidera en faisant ses adieux à la délégation. Mais il y avait plus de chances que sa mère ait décelé un indice dans l’attitude d’Alistair. Elle aurait tout le temps de découvrir de quoi il s’agissait plus tard : le banquet avait lieu dans trois heures, et le travail ne faisait que commencer.

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Lamondia
Posté le 08/12/2024
Le jeu politique commence. Le personnage de Chidera est très intéressant et il semble qu'elle va avoir plus de travail que prévu pour protéger le secret.
Bon travail !
Bleiz
Posté le 13/12/2024
Salut Mondia,
En effet, le coeur de l'histoire commence ! Chidera va en effet avoir du pain sur la planche x)
Portequigrince
Posté le 30/07/2024
Une mission pour chercher les dieux, intéressant comme idée.
Bien hâte de savoir comment ils vont s'en sortir pour duper la délégation!
Par contre, je ne suis pas douée, je commence à me perdre dans les noms. En tout cas, bravo, vivement la suite ;-)
Bleiz
Posté le 01/08/2024
Salut Portequigrince,
Oui, ça fait beaucoup de personnages d'un coup mais pas la peine d'apprendre tous les noms pour l'instant, ils reviendront au fur et à mesure x) Merci pour ton commentaire et à bientôt !
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