Je ne suis pas idiote ; je ne dirais rien de compromettant. Quant à moi, qu’importe que l’on m’accuse de trahison. Je pourrais enfin quitter ce nid de serpents et vous rejoindre aux Quartiers Gris !
Sur ces mots, elle sauta du lit et empaqueta des affaires. Peu comptaient à ses yeux ; elle en eut vite terminé. Dans son dos, Alec continuait d’argumenter. Alors qu’elle passait son sac sur son dos, elle se retourna vers lui, décidée.
- Si ça tourne mal, on se rejoint sur le ponton inférieur des Quartiers Maritimes. Prépare nous un moyen de transport pour les profondeurs.
Et sur ces mots, elle disparut. Elle nouait encore le ruban de son uniforme d’académicienne lorsqu’elle rendit sa clef de chambre. Ses bottes claquèrent dans les couloirs puis sautèrent à bord d’une nacelle afin d’être conduite vers les hauteurs de la Tour. Le matin s’était fait, le Quartier de l’Horloge était bondé. Il fut aisé pour elle de se perdre dans la foule et de pénétrer le lieu saint à l’intérieur de l’horloge astronomique. Un prêtre déclamait des sermons plus virulents que d’ordinaire : il portait les couleurs de l’Avènement – le rituel avait donc bien eu lieu, et bientôt il serait célébré par la Tour tout entière. Hart se fraya un chemin à travers la masse de pèlerins et présenta aux gardes l’insigne de l’Académie. Celle-ci lui assurait le droit de se rendre aux bibliothèques de l’Horloge. Elle se rendit cependant à l’étage supérieur, et pénétra dans la pénombre du laboratoire.
L’endroit l’intimidait autant qu’il l’intriguait ; elle abandonna son regard en direction des hautes statues dans le ventre desquels flottaient le corps de certains Enfants. L’endroit ne lui était pas inconnu – Kholia le lui avait fait visiter par deux fois – mais il gardait pour elle cette aura de mystère nourrie par tous les récits entendus alors même qu’elle était encore enfant. En suivant la ligne des étagères, Hart finit par apercevoir la silhouette de Soren, penchée sur des rangées de tube à essais. Elle fit mine de tousser avant de s’avancer, s’assurant ainsi que sa présence avait été remarquée.
Soren se retourna immédiatement, comme tiré de sa concentration – il gardait dans son regard cet abandon qu’ont certains individus lorsque leur esprit se perd dans la contemplation d’un objet ou d’une pensée. Il sembla reconnaître la jeune femme, cependant, et lui adressa un sourire poli et teinté d’embarras. Il ne put ignorer l’expression déterminée qu’affichait Hart, mais il n’aurait su dire ce qu’elle avait en tête. Lorsqu’elle lui tendit un carnet, il hésita à s’en saisir. En l’ouvrant, il reconnut l’écriture de Kholia. Il feuilleta rapidement quelques pages avant de tomber sur un nouveau segment :
- J’ai complété ce qui avait été déchiré, expliqua Hart. J’ai tout mis par écrit ; les doutes, les trahisons…. Tout ce que l’Empire t’a caché jusqu’ici.
Soren haussa un sourcil, avant de plonger son regard dans celui de la jeune femme. Ses paroles venaient réveiller en lui des doutes déjà longuement considérés. Quoiqu’il eut été curieux d’en apprendre davantage, il ne demeura cependant pas sourd aux dangers que représentait un tel récit.
- Tu es déjà passée par là, poursuivit Hart. Mais tu as refusée de te laisser manipuler, et tu as préféré œuvrer pour ce qui te semblait juste.
Mais c’est un luxe que je ne peux pas encore m’offrir, songea Soren sans comprendre, cependant, la nature réelle d’une telle réflexion. L'idée lui semblait aussi évidente qu’absconse. Tandis que Hart essayait de le convaincre, il se mit à interroger cette voix qui, en lui, l'incitait à rester prudent. Contre quoi, exactement, devait-il prendre garde ? A mesure qu'il argumentait en pensées, Hart lui apparut ainsi qu’une poupée de chiffon : ses lèvres bougeaient, mais, quoiqu’il enregistrât ses paroles dans un coin de son esprit, elles ne lui étaient plus audibles. Quelle était la mesure réelle de sa liberté ? Il était là, sans être surveillé, et pouvait à loisir devenir, ou bien une aide précieuse, ou bien une terrible menace. Mais l'avait-il vraiment, ce choix ? Soren émergea de ses pensées intérieures :
- Tu peux encore redevenir qui tu étais, venait d’affirmer Hart. Tout le monde t’attend, en bas.
- Parce que toi, tu as la moindre idée de ce que je suis ? De ce que j'étais ? rétorqua Soren.
Et dans sa voix apparut le ton du mépris. L’agressivité dont Soren venait de faire preuve étonna Hart qui s’interrompit un instant, surprise. Aussitôt, le garçon regretta d’attrister la jeune fille qui lui faisait face. Sans qu’il ne sache réellement pourquoi, il éprouvait de la sympathie pour ces joues rondes, ces traits encore emprunts de la douceur de l’enfance – mais ces joues n’étaient plus rondes, remarqua-t-il soudain. Il réalisa que Hart avait grandi, et qu’il la voyait avec d’autres yeux. Sa migraine le reprit. Hart remarqua les plis sur son front – mais elle crut y déceler de l’inquiétude et du soupçon. Pensant avoir instiller le doute dans l’esprit de son amie, elle reprit de plus belle :
- Je peux tout te raconter : comment les Portes ont essayé de te manipuler, comment elles ont assassiné certains de tes proches… J’ai tout écrit ! Tu partais avec Naste pour le désert de sel. C’est là-bas que tu as eu ta première crise. Des voix de partout qui éclatent, toutes les mémoires qui rejaillissent ; tu étais comme possédée pendant plusieurs jours. Très vite tu as compris, et tu en as parlé à Gaetano qui a confirmé tes soupçons : c’était toi, tu avais modifié le cours du temps. Sous les ordres des Portes, tu avais annihilé un monde sur le point d’entrer en guerre avec l’Empire. La zone s’était désertifiée jusqu’à n’être plus qu’une étendue de sel, mais à son contact, toutes les vies bouleversées t’avaient sauté à la gorge. Et tu as refusé de prendre part à un nouveau massacre. Tu as monté la Rébellion, et tu t’es battue pour ce qui était juste. Et maintenant tu peux poursuivre ce que tu as commencé !
Si tu la suis, nous mourrons ! s’écria une voix en Soren. Et aussitôt, le garçon sentit une peur lancinante bondir dans sa poitrine. Il essaya de faire le tri parmi les images et les mots qui s’accumulaient dans son esprit, mais bientôt, une certitude lui vint : celle d’avoir vu quelque chose, un élément qui changerait radicalement la situation ; on le lui criait à l’intérieur de son crâne, le suppliant de prendre garde. Soren remarqua soudain que, sur le pallier du laboratoire, deux gardes s’agitaient étrangement. L’un avait la main à son oreillette et semblait attendre des ordres. Un troisième garde rejoignit le duo, et Soren se surprit à se demander si le laboratoire était placé sous surveillance – et s’il aurait l’autorisation d’en sortir. Est-ce que Gaetano et l’Empire sont au courant, pour Hart ? se demanda Soren. Et il organisa de fait, dans un coin de sa tête, un plan pour s’enfuir aux côtés de la jeune femme: il visualisait l’amplitude de mouvement dont il aurait besoin pour enfumer la pièce en brisant l’une des cuves, puis le parcours à suivre pour déboucher depuis l’intérieur du laboratoire sur l’une des aiguilles de l’Horloge astronomique. Dans le même temps, il se mit à envisager dans quelle mesure Hart le mettait en danger par sa simple présence. Quelques heures auparavant, Gaetano n’avait pas hésité à le menacer ; que ferait le noble s’il apprenait que Soren avait des contacts avec les terroristes ? Pour relancer la conversation et gagner du temps, il demanda :
- Et cette rébellion, comment est-ce que je peux la rejoindre ?
Hart sembla ravie et s’empressa de répondre. Soren fit de nouveau le vide autour de lui, et comme s’il essayait de faire une mise au point, il fit défiler ses souvenirs les plus récents. Il passa au crible ce qu’il avait vu et entendu ces dernières heures durant : Gaetano, le rituel, Clavarina et ses feuilles de calculs. Rien. Pendant ce temps, Hart, se croyant proche de la victoire, baissa complètement sa garde – sans doute devait-elle penser que la sincérité aurait raison des barrières que dressait Soren entre eux deux. Elle lui révéla l’existence du passeur au fin fond des Quartiers Gris :
- C’est par lui que je communique avec Naste depuis qu’elle t’a remplacée à la tête des rebelles. On peut s’y rendre, insista-t-elle. Il organisera une rencontre : tu pourras la revoir. Peut-être même que tu retrouveras tes souvenirs…
Soudain, Hart se figea : elle venait de chercher l’espoir dans le regard de Kholia, mais n’y avait trouvé que l’indifférence de Soren. Au fond de lui, la lumière s’était faite : il venait de mettre le doigt sur ce détail : très nettement, il se représentait en lui-même le schéma de son cerveau. En le comparant à un cerveau normal, une zone à l’arrière du crâne se distinguait très nettement, comme un ajout récent. Soren fit défiler les lignes de calculs qui jonchaient la paillasse ; Clavarina ne les lui avait pas présentés, l’un d’eux pourtant, expliquait la nature de cet ajout. C’était un déclencheur, comme un bouton d’auto-destruction inséré là, par l’Empire sans doute. Soren comprit : le moindre faux pas lui coûterait la vie. « Évidemment, songea-t-il. Kholia leur avait déjà échappée, ils n’allaient pas attendre les bras croisés en espérant que je ne remette pas le couvert. » Une telle information ne pu que raffermir ses doutes vis-à-vis de L’Empire, mais il devait rendre honneur à cette voix qui l’avait mise en garde. Suivre Hart n’était désormais plus une possibilité envisageable. Sa simple présence à ses côtés le menaçait – et ce fut avec gravité qu’il interpella un garde.
Hart écarquilla les yeux et considéra, ébahie, le visage impassible de Soren. Ses traits étaient durs, son regard vide, et comme elle recula d’un pas, le garçon lui saisit le poignet et le serra avec force.
- Qu’est-ce que tu fais ? l’interrogea Hart d’une voix suppliante.
Un instant elle espéra avoir mal compris ; elle s’était préparée à fuir, elle avait envisagé que les gardes l’interrompe, voire même que Kholia refuse de la suivre, mais jamais elle n’aurait imaginé que son amie la trahisse, pire, qu’elle la dénonce. Soren, pourtant, la désigna du menton au garde :
- Faîtes la sortir d’ici, ordonna-t-il d’une voix sans appel. Et prévenez Gaetano. Qu’on l’interroge, que sais-je…
- Et puis-je vous demander pourquoi ? lui demanda le garde.
- L’on quitte parfois des amis pour les revoir plus tard sous le masque de la traîtrise, soupira-t-Soren, non sans remarquer l’horreur dans le regard de la jeune femme.
Et sur ces mots, le garde activa son oreillette et prévint le reste du corps militaire
- Suspect interpellé aux laboratoires, expliqua-t-il à ses collègues. Possiblement un membre de la rébellion. L’amène au poste 6 des Quartiers de l’Horloge. Terminé.
Et sur ces mots, il immobilisa Hart, la menotta et la tira en arrière. La jeune femme se débattit, affirma que c’était une erreur, et comme elle criait le nom de son amie perdue, espérant que celle-ci la secourt, qu’elle s’interpose, elle fut interrompue par une voix dure et sans appel :
- Mon nom est Soren. Kholia est morte. Je suis désolé.
Mince, j'avais pas capté qu'il y avait une troisième partie au chapitre 3 ! je voulais le lire d'une traite :') J'ai bien aimé cette fin de chapitre. J'aime beaucoup que tu persistes à avoir un personnage qui mégenre Soren car elle projette toujours sur lui le souvenir de Kholia ; ça rend le décalage plus tangible, et plus terrifiant.
Je ne suis pas certaino que le déclic de Soren sur le mécanisme de backup de l'Empire dans son cerveau soit très clair, en tout cas à mes yeux. je pense que ça vaudrait le coup de revenir dessus ou de clarifier comment ça fonctionne ou, mieux, comment ça se ressent pour Soren d'avoir ça dans la tête.
Plein de bisous !
Le cas de Soren est pas évident, parce qu'il n'a pas vraiment encore conscience de ce qu'il est, de qui il est... Je sais que ça perturbait d'autres lecteurs au début ; tant mieux si tu trouve ça intéressant !
Ah ! Je vais peut-être essayé de rendre ça plus clair. Voire, si je finis par trouver ça inutile, je supprimerai peut-être ce détail dans la correction. Je trouve que ça complique un peu inutilement l'ensemble... Mais dans le même temps, c'était un enjeu qui avait des conséquences au niveau de l'histoire... Ah que c’est compliqué x)
Un rebondissement très intéressant ! Hart tente très (trop) vite le coup avec Soren en le confondant avec Kholia et se fait arrêter. La phrase de chute est très chouette.
J'ai tendance à croire que pour Soren et la rébellion ça n'est pas encore perdu mais il va falloir faire du chemin pour réparer ça. Quand à Hart, j'ai peur que les prochains chapitres ne soient pas très réjouissants pour elle.
Mes remarques :
"Celle-ci lui assurait" -> celui-ci ?
"L’endroit l’intimidait autant qu’il l’intriguait ; elle abandonna son regard en direction des hautes statues dans le ventre desquels flottaient le corps de certains Enfants. L’endroit" -> le lieu (éviter répétition endroit ?)
"s’assurant ainsi que sa présence avait été remarquée." -> que l'on remarque sa présence ?
"Mais tu as refusée" -> refusé
"Hart lui apparut ainsi qu’une poupée" -> comme une poupée ?
"pour ces joues rondes, ces traits" -> ses joues ses traits ?
"telle information ne pu que raffermir" -> put
"Faîtes la sortir d’ici," -> faites
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ta lecture et ton retour. Je vais corriger les fautes que tu as mentionné. Quant à la bêtise de Hart... Disons pour sa défense que de son point de vue, Soren n'existe pas. Soren a gardé son corps précédent, et quand Hart le voit, elle voit son amie. Une amie ayant perdu la mémoire, certes, mais qui aurait dû demeurer, dans le fond, la même personne. Jamais Kholia n'aurait dénoncer quelqu'un ; et donc Hart ne l'avait pas du tout vu venir...
Mais effectivement, Soren rebelle, c'est pour le moment inenvisageable. Je me tais pour te garder la surprise de la suite, mais c'est amusant de lire tes pronostics.
A bientôt !
Il y a quelques coquilles qui se sont glissées sous le clavier, mais c'est très réussi ! Hâte de lire la suite !
- Tu es déjà passée par là, poursuivit Hart. Mais tu as refusée de te laisser manipulée, et tu as préférer œuvrer pour ce qui te semblait juste. => tu as refusé de te laisser manipuler, tu as préféré
- ses lèvres bougeaient, mais, quoiqu’il enregistrait ses paroles dans un coin de son esprit, => quoique + subjonctif, donc quoiqu'il enregistrât, qu'il enregistre (on accepte le subjonctif présent dans un texte au passé), ou quoiqu'il eut enregistré à la rigueur même si ça n'a pas la même valeur temporelle.
- Et dans sa voix apparut une le ton du mépris. => un mot en trop
- Pensant avoir instiller => instillé
A très vite
Claire
J'ai également suivi tes remarques formelles.
A bientôt, et merci encore !