CHAPITRE 3 -- Pluies de saphir

Par Capella

 

Les trains à vapeur faisaient un son que l’on nommait chuintement. Un son plus ou moins aigu, dépendant de la taille du tuyau, ou de la force de la fumée sortant dudit tuyau. La petite tuyauterie avait tendance à faire quelque chose qui s’approchait d’un « Tshhhhhh » aigu. Les trains à vapeur, un « Tsss » plus brutal. Il suffisait d’un h.

Ce qu’émettait Ambre entre ses dents, son fusil sur le dos, le corps lourd, le regard rivé vers les étendues neigeuses après une nuit de sommeil composée de deux – trois ? – heures, c’était un « Tsss » de train à vapeur.

On éclata de rire à côté de lui alors que le bruit de bottes militaires contre la neige approcha en même temps. « Dure dure, la vie de caporal, hein !

— Ciel, à qui le dis-tu, répondit Layla pour lui. Je ne l’envie pas vraiment. Mais, Julie, on comptait te promouvoir, non ?

— Bien pour ça que j’ai dit non, renvoya l’intéressée avec hauteur.

— Tu fais ça pour la paye, ou pour le plaisir de trucider des esprits ? rit nerveusement Layla.

— J’attends avec impatience le jour où je pourrais trucider des humains ! » Et elle attrapa Layla pour tenter de lui faire peur, laquelle se mit à rire en tapotant le front de Julie.

Cette dernière libéra alors sa proie pour la considérer avec une curiosité amusée, un poing venant reposer sur sa hanche. Layla s’agita, se grattant la joue de son index.

« Un problème ?

— Disons que je cherchais une réaction un peu différente. J’aurais jubilé de te voir frissonner comme si on t’agressait après t’avoir touché comme tu sais si bien le faire.

— Julie, c’est un plaisir tout à fait morbide, commenta Ambre

— Faut qu’elle apprenne à se décoincer ! rit-elle en réponse. Visiblement, c’est le cas ! S’est passé un truc dans ta vie ma puce ? »

Tout en répétant la question pour mieux la digérer, Layla entreprit de jouer avec ses cheveux. Inconsciemment, sa main glissa jusqu’à son masque, geste que Julie ne fut malheureusement pas sans remarquer, l’empêchant ainsi de s’escamoter.

« Ma maladie de peau guérit, alors je me sens un peu plus à l’aise avec moi-même.

— C’est pour ça que tes cheveux ont jauni ? Tu vas pouvoir retirer ton joli masque alors. » Elle enroula un bras autour des épaules de Layla. « Tu veux pas me montrer ton visage une fois, avant qu’il disparaisse à jamais ? J’ai besoin de voir à quel point t’es si monstrueuse que ça, pour une beauté comme toi.

— Oh, ciel, pitié, non… »

Ambre ralentit légèrement l’allure en voyant Arnaud s’immiscer dans la conversation. Julie parla du visage de Layla, Layla s’en embarrassa, et Arnaud partagea la curiosité de la première. Un sourire en coin, Ambre profita de s’être légèrement reculé pour agiter ses doigts tout en fredonnant pour s’aider à la la concentration. Rapidement, les lucioles spirituelles approchèrent, mais son regard ne se décrocha pas du dos de Layla qui palabrait avec ses deux camarades de l’armée.

Elle peut enfin se tenir avec des gens… Il faut que je la protège, mais… je dois lui laisser sa liberté. Il soupira, baissant le regard en fermant les yeux. Je dois la surveiller de loin, sinon, elle ne sera pas plus heureuse qu’avant. Ça va être particulièrement éreintant, mais si c’est le mieux pour elle…

« Oh, regardez ! »

Tout en retirant les esprits autour de sa main, Ambre leva le visage vers le lointain, là où une forme se dessina à grande vitesse. La chouette vola à ras-de-neige pour gagner des hauteurs avant d’être trop proches de l’escadron.

« Hé ! C’était un feu follet ! » s’écria-t-on en dégainant le fusil.

Un geste du commandant freina le mouvement. « On va pas se prendre la tête pour un piaf. »

L’on obéit, et le trajet ne s’agrémenta d’aucun bruit de tir. Seulement, Ambre porta une main à son menton pour le tapoter.

Elle est partie loin depuis le nord-ouest… On a encore du temps avant la diversion, donc…

Ce qui lui laissait tout le temps d’angoisser un peu plus, assis dans la neige, auprès du groupe qu’il avait retrouvé. Ils devaient être à moins d’une heure de la dépression qui servirait à prévenir la fuite, ce qui rendait tout à fait cocasse la stratégie d’une pause de la part du commandant. Certes, physiquement, cette idée ne pourrait que lui être appréciable une fois les choses sérieuses enclenchées, mais psychologiquement, la décision était autre.

« Monsieur ne va pas bien », souffla Layla en venant s’asseoir près de lui.

Ambre acquiesça tristement. « Le sol neigeux est trop froid.

— Oh, tu veux t’asseoir sur moi ? Bon, j’aurais préféré l’inverse… »

Ambre lui renvoya un rire, mais particulièrement faible. Peut-être même pire encore : un rire de politesse ! Il ne fut pas au goût de Layla, en tout cas. « Nous n’allons pas en parler beaucoup ici, mais ne t’angoisse pas. C’est toi qui as insisté pour qu’on parte, alors assume-le la tête haute, car je suis à tes côtés. »

Il ferma les yeux, puis acquiesça. Il les rouvrit en même temps qu’il sentit un choc contre ses cuisses, découvrant que Layla venait effectivement de s’y asseoir. Léger qu’il était, et bien en chair qu’elle s’avérait être, Ambre aurait été incapable de la déloger de là s’il l’avait voulu. Pour ce qui était de le vouloir… il en était pour le moment complètement paralysé.

Layla se pencha en arrière pour coller l’arrière de son crâne à sa poitrine et lever le visage en l’air pour accrocher son regard.

« Il ne m’a pas fallu côtoyer les garçons d’ici longtemps pour savoir que tous rêveraient de ça. Tu ne dois pas être bien différent d’eux, je me trompe ? »

Il ne répondit pas, prenant le temps d’inspirer. Expirer, inspirer. Expirer. Inspirer. Il fit en sorte d’oublier le poids qui reposait sur lui, mais cela n’allait pas être la tâche la plus aisée le concernant…

Son corps se relâcha brutalement. Ses épaules retombant avec le reste de sa tension, il souffla simplement. « C’est bon, je pense à autre chose, t’as gagné.

— Bien. Que signifie autre chose ? Tu n’as qu’à sélectionner avec ton doigt ce dont tu veux parler en ce moment même.

— Donc si je veux mentionner ton idiotie, qu’est-ce que je fais ?

— Si tu veux remonter efficacement jusqu’à mon cerveau, tu devras passer par ma bouche, fit-elle en montrant sa langue du doigt.

— Depuis quand t’es aussi entreprenante ? » s’écria-t-on de côté.

Julie, une ration dans les mains, s’assit en tailleur en regardant le couple d’un œil particulièrement perçant. Sans émettre le moindre mouvement de fuite, Layla se contenta de rire en réponse, en conséquence de quoi Ambre la sentit gigoter, forcé dès lors de détourner le regard. Il le perdit dans l’étendue de neige infinie du lointain. Il espérait s’y perdre quelques heures, au moins.

« Je l’ai toujours été, avec lui, mais il ne répond pas.

— Sérieusement ? Tu devrais y aller plus fort. T’es bien roulée, oblige-le à te câliner, tu verras que ses mains vont glisser toutes seules.

— Figure-toi que je lui ai déjà fait les poser directement dessus ! »

Il y eut un silence. Ambre ferma les yeux pour s’aider à respirer.

« Dis, Ambre serait pas vraiment une fille, finalement ?

— Ça… » Il vit dans sa vision périphérique Layla tourner le regard. « Ça m’étonnerait, conclut-elle vers Julie.

— Je peux demander où t’as regardé pour confirmer ou non ?! » réagit-il.

Julie éclata de rire et Layla lui adressa un sourire compatissant. Le bourreau qui avait pitié de la victime, voilà de quoi devenir fou.

« Peut-être qu’il n’aime juste pas ça, alors, réfléchit-elle. Monsieur Ambre serait trop bien pour dame Layla ?

— Je lui ai dis que si tel était le cas, il n’aurait qu’à me dire une bonne fois pour toutes que je ne l’intéresse pas, et j’arrêterai. Il ne l’a jamais fait.

— Oh. Tu lui as dit ça quand, tiens ?

— Il y a… sept ans, je crois ?

— Autant !? »

Elle acquiesça, gravement.

« Depuis quand t’es aussi entreprenante ? » s’écria-t-on de côté.

Les visages se tournèrent vers Arnaud qui débarqua le rose aux joues.

« On l’a déjà dit, ça, lâcha Julie.

— Depuis quand vous êtes en couple alors ? Vous me rendez jaloux.

— Vu leur situation compliquée, je devrais pas dire ça, mais moi aussi.

— Parfait, mettez-vous ensemble, vous aussi ! » se défendit Ambre, trouvant visiblement déroutant d’être en position de faiblesse depuis autant de temps déjà.

Il avait bien choisi sa cible, car Arnaud adressa un visage d’adolescent transi à Julie qui se contenta de plisser les yeux à l’adresse de son visage. Arnaud ouvrit alors grand les siens, comme à la découverte d’un trésor inestimable, approchant doucement son doigt du visage de la femme. Si le geste commençait comme d’un romantisme sans égal, d’une tape sur la main, Julie lui empêcha toute forme d’épanouissement.

« T’excite pas.

— Non, c’est pas ça… Il y a un truc… Sur ton visage… T’es blessée ? »

Layla se pencha en avant, alors Ambre offrit une place à son visage pour observer la chose.

Julie porta une main à sa joue, la retirant aussitôt qu’elle y sentit quelque chose d’étrange. Quiconque aurait sans doute réagi à l’avenant en sentant son doigt passer de l’autre côté de sa peau à cause d’une déchirure aussi grande que celle qui sillonnait celle de la soldate. Une fenêtre laissait place sur ses dents et sa langue qui s’agitait dans sa bouche.

En touchant plus brutalement, tout un pan de peau partit comme un rideau que l’on déchirait par l’une de ses parties abîmées. Arnaud recula en poussant un cri étouffé, et Ambre bloqua les poumons tout en sentant Layla se crisper sur lui.

Quand l’un des globes oculaires de Julie roula hors de son orbite, elle tomba à la renverse, une main sur le cœur, la respiration faible. Elle se tenait aussi tranquille qu’un vieillard sur son lit de mort – sa peau qui flétrissait était plutôt indiquée –, mais son expression était confusion, douleur, épuisement.

« Layla, ton bras ! » s’exclama Ambre.

En se levant, elle découvrit sa peau noircir par endroits. Elle toucha sa lèvre, découvrant que la pourriture de sa peau avait dépassé la partie gauche de son visage pour s’escamoter du masque de cuivre.

« Un feu follet ! » s’exclama Arnaud en considérant Layla, terrifié.

Ambre se leva avec l’impétuosité d’un ressort, les poings serrés avec le rouge de ses joues. « Comment ça, un feu follet ! Tu vois bien qu’elle subit la même chose que… » Et en parlant, il découvrit l’œil droit de Layla. Aussi violet que les lumières de la cité qu’ils avaient quitté aujourd’hui.

La neige fondit, remplacée par des digitales qui poussèrent soudain tout autour de Layla pour l’encercler en tant que reine. Des petites cloches teintèrent entre les feuilles. L’expression de Layla se changea. Sa mâchoire se serra, ses muscles se crispèrent, les digitales s’agitèrent. Et puis la jeune femme tomba à terre en hurlant de douleur. Ambre sentit dans son corps pulser une vague qui lui coupa le souffle. S’agissant des autres, ils se tinrent chacun une partie différente du corps en ponctuant le geste de gémissements. Tous commencèrent à se désagréger, mais la décomposition ne leur vola qu’une blessure superficielle. Du reste, ce fut à Layla d’en subir la plus violente des morsures.

S’agitant, battant des jambes, elle hurla à la mort, les digitales poussant plus loin, plus hauts, agitant leurs cloches sans menacer de s’arrêter. Ambre fondit sur elle pour la saisir.

« Layla, je suis là. Contenir les pluies de saphir a dû être une mauvaise idée. Il faudra en parler à Glover… Mais tu sais comment l’arrêter, non ? Tout fonctionne… » Il se coupa au cri perçant de Layla. « Tout fonctionne grâce à ta tête. C’est toi, qui décide quand tu dois arrêter tes crises. Franchement, ça ne change pas de d’habitude. » Il eut un rire nerveux. « Allez, Lay, reprends-toi… Doucement… Respire… Doucement… »

Elle leva un brusque visage vers lui. « Éloigne-toi !! »

Les fleurs remuèrent de plus belle alors qu’Ambre garda le souffle coupé. Il y avait désormais moins de peau sur le visage de Layla que d’os et de pourriture. Alors, il sourit.

« Même ton squelette est d’une beauté à couper le souffle… Layla, je suis désolé…

— Éloigne-toi !! Pitié, Ambre ! Va-t’en !

— Sincèrement, désolé. Tu es tellement belle, je crois que je ne tiens plus. Je veux vite que tu te rassoies sur mes genoux. Cette fois, je crois bien que si tu veux tirer de moi quelque chose, tu l’auras sans que je puisse me battre. Mais tu vas pas le regretter hein ?Je suis sûr que j’embrasse mal, en plus.

— VA T’EN !! »

Il voulut lui faire un câlin, mais elle le repoussa violemment, les yeux embués, la respiration erratique. « Si je te fais le moindre mal… S’il t’arrive quelque chose… »

Sa peau cicatrisa. Lentement, la décomposition regagna la partie gauche de son visage, son œil droit reprit son brun coutumier. Elle se toucha le cœur, regarda sa main, souffla plus fort, l’air de ne pas croire que tout reprenait quiétude en son sein. Ambre en fut quitte pour un rictus fragile.

« J’étais désemparé… Je n’ai pas vu meilleure idée que de te forcer à te contenir pour ne pas me blesser… Pardon d’avoir joué avec tes sentiments, je te promets que je ne le referai plus… »

Il avança, et cette fois, Layla ne menaça pas de refuser l’étreinte qu’il esquissa. Ce fut le bruit d’un fusil qui le poussa à se freiner en cours de geste.

« Écartez-vous, Detoile. »

Il se retourna, découvrant le commandant aux côtés de tous les soldats, leur arme à la main. Dans le lot, seul Arnaud semblait peu assuré, mais le commandant avait assez de conviction pour dix.

Ambre grimaça en un rictus nerveux, se levant d’un bond pour étirer ses bras et faire barrage de son corps hors du champ de digitales violettes au sein duquel Layla demeura.

« C’est un esprit ! Il vient de la maudire, mais elle est parvenue à s’apaiser, fort heureusement ! Je vais m’assurer qu’il ne reste aucune trace de possession en elle, mais… » Sa voix s’était perdue durant les derniers mots. Il plissa les yeux, plus aucune trace de sourire, même nerveux, sur le visage.

Son regard pitoyable tourna vers la fille dans son champ de fleur, non moins piteusement assise, une main sur le bras, des larmes lui roulant des yeux. Elle lui sourit, faiblement. Un peu plus fort. Ses deux dents de devant ressortirent nettement alors que ses épaules se secouèrent.

Puis elle fixa le commandant, attendant patiemment que la suite se déroulât. Il pointa vers elle son fusil, poussant Ambre comme un fétu de paille quand il s’avéra trop gênant. Le garçon se redressa aussitôt, le cœur battant.

« Je ne viens pas de Mont-en-Bruine ! » hurla-t-il.

Le visage de Layla se décomposa alors qu’il se releva en agitant les doigts. « Je viens de l’est, aux côtés de Layla. Je n’ai jamais été soldat ! J’ai utilisé mon affinité avec les feux follets pour obtenir des contacts et des laissez-passer. Je suis devenu soldat, puis caporal, sans n’avoir jamais tiré une seule balle ! J’ai poussé ma participation à cette mission pour trouver un moyen de sauver Layla, et je prévoyais de fuir, caporal Gyle pourra corroborer les menaces que j’ai proféré à l’encontre de sa famille ! Layla, tu veux mourir seule ? Prendre toute la responsabilité pour me protéger ? Je veux bien t’y voir, maintenant ! »

Il se pencha et ramassa son fusil. Il commença à le mettre en position quand, levant le visage, il découvrit que le commandant pointait le sien vers lui. Et beaucoup plus tranquillement que lui, au demeurant. Ambre demeura immobile, les yeux rivés vers le canon.

S’il tire… Je vais juste… mourir. Pourquoi je suis si… fragile ?

La peur qu’il ressentit en entendant le tir lui fit tomber les organes dans l’estomac ; le commandant eut lui moins de chance, car lorsqu’il tomba dans la neige, la métaphore n’en était peut-être pas tant une.

Layla, son arme dans la main, se jeta à bride abattue dans la neige. Il y eut deux nouvelles détonations. Elle saisit le cadavre de Julie pour se protéger et attrapa à sa hanche l’un des trois fumigènes. Elle le tira en ligne de droite et s’engouffra dans le nuage ainsi créé. De la brume localisée s’extirpa une balle qui arracha la vie d’un autre homme.

N’appréciant pas l’idée de se recharger, elle bondit hors du nuage et posa sa paume contre le visage de l’un des soldats, lequel se mit à fondre comme glace au soleil. Ambre découvrit alors celui de Layla, de visage. Éploré, ravagé par les larmes, ses hoquets et sa grimace de chagrin pour l’enlaidir.

Face à la main de la mort, certains comprirent que peut-être, leur adversaire serait trop impérieuse pour eux. Les premiers tournèrent les talons. Ambre s’arma de son fusil, visa, aussi longtemps qu’il le fallut, et pressa la détente. Il s’envola, roulant dans la neige face au contrecoup, l’une de ses côtes lui hurlant dans la poitrine. Malgré la pulsation lancinante qui suivit le geste, il se redressa, découvrant sa cible, à terre, une main sur la hanche. Il eut un sourire en reconnaissant Arnaud. Et pour la seconde fois, ses épaules se relâchèrent ; quand il comprit que le soldat blessé était le dernier des survivants.

Layla mit un coup de pied dans son fusil pour le jeter au loin et attrapa le garçon par la gorge. Arnaud porta une main à sa hanche, Ambre sentant son cœur manquer un battement, mais la jeune femme lâcha sa victime d’un bond en arrière pour éviter la mesure désespérée qu’il comptait tenter, son corps de toute façon déjà touché par les pluies de saphir.

Alors ce qu’Arnaud leva en l’air, ce fut un fumigène. Une étoile brumeuse prit son envol, charriant derrière elle une nuée de poudre violette.

Noir pour les dangers…

Terminant sa décomposition, Arnaud laissa sa tête basculer en avant. Les tissus de son cou, désagrégés, manquèrent à la soutenir. Elle tomba sur le sol blanc.

Blanc pour les blessés…

Ambre se leva et détala vers Layla, tombée à la renverse, aussi brutalement que si quelqu’un lui avait volé la force contenue dans ses jambes.

« Violet, pour les possessions », souffla-t-elle, moitié amusée. La guerrière de la mort n’était pas restée immaculée du combat. Son visage était moins pâle de malédiction que de douleur. « Si on rentre que tous les deux, ils nous soupçonneront de quelque chose… Prends une preuve de ma mort, Ambre. Au moins, tu pourras leur faire croire que la menace a été éliminée. Ciel, c’est le cas, non ?

— Lève-toi, Layla. Je te ramène, décréta-t-il.

— Non, tu ne peux pas. Je suis blessée, regarde. »

Elle révéla son flanc. Le sang y coulait en abondance. Ambre sentit les larmes lui monter.

« Non… Non ! Ce n’est pas grave ! Si je traite la blessure…

— Oui, et ensuite ? Ce n’est pas une blessure mortelle, affirma-t-elle. Mais tu devras m’emmener chez un médecin. Docteur Glover ne va pas gérer ça tout seul. J’ai réussi à éviter les visites médicales jusque-là, mais… » Elle rit. Tendrement. « Il fallait bien que ça arrive un jour. Laisse-moi ici. Rentre.

— Lève-toi, Layla, ordonna-t-il, empli d’une mosaïque confuse d’émotions. Si tu meurs ici, je reste. Aussi simple que ça. Tu crois que je ne suis pas capable de te protéger après que l’on t’auras soigné ?

— Eh ben quoi ? Je compte à ce point-là pour toi ? Tu es bien chaleureux, quand il ne s’agit que de prononcer des mots.

— Tu es bien plus que mon fusil, Layla. Tu es ma seule famille… La seule qu’il me reste, la seule qui m’a accepté en dépit de ce que je… suis.

— Je te retourne le compliment. Tu comprends pourquoi je t’aime, maintenant ?

— Je l’ai toujours compris.

— Alors pourquoi tu n’y as jamais répondu ? Pourquoi crois-tu que tu n’es pas assez bien pour moi ? C’est à moi de le décider, que je sache. » Elle ferma les yeux. « Parler de ça maintenant m’agace un peu. »

Ambre acquiesça – il ne sut trop pourquoi il le fit. « Lève-toi, et viens. Quitte ce lit de neige, n’en fais pas un cercueil. »

Elle garda les yeux fermés, et ses lèvres s’étirèrent. « Je viens. Je resterai avec toi, et je te ferai confiance pour me protéger quand je ne pourrai pas le faire. Mais à une seule condition. » Elle saisit délicatement l’une des boucles du garçon. « Toi aussi, vis comme un garçon normal. Aime-moi, si tu t’en sens l’envie. Doute, si tu penses que tu fais une erreur. Rigole, si quelque chose de stupide te fait rire. Danse, si une musique te plaît. Ne te sens pas à la hauteur, si tu penses que tu n’es pas digne de moi. Lorsque cela arrivera, rigole avec moi, aime avec moi, doute avec moi, et danse pour moi. Sers-toi de moi pour aller mieux autant qu’il te plaira. Tout ce que je demande en échange, c’est de me rendre heureuse en retour. Que nous soyons deux. »

Avec un gémissement plaintif, elle se leva. Une fois debout, elle manqua de tomber à la renverse, mais elle tint bon. Ambre l’approcha alors, mais sans elle, ce serait lui, qui aurait dégringolé dans la neige. L’expression intense qui accompagna le contact de sa main à ses côtes fut malheureusement éloquente.

« Tu as tiré au fusil, pour t’être cassé les os comme ça ? Ciel, Ambre, tu es d’un impulsif… Tu voulais être romantique ? Tout ça pour que je puisse te choyer ? »

Il enroula ses bras autour d’elle et enfouit son visage dans son cou. Après un petit rire argentin, elle entreprit d’avancer, soutenant le corps d’Ambre qui ne pouvait plus avancer tout seul.

« Je vais juste me mettre un peu de bandage, d’accord ? Tu m’attends deux secondes ? Pas que tu puisses fuir dans ton état, mais bon. »

Il conserva le silence un instant. « Pardon. D’être si inutile. »

Il sentit un doigt lui caresser la joue. « Voilà ton problème, Ambre. Tu refuses d’avoir des lacunes et de m’obliger à faire des choses de moi-même. Je veux bien être ta petite princesse si cela te permet d’être romantique, mais je ne suis pas une frêle petite âme enfermée dans sa tour. » Une main sur le menton, elle força Ambre à lever vers elle son visage pour soutenir son regard incandescent. « Et toi, tu n’as rien du chevalier sans faille que tu cherches à être, et tu ne le seras jamais. Ce n’est que lorsque tu l’auras compris que tu sauras mieux nous protéger. »

Il acquiesça faiblement. « Bien. Je t’aime. » Elle lui baisa le front.

Leurs pas foulèrent alors la neige. L’un contre l’autre, le corps de l’un soutenu par celui de l’autre, les bottes s’enfoncèrent dans le matelas de l’hiver. Un chant s’éleva alors. D’une voix aiguë, Ambre fit le choix d’abandonner sa douleur, le souvenir de ces dernières minutes, même encore celui de la fille qui soutiendrait son corps jusqu’à atteindre la cité ; tout cela, à la faveur d’un chant qui lui ferait tenir bon. Grisée par sa voix, Layla colla son visage contre le sien en le cajolant.

Le vent était trop faible pour faire office de seconde mélodie. Le bruit des pas dans la neige, trop irrégulier pour servir de basse indéfectible. Au-dessus de leur tête, Espoir virevoltait dans le ciel. Il était donc quinze heures.

 

 

 

 

 

ACTE I

Sang-froid sans soleil.

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