Chapitre 3 - Roaris

Par Froglys

Après avoir récupéré les affaires de William, nous nous mîmes en route en profitant du silence des chemins pour discuter. Cependant, un sujet particulier vint s'immiscer dans notre conversation, ou plutôt, ce gentil garde me posa une question qui me hanta pendant de nombreuses années.

— Au fait, tu as dit que ta famille était décédée en octobre 5 032, mais qu’as-tu fait depuis ?

Assise devant lui, il ne remarqua pas que mes sourcils se fronçaient.

— Ex… Excusez-moi, mais que voulez-vous dire ?

— Nous sommes en juin de l’année 5 034. D’après ce que tu m’as dit, tu es censée être morte il y a plus d’un an et demi. Alors où...

Sa voix ne devint qu’un bruit de fond. Mes yeux se figèrent sur le cou du cheval. Je crus un moment que mes oreilles m’avaient joué un tour.

Plus d’un an ? Cela semblait irréel. Comment avais-je pu disparaître pendant autant de temps avant de réapparaître comme par magie dans le même état ?

Magie…

Serait-ce la cause de mes ennuis actuels ?

Sans m’en rendre compte, je laissais échapper une plainte.

— Théa ? Que se passe-t-il ?

— Vous dites que… nous sommes en juin ? De l’année 34 ? demandai-je fébrilement.

— Oui, le onze juin très exactement. Mais tu ne me racontes pas comment tu as bien pu te faire poignarder ainsi.

Aucun son ne s'échappa de mes lèvres. J’avais disparu pendant près de deux ans et aucun souvenir de cette période ne me revenait. Ne sachant pas ce qui avait pu se produire, je pris une décision.

— Oui, excusez-moi. Je perds la notion du temps dernièrement, prétendis-je. Je me suis fait passer pour morte et je me suis cachée dans un village loin d’ici. Je passais près de là quand mes compagnons et moi nous sommes faits attaquer par des bandits.

Son soupir laissa deviner son incrédulité.

— J’ai entendu bien des histoires, jeune fille. Je sais reconnaître un mensonge. Je suis chevalier après tout, tâche de ne jamais l’oublier.

Une boule se forma dans ma gorge tandis que je hochai la tête face à la remarque de l’homme.

— Et sinon, tu habites au village de Roaris ? préféra demander le vieil homme.

Le nom de mon hameau fit frémir mon cœur. J’avais l’impression de ne pas y avoir mis un pied depuis une éternité.

— Oui, le plus petit village du coin.

— Pourtant, vous possédez le meilleur fleuriste et urbaniste !

Je souris à sa réponse avant de m’intéresser à mon compagnon de voyage.

— Vous avez toujours été chevalier ?

— Je faisais partie du corps secondaire de l’empire de Kassuz, il fut un temps. Maintenant, j’offre mes services au royaume lorsque les temps sont durs.

Ma bouche s’entrouvrit légèrement. Kassuz… C’était un vaste royaume, frontalier avec Orane. Si l’on disait qu’il existait trois grandes puissances dans le monde, celle-ci en faisait sans aucun doute partie. Situé au sud, il était le plus important pays exportateur, mobilisant près de deux millions de soldats chaque année pour assurer le transport des marchandises. Bien qu’il fût également une dangereuse nation militaire.

— Vous devez être un chevalier extraordinaire.

William ne répondit pas. Comprenant qu’il ne souhaitait pas parler développer le sujet, je me tus et portais mon regard sur l’horizon verdoyant qui se dressait devant moi.

Alors que la lumière faiblissait, le cheval commençait à ralentir à la vue d’un arbre familier. Avec son énorme tronc et vêtu d’un feuillage doux et majestueux, il se levait fièrement et surplombait la vallée où se nichait mon minuscule village.

— Cela te convient si je te laisse ici ? J’aimerais bien rentrer avant que le soleil ne disparaisse complètement.

J'aurais aimé rester davantage avec lui, il m'était devenu familier et j'avais besoin d'être rassurée en ces temps obscurs. Cependant, je descendis promptement du cheval.

— Eh bien, je vous souhaite une bonne continuation, répondis-je en attrapant un sac de toile qui contenait mes vieux vêtements.

Je lui fis un signe de tête pour le remercier de son aide et sa bienveillance.

— Au plaisir de se revoir un jour ! lança-t-il finalement.

Il s’élança dans la direction de son propre hameau. Ma main se dirigea vers le grand arbre. Le contact avec l’écorce du bois me fit beaucoup de bien. Je reconnaissais cette partie de la forêt, je l’avais tant de fois parcourue.

Une grimace amère s’afficha sur mes lèvres. Ma famille avait-elle une tombe où je pourrais me recueillir ? Mes yeux commençaient à brûler et j’eus du mal à retenir mes larmes. J’avalai difficilement ma salive au moment où la pénombre autour de moi engloutissait les dernières traces d’allégresse que m’avait procurées le chevalier. Je me sentais maintenant seule dans ce lieu que j’avais jadis chéri.

Mon regard se tourna vers une petite maisonnée un peu surélevée par rapport au reste de la vallée. Je décidai de m’y rendre, chassant les ombres qui assaillaient mon esprit.

Je descendis la côte pour accéder au village. En passant devant une petite boutique de prêt-à-porter, j’attrapai discrètement un manteau-cape sombre et tirai la capuche sur ma tête afin de passer inaperçue. Je continuais mon chemin et arrivais finalement face à mon objectif. L’abri des chevaliers. Je le connaissais pour y avoir passé du temps en compagnie de ma mère.

William m’avait donné une lettre à donner à un certain Rodric. Je ne me souvenais pas qu’un chevalier de ce nom habitait à Roaris.

— Eh, toi ! m’apostropha un homme accompagné de deux chevaliers qui discutaient allègrement autour d’un verre. Que fais-tu près d’ici à cette heure ? Tu as peut-être besoin d’aide ?

Mon corps fit volte-face. Je me retrouvai face à un homme fin, assez jeune, et aussi grand que mon sauveur. Mon regard se posa sur ses joues.

— Il a une tache de naissance ronde sur la joue droite, m’avait indiqué William.

Trouvé.

— Vous êtes Rodric Piore ? demandai-je avant de continuer, le voyant acquiescer. Un… ami m’a demandé de vous remettre ceci.

Je lui tendis le papier contenant la dernière aide que m’offrait le vieux chevalier. Il l’ouvrit et le parcourut sans un mot. Puis il leva les yeux vers moi.

— Eh bien, je m’attendais à ce que ma soirée soit tranquille, mais on dirait que je me suis bien fait berner, conclut-il avec un maigre sourire fatigué. Suis-moi, Anthéa. Je vais t’amener à la personne que tu cherches.

— Mais je ne… commençai-je, avant de me calmer.

Qu’avait donc écrit William sur ce papier ? J’aurais vraiment dû le lire avant.

Même si cet homme paraissait gentil, je ne pouvais m’empêcher d’avoir des soupçons sur ses intentions. Je ne cherchais personne en particulier. Je souhaitais juste rentrer chez moi et découvrir ce qu’il s’était passé. Alors que nous arrivions devant la forge du village où travaillait encore une femme, le chevalier s’arrêta.

— Eh !

La femme travaillant le métal arrêta son geste. Elle tourna sa tête dans notre direction en se redressant.

La forgeronne, coiffée d’un bandeau, arborait une paire d’yeux perçants, scrutant attentivement les alentours. Elle semblait intimidante au début, mais sa carrure imposante contrastait avec sa petite taille, égalant la mienne. Elle portait des vêtements légers pour supporter la chaleur du feu qu’elle maîtrisait. Cependant, malgré leur blancheur d’origine, ils étaient à présent couverts de suie.

La femme posa son marteau et s’approcha de Rodric.

— Dric, que viens-tu faire par ici ?

L’intéressé se tourna alors vers moi pour esquisser un nouveau sourire, plus amusé cette fois.

— Figure-toi que William m’a écrit.

— William Barfel ? s’exclama-t-elle d’une voix bourrue. Celui-là même qui ne m’a toujours pas payé la réparation de sa hache ?

— Celui-ci, oui. Quoi qu’il en soit, il me dit que cette petite cherche quelqu’un. Et il se trouve que cette fameuse personne se trouve être chez toi.

La forgeronne fronça les sourcils.

— Tu veux parler du gosse ? Il est à l’étage avec Karl. Ils devraient avoir fini de se doucher.

— Je peux te la laisser ? Faut que je retourne bosser.

— Bien sûr… Tu m’en ramèneras une ?

Rodric sourit sincèrement avant de prendre congé. La femme m’invita à la suivre et s’avança vers l’intérieur du bâtiment. Je sentis ma gorge se serrer. J’étais attentive au moindre bruit, au moindre mouvement. Elle me mena pendant seulement quatorze secondes avant de déboucher sur une salle à manger, étroite, mais accueillante. Là, la ferronnière se retourna vers moi.

— Je m’appelle Yule. Mais tu dois sûrement me connaître, je possède l’unique forge à des dizaines de kilomètres à la ronde.

Un sourire pointa le bout de son nez à la commissure de mes lèvres. Le village le plus proche était à des dizaines de kilomètres d’ici. Néanmoins, j’acquiesçai. Je la connaissais effectivement pour être déjà passée plusieurs fois dans la rue.

— Karl ! hurla-t-elle à l’intention de l’étage.

Aussitôt, des pas se firent entendre et un jeune homme d’une vingtaine d’années apparut dans l’encadrement de la porte, essoufflé.

— Besoin d’un cuistot, peut-être ?

— Pour cinq, je te prie.

Il m’adressa un regard curieux avant de s’atteler à la tâche.

— Tu peux monter. C’est la rouge.

Toujours sans comprendre qui était la personne que tous pensaient que je cherchais, je pris le chemin indiqué.

L'air à l'étage était étouffant. Devant moi se tenaient trois portes. L'une était bleue, l’autre, brune et la dernière, rouge. Cette dernière était par ailleurs déjà entrouverte. Je pris tout de même la peine de frapper.

— Karl… C’est pas drôle, répondit la voix d’un jeune homme qui, malgré sa mue, m’était familière.

Durant de longues secondes, je ne clignai pas des paupières, le temps semblait s’être arrêté.

Comment ? Et William m’avait mené droit jusqu’à lui ?

Je poussai délicatement la porte. Une personne que je connaissais particulièrement bien apparut dans ma vision.

Il était assis sur le sol, dos à moi. Un plateau de jeu disposé devant lui, il ne me prêtait pas vraiment d’attention.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? On a une partie à finir.

Je sentis intuitivement qu’il esquissait un sourire. J’essayais d’accepter qu’il était là, en vie.

Il commença à se retourner en se levant.

— Tu as peur de per…

Un sourire d’ange, des pommettes irrésistibles. Mon cœur se rompit.

Son visage se décomposa. Il n’était qu’à un mètre de moi. Il fit un court pas en avant, je vis ses yeux jaune foncé distinctifs. Un nouveau pas, je me rendis compte qu’il me dépassait désormais de près d’une tête et demie malgré ma croissance. Tout se passa ensuite en une demi-seconde. Il attrapa mon bras et me tira dans les siens. Ma tête vint se caler contre son buste et des larmes coulèrent sur mes joues, mouillant le haut de Thalion. Mon frère.

— C’est vraiment toi ? murmura-t-il à demi interrogatif, mais soulagé.

— Tu es vivant… soupirai-je en même temps.

Il éclata de rire. Il me relâcha. Un large sourire illuminait maintenant son visage.

— Tu n’as pas changé. Tu es toujours aussi petite et pleurnicharde.

— Tu as changé, toi.

La surprise passa dans ses yeux pendant un court instant.

— Après la… mort des parents et la tienne, les Under m’ont offert un toit lorsque j’étais au village. En échange, j’aide Yule à la forge, m’expliqua-t-il. Et toi ?

L’hésitation m’envahit. Devais-je lui donner la même réponse qu’au vieux chevalier ? Son inquiétude était déjà palpable.

— Cette… Enfin, j’étais blessée, ma famille, morte. Donc je me suis enfuie dans la forêt. J’ai rencontré un groupe de marchands qui m’ont recueillie et soignée.

Thalion acquiesça. Voilà, ce fut mon mensonge pour le moment. Il allait m’en vouloir, c’était certain, mais peut-être en saurais-je moi-même plus avant. Parce que ces deux dernières années s’imposaient à moi comme un cheveu sur la langue.

 

Nous passâmes l’heure suivante à discuter.

Mon frère avait réussi son examen de fin d’année à Clerfort, l’académie de magie. Il était désormais un mage diplômé et entamait à la rentrée sa quatrième année. Dans mes souvenirs, il entamait seulement sa deuxième, il s’était écoulé tellement de temps…

L’académie se situait à la capitale et accueillait tous les enfants à partir de quatorze ans qui souhaitaient devenir mages, et les formait. Il y avait cinq ans de scolarité totale. Les deux premières années servaient à l’enseignement des bases de la magie, c’est-à-dire les sorts non spécifiques. À la fin de ce cursus préparatoire, on décernait un diplôme de mage.

Les trois années suivantes étaient considérées comme celles qui définissaient un mode de vie futur. Chaque élève devait se montrer capable de pratiquer au moins une magie spécifique pour en faire un potentiel candidat au clan du pouvoir choisi.

D’après l’âge que je réalisais avoir, quatorze ans, mon rêve d’enfance aurait pu se réaliser à la rentrée prochaine.

Presque deux ans de plus en l’espace de quelques secondes…

Thalion avait beaucoup changé. Il était devenu plus mature, plus altruiste et plus prudent. Cet événement l’avait véritablement marqué, ce qui n’était pas étonnant étant donné son ampleur. En le regardant, je ne pouvais m’empêcher de le voir, là, étalé sur le plancher de ma chambre, inconscient, agonisant, alors que le tueur pensait en avoir fini avec lui.

— Mais, dis-moi, Théa, est-ce que tu as pu voir son visage ou quoi que ce soit qui pourrait nous aider à le retrouver ?

Compte tenu de ses balafres, il avait dû combattre des centaines de fois. Ses yeux bleus, froids et glaçants, avaient vécu tellement de champs de bataille. Et pour venir à bout de mes parents, il fallait être entraîné au maniement de l’arme, depuis des dizaines d’années. Sinon, il n’aurait jamais pu avoir raison d’eux.

Mais quelque chose clochait. S’il était un assassin, un homme dont le métier était de tuer. Nous n’aurions jamais dû nous en sortir.

— Des yeux bleus, un visage couvert de cicatrices… Mais rien de plus, expliquai-je alors avec des frissons.

J’avais peur qu’il ressurgisse de nulle part pour me tuer.

— Il faut que je te dise quelque chose.

Mon ouïe s'affina. Attentive, mes yeux étaient rivés sur ses lèvres.

— Pendant ces derniers mois, j’ai mené quelques recherches, j’ai essayé de me rappeler des moindres détails de cette soirée et des jours suivants. Et j’ai fini par trouver quelque chose, raconta Thalion.

— Quoi ! me précipitai-je.

— Il n’était pas totalement inconnu aux parents.

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Cynia
Posté le 13/11/2024
Bonjour.

Encore un bon chapitre!
Je trouve que l'amnésie devient de plus en plus intéressante.

Petites remarques: "peut-être en saurai-je moi-même plus avant", je trouve cette phrase bancale.
"Nul part pour me tuer" --> nulle part
Froglys
Posté le 16/11/2024
Salut !

Merci pour ton commentaire ^^

Je note tes corrections et merci encore
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