D’où te vient cette certitude, mortel, que tu connais le Bien,
d’où crois-tu tirer les mailles du filet par lequel tu pêches
les idées qui te viennent comme des certitudes ;
- De ta raison, de ta logique.
Et ce filet dont tu te sers, tu ne vois pas que tu t’y enroules.
Un jour viendra où tu te débattras contre ses liens, et tu verras, alors :
Nulle logique ne saurait être libre du corps qui la contient
– et de ce corps tu ne sais encore te défaire.
Paroles de Soren relatées par la Princesse Li’Dawnarya
Il faisait froid. Le laboratoire était un lieu fait de pénombre et de courants d’air. Soren s’y était affalé, la tête pleine encore des cris de la jeune femme aux cheveux roux : Hart, le regard noir, était partie, escortée par des gardes jusqu’aux geôles des Portes. Le jeune homme avait espéré anesthésier sa culpabilité en l’expliquant par la présence de Kholia dans son esprit ; il se trompait. Étrangement, cependant, il appréciait autant le remord que celui-ci le rongeait, car s’il regrettait d’avoir privilégié sa vie, il jubilait de sentir une émotion le traverser. Il existait. Tandis qu’il scrutait les notes de Clavarina – et bien qu’ils n’en comprenne pas un traître mot –, il se demanda où donc se trouvait sa conscience parmi ces masses de molécules, de nerfs, de chair.
- Pas ici, toujours…
Soren sursauta, regarda aux alentours ; le laboratoire était vide. La voix reprit, cependant, un murmure à peine audible sur lequel Soren dû se concentrer :
- Si tu penses, tu ne m’entendras plus. Ce serait dommage…
La voix était en lui. L’évidence l’effraya, aussi essaya-t-il de l’étouffer, mais ne sachant comment faire, sa panique redoubla à mesure que les voix s’accumulaient, nombreuses, toutes occupées à se frayer un chemin au travers de l’étroite fissure qui était en lui. Un instrument de musique, soudain, brisa le silence, et la conscience de Soren émergea de nouveau, encore trempée et alourdie par les flots de présences qu’il venait d’effleurer. La mélodie était grave, le son plein, puissant. Soren s’approcha de la balustrade qui donnait sur la nef en contrebas ; il remarqua que l’endroit était bondé. Les dos étaient tendus dans l’attente de quelque chose. Des murmures traversaient la foule. Tous gardaient sur leur visage baissé le capuchon de leur vêtement de cérémonie. Ils formaient ainsi une masse blanche sertie d’ornements bleus et dorés. Leur nuque se releva à l’approche d’un prêcheur qui s’avançait vers le chœur. Par sa présence, il intima le silence, puis par ses gestes, il galvanisa très vite la foule.
Il était vêtu de haillons, et brandissait un bâton à la forme étrange qu’il pointait tour à tour vers les pèlerins. Leur nombre grandissait de plus en plus. Certains entraient encore, d’autres rejoignaient la nef depuis les petites chapelles ou les bas-côtés.
- Le malin a quitté ce corps qui nous revient désormais : l’Enfant ! s’écria le prêcheur.
Et la foule reprit avec lui : « L’Enfant, l’Enfant ».
- Toi ! poursuivit le prêcheur en visant une vieille femme du bout de son bâton. Toi qui attends le retour de ton fils perdu en Admérie.
Et sur ces mots, la jeune femme éclata en sanglots. Elle souriait pourtant, dévorant du regard cet homme qui, en face d’elle, se rapprochait jusqu’à poser ses mains sur ses épaules.
- Toi qui connais la douleur du deuil depuis trop d’années déjà : prie, prie ! Ton cœur et ta lame, tu les voueras au culte de l’Enfant ; et c’est de lui que viendra ton salut.
- Prie, prie ! reprit la foule en liesse.
- Toi qui attends, toi qui souffres : prie ! Prie ! Et ta lame, au culte, tu offriras.
Le prêcheur allait d’une personne à l’autre, et à chacun il offrait un discours. Ses paroles réveillaient des peines ; il les guérissait ensuite par des sermons et des dogmes religieux. La foule s’écartait autour de lui à mesure qu’il allait de par la nef. Un garçon semblait peiner à apercevoir le prêcheur - il se hissait tant bien que mal, mais chaque fois se voyait repousser en arrière. Le vieil homme l’aperçut et s’en approcha. Comme il s’agenouillait devant lui, il lui murmura quelque chose. La foule, autour, retenait son souffle. Quand le prêcheur se releva, il marqua une pause et observa le balcon où se trouvait Soren. Comme s’il le savait là depuis le début, le vieil homme plongea son regard dans celui du jeune homme, lui adressa un sourire en coin, puis se retourna vers l’enfant à qui il offrit une perle nacrée.
- Que ta chair se laisse submerger par Sa parole, récita-t-il, pour l’enfant comme pour les autres pèlerins. Puisses-tu l’accueillir, et lui rendre ses bienfaits.
Sur ces mots, l’enfant acquiesça et porta la dragée à ses lèvres. Il l’embrassa avant de la laisser fondre sur sa langue, les yeux brillants. À nouveau, le prêcheur leva les yeux vers Soren, et sans s’en détourner, il commença à déclamer un autre texte saint. Soren, la bouche pâteuse, se détourna vite de ce regard inquisiteur. Il recula jusqu’à rejoindre l’escalier en colimaçon, mais parce que la voix du prêcheur lui parvenait toujours, il en descendit les marches jusqu’à se rendre au pallier inférieur. Le calme de la bibliothèque apaisa son cœur emballé. Il se rendit compte, enfin, que depuis lors, il avait retenu sa respiration. Ce fut donc dans un long soupir qu’il expira, tentant d’échapper à ce sentiment de malaise qui lui glaçait l’échine. Il se laissa tomber à l’extrémité du banc le plus proche, au bout d’une table de travail. Des affaires s’y trouvaient – livres, encrier, cartes – mais les alentours étaient déserts. Soren, curieux, se pencha légèrement, essayant de déchiffrer le titre des ouvrages empilés non loin de lui. Quoiqu’ils n’évoquassent nulle connaissance en lui, Soren fut soudain persuadé que leur objet d’étude concernait une très ancienne guerre :
- Des conflits, jamais il n’y eut : les pionniers fuirent, et le champs de bataille ne fut occupé que par un seul camp. Tous périrent cependant, et sur leurs os et leurs carcasses, la Tour. La Tour…
Quoique Soren eût été curieux d’en apprendre davantage, il intima aux voix de se taire en lui. Et pour occuper sa pensée, il tira vers lui l’un des livres et en lit l’introduction. Y était contés effectivement les rebondissements épiques d’un combat entre deux peuples. Les Pionniers, sur le point d’être vaincus, auraient été sauvés par un enfant qui, en première ligne, se serait relevé en dépit de ses blessures, et aurait intimé à tous de revenir à la charge pour une ultime tentative.
- Foutaises… gronda en lui une voix qu’il ne connaissait pas encore.
Soren referma l’ouvrage pour lui préférer son voisin, un livre plus récent à la couverture en cuir. Celui-ci traitait l’évènement différemment, mais les voix rirent également du récit qu’il narrait. Soren était sur le point de leur répondre quand une main sur son épaule le fit sursauter :
- Excuse-moi, articula une femme derrière lui.
Soren reconnut la jeune femme qu’il avait entraperçue quelques heures auparavant ; elle dormait encore, à ce moment-là, avachie sur la table de travail. Elle avait effectivement les mêmes yeux entourés de nuages bleutés, et ses joues étaient maquillées de manière à ce que la lumière permette aux pigments colorés qui y étaient déposés de briller selon les mouvements de son visage. Son ton était sans appel : elle lui demandait de lui rendre sa place. Aussi, Soren se releva, muet, ne sachant comment il devait s’adresser à cette inconnue à qui il n’avait pas été présenté. Quoiqu’il se soit écarté, elle continuait d’ailleurs à le fixer. Elle semblait attendre quelque chose. Le jeune homme esquissa un sourire embarrassé, inclina le front puis tourna les talons, d’abord vers l’escalier puis se ravisant, vers les rayonnages de livres. Sa démarche était d’autant plus maladroite, qu’il sentait dans son dos le regard de la jeune femme. Il allait se retourner quand soudain, une large paire d’épaules lui firent face, et plus haut, un regard noir :
- Inutile, Ran. Laisse-la passer, ordonna la jeune femme aux yeux nuageux.
- Des mains furent tranchées pour moins que cela, votre Altesse.
- Tu perdrais ton temps ; les siennes seraient bien capables de repousser.
Soren, durant cet échange, ne fut pas capable de se détourner de cette imposante carrure qui lui faisait face. Elle appartenait à un homme plus âgé que lui, vêtu simplement, mais armé dans le dos d’une longue lance au bout de laquelle se trouvait une large lame. Parce qu’il était légèrement penché vers sa proie, ses traits étaient à demi masqués par de fins cheveux noirs. Il obéit, cependant, et recula d’un pas. Soren reprit ses esprit, et quoiqu’une voix intérieure lui intimât de se venger de cet affront – il pouvait d’ores et déjà visualiser les mouvements à faire pour voler le poignard de son adversaire et le retourner contre la jeune femme derrière lui –, il se retourna et présenta ses excuses à l’un comme à l’autre de ses interlocuteurs :
- Si j’ai été désobligeant, c’était sans le savoir.
- Ran te pardonnera cet affront, affirma la jeune femme en soutenant le regard de l’homme en question. Lui-même n’a d’ailleurs pas toujours été au fait des éléments les plus retors de l’étiquette.
Sur ces mots, Ran esquissa un sourire entendu. En soupirant, il offrit sa main à Soren qui, interloqué, tendit la sienne. Mais au lieu de la lui serrer, l’homme la lui baisa en se penchant légèrement, et, lorsqu’il se redressa, il poursuivit :
- Avec mon respect, permettez-moi de vous présenter, derrière vous, la princesse Li’Dawnarya, héritière de son altesse l’Impératrice Dawnarya.
Et comme Soren écarquillait les yeux, Ran se pencha vers son oreille pour lui murmurer avec ironie qu’en de telles circonstances, l’usage était d’au moins tirer sa plus belle révérence. La princesse, cependant, sauva le garçon du ridicule en s’avançant d’elle-même. Elle balaya de la main l’idée d’user d’interminables politesses, préférant en apprendre davantage sur ce nouvel Enfant :
- J’entends les contes et les légendes de la Tour depuis que je suis enfant, expliqua-t-elle. Mais Gaetano vous garde si bien en vitrine que je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec l’un d’entre vous. Est-il vrai que vous êtes immortels ?
- Vous me reconnaissez sans m’avoir jamais connu ? demanda Soren.
Il ne savait s’il pouvait se fier aux paroles de la princesse, car cela lui semblait absurde qu’une personne si haut placée ignore tout de lui.
- Je vous ai vu sans vous connaître : il y eut des fêtes, des cérémonies, mais des discussions, ça…
- J’ignore si je suis immortel, finit par répondre Soren. Mais je sais que, comme tout un chacun, je crains la mort.
Li’Dawn haussa un sourcil : l’énigme semblait l’amuser. Elle voulut poursuivre, mais Ran l’interpella. La princesse, cependant, leva la main pour lui intimer le silence :
- Je sais. J’espère poursuivre cette conversation, murmura-t-elle à l’intention de Soren avant de se retourner vers la porte de la bibliothèque où ne tarda pas à apparaître la silhouette de Gaetano.
Il semblait fatigué, et sa tenue semblait plus en désordre qu’à l’ordinaire. Il se recomposa cependant immédiatement un air neutre et poli à la vue de la princesse qu’il salua avec révérence.
- Je vous découvre en excellente compagnie, articula-t-il.
Et l’on put cerner une pointe d’ironie dans ses paroles.
- Pourrions-nous en espérer de meilleure ? assura Li’Dawn sur le même ton.
- En des lieux plus opportuns, cependant, nuança Gaetano.
- La couronne n’a-t-elle pas sa place dans les lieux de savoirs ?
La princesse appuya le ton innocent de sa voix en donnant à sa figure un air surpris et imbécile. Elle joua ainsi avec la jeunesse apparente de ses traits, et Soren remarqua seulement que, sous son maquillage, elle n’était en vérité qu’à peine sortie de l’enfance.
- Son Altesse ne devrait quitter le Palais, même au nom des plus nobles prétextes.
- Mais je suis accompagnée, répondit Li’Dawn en montrant Ran de la main.
Et quoiqu’elle avait jusqu’ici brillamment repoussé Erlkonning dans ses derniers retranchements, elle se trahit sur ces derniers mots, et une pointe d’amusement brilla dans sa voix.
- Son Altesse se moque de moi, rebondit Gaetano. Mais je la sais assez sage pour rentrer avant que l’on ne remarque ses vagabondages nocturnes.
- J’imagine donc pouvoir remercier d’avance votre discrétion, sourit la princesse avec malice.
Sur ces mots, elle salua élégamment Soren puis disposa. Le garçon remarqua la tension dans les épaules d’Erlkoning ; aussi préféra-t-il garder le silence.
- En auriez-vous déjà terminé avec Clavarina ?
Et par cette question, Soren sentit le reproche qu’on lui faisait d’avoir quitté le laboratoire. Il choisit de fait de répondre par une interrogation muette, et vérifier par là-même de quelle amplitude est-ce qu’il bénéficiait, et quelles étaient les limites de ses mouvements :
- Ne l’ayant trouvé nulle part, j’ai supposé que j’étais libre d’aller où bon me semble.
- Et vous l’êtes, évidemment.
Si tant est que je ne me fasse pas arracher un bras en descendant sous les arcades, compléta Soren pour lui-même. Il se demanda si Gaetano l’avait délibérément coincé ici, tel une proie terrée dans son refuge. Qu’à cela ne tienne, conclut-il. Il avait de toute façon à faire dans l’enceinte du laboratoire – au moins était-il piégé à son avantage.
- Dans ce cas, si cela vous convient, j’aimerais remonter et poursuivre mes lectures.
Il montra dans sa main un ouvrage pris au hasard dans le rayonnage de biologie. Par chance, c’était une anthologie d’articles centrés sur la neurologie. Soren contourna Gaetano et remonta une énième fois les escaliers donnant sur le laboratoire. L’endroit commençait à lui être familier, et il trouva presque du réconfort à s’asseoir sur l’un des tabourets faisant face à la paillasse. Il tira vers lui le pied d’un écran holographique, et entreprit de chercher manuellement dans les dossiers des informations sur les dons des Enfants. S’il en existait un capable de voir l’histoire des cellules, il devait bien y en avoir un en mesure d’en altérer leur composition…
J'aime énormément la petite citation de dbut de chapitre des "Paroles" de Soren. Je les trouve poétiques et pertinentes philosophiquement. Bravo !
J'ai un truc que j'ai pas bien compris dans ce chapitre : le passage sur la nef, est-ce que c'est un souvenir ou ça se passe réellement ? Comme en termes de descriptions Soren a l'air de passer de la paillasse à la balustrade sans avoir marché plus de trois mètres ni même passer une porte, je me suis dit que c'était un souvenir, mais tout ce qui se passe ensuite me fait croire que c'en n'était peutêtre pas un... Je suis aussi biaiséo par ma lecture précédente d'un autre texte où tu sautais de scènes oniriques en scènes plus concrètes, alors je m'attends inconsciemment à des mélanges volontaires de temporalités, surtout que ce texte aussi semble jouer sur les souvnirs et les vies passées. Bref, je ne sais pas trop sur quel pied danser ! Je crois que ce passage manque un peu de clarté en tout cas, soit pour vraiment marquer la fin du souvenir, soit pour mieux montrer que c'en est pas un en ajoutant un peu de description avant. Enfin c'est mon avis personnel, tu en fais ce que tu veux :)
Et c'est une princesse fort intrigante qu'on rencontre là ! hâte d'en savoir plus, notamment sur les enejux de pouvoir qui sont palpables dans ce chapitre !
Plein de bisous !
En fait c'est la réalité, mais comme ce n'est pas la première fois que le corps de Soren effectue cette cérémonie (Kholia l'avait déjà faite avant lui, et d'autres conscience également) tout se mélange dans sa tête.
Je vais essayer de rendre l'ensemble plus compréhensible.
Je trouve Soren de plus en plus intéressant. Ses voix et influences passées le rendent carrément imprévisible. J'ai beaucoup aimé le passage du début où il apprécie culpabiliser rien que parce que c'est une émotion.
Le personnage de la princesse est intriguant. J'ai hâte d'en apprendre plus sur elle et sa place dans l'intrigue. A priori, elle risque de se retrouver contre la rébellion, tous les héros ne seront pas dans le même camp.^^
Mes remarques :
"qu’il allait de part la nef." -> par ?
"il pouvait dors et déjà" -> d'ores et déjà
"Et l’on pu cerner" -> put
"IL choisit de fait" -> Il
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ton retour ! Content d'apprendre que tu t'attaches au personnage ! J'essaie de ne pas écraser le lecteur sous des descriptions trop directes et de dévoiler petit à petit les intrigues comme ceux qui y prennent part, mais j'avoue que Soren est tout de même un sacré morceau. Je te laisse la surprise de voir comment est-ce qu'il évoluera. ;)
Quant à la princesse... Peut-être qu'il n'y aura pas simplement deux "camps". Après, je dis ça...
Je vais corriger toutes les fautes que tu as noté, merci !
A bientôt !
Un beau chapitre, ça donne envie d'en savoir plus sur la princesse aux yeux-nuages et de voir si Soren va réussir à démêler toutes toutes les voix qui traversent son corps.
Des coquillettes et remarques en tout genre :
- Des murmures traversaient la foule qui gardait sur leur visage baissé le capuchon de leur vêtement de cérémonie. => ça ne va pas dans les accords entre "la foule" et "leur visage"
- la jeune femme qu'il avait entraperçu => entraperçue
- "Sa démarche était d’autant plus maladroite, qu’il sentait dans son dos le regard de la jeune femme. Il allait se retourner quand soudain, une large paire d’épaules lui firent face, et plus haut, un regard noir." J'aime bien que le poids du regard de la princesse aille jusqu'à altérer ses mouvements. L'arrivée de Ran est aussi très réussie
- "dors et déjà" => d'ores et déjà
- Et l’on pu cerner une pointe d’ironie dans ses paroles. => put
- Soren sentit le reproche qu’on lui faisait d’avoir quitter le laboratoire. => quitté
A bientôt,
Claire
A bientôt !