Chapitre Trois : Seras-tu là, Camille ? Partie 1
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«Â Je voyais bien le pire, mais toi tas tout calculé »
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Le fameux jour où tout avait changé, cétait le jour où Bob lÉponge ne parvenait plus à samuser avec son meilleur ami, parce que Patrick létoile de mer était devenu intelligent à la suite dune mauvaise chute. Cétait une rediffusion, et même si Camille avait déjà vu cet épisode des centaines de fois, ses yeux ne quittèrent pas un instant le petit écran. Douceur était allongée à ses côtés et ronronnait paisiblement, la tête posée sur le ventre de sa maîtresse. Au son de leau qui parvenait jusquà la rouquine, on devinait que Joël prenait encore sa douche.
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Les dernières images de Bob lÉponge cédèrent la place au générique final de lépisode. Camille sétira longuement, Douceur bâilla, puis elles se levèrent du canapé en même temps. Le salon était plongé dans la pénombre du fait des volets encore fermés à cette heure de la matinée. Prenant son courage à deux mains, malgré la flemme quelle ressentait, la jeune femme cria quelle allait les ouvrir. Depuis la salle de bain, Joël entendit à peine linformation.
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Ce qui frappa dabord Camille, après avoir ouvert les volets, ce fut dabord le soleil qui surplombait une rue Mouffetard en pleine effervescence. Mais ce nétait rien comparé au choc quelle ressentit lorsquelle vit, assis en tailleur sur le toit de limmeuble en face du sien, Michaël. LEspionne écarquilla les yeux pour se persuader quelle ne rêvait pas, jeta un regard en arrière de crainte que Joël vît ce quelle voyait (mais il était toujours dans la salle de bain), puis reporta son attention sur son vieil ennemi. Ils se fixèrent longtemps par-dessus la rue, puis Michaël fit un coucou de la main à son ancienne pupille et lui offrit un sourire en coin qui la fit froncer les sourcils.
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Au fond, lex-favorite sétait toujours préparée au retour de Michaël. Elle avait même nourri des projets de vengeance à son égard. Camille Laurier nétait pas du genre à céder si facilement à la panique. Mais elle fut tellement surprise par la soudaineté de sa réapparition quelle finit par refermer brutalement la fenêtre, tirer les rideaux et se prendre la tête, se lamentant en silence sur ce quelle allait bien pouvoir faire désormais.
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Si Michaël sétait montré à elle, cétait pour lui annoncer son retour. «Â Crains-moi, Camille Laurier, je ne ferai plus de sentiments aujourdhui », voilà ce que cela signifiait, elle en était certaine. La première pensée de la jeune femme alla vers Joël Ajacier, qui prenait sa douche, sans avoir conscience de ce qui était en train de se produire à quelques mètres de lui. Joël, qui avait mis longtemps à reléguer son histoire désastreuse avec les Espions dans un coin oublié de sa tête et qui figurait aussi sur la ligne de mire de Michaël. Sous le regard inquiet de Douceur, Camille enragea. Létudiant nétait responsable de rien de ce qui était arrivé dans le passé, mais il allait trinquer tout comme elle si elle restait là. Tôt ou tard, Michaël finirait par se venger de la retraite forcée que le couple lui avait fait prendre. LEspionne comprit très vite que si elle ne voulait pas mettre en danger lhomme quelle aimait, il valait mieux pour elle quelle prît la fuite. Et sans tarder.
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Mais comment partir ? Camille était bonne comédienne, mais jamais Joël ne serait vraiment convaincu de leur rupture. Quelle excuse pouvait-elle dailleurs sortir ? Tout allait bien entre eux ! La jeune femme décida que même si elle nétait pas très crédible dans sa déclaration, elle ne devait pas perdre de temps. Elle voulait retrouver Michaël. Était-il encore sur le toit ? Ou avait-il commencé à quitter la rue Mouffetard ? Dans la salle de bain, leau avait cessé de couler. La douche de Joël prenait fin. Il ne fallait pas traîner.
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Camille traversa en toute hâte lappartement jusquà sa chambre. Elle agrippa son sac et en scruta lintérieur. Oui, avec un peu de chance, elle pourrait y fourrer sa robe combinaison vert citron dont elle ne voulait pas se séparer et une chemise de Joël. Elle aurait pu enlever son trieur qui renfermait ses cours sachant quelle ne remettrait peut-être pas les pieds à lEGE, mais elle le laissa au cas où si elle se déciderait de passer tout de même ses examens. Son téléphone portable gisait sur la table de nuit, mais elle préféra le laisser ici pour réduire toutes les chances de Joël de la contacter et la retrouver. Pour le reste, le sac de Camille contenait tout ce quil fallait en cas durgence comme celle-ci. Le couteau suisse et la bombe lacrymogène devraient suffire pour se défendre contre Michaël les premiers temps. Au pire, il la tuerait et puis lhistoire sarrêterait là, ce qui ne serait pas plus mal.
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Elle shabilla en vitesse avec les mêmes vêtements que la veille, et Douceur, qui venait de comprendre que quelque chose de suspect se tramait, commença à gémir tragiquement. Camille saccroupit vers elle, frotta sa joue contre la sienne et la serra fort dans ses bras. Elle naurait jamais pensé quelle devrait à nouveau se séparer de sa meilleure amie comme elle avait été obligée de le faire cinq ans auparavant. Le cur serré, elle lui chuchota quelle laimait, quelle était désolée, vraiment désolée, et quelle penserait toujours à elle. Et que peut-être, peut-être, elle reviendrait. Douceur nen menait pas large et continuait de pleurer, et ses yeux brillants de tristesse arrachèrent quelques larmes à lEspionne qui les balaya dun revers de la main.
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Puis elle prit son courage et son sac qui pesait trois tonnes à deux mains, et alla trouver Joël Ajacier dans la salle de bain. Il terminait tranquillement de shabiller et en le voyant, Camille déglutit avant de se composer un visage ferme et froid, comme dans les premiers temps où ils se fréquentaient.
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      Je te quitte.
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Joël haussa les sourcils, ses lèvres tremblèrent et il éclata de rire. À lintérieur delle-même, Camille fulmina. Bon. Bon, bon. OK, pour leur rupture, cétait mal barré. Elle devait trouver une excuse plus ou moins crédible afin quil prît au moins lannonce au sérieux.
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      Ahlala Camille, tu me surprendras toujours ! fit joyeusement le jeune homme, en lui tournant le dos pour se contempler dans le miroir.
      Cétait pas une blague.
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Devant lair moqueur de létudiant qui ne la croyait pas du tout, lEspionne trouva là loccasion rêvée pour faire une grosse crise de colère.
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      Non mais jy crois pas ! Je te parle sérieusement et toi, tu te fous de ma gueule ! Je déconne pas, Joël, je te quitte vraiment ! Jen ai marre, cest pas une vie, ça, ce que je vis avec toi. Tas toujours été un gamin, tas jamais évolué, en trois mots : tu me saoules ! Je veux vivre autre chose, et ça sera pas avec toi.
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Lintéressé fronça les sourcils, sceptique. Il commençait à se faire un peu de souci pour son couple, mais ne semblait pas comprendre ce quil avait à se reprocher, et pour cause : il était blanc comme neige. Sans attendre, Camille semporta de son mieux pour provoquer une dispute. Elle sappuya sur son quotidien avec lui quelle qualifiait dennuyeux et rajouta quil nétait pas le genre dhommes qui lui correspondait. À la plus grande stupéfaction de Joël, lEspionne embraya sur Michaël. Elle avait toujours entendu dire que les mensonges les plus gros étaient ceux qui passaient le mieux. Alors, elle puisa dans le fond de méchanceté qui dormait en elle et lui lança une flèche empoisonnée : il y avait toujours eu «Â quelque chose dindéfinissable » entre Michaël et elle, et elle le quittait pour aller le retrouver. Rien de plus simple, ni de plus cruel, pour suffisamment faire souffrir Joël et léloigner delle.
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Partir. Partir pour ne plus voir lexpression de douleur sur le visage du jeune homme. Partir pour ne pas lentendre protester et supplier. Partir pour ne pas croiser le regard humide de Douceur, qui elle aussi refusait ce départ étrange et précipité.
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Elle nattendit pas une quelconque réaction et prit la fuite sans attendre. Joël fut le premier à bondir à sa poursuite, très vite talonné par une Douceur paniquée qui aboyait sans retenue dans la cage descalier. Ils auraient pu avoir une chance de la rattraper. Ils auraient pu voir dans quelle direction elle se sauvait. Mais la rue Mouffetard, avec son marché et son importante foule, était du côté de Camille. Quand Joël et Douceur débarquèrent dans la rue, lEspionne avait déjà disparu au beau milieu des passants, les laissant seuls avec une avalanche de questions et de doutes.
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Pour le jeune homme, voilà où lhistoire sarrêta.
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Pour Camille, en revanche, la rue Mouffetard nétait que le début du chemin qui la conduirait jusquà une toute nouvelle vie. Quand elle se retrouva parmi la foule de bonnes vieilles dames en quête de fruits et légumes frais, certaine de ne pas être suivie par Joël Ajacier, son premier réflexe fut de lever la tête vers les toits. Les toits où se trouvait Michaël dix minutes plus tôt. Y était-il encore ? Camille ne possédait pas le cou dune girafe et nen savait rien, mais elle supposait que le chef des Espions était reparti. Par les toits ou par la rue, aucune idée. Mais parti, oui. Alors, comment retrouver sa piste, comment deviner la direction quil avait prise et comment parvenir à mettre la main sur lui ?
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Pendant quelle slalomait agilement entre les piétons et les chariots de courses pour séloigner au plus vite de Joël Ajacier, Camille Laurier réfléchissait. Michaël était monté sur le toit de limmeuble face au sien. Un toit quelle connaissait très bien, pour sy être parfois baladée, elle aussi. Un toit auquel on ne pouvait accéder que par un immeuble et rejoindre par le biais dune petite échelle rouillée. Et si elle avait une chance de le coincer, cétait bien là.
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Elle accéléra lallure, quitte à bousculer les Parisiens fâchés par si peu de politesse, et se hâta de remonter la rue Mouffetard jusquà lentrée de limmeuble qui offrait laccès au toit. Lorsquelle latteignit, la porte était fermée, sans surprise, mais au lieu dattendre le moment peu probable où Michaël sortirait de lintérieur, Camille préféra reporter son attention autour delle. Plissant les yeux et balayant du regard lenvironnement dans lequel elle se trouvait, elle se mit en tête de chercher laiguille dans la botte de foin. Charlie dans lillustration double-page.
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Une chance de cocue, une coïncidence, un hasard, le destin, bref, quimportait le nom quon pouvait attribuer à la bonne fortune de lEspionne ! Michaël avait toujours été un homme grand, plus grand que la moyenne, et sa tête blonde, ses cheveux brillants proprement coiffés à larrière de son crâne, faisaient de lui un personnage très vite reconnaissable dans la rue. Camille, pour sa part, neut aucun problème à le remarquer et partit au quart de tour à sa poursuite. Michaël prenait son temps, il marchait dun pas tranquille, les mains dans les poches, lunettes de soleil sur le nez. Elle était rouge, essoufflée, animée par un mélange de haine et dempressement à lidée de le revoir.
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      Michaël !
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Camille cria son nom si fort que plusieurs passants se retournèrent, alertés. Le chef des Espions sarrêta et se raidit aussitôt. Oubliant ses allures de grande classe, il fit volte-face et lui attrapa furieusement le poignet pour lattirer ailleurs. Ils marchèrent plusieurs minutes, et Camille ne cessa de se plaindre quelle avait mal au poignet et quil allait trop vite. Toujours en faisant la sourde oreille, il la conduisit jusquà la place Monge, le plus proche endroit où ils pourraient discuter sans se faire trop remarquer, et lorsquils arrivèrent devant le premier platane, Michaël lui décocha un regard assassin et retrouva la parole.
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      Bon sang, mais ça va pas ou quoi ? Tu veux vraiment quon se fasse repérer ?!
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La rouquine ne lui répondit pas. Elle se contenta de le fixer gravement de ses grands yeux en forme damandes, ce qui eut pour effet immédiat de calmer Michaël. Il se détendit et retrouva son air impassible. Seules ses pupilles manifestaient de la curiosité. La curiosité de faire face à Camille Laurier cinq ans après lavoir poignardée. Son ancienne protégée. Son petit joker. Son petit joker quil navait pas eu le temps de jouer, et quil avait perdu, ce quil regrettait tellement maintenant quil la découvrait si changée, si belle et si sûre delle comparé à lépoque où elle navait que dix-sept ans. Camille nota pour elle lintérêt que lui montrait Michaël et se laissa même aller jusquà sourire au fur et à mesure quil la détaillait de haut en bas.
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      Quel plaisir de te revoir, Camille, annonça-t-il dun ton sincère.
      Plaisir partagé.
      Je suis très surpris par ce que je vois. Mais jaime ça. Montre-toi un peu.
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Michaël tourna autour delle sans cesser son analyse, ce qui commença à gêner la jeune femme. Quand il lui prit la main pour la faire pivoter sur elle-même, elle se dit quil se passait là quelque chose détrange. Le chef des Espions semblait très trop captivé par ce quil voyait. Il risqua même un sourire quelque peu mélancolique.
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      Tonio navait pas tort. Tu es devenue une belle plante, Camille Laurier. Je ne le croyais pas, mais aujourdhui, sil était là, il rirait bien.
      Ne parle pas de lui comme sil était mort, fit la rouquine, émue.
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Elle avait toujours considéré Tonio comme un grand frère, et elle aurait mis sa vie entre ses mains bien plus que dans celles de Michaël. Mais Tonio avait été démasqué par les forces de lordre peu après que Camille eût été exilée des Espions, et depuis, il croupissait en prison. Tous lui étaient redevables : Tonio, en véritable langue de plomb qui avait juré sur lhonneur de ne pas trahir les siens, navait jamais révélé au camp adverse quoi que ce soit sur les Espions. Il avait été enfermé avec la sérénité davoir protégé Michaël et les autres.
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      Pour moi, cest comme il létait. La taule ou la mort, quelle est la différence ?
      La différence, cest quil est coupé du monde. Honte à toi, Michaël, honte à toi davoir abandonné ton second et meilleur ami aux mains des flics !
      Camille, tu sais que nous ne pouvons pas prendre contact avec lui. Le groupe a déjà perdu beaucoup trop de plumes dans cette affaire, et nous ne pouvons pas prendre le risque daller rendre visite à Tonio en prison. Que crois-tu ? La police nous attend là-bas. Ils savent que nous sommes susceptibles daller le voir ! Chacun de nous a pour formelle interdiction de sy rendre. Et cest valable pour toi également. Je suis aussi affecté que toi par sa disparition Camille lui jeta un regard noir et il rectifia aussitôt par son absence, mais Tonio savait très bien ce qui arriverait sil devait un jour finir en taule. Nous le savions tous, et nimporte qui dentre nous aurait pu être à sa place.
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La jeune femme prit un air renfrogné. Oui, elle savait tout ça, mais elle ne pouvait pas sempêcher dimaginer Tonio, seul, dans sa cellule à attendre une fin qui ne viendrait pas. Car évidemment, daprès lanalyse de Joël qui se spécialisait justement dans le droit pénal, jamais on ne le libérerait. Ou alors, dans très longtemps. Se fichant de son inquiétude, le leader sortit de sous sa veste un paquet de cigarettes et son briquet en argent. Cest à ce moment-là que Camille laperçut. Elle ne le vit que quelques secondes, très vite caché par le pan de la veste qui retomba sur le buste de Michaël, mais aucun doute là-dessus : ce petit fourreau en cuir renfermait le poignard si précieux aux yeux du chef des Espions. Le fameux poignard qui avait fait couler beaucoup de sang, dont le sien, la nuit où Michaël avait tenté de la tuer dans la gare désaffectée de Bobigny.
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Pendant quil allumait tranquillement sa cigarette, Camille resta hypnotisée par ce quelle avait vu. Quand elle leva enfin les yeux sur son ennemi, elle nota quil continuait de lanalyser. Son regard descendit de ses cheveux à sa bouche, de sa bouche à ses épaules, et de ses épaules à son décolleté qui dévoilait, outre ses rondeurs, une cicatrice blanche. Celle dont il était responsable. Pensif, il la fixa plusieurs secondes. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa au dernier moment. Les neurones de Camille fonctionnaient à plein régime, frôlant le court-circuit. Poignard, vengeance, Michaël, Papa, Joël, poignard, vengeance, cicatrice, Michaël, poignard, poignard, poignard, vengeance, Papa, Papa, Papa, Papa, Papa. Sans attendre, elle prit une grande inspiration et se lança dans la plus grande tragédie de sa vie. Son visage prit une expression de grande détresse et referma ses mains sur celle de Michaël, tellement intrigué quil faillit lâcher sa cigarette. Tous les deux les avaient froides. Mauvaise circulation du sang.
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      Jai besoin de toi. Je veux revenir.
      Quoi ? Non. Cest impossible. Les autres ne me le pardonneraient jamais. Tu as été bannie.
      Oui, mais toi, tu ne mas jamais bannie de ton cur, hein ? pleurnicha la rouquine. Sil te plait Michaël, je sais que je nai pas toujours été correcte avec toi, mais tu ne mas jamais abandonnée, et là jai besoin de toi. Jai quitté Joël Ajacier. Je ne sais plus où aller.
      Non ?! Tu as quitté Ajacier ?
      Oui, répondit douloureusement Camille en ravalant ses larmes et lui montrant son sac plein à craquer qui suffit à convaincre Michaël. On nétait plus sur la même longueur donde.
      Cétait à prévoir. Je me suis toujours demandé ce que tu foutais avec lui Enfin, bref, mon but nest pas de tenfoncer encore plus, Camille. Je suis navré, mais je ne peux réellement pas te reprendre chez les Espions.
      Jai grandi, Michaël ! Joël et tout, et tout, cétait une erreur dadolescence, tu ne peux pas men vouloir pour ça, sil te plait, donne-moi une chance, je ne te décevrai pas !
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Sans crier gare, Camille se jeta à son cou et nicha son nez dans le creux de son épaule. Un geste quelle ne sétait jamais permis avant. Elle sentit nettement le malaise de Michaël, qui était surpris par cette attitude et ne savait trop comment réagir. Il tira une dernière bouffée de sa cigarette, puis la jeta au sol. Puis, dans un mouvement très hésitant, il finit par refermer maladroitement ses bras autour delle. Il avait souvent réconforté lEspionne lorsquil lavait rencontrée adolescente, quand elle pleurait la disparition de sa mère. Assurément, pour le rôle quil avait joué dans sa vie à cette époque, il était important aux yeux de Camille. Mais aujourdhui, la tâche était plus délicate et gênante : Camille était une femme et navait plus lâge dêtre sa sur, comme le lui avait rappelé souvent Tonio.
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       Sil te plait, répéta la voix étouffée de létudiante, reprends-moi avec toi.
       Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
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Camille leva la tête vers lui et sonda son regard impénétrable. Contre toute attente, elle fit la moue pour lattendrir, et comme cétait bien sûr inefficace, elle se mit sur la pointe des pieds, tendit le cou et lembrassa. La résistance quopposa Michaël ne dura quune demi-seconde.
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Cétait un baiser particulier, à limage de Michaël : froid, ferme, empressé et avec lodeur familière du tabac. Camille se dégoûta elle-même den être arrivée là, mais elle sentit à cet instant précis que Michaël perdait peu à peu tout contrôle et que pour la première fois de sa vie, elle avait le dessus sur lui. Par la suite, sa vision du monde changea radicalement. Les hommes, au fond, étaient tous pareils, et même le plus terrifiant dentre eux succombait à ses charmes, ses charmes quelle aussi avait sous-estimés. La-men-ta-ble. Mais intéressant à retenir.
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Très vite, ils approfondirent le baiser, et même Camille se sentit transportée. Ils prirent appui contre le tronc fin du platane, et Michaël resserra létudiante un peu plus contre lui. Quant à elle, ses mains faussement innocentes glissèrent le long de son corps. Ses doigts touchèrent le manche du poignard et sen emparèrent subtilement.
Quand Camille mit fin à ce baiser effréné, et que Michaël sentit une pointe lui piquer labdomen, il ouvrit les yeux et mit plusieurs secondes à revenir de là où elle lavait amenée. Elle avait les joues roses, mais son regard était dur et sans appel. Dune voix rauque, elle lui demanda de la lâcher et il sexécuta aussitôt. Elle recula. Il découvrit alors ce quil craignait : elle tenait son poignard. Sournoise, elle le lança en lair et le rattrapa pour le faire tourner dans sa main.
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      Grave erreur, Michaël, lança la jeune femme sur un ton moralisateur. Je constate quune fois de plus, tu mas sous-estimée. Tu nas donc rien appris de la dernière fois ?
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Le chef des Espions encaissa tant bien que mal. Il restait silencieux, mais la rouquine devina que la pilule avait du mal à passer : il serrait les poings si fort que les jointures étaient blanches. Camille regarda autour delle et se hâta de glisser le poignard dans la poche de son pantalon. Des Parisiens circulaient sur la place et elle ne voulait pas quils le remarquent.
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      Voilà où ça tamène, Michaël. Si tu mavais un peu plus considérée à ma juste valeur dès le début, on nen serait pas là. Je tai montré à plusieurs reprises que jétais plus intelligente que tes hommes, rien na changé, tu mas toujours traitée comme une petite fille. Il est temps que tu voies tout ce dont je suis capable, tout ce que tu as raté. Dailleurs, tu viens den avoir un aperçu. Ton grand malheur, cest que je suis une femme, et si jai réussi à tembobiner, toi, le grand patron, alors tu penses bien que tous tes hommes seront à mes pieds. Un conseil, profite bien deux, profite bien de ta petite révolution, elle ne va pas durer longtemps. Oh, et avant que je parte, joubliais, ne tavise pas de toucher à Joël Ajacier. Ce nest pas parce que je lai quitté que ça ne me ferait rien de le voir agoniser.
      Joël Ajacier ne ma jamais intéressé autant que toi en cet instant.
      Jespère bien, sourit malicieusement Camille. Quand bien même, sil lui arrivait quelque chose, je te jure daller vous vendre aux flics. Je naurai aucun scrupule à vous trahir pour me venger, tu sais bien que je suis pourrie jusquà la moelle. Me suis-je bien fait comprendre ?
      Parfaitement.
      Jai ta parole ?
      Oui ! sénerva lintéressé. Maintenant que tu as eu ce que tu voulais, Camille, rends-moi mon poignard.
      Mais non, pas tout de suite, Michaël, enfin. Pourquoi je ne pourrais pas en profiter moi aussi ? Et puis, si tu tiens à ce poignard autant que je tenais à mon père, tu risques de souffrir autant que moi quand tu las fait tuer. Ce sera une leçon de vie, ne me remercie pas, cest cadeau.
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Déjà, elle faisait quelques pas à reculons, prête à partir avec son butin. Michaël laurait volontiers étranglée. Il se voyait mal vivre sans son poignard qui, en plus de la valeur quil avait à ses yeux, lui donnait confiance en lui. Ce poignard nétait pas un simple objet. Cétait beaucoup plus que ça, et létudiante lavait bien compris, bien quelle ne sût rien à son sujet.
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      Sur ce, je mesquive, lança Camille, théâtrale. Je sais que tu vas me suivre, essayer de me sauter à la gorge et tout, et tout, mais ne te donne pas cette peine. Tu vois cet homme là-bas ? Jai prévu de me jeter sur lui si tu me cours après, et de crier que tu es un Espion et que tu me veux du mal. Il appellera les flics et aura mémorisé ton visage. Et dans deux mois, nous serons tous en taule. Alors, tu fais mieux de moublier Michaël.
      Nous nous reverrons, grogna le chef des Espions, furieux.
      Oh ça oui.
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Elle lui fit bye-bye de la main et séloigna en trottinant. Michaël ne chercha même pas à la rattraper. Nul besoin de sattirer toute lattention, et puis, il nétait pas vraiment inquiet. Il se doutait que la rouquine prendrait soin du poignard. Perplexe, il sappuya contre le platane pour méditer. Camille lavait roulé comme jamais et détenait désormais ce qui lui était précieux, mais ce nétait pas ce qui le mettait le plus en colère. Non, le plus frustrant, cétait davoir été plus proche delle que jamais, de posséder sa bouche pamplemousse, et de sêtre fait larguer si brutalement. Comment avait-il pu ne pas prévoir ça ? Et elle était si fière de son coup, fière davoir gagné à ce petit jeu là !
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Alors comme ça, Camille Laurier voulait jouer ? Alors ils joueraient.
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      Attention.
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Ce seul mot suffit à mettre en garde Camille. Michaël, accroupi sur le toit, lui tendit la main pour aider à monter, mais elle la refusa nette. Elle voulait se débrouiller. Toute seule. Sans laide de personne. Elle se hissa sur le toit et se leva prudemment sous lil attentif du chef des Espions, encore jeune à cette époque. Ils létaient tous les deux. Elle avait quinze ans. Il en avait environ dix de plus quelle. Michaël était un homme plein davenir. Elle, elle nen aurait pas, de lavenir. Elle avait tout perdu le jour où sa mère sétait éteinte.
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Elle se releva et lui fit face, le menton relevé par son petit air de défi. Le vertige ne lui faisait pas peur. Les toits de Paris non plus. Devenir une Espionne, encore moins. Michaël la toisa de toute sa hauteur, puis linvita à la suivre. Ils traversèrent le toit dune immeuble, escaladèrent une cheminée pour changer de «Â route », empruntèrent une nouvelle échelle pour prendre de laltitude. Sous les yeux de Camille, Paris sétendait à linfini. Cette nuée de toits gris anthracite ne manquait pas de charmes. Lirrégularité des immeubles, les cheminées de toutes les tailles, de toutes les formes, les toits des monuments qui se distinguaient du reste, les lignes parfaitement droites que formaient les avenues parisiennes, la Seine et les usines au loin, les nuages si près Jamais Camille navait rien vu de si beau. Elle avalait les paroles de Michaël. Il lui racontait les passages, les raccourcis, les endroits au-dessus desquels ils se trouvaient, les chambres de bonne, les accès cachés, le quotidien des Espions, des anecdotes...
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-       Les gens se plaignent d'avoir des problèmes, fit Michaël, qui ouvrait le chemin sur les toits de Paris. Ils se plaignent et ne pensent jamais à lever la tête. Quand on lève la tête, on trouve la solution. Quand on cherche son nounours, il est sur l'étagère. Quand on cherche ses clés perdues, elles sont sur l'étagère. Quand on cherche les Espions, ils sont sur les toits. Mais comme on ne lève pas la tête, on ne trouve pas ce qu'on cherche et on tourne encore plus longtemps.
-Â Â Â Â Â Â Â Les gens sont cons, résuma Camille.
-       Les toits de Paris sont interdits d'accès. Mais il est difficile de les condamner. Il suffit parfois de s'arranger avec les concierges pour pouvoir y accéder par une chambre de bonne. Tout dépend. Quoi qu'il en soit, il faut que tu restes sur ta défensive. Beaucoup sont morts en voulant admirer les toits de Paris. Mais y a-t-il un meilleur endroit pour regarder le feu d'artifice du 14 juillet ? Plus tard, je te montrerai les cachettes dans lesquelles tu pourras te réfugier en cas de besoin.
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Un drôle de bruit lui répondit. Un bruit qui ressemblait fort à un dérapage. Alerté, il fit volte-face et vit Camille un pied dans le vide, les bras tendus à l'horizontale, qui se tenait en équilibre à l'endroit où elle avait failli chuter. Une arabesque de survie. Et tout ceci, avec une exceptionnelle maîtrise d'elle-même.
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-Â Â Â Â Â Â Â Une danseuse, tiens donc, railla Michaël en essayant de masquer sa frayeur son cur avait failli lâcher dès quil avait compris. Comme c'est pratique quand on est à deux doigts de se rompre le cou soixante mètres plus bas.
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Le regard perçant de Camille aurait suffi à faire taire nimporte qui dautre que Michaël. Voyant quelle ne parvenait pas à le déstabiliser, elle se redressa gracieusement, puis plongea dans une révérence ironique. Michaël sourit et sut dès ce moment-là que Camille Laurier serait lun de ses meilleurs éléments.
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-Â Â Â Â Â Â Â Tu iras loin, Camille. Ce nest pas comme Marc-Antoine, paix à son âme, qui sest tué il y a six mois en glissant. Il aurait mieux fait dêtre une fille. Les filles sont trop intelligentes pour tomber des toits de Paris.
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Camille se réveilla en sursaut. Elle était frigorifiée et souffrait dun terrible mal de dos. Tout en frottant frénétiquement ses bras, elle regarda autour delle dun air pommé. La mémoire lui revint en découvrant les cheminées plates et tordues, les antennes et les toits de Paris qui lencerclaient. Après avoir dérobé le poignard de Michaël et lui avoir donné une bonne leçon de vie, elle avait pris la fuite. Étonnamment, le chef des Espions avait vite battu en retraite et navait pas cherché à récupérer sa relique. Camille avait erré dans Paris toute la journée, évitant coûte que coûte les endroits susceptibles dêtre fréquentés par Joël Ajacier, qui avait dû partir à sa recherche entre temps. Elle avait fini par se réfugier sur les toits de Paris, et plus précisément, sur le toit voisin dune antenne de la Préfecture de Police, située sur quai de Gesvres. Cétait tout de même risqué : la Seine la séparait à peine dune ruche menaçante remplie de flics, tous regroupés sur lîle de la Cité et dont notamment au «Â 36 ». Mais Camille était bien cachée. Et puis, elle était si petite dans limmensité parisienne, si petite et si insignifiante, et les gens navaient tellement pas lhabitude de lever la tête, quelle se sentait en sécurité.
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Là, sur les toits de Paris, elle avait beaucoup réfléchi. Dabord, elle avait pleuré, limage de Joël et Douceur ne cessant dapparaître dans son esprit. Elle sétait consolée comme elle lavait pu avec la chemise de son ex-petit ami qui portait encore son odeur. Quand elle sétait enfin calmée, elle avait sorti le poignard de Michaël et lavait longtemps observé. Elle ny connaissait rien en arme blanche, mais assurément, celle-ci était une belle pièce. Dune quinzaine de centimètres, le poignard était doté dun double tranchant redoutable, la lame étincelait comme neuve, et le manche en argent rendait lobjet encore plus lourd que lEspionne ne laurait cru. Quelle était lhistoire de ce poignard ? Comment Michaël se létait-il procuré ? Pourquoi avait-il tant de valeur à ses yeux ? Des questions pour le moment sans réponses.
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Tout en l'observant, Camille avait réfléchi à ce qu'elle allait faire désormais. L'heure était enfin venue de mettre en place ses projets. Des projets qui avaient mijoté pendant plusieurs années et qui maintenant étaient cuits à point. Seulement, la journée avait été si rude qu'un terrible mal de tête avait fini par la gagner, et elle s'était endormie contre une cheminée avant même de les mettre à exécution d'où son dos qui la faisait souffrir.
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La nuit avait porté conseil à Camille. Quand elle finit par reprendre ses repères, elle voulut bouger, mais tout son corps était endolori. Elle prit sur elle et retourna tout de même sur la terre ferme. Elle avait beaucoup de choses à faire : remettre sa démission au lycée et à l'inspection académique, essayer de négocier avec l'EGE pour son passage d'examen (tout en évitant si possible Joël Ajacier) et mettre en marche la première phase de son projet. Et trouver un toit. Mais un toit avec un appartement en option si possible.
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À la fin de cette deuxième journée, Camille avait réglé tous ses problèmes. Tous ses projets s'articulaient. Elle savait maintenant ce qu'elle allait faire, où elle allait aller et à peu près comment elle allait se venger de Michaël. Et elle trouva même un toit. Enfin, son colocataire ne savait pas encore qu'il devrait partager son appartement, mais l'Espionne avait pensé que cet homme, qu'elle avait entr'aperçu sortir d'un commissariat de police et qui lui avait fait immédiatement bonne impression, ferait l'affaire. Elle l'espionna toute la journée, découvrit l'immeuble qu'il habitait, se renseigna sur lui, et dès le lendemain, elle passa à l'attaque.
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Ses projets débutaient officiellement.
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En matière de célibat, Daniel Bussière en connaissait un rayon. Lui-même le pratiquait sérieusement et ne sen plaignait pas. Non pas quil ne possédait pas un physique agréable (grand, bien bâti, châtain aux yeux verts, il faisait partie de la catégorie «Â beaux gosses »), ni quil était gay, il navait juste pas le temps et lesprit pour une femme. Ce trentenaire était dabord flic, et son boulot passait avant tout. Les femmes ne lintéressaient pas plus que pour une partie de galipettes et encore, alors son statut de célibataire endurci ne le dérangeait pas plus que ça. En fait, il fallait bien lavouer, Daniel navait jamais trouvé lâme sur sinon que des femmes plus ou moins insupportables qui ne visaient que son porte-monnaie. Ce soir-là, le malheureux ne savait pas encore ce qui allait lui tomber sur la tête, alors quil quittait le commissariat et rentrait chez lui la nuit tombée.
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Il gagna son immeuble au bout dune demi-heure et poussa la lourde porte avec un grand soulagement. La journée avait été épuisante, il ne traînerait pas une fois rentré, une douche bouillante et son lit bien douillet, et quon ne vienne pas le faire chier pour une urgence à trois heures du matin. Alors quil atteignait le palier de sa porte, au second étage, il remarqua que quelque chose clochait. Fatigué, il sébouriffa les cheveux et jeta un il à la serrure. Elle avait été forcée.
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Daniel fronça les sourcils, avant de décider dentrer avec prudence dans son appartement. Il dégaina son arme de service et poussa la porte déverrouillée dans un grincement languissant, puis pénétra à pas lents dans la pièce principale plongée dans le noir. À peine eut-il franchi le seuil quon claqua violemment la porte derrière lui. Surpris, il neut pas le temps danticiper le coup de pied sur son poignet qui le fit lâcher son revolver, et encore moins la créature de cinquante kilos qui bondit sur lui. Le poids sur son dos le fit tanguer et faillit le faire basculer. La chose qui sagrippait à lui luttait férocement pour le maîtriser et Daniel crut percevoir les formes dune petite femme. Ils se débattirent encore, mais elle reprit le contrôle du flic en une poignée de secondes. Ses deux jambes senroulèrent autour de sa taille et elle glissa un bras autour de son cou pour limmobiliser. De sa main libre, elle le bâillonna. Il crut quelle allait létrangler, mais le sort quelle prévoyait pour lui était bien pire encore : tel un serpent, le bras qui le serrait glissa et bientôt, il sentit la lame glacée dun redoutable poignard appuyée sur sa gorge.
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-Â Â Â Â Â Â Â Je te conseille de te taire et de ne pas bouger, menaça alors une voix derrière son oreille. Au moindre geste, ta tête commence une carrière solo.
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Daniel abandonna toute tentative de protestation. Le sérieux de son agresseur linquiétait.
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-       Mon nom est Camille Laurier, je suis une Espionne et je compte bien que tu me rendes un petit service. Jai lintention de venir vivre ici et je veux que tu mhéberges. Bien entendu, un mot à tes petits copains et tes foutu. Comme cest donnant-donnant, et parce que je ne suis pas une profiteuse, je te jure de payer ma part de loyer contre ton canapé et ton silence. Jaccorde également ma protection à ceux qui maident. Je ne te ferai pas de mal si tu respectes seulement ta promesse. Quant à moi, je tiendrai la mienne, car une parole est une parole. Entendu, Daniel Bussière ?
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Il déglutit tant bien que mal, tandis que son esprit hurlait de répondre par la négative. Mais que pouvait-il faire dautre ? Une Espionne ! Chez lui ! Il devait accepter sa proposition et agir plus tard. Peut-être pourrait-il lapprivoiser et ensuite trouver un moyen pour se débarrasser delle ou alors Il y avait forcément une solution pour le sortir de ce pétrin. Il ne pouvait pas se laisser aller à conclure un marché avec le Diable. Peut-être quen négociant
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-       Pourquoi jaccepterais de vous aider ?
-Â Â Â Â Â Â Â Parce que je crois que tu nes pas en mesure de refuser. Et en plus, je suis une Espionne honnête. Si je dois te poignarder, ce ne sera pas dans le dos, mais en face à face. Tu nas pas le choix, Daniel Bussière. Cest ça, ou je te tue.
-Â Â Â Â Â Â Â Daccord, répondit le flic après un silence de réflexion la tentative de négociation était vite tombée à leau.
-Â Â Â Â Â Â Â Bien, lâcha la voix, très satisfaite.
-       Vous pouvez descendre de là, maintenant ?! Vous nêtes pas un poids plume !
-Â Â Â Â Â Â Â Oui, oui, mais nessaie pas de me flinguer dès que je te lâche, sinon ta tête
-       Ma tête fera une carrière solo, javais compris, merci !
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Daniel ne put retenir un soupir de soulagement lorsque la petite femme sauta à terre. Il avait terriblement mal aux reins à cause de cette garce quil soffrit un petit massage rapide. Quand Camille Laurier appuya sur linterrupteur, il se tourna pour découvrir le visage de son agresseur. Daniel resta sans voix. Une gamine ! Il sétait fait avoir par une gamine ! Il avait imaginé une femme absolument terrifiante, mais jamais il naurait pu croire quune Espionne dune aussi grande «Â envergure » put être âgée dune vingtaine dannées ! Camille Laurier remarqua son malaise et lui offrit son plus beau sourire enfantin, tout en jouant avec le poignard de Michaël.
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-Â Â Â Â Â Â Â Oui, je sais ce que vous pensez. Ça surprend toujours.
-       Euh Les Espions sont tous comme ça ?
-Â Â Â Â Â Â Â Non. Je suis la seule. La plus jeune, mais aussi la plus intelligente, la plus géniale et la plus maligne.
-Â Â Â Â Â Â Â Et la plus modeste visiblement.
-       Les autres ? continua Camille sans lécouter. Pfft ! Des incapables. Tu as devant toi la plus redoutable.
-Â Â Â Â Â Â Â Rassurant.
-Â Â Â Â Â Â Â Du moment que tes de mon côté, tas pas à ten faire.
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Déjà, elle prenait ses aises. Daniel la regarda sétirer et bâiller à sen décrocher la mâchoire si bien quil se sentit mal à laise. Il aperçut son arme de service traîner sur le tapis, un peu plus loin, mais il nosa pas le ramasser de peur que lEspionne se braquât. Mais pour lheure, Camille Laurier se frottait les yeux comme une enfant de cinq ans.
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-       Bon, je vais pieuter, moi. Nessaie pas de venir me flinguer dans mon sommeil, tu pourrais le regretter. Oh, bien entendu, jutilise ton canapé, mais ne crois pas que tu vas ten sortir comme ça ! Je négocierai ton lit dans quelques semaines. Jattends un peu par politesse. Allez, bonne nuit !
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Le plus incroyable dans tout cela, cest quelle avait déjà pris ses repères dans lappartement de Daniel, et préparé son lit de bonne fortune. Toujours aussi sidéré, le flic assista à la scène suivante, impuissant : elle sinstalla sur le canapé comme si de rien nétait et tapa sur un coussin déniché au préalable dans larmoire pour le bomber. Il ny croyait pas, il devait forcément rêver, il nallait pas partir se coucher en laissant une Espionne dans son salon, enfin ? Il nallait quand même pas se laisser dominer de la sorte par une gamine sous son propre toit ?!
-Â Â Â Â Â Â Â Euh, tes gentil, mais jaimerais un peu dintimité pour me changer, si ty vois pas dinconvénients, reprocha sévèrement la jeune femme en sarrêtant de fouiller dans son sac pour le foudroyer du regard. Va pieuter de ton côté, Bussière, et fous-moi la paix.
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Si.
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Au petit matin, Daniel comprit pourquoi il avait si bien accepté la présence de Camille chez lui. Il y avait quelque chose chez cette fille mystérieuse qui lattirait, mais il ignorait de quoi il sagissait. Toujours était-il quon ne pouvait rien lui refuser, elle obtenait tout ce quelle voulait. De gré ou de force. Il avait eu un sommeil très agité et navait cessé de penser à elle, elle qui dormait juste dans la pièce à côté. Il la trouvait étrange pour une Espionne, bien que les Espions ne fussent pas assez connus pour être jugés ainsi, et cette impression allait se confirmer très vite. Cétait lheure du petit-déjeuner et il appréhendait le face-à-face avec Camille Laurier. Pire que ça, il ne simaginait pas un instant vivre avec elle pendant une durée indéterminée. Malgré langoisse qui lui retournait les intestins, il finit par se lever et prendre la direction de la cuisine. Une nouvelle surprise ly attendait.
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Debout devant les fourneaux, en chemise-culotte, Camille Laurier essayait vainement de préparer des pancakes pour le petit-déjeuner. À en croire lodeur de brûlé, la jeune Espionne ne semblait pas maîtriser la poêle aussi bien que les poignards. Perplexe, Daniel resta dans lencadrement de la porte à regarder la scène. Il entendit la jeune femme grogner, puis la vit taper du pied comme une enfant insatisfaite avant déteindre rageusement le feu. Cest à ce moment-là quelle le remarqua.
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-Â Â Â Â Â Â Â Tiens, tes déjà là toi, nota Camille, déçue. Navrée, je voulais te faire une surprise mais elle désigna les pancakes cramés dans la poêle pour finir sa phrase. La prochaine fois, je me fais pas chier, jirai acheter des pains au chocolat
-       Cest une chemise à moi ? coupa Daniel en observant les jambes nues de la rouquine.
-       Mmh ? Non. Elle est à mon homme.
-       Si tas un mec, quest-ce que tu fous chez moi alors ?
-       Longue histoire. Je te raconterai après. Regarde, jai fait du café ! Assieds-toi, que je te serve !
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Daniel sentit de la fierté dans sa voix, et il ne put sempêcher de sourire intérieurement. Très contente delle, Camille sappliqua pour verser le contenu de la cafetière dans un mug pendant quil sexécutait en silence. Daniel regarda dabord sa tasse, comme sil imaginait le café empoisonné, mais sous le regard impatient de la rouquine, il se sentit obligé de boire une première gorgée. Quil recracha aussitôt. Face à ce deuxième échec, les épaules de Camille saffaissèrent et sa déception fut plus grande encore.
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-       Jai trop forcé sur la dose ?
-Â Â Â Â Â Â Â Non. Sur leau.
-Â Â Â Â Â Â Â Ah, fit-elle dune petite voix ridicule. Désolée. Je voulais te faire plaisir.
-       Me faire plaisir ? répéta Daniel, incrédule, qui ne reconnaissait pas la femme qui lavait agressé la veille.
-Â Â Â Â Â Â Â Ben oui. Tu as été gentil pour accepter que je vive avec toi.
-Â Â Â Â Â Â Â Tu as failli me tuer.
-Â Â Â Â Â Â Â Raison de plus, répondit Camille avec un sourire innocent.
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Le reste du petit-déjeuner se déroula en silence. Daniel remarqua que la rouquine avait souvent lesprit ailleurs, mais il était encore trop tôt pour quelle mesurât toutes les conséquences de sa fuite. Ainsi, Camille nétait pas vraiment triste, ni bouleversée. Ce nest quaprès, quand elle invita le flic sur le canapé pour lui raconter toute son histoire, quelle se rendit elle-même compte de ce quelle avait fait. Elle lui raconta son enfance à Saint-Rémy de Provence, son adolescence, la maladie de sa mère, le déménagement à Paris, la mort lente mais certaine, Douceur, la rencontre avec Michaël («Â temballes pas, mec, cest quun pseudo »), sa vie parmi les Espions, le deuxième déménagement à Bobigny, Joël Ajacier, les cerises roses de la cantine, Nathan et Eddy, Tonio, Joël, Vanille-Fraise, lassassinat du concierge, Joël, le skate-parc, lassassinat de son père, le cimetière, les terribles évènements de la gare désaffectée, lhôpital, la cicatrice, Polichinelle, Monsieur Ajacier, les promesses, Joël, le troisième déménagement à nouveau à Paris, la vie commune, les études, les petits boulots, lappartement, Douceur, Joël, Michaël sur le toit de limmeuble den face, la peur, la fuite («Â quest-ce que tu racontes, je pleure pas, mais non, tes con, jai de la poussière dans les yeux  »), la discussion, la faiblesse de Michaël, les projets, la nuit sur les toits de Paris, et enfin, comment elle avait vu en Daniel lassocié idéal («Â tavais une bonne bouille, et en plus, tes flic ») et son intrusion dans son studio. Une chance pour ce dernier quil ne travaillait que le soir, car Camille termina son récit en début daprès-midi, non sans lui avoir fait jurer de garder le silence sur tout ce qui se rapportait aux Espions.
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-       Il faut que tu saches, Daniel, quoiquil se passe par la suite, que je serai la seule et unique responsable de mes actes. Si on taccuse dêtre mon complice, tu dois te défendre. Je ne veux pas que tu plonges avec moi. Tu diras que je tai menacé de te décapiter en échange de ton toit, que tu as été contraint de vivre avec moi, ce qui est vrai, et je confirmerai derrière. Tas rien fait, tu comprends ? Ce ne serait pas juste que tu trinques pour moi. Il ne faut pas non plus que tu me prennes trop en amitié. Je pourrais te décevoir un jour. Je finis toujours par décevoir les gens. Mais si tu as besoin de moi, je serai toujours là pour toi. Je te lai promis et je tiendrai parole.
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Dire que Daniel avait été insensible à lhistoire de Camille et à son dernier discours aurait été un mensonge. Au contraire, touché par son récit, il posait un regard nouveau sur les Espions et sur ce petit bout qui lui avait sauté dessus la veille. Sil avait peur, ce nétait pas pour lui, mais pour elle. Elle refusa de lui avouer ne serait-ce quune miette de ses projets, mais il devinait que cette fille meurtrie irait loin.
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Probablement trop loin.
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Très vite, au fur et à mesure que le temps passait et que Daniel apprit à mieux la connaître, les sentiments de ce dernier vis-à-vis de Camille changèrent. Radicalement. Dune menace, dune Espionne, elle était devenue une amie, une très bonne amie, puis une trop bonne amie pour quelle ne fût à ses yeux quune seule amie. Lui qui était dhabitude si sévère envers les femmes, il trouvait celle-ci épatante, drôle, intelligente, séduisante, chiante aussi (surtout), mais cétait un véritable bonheur de vivre avec elle. Ou presque.
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-       Rah, bordel Camille ! Encore tes putains de cheveux ! Tes cheveux dans le siphon de la douche et du lavabo ! Mais tu le fais exprès ou quoi ?! Va falloir toute une journée pour déboucher tout ça ! File-moi le Destop ! Je te préviens, la prochaine fois, tu ten occupes !
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Durant les mois qui suivirent leur rencontre, Camille eut tôt fait de convaincre Daniel de déménager dans un appartement plus grand. Elle en avait assez de dormir sur le canapé et le flic refusait systématiquement toute tentative de négociation où son lit était en jeu («Â Mais pourquoi ?! » sécriait Camille, scandalisée, en le poursuivant dans le studio. «Â Parce que tu mas mis un poignard sous la gorge » répondait-il toujours, très calme). Daniel constata aussi que lEspionne avait tenu parole et quelle payait rubis sur ongle sa part de loyer. En effet, la jeune femme sétait trouvé un petit boulot de serveuse dans un café parisien en attendant de dénicher un emploi plus sérieux. Son colocataire limaginait difficilement dans ce métier-là, étant donné que Camille nétait pas très réputée pour sa serviabilité et son relationnel mais il fut tout bonnement surpris lorsquil se rendit sur son lieu de travail pour la taquiner. Elle faisait beaucoup defforts pour être polie et gentille (en un mot : adorable), et elle était même parvenue plusieurs fois à persuader des clients à reprendre un café sans les menacer de mort, ce qui était quand même absolument incroyable.
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Durant son temps libre, quand elle nespionnait pas Joël Ajacier, elle faisait les boutiques, shabillait à la mode, mais sans trop la suivre, se créait son propre style, ses propres charmes, peaufinait son projet professionnel, pointait au Pôle Emploi et passait des entretiens dembauche dans le dos de Daniel. Jusquau jour où elle trouva un travail. Un vrai travail.
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Le facteur venait de passer et Camille avait galopé jusquà la boite aux lettres pendant que Daniel préparait le déjeuner dans la cuisine. À son retour, il remarqua quelle avait comme à son habitude déchiré toutes les enveloppes pour les ouvrir, même celles adressées à lui. Ni une, ni deux, elle sauta sur le flic, manquant de renverser la casserole remplie deau bouillante, et lui colla une lettre sous les yeux tout en lui criant dans les oreilles :
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-       Danou ! Ça yest, Danou, regarde, jai un boulot ! Un vrai boulot supergénial bien payé ! Un CDI ! Regarde, Danou, regarde !
-Â Â Â Â Â Â Â SNCF, répéta Daniel, effrayé, en reconnaissant le logo en haut de la lettre.
-       Oui ! Jai réussi tous les entretiens, tous les tests psychotechniques ! Mais quest-ce que je suis excellente, franchement !
-       Cest une superbe nouvelle, Cam, mais quest-ce que tu vas foutre à la SNCF au juste, à part faire grève ?
-       Hé oh, menaça lintéressée, ne crache pas sur ma boîte. Je ne vais pas faire grève dabord. Je suis allergique à la grève. Nononon, mon Danou, je vais être agent commercial dans les trains !
-       Agent commercial dans les trains ?
-       Oui. Contrôleur SNCF, quoi !
-       Nan ?!
-       Si !
-       Toi ? Impossible !
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La rouquine se renfrogna et saisit la louche pour taper sur le crâne du flic. Heureusement, ce dernier parvint à sen emparer avant quelle ne lassommât.
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-Â Â Â Â Â Â Â Au cas où tu trouverais que je ne suis pas faite pour ce poste, sache que cest au contraire lavis de mes recruteurs. Jai insisté sur mon boulot de serveuse, comme quoi jétais hyper à laise avec les gens
-Â Â Â Â Â Â Â Mais tu nes pas hyper à laise avec les gens, Camille.
-Â Â Â Â Â Â Â Que javais du sens commercial
-Â Â Â Â Â Â Â Tu sais même pas te faire des pourboires convenables.
-Â Â Â Â Â Â Â Que jaimais voyager et que jétais très disponible.
-       Quand il sagit de te dévisser de devant Bob lÉponge, laisse tomber !
-Â Â Â Â Â Â Â Que jétais hyper aimable.
-Â Â Â Â Â Â Â Tu es la plus désagréable rouquine de Paris.
-Â Â Â Â Â Â Â Que javais beaucoup de sang-froid et que mon caractère maiderait à venir à bout des fraudeurs.
-       Ah. Là, je suis daccord. Tu comptes les menacer avec ton poignard, eux aussi ?
-Â Â Â Â Â Â Â Non, je leur péterai les dents avant de les balancer sur les rails pour quun TGV les déchiquette, cest tout. Mais bon, ça reste entre nous, mes recruteurs ne sont pas au courant.
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Voilà donc sur quelles notes Camille Laurier commença sa carrière dagent commercial à bord des trains de la SNCF. Et malgré les taquineries et les doutes de Daniel à ce sujet, ce poste était taillé sur mesure pour elle. Car il savéra quelle était effectivement douée pour choper les fraudeurs et leur faire rendre des comptes, même lorsquelle était la seule à bord (et donc lorsquelle portait la casquette de chef, ce quelle adorait par-dessus tout). Il suffisait de voir sa prime à la fin du mois qui correspondait aux amendes quelle avait collées aux petits impertinents qui ne payaient pas leur billet de train.
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Et comme Camille lavait prévenu, elle ne fit jamais grève. Ses collègues cheminots et syndiqués ne comprenaient pas cette absence de révolte sur les conditions de travail, parfois véritablement éprouvantes, et Camille ne se privait pas de les réprimander à chaque fois quun avis de grève était déposé. En outre, le métier de contrôleur était si fatigant quil avait lavantage doffrir à Camille un ou plusieurs jours de repos entre ses services, ce qui lui permettait donc de continuer despionner Joël Ajacier, qui avait prêté son serment davocat entre temps.
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Camille et Daniel parlaient souvent de Joël. Ou plutôt, Camille parlait si souvent de Joël que Daniel connaissait sa vie sur le bout des doigts. Il était très difficile pour elle de refuser tout contact avec le jeune homme. Elle lépiait durant son temps libre, mais son cur ne sen contentait pas (cétait tellement horrible de le voir si malheureux) et continuait de se déchirer. Les soirs où elle se sentait au plus mal, elle pleurait dans son lit et partait ensuite dormir dans celui de Daniel, qui la réconfortait comme il le pouvait. Le flic savait quil ne remplacerait jamais Joël Ajacier, alors il se contentait de garder ses sentiments pour lui et dapprécier Camille en bonne amie. Il oublia même que Camille était une Espionne.
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Il naurait pas dû.
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Et puis un jour, Camille dériva.
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Daniel navait jamais trop su de quoi retournaient vraiment ses projets. Tout séclaira sur la nature de ceux-ci un matin, très tôt, alors quelle rentrait dune sortie nocturne, livide, le regard sans vie et la bouche tremblante. Quand elle aperçut Daniel, qui se préparait déjà pour se rendre au commissariat, elle se raidit, croyant quil dormirait encore. Le flic sinquiéta aussitôt pour elle et lui demanda ce qui nallait pas, mais Camille lui lança un regard effrayé, ôta son pull, peu soucieuse dapparaître en soutien-gorge devant lui, et se réfugia dans la salle de bain. Jamais il ne lavait vue dans une telle panique. Désorienté, il se baissa et ramassa le pull qui gisait sur le sol. En lexaminant de plus près, il remarqua les manches tachetées de sang. Dès lors, il comprit tout de ses projets.
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Terrifié à lidée que Camille commît une nouvelle bêtise, Daniel tambourina à la porte de la salle de bain quelle avait pris soin de verrouiller. Il neut aucune réponse. Leau de la douche coulait, mais rien nindiquait que lEspionne était bien vivante. Il ne lui restait plus quune solution : forcer la porte, et il était plutôt doué pour ça. En deux temps trois mouvements, la porte céda et il pénétra dans la pièce, affolé. Sur le carrelage, il vit le reste des vêtements de la jeune femme jetés à la hâte et inévitablement, le poignard de Michaël ensanglanté. Derrière les parois de la douche, la silhouette de Camille était assise, jambes repliées contre elle.
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-       Camille ? Ça va ? Tu es blessée ? sinquiéta Daniel, attrapant la première serviette qui passait par-là.
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Il hésitait visiblement à ouvrir les portes de la cabine de douche, intimidé à lidée de se retrouver face une Camille nue. Pour unique réponse, la jeune femme leva le bras pour fermer le robinet deau chaude et renifla bruyamment. Le flic jeta alors la serviette par-dessus la paroi et attendit une poignée de secondes qu'elle s'enroulât comme un sushi. Quand il ouvrit la cabine de douche, elle se jeta dans ses bras pour pleurer abondamment. Il fut vite rassuré sur un point : la rouquine nétait pas blessée.
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-       Quest-ce que tas fait Camille ? murmura le flic, le regard rivé sur le poignard.
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Et à lEspionne de répondre, entre deux sanglots :
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-Â Â Â Â Â Â Â Je lai tué, Danou.
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-Â Â Â Â Â Â Â Je recommencerai.
-Â Â Â Â Â Â Â Je ten empêcherai.
-Â Â Â Â Â Â Â Je te blesserai si tu oses.
-Â Â Â Â Â Â Â Camille
-Â Â Â Â Â Â Â Ne moblige pas à en arriver là.
-       Tes dans la merde, Cam, dans la merde ! Et si tu continues, tu vas tenfoncer !
-Â Â Â Â Â Â Â Il a tué mon père. Ils étaient deux, et jen ai tué quun. Je trouverai le deuxième, et je le tuerai aussi.
-Â Â Â Â Â Â Â Je ten prie, ne fais pas ça
-       Jai juré sur le corps de mon père que je me vengerai. Je le ferai. Et je fais dune pierre deux coups. Plus jen buterai, plus je pourrirai la vie de Michaël. Et un jour, son tour viendra. Je le tuerai, lui aussi. Avec son propre poignard. Mais avant, je veux mamuser et le voir tomber. Je lai à ma botte, tu comprends ?
-       Non mais oh, est-ce que tu tentends parler ?!
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Daniel tapa du poing sur la table, mais il ne réussit pas à faire sursauter Camille Laurier, imperturbable lorsquil sagissait de ses projets. Elle était restée plongée dans le silence jusque-là, et ce nétait quaujourdhui quelle sétait sentie den parler avec son meilleur ami. Une semaine sétait écoulée depuis le meurtre, et lEspionne ne reprenait de la graine que maintenant. Bien quau début horrifiée par ce quelle avait commis, elle était maintenant revigorée et décidée à aller plus loin encore. Elle avait brûlé le pull tâché de sang et soigneusement nettoyé son précieux poignard. Le corps avait été retrouvé tout juste avant-hier. Sur les toits de Paris.
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-       Et tu peux mexpliquer ce que vous foutiez sur les toits de Paris d'abord ?
       Longue histoire. Mais en théorie, je nai laissé aucune trace derrière moi. Maintenant, dis-moi Danou, combien de temps il faudra aux flics pour me retrouver ?
       Combien de temps ?! Mais Camille, ça, je ne peux pas le savoir ! La Brigade Criminelle prend tout son temps pour résoudre un meurtre. Et ça risque dêtre dautant plus long si tu nas pas laissé de traces et quils ne trouvent aucun suspect. Ils vont dabord enquêter sur la victime, faire le tour de son entourage, apprendre sa vie par cur. Sils ne découvrent pas quil était au moins un Espion, ils ne vont pas aller bien loin et laffaire pourrait être classée sans suite à moyen terme.
       Oh bah ça va alors, lâcha Camille, soulagée. Je suis sûre que sa femme ne sait même pas quil en était un. Cest le genre de chose quon ne dit pas à son conjoint si on veut le voir rester vivant.
       Joël le savait bien, lui.
       Je ne lui ai rien dit la première fois quon est sorti ensemble, et de toute manière, je ne lui aurais jamais rien dit sil ne lavait pas découvert malgré lui. Enfin bon, le principal, cest que je ne devrais pas me faire coffrer pour le moment. Cest tout ce qui compte.
       Et quand est-ce que tu vas ten prendre au deuxième ? demanda le flic, blasé.
       Mmh Tu dis que la Crim va prendre son temps ? Très bien. Alors, moi aussi. Bon, allez, je me tire.
       Tu vas où ?
       Minscrire à lautoécole. Je veux passer mon permis moto.
       Quoi ?!
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Séb était lun des Espions prometteurs de Michaël. Jeune, en parfaite santé, intelligent et même séduisant, il avait été recruté pour toutes ces qualités-là par lEspion en chef alors que celui-ci prenait le temps de préparer son grand retour dans la société. Séb sentait que Michaël plaçait ses espoirs en lui et il se voulait à la hauteur. Il ferait son maximum pour ne pas le décevoir.
Séb navait jamais connu Camille Laurier, mais il en avait entendu beaucoup parler. Tous, à lexception de Michaël, lui avaient recommandé de se méfier delle. On lui avait raconté son histoire, sa trahison, si bien quil avait compris pourquoi il ne fallait mieux pas évoquer son nom devant le grand patron. Au début, on la lui avait décrite comme «Â pas terrible », mais on lui avait glissé que sil devait se trouver un jour face à elle, il la reconnaitrait certainement comme une femme aux cheveux rouges pétants qui saurait sa véritable nature sans quil la lui révèle.
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Puis vint le jour où Séb et ses collègues apprirent que Camille Laurier avait dérobé le poignard de Michaël. Ce dernier, toujours très frustré, les avait réunis et leur avait fait une curieuse déclaration, dautant plus curieuse que le chef des Espions neût pas pour habitude de tenir ce genre de discours : «Â Jai sous-estimé Camille Laurier, et elle me la bien rendu. Je ne sais pas encore comment je vais récupérer le poignard, mais je vous déconseille dessayer de le faire à ma place. Si lenvie vous prend de vous mesurer à elle, méfiez-vous, cest la plus dangereuse dentre nous ». Et quand Séb avait demandé discrètement plus de détails sur la fameuse Camille Laurier à un de ses collègues, Nathan, ce dernier lavait mis en garde contre la roublardise de lEspionne («Â Fais gaffe, mec, cest une garce »). Bref, Camille Laurier était une légende pour tous ceux qui ne lavaient jamais rencontrée, mais tous, même les plus anciens, ne simaginaient pas à quel point elle était une menace comme le prétendait Michaël.
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Et puis, aujourdhui, il fit enfin sa rencontre. Il se déplaçait dans Paris à moto et alors quil traversait le neuvième arrondissement, un feu rouge arrêta la circulation sur le boulevard des Capucines. Séb slaloma entre les voitures pour gagner le début de la file et posa un pied à terre en attendant la lueur verte qui lautoriserait à poursuivre sa route. Lair absent, il observait les voitures den face sengager sur lavenue quand un sifflement le fit sursauter.
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      Hey beau gosse !
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Séb tourna la tête, étonné. À sa gauche, sur une superbe moto flambante neuve, une femme habillée en noir toute aussi superbe que la moto lavait hélé. Elle lui lança un sourire carnassier, puis ôta quelques secondes son casque pour lui révéler son visage. À la vue de ses cheveux acajou, il comprit aussitôt à qui il avait faire. À moins quil y ait eu une erreur ? Après tout, on ne lui avait jamais dit que Camille Laurier était sexy !
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      On fait la course ?
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Le feu passa au vert et lEspionne démarra au quart de tour dans un pet-pet-pet-peeeeet assourdissant. Sans hésiter, Séb se lança aussitôt à sa suite et décida de la suivre à travers les carrefours parisiens. Il aimait les défis et voulut relever celui-là. Il avait tout à gagner : la peau de Camille Laurier, le poignard, la reconnaissance de Michaël. Aveuglé par la vitesse et les récompenses quil imaginait déjà obtenir, il ne se doutait pas quil allait perdre quelque chose de bien plus précieux encore.
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Sa vie.
Sur les toits de Paris.
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Depuis quelque temps, Camille Laurier sétait découvert une faiblesse (une faiblesse, par tous les saints !). Les boutiques. Elle-même se choquait davoir succombé à la tentation de faire comme les autres femmes. Tout lattirait : les robes, les chaussures, les bijoux fantaisie et même le maquillage ! Depuis quelle avait si bien compris comment influencer et faire plier les hommes comme Michaël, se pouponner était devenu indispensable (et puis, cétait très agréable de se bichonner, finalement). Cela était tellement nécessaire que ça figurait désormais dans son plan.
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Les mains dans les poches, Camille marchait dans Paris, à laffût de la petite merveille qui ferait sensation dans sa garde-robe. Une vitrine attira son attention et elle ralentit aussitôt le pas. Elle admira par-dessus ses lunettes de soleil les chaussures en exposition qui éclairaient à elles seules la rue tant elles étaient belles. Elle voulut entrer dans la boutique pour approcher dun peu plus près ces petits bijoux, mais le souvenir de la dernière gueulante de Daniel larrêta devant la porte du magasin. Son colocataire en avait assez des nouvelles chaussures quelle rapportait chaque semaine. Il estimait que vingt paires étaient de loin suffisantes, et quil avait assez vu de talons pour toute sa vie présente et les huit autres qui lattendaient (car Daniel se persuadait quil en vivrait neuf, comme les chats).
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Alors, bien que déçue, Camille passa son chemin. Elle commença à réfléchir au nombre de robes quelle pourrait ramener à la maison avant que Daniel ne mît à nouveau le holà sur tout ce qui rentrait chez eux en infraction («Â Putain Camille, on est à Paris, on ne peut pas gaspiller la place comme ça ! Alors, NON, on ne tachètera pas une deuxième penderie ! Tu fais chier à la fin, ten as pas assez là ? Quoi ? Que tu mettes tes pantalons dans mon armoire ? Ben voyons, mais bien sûr ! Euh Camille, temballe pas, pose tes jeans, cétait de lironie. Ça voulait dire non. Et puis quoi encore ?! Moi vivant, jamais tu stockeras tes tissus dans mon armoire ! Et range ce poignard ! ») lorsquelle manqua de percuter un homme devant elle. Un homme qui faisait barrage. Étonnée, et surtout revenant de loin, elle leva la tête et reconnut difficilement Nathan, son vieil ennemi dantan. Les années lavaient bien changé, mais au fond, cétait toujours le même. Toujours ce regard aussi dur et ce visage aussi sombre. Michaël avait vraiment fait du bon travail sur lui. Elle hésita entre lui sauter au cou pour lui pourrir sa journée ou déboutonner le haut de son chemisier en toute discrétion. Elle choisit pour la seconde option, mais Nathan ne manifesta strictement aucun intérêt à son décolleté et Camille finit par se sentir un peu vexée.
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«Â Bonté divine, ce mec est encore plus insensible que moi Cest un robot ou quoi ?! »
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Nathan pointa le pouce derrière lui sans un mot. Camille se mit sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule et vit, à langle de la rue, Michaël. Elle poussa lEspion, qui la suivit sans un mot jusquau grand patron. La jeune femme devina quelle ne pourrait pas jouer avec Michaël, et que cétait sans doute la raison de la présence de Nathan avec lui.
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      Ça alors, Michaël, quelle bonne surprise ! sécria joyeusement la rouquine, les bras tendus devant elle pour lui faire un câlin. Tu me fais un bisou ?
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Michaël resta de marbre et Camille tenta de baisser les bras en paraissant le moins ridicule possible. Elle fut également déçue de constater que son chemisier déboutonné ne faisait aucun effet sur lui. Bien. Elle devrait trouver autre chose la prochaine fois, et elle irait finalement soffrir une robe courte avec des chaussures à talons hauts (Daniel finissait tard aujourdhui, elle les cacherait sous son lit avec la paire de la semaine dernière).
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      Alors, quoi de neuf ? lança naïvement lEspionne. Ça va depuis le temps ?
      Pas ici, gronda Michaël. Il y a un quai à deux pas dici, nous serons plus tranquilles pour discuter.
      Vous allez me noyer dans la Seine ? Non, parce que si cest le cas, je veux dabord macheter les chaussures couleur framboise que jai vues tout à lheure dans une vitrine.
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Devant son air sérieux, Michaël et Nathan lui jetèrent un drôle de regard. Finalement, Michaël soupira et se mit en marche. Camille se sentit obligée de le suivre, escortée par son ennemi, mais sentait naître en elle une pointe de curiosité. Elle avait toujours superbement ignoré les quais de la Seine (et refusé les balades romantiques au bord du fleuve proposées par Joël Ajacier cétait trop «Â public » et «Â guimauve » à son goût). Sur les toits de Paris, elle était la reine. Sous les ponts de Paris, cétait une autre histoire, il fallait bien le reconnaître. La jeune femme se promit de remédier à cette lacune si elle sen sortait vivante.
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      Je dois reconnaître que cest assez sympa comme coin, complimenta Camille en bonne touriste, alors quils sarrêtaient au bord de leau, sous un pont.
      Venons-en aux faits, cest lheure des explications ! abrégea Michaël, qui laissa enfin éclater sa fureur. Cest quoi ce bordel ?!
      Oula, ça va pas on dirait, tes maîtresses tont largué ?
      Camille, arrête ! Cest quoi ce bordel sur les toits de Paris ?!
      Ah. Ça.
      Oui ! Ça !
      Tssk-tssk, Michaël enfin, tu sais bien Ces messieurs ont tué mon petit papa damour Et comme tu nas pas fait ton travail correctement à Bobigny, je reprends mes projets en cours de route, vois-tu. Sur les toits de Paris. Entre nous, cest tellement plus romantique.
      Je ne te parle pas deux ! Ces deux-là, cétait normal que tu les butes ! Je te parle des autres ! De ceux que tu as refroidis et qui ne tavaient rien fait !
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Nimporte qui, étranger aux Espions, aurait été choqué par les propos tenus par Michaël. Le seul Espion auquel il était attaché sappelait Camille Laurier. Il navait jamais materné les autres, ni eu daffinités particulières avec eux. Ils étaient sous ses ordres et navaient que des comptes strictement formels à lui rendre, et tout fonctionnait très bien comme ça. Il reconnaissait même que Camille avait eu une bonne raison de mettre fin à la vie des hommes qui avaient assassiné son père à sa demande. Le chef des Espions avait toujours pensé que ces deux-là avaient vu leur espérance de vie réduite le jour où ils étaient passés à lacte. Mais il naurait jamais cru que Camille Laurier serait vraiment capable de les refroidir. Il navait pas cru beaucoup de choses dailleurs.
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      Cest vrai, continua lEspion en chef, en essayant de ne pas hausser la voix pour ne pas attirer lattention des piétons sur le pont, je ne te reprocherai jamais de les avoir descendus. Mais enfin, les deux petits derniers que javais recrutés, jy tenais ! Cest vrai aussi, jai merdé depuis le début et, pardonnez-moi pour cet affront Votre Majesté, je vous ai sous-estimée. Cest bon, arrête de refroidir mes hommes maintenant, tu las eu ta vengeance. Enfin, partiellement. Me tuer, cest autre chose.
      Mais Michaël, fit naïvement Camille, je commence tout juste à mamuser ! Ne le prends pas comme une attaque personnelle, mais je ne compte pas marrêter là, tu sais. Tes hommes mont fait tellement de mal Daccord, les deux petits derniers, je ne les connaissais pas, et jaurais volontiers fait du petit plus jeune mon quatre heures, mais cétait uniquement pour tembêter un petit peu, tu vois. Mais les autres, tu sais, ceux qui ne mont jamais écoutée, soutenue, ceux qui se moquaient de moi, minsultaient, me frappaient (nest-ce pas, Nathan ?) et qui mont sous-estimée comme toi, ceux-là, oui, bientôt ils vont me craindre.
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Le ton était donné. Michaël devinait perceptiblement en Camille une soif de vengeance encore loin dêtre assouvie.
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      Hé, dabord, moi aussi, jai des choses à te demander. Cest quoi ce bordel avec le Ministre là ? Cétait en quel honneur ce remake de laccident de Diana, hein ?
      Occupe-toi de tes oignons.
      Cest mon oignon ! Jestime que jai le droit de savoir pourquoi tas dézingué ce mec !
      Camille, tu es fatigante.
      Cest ça, change de sujet ! Nempêche que jaurais aimé participer moi aussi, à ton petit attentat. Ya pas que vous qui êtes des Espions, nom de Dieu, on doit prendre les décisions ensemble ! tempêta lEspionne comme une enfant. Bref. Tout ça pour te dire que toute manière, je naurais pas eu le temps de taider dans tes tâches, je dois dabord moccuper de tes hommes. Et tu ne men empêcheras pas.
      Je sais bien, cest leur problème.
      Cest un peu le tien aussi.
      Cest pour cette raison quil faudra quon en finisse un jour, toi et moi, Camille.
      Oui, un jour. Et ce jour-là, promis, tu récupèreras ton poignard.
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Spectateur de cette scène, Nathan pensait différemment. Ces deux personnes qui se faisaient face, lune résolue à tout détruire, lautre désirant laisser-faire, navaient aucune envie den finir. Camille avait tellement eu doccasions de sen prendre à Michaël, Michaël aurait pu mettre fin à la vie de sa pupille en un claquement de doigts : il paraissait évident quils repoussaient tous deux le jour fatal du règlement de compte. Le grand patron maudissait jour et nuit lEspionne qui lui avait subtilisé son poignard, et lintéressée mourait denvie de venger son père, mais en finir maintenant, non, ce nétait pas possible. Il comptait pour elle, et elle comptait pour lui, voilà ce que comprenait Nathan, à lécart du couple qui continuait de négocier la vie des Espions.
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      Au fait, on est toujours daccord au sujet de Joël Ajacier ?
      Hélas, je tai fait une promesse avant de savoir que tu allais liquider mes hommes un par un, et ça mennuie.
      Michaël, intervint alors Nathan, je peux me charger dAjacier.
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Le chef des Espions crut que Camille allait exploser le crâne de Nathan contre le mur. Elle se maîtrisa tant bien que mal et fit volte-face vers lui, folle de rage.
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      Michaël ! Si tu délègues Ajacier, tu ne reverras jamais plus ton poignard. Et je nous vends tous aux flics. Et je tue Nathan. Je louvrirai et je disperserai ses organes partout sur les toits de Paris. Pour un Espion, ce sera une belle fin !
      Je te trancherai la tête avant, répliqua froidement lEspion.
      Vos gueules ! sénerva Michaël, dépassé. Camille, je le répète, Joël Ajacier ne mintéresse plus. Pour être franc, je lui en veux moins quà toi. Cest une petite menace, mais une petite menace qui a toujours su rester discrète et qui sait tenir sa langue. Joël Ajacier ne nous a jamais trahis. Je dois avouer que tu las bien éduqué, Camille, et ça conforte ma position de ne pas men prendre à lui.
      Jaime quand tu es clément comme ça, soupira lEspionne, très soulagée, avant dexagérer : ça te rend encore plus sexy.
      Mais retiens bien que cet accord nest pas définitif : si un jour, tu vas trop loin ou que tu me pousses à bout, je reviendrai sur ma parole.
      Pff Je me disais que cétait trop beau.
      Autre chose qui me fâche, Camille.
      Jai perdu du poids ? sinquiéta réellement la jeune femme.
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Alors quelle tâtait ses hanches, un peu contrariée, Nathan se frappa le front et Michaël ne put retenir un soupir blasé. Camille Laurier avait décidément bien changé.
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      Tu vis avec un flic. Daniel Bussière.
      Oui. Et ?
      Inconsciente ! sécria Nathan, irrité.
      Danou est un allié.
      On na pas dallié dans la police, répliqua sévèrement Michaël.
      Hé, mon coco, je tarrête tout de suite. Toi, tas des hommes sous tes ordres. Je sais bien que je suis exceptionnelle et très accomplie comme fille, mais je ne peux pas mener ma barque toute seule, abruti ! Non mais oh, tu crois quoi ?! Ça me blesse de le dire, mais jai des limites !
      Quest-ce quil sait de nous ?
      Lessentiel. Je me suis dit que si je tavais déjà trahi une fois, je ne risquerais rien à lui dire deux ou trois trucs. Je sais, je suis une mauvaise fille, je nai pas tenu parole, tu me tueras deux fois la prochaine fois, daccord ? Mais je peux tassurer que je ne collabore quavec des hommes de parole. Flic ou pas. Danou est aussi sûr que Joël, tu peux me croire, je lui ai même fait prêter serment. Jai entièrement confiance en lui.
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      Je ne comprends pas.
      Quest-ce que tu ne comprends pas ?
      Pourquoi tu as insisté pour que Joël Ajacier me voie.
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Camille et Daniel marchaient côte à côte dans la rue. Ils venaient de se lâcher la main, après avoir traversé le même passage piéton que Joël Ajacier et sa maîtresse, dont lappartement avait vite été repéré par lEspionne. Tous deux avaient bien noté lexpression stupéfaite de lavocat, mais le flic se demandait encore les raisons de cette machinerie. À sa droite, Camille rangea son téléphone portable dans sa robe combinaison vert anis et le regarda avec un air très sérieux.
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      Il viendra un jour où Joël Ajacier aura besoin de toi. Sil ne sait pas que toi et moi, on est de mèche, tu ne pourras jamais le protéger, et jamais il ne se confiera à toi. Tu vois, Danou, sil arrive que je ne sois pas là et quil y a une urgence, une menace comme Michaël Il faut que Joël sache en qui il peut avoir confiance. Maintenant quil ta vu, il te reconnaitra partout. Ce mec reconnaitrait nimporte quel homme qui tient la main de sa copine. Si tu te présentes à lui, il saura que tu es forcément lié à moi. Ça le rassurera.
      Si tu le dis Mais attends un peu ! arrêta Daniel, soudainement intrigué par quelque chose quil navait jamais remarqué jusque-là. Cest moi ou tu marches comme un canard ?
      Non mais ça va pas ?! beugla la rouquine, offusquée. Nimporte quoi, toi !
      Mais si, regarde ! Tas fait de la danse classique ?
      Mais non, pas du tout !
      Arrête, on dirait un canard ! Un jour, je suis sorti avec une ballerine, alors je sais de quoi je parle !
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Comme le flic avait les yeux fixés sur ses chaussures et sa démarche, elle les regarda à son tour. Elle tenta de placer ses pieds dans une meilleure position, plus droite, mais rien à faire : son gauche glissa à gauche et son droit à droite. Elle savoua vaincue.
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      Bon daccord Jen ai fait. Un petit peu.
      Quand tu dis «Â un petit peu », cest pour être modeste ou cest parce que tas à peine touché un chausson de ta vie ? se moqua Daniel.
      Mon pauvre, si tu savais marmonna Camille, avant de se reprendre. Joël Ajacier na jamais rien remarqué.
      Joël Ajacier nétait pas très observateur.
      Joël Ajacier avait autre chose à regarder chez moi que mes pieds de canard tout abîmés.
      Ten as fait longtemps ? Pourquoi tas arrêté ?
      Jai pas envie den parler, lâcha lintéressée, en voulant changer de sujet. Dis-moi Danou, tu mas caché que tu jouais de la guitare, mais maintenant que je le sais, je compte bien que tu mapprennes à en jouer.
      Ah bon ?
      Oui. Jai fait beaucoup de choses dans ma vie, mais je nai jamais appris la musique.
      Tas fouillé dans mon armoire, cest ça ?
      Bah Disons que je cherchais une chemise à toi pour men faire un pyjama et
      Pas la peine de te fatiguer à inventer un bobard, Cam, je ne suis pas né de la dernière pluie.
      Cest fou ce que tu commences à bien me connaître.
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Il était à peu près trois heures du matin quand Camille sintroduisit dans la chambre de Daniel. Ce dernier était rentré tard du commissariat de police et dormait profondément, bien heureux de récupérer de la bagarre entre jeunes qui avait mal tourné la veille. La jeune femme sapprocha du lit sur la pointe des pieds, posa un genou sur le matelas et embrassa la joue de Daniel. Malgré sa bonne volonté, elle lui donna sans faire exprès un coup de casquette Thalys dans le front qui le réveilla.
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      Cam ! pesta lintéressé, grognon.
      Je pars travailler, Danou.
      Tu vas où ?
      Amsterdam.
      Et tu rentres  ?
      Dans trois jours. Jarriverai dans la nuit normalement.
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Il lui souhaita un bon voyage plein de sommeil et, après lui avoir promis de lappeler, Camille récupéra sa valise, quitta lappartement et se mit en route vers la Gare du Nord. À lexception de quelques agents, la gare était quasiment déserte, mais lEspionne savait que dans quelques heures, elle se transformerait en une véritable fourmilière, une ambiance qui lui donnerait tout le charme que Camille trouvait aux gares. Et pour cause ! La Gare du Nord sélevait au premier rang des gares de France et dEurope tant son trafic était important. Tirant résolument sa valise à roulettes, la jeune femme lança un dernier regard aux trains déjà en place, prêts à partir, et quitta la zone voyageurs. Dans un coin éloigné de lhabituelle effervescence des départs se trouvait lÉtablissement Commercial Train, lendroit où elle effectuait sa prise de service. Après avoir signé la paperasse habituelle, elle retrouva les collègues avec qui elle voyagerait, sefforça de leur faire la conversation quelques minutes, puis partit enfin avec eux récupérer le Thalys qui leur était alloué.
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Quelques heures plus tard, le train venait de terminer sa mise en place dans la gare et attendait ses premiers voyageurs. Léquipe de bord aux couleurs pourpres du Thalys, qui avait réalisé toutes les opérations de départ et vérifié notamment la sécurité à bord de lappareil, se tenait dès à présent sur le quai pour accueillir les usagers. Alors quelle écoutait distraitement la voix mythique de Simone rappeler lobligation détiqueter les bagages phrase quelle connaissait par cur tellement elle lavait entendue, Camille balaya du regard le quai sur lequel les voyageurs se précipitaient pour monter à bord. Au milieu de tous ces visages, une tête blonde attira toute son attention. Elle écarquilla les yeux, dabord incertaine de ce quelle avait vu, mais quand elle eut reconnu Michaël, en chair en os, se diriger vers le Thalys son Thalys, elle sentit la panique la gagner. Il se trouvait beaucoup plus loin et monta dans une autre rame que la sienne, si bien quil ne se rendit pas compte de la présence de lEspionne.
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Ça alors, ne cessait de se répéter Camille, Michaël prenait le Thalys ! Mille questions se bousculèrent dans son esprit. Où allait-il ? Pourquoi faire ? Savait-il quelle travaillait à la SNCF ? Sûrement. Mais il y avait tellement de trains, de gares, de voyages et de personnel que cétait probablement un pur hasard qui avait fait réserver à Michaël une place en première classe dans le Thalys de Camille. Néanmoins, une fois la surprise passée, Camille vit là une excellente occasion pour taquiner le grand patron des Espions. Ce serait marrant de voir sa tête lorsquelle se pointerait devant lui en réclamant son titre de transport. Ravie par cette perspective, la jeune femme ne fit pas attention au passager qui se présenta devant elle pour monter à bord. Elle aurait mieux fait dêtre plus vigilante, et peut-être aurait-elle pu ainsi aller se cacher pour éviter quil ne la vît.
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      Camille ? Bon sang, Camille, cest bien toi ?!
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Lintéressée ouvrit des yeux ronds. Elle sétait à peine remise de la présence de Michaël à bord que voilà Pierre Ajacier, planté devant elle, et qui semblait lui aussi abasourdi de la voir là. La première réaction de la rouquine fut de faire mine de ne pas le reconnaître en dépit de sa surprise.
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      Bonjour, Monsieur. Bon voyage, Monsieur.
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Elle se hâta de monter dans le train pour prendre la fuite, mais le père de Joël réagit aussitôt et la rattrapa avant quelle ne senfonçât dans le couloir. Il lui saisit le bras et la força à le regarder. Monsieur Ajacier avait toujours eu du pouvoir sur Camille. Ce quil avait fait pour elle, quand Joël et Michaël lavaient laissée tomber, plongeait lEspionne dans un océan de dettes envers lui et plaçait Pierre dans une position de force quil nétait pas prêt de perdre. Camille savait quelle ne pourrait pas faire lidiote pendant très longtemps, car Monsieur Ajacier, en plus dêtre borné comme son fils, la connaissait par cur et ne la lâcherait pas tant quelle naurait pas répondu à ses questions. À toutes ses questions.
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      Quest-ce que tu fais là ?! siffla le député, visiblement irrité.
      Jignore de quoi vous parlez, Monsieur. Vous devez vous tromper de
      Camille, je ten prie !
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Énervé, il lui arracha la casquette Thalys qui dévoila une Camille bel et bien vaincue. Elle balbutia, rougit, regarda tout autour delle, puis reprit de la graine et supplia le voyageur de faire preuve dun peu de discrétion.
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      On a beaucoup de choses à se dire, Camille.
      Je ne crois pas, Monsieur Ajacier.
      Oh, et moi je crois que si. Tu as des explications à me donner.
      Monsieur Ajacier, je ne peux pas vous parler pour le moment. Au cas où vous ne lauriez pas remarqué, je travaille là, jai beaucoup de boulot et Attendez Madame, je vais vous aider !
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Ravie davoir une excuse pour lui échapper, la rouquine sarracha de lemprise de Pierre et accourut auprès dune vieille dame qui tentait de monter dans le Thalys, non sans difficultés. Pour autant, le père de Joël ne quitta pas le couloir et attendit que Camille terminât ce quelle avait à faire. Il dut attendre encore, car à en croire léquipe de bord qui vint trouver la jeune femme, le Thalys partait dans deux minutes et elle avait été chargée de passer les annonces au microphone. Tout en ignorant superbement Monsieur Ajacier, Camille décrocha le téléphone, séclaircit la gorge, se composa un sourire factice dhôtesse de lair et commença son grand discours sur un ton très professionnel :
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      Mesdames et Messieurs, bonjour. Léquipe Thalys, membre de lalliance RailTeam, vous souhaite la bienvenue à bord du Thalys numéro 9315 à destination dAmsterdam Central. Ce train desservira les gares de Bruxelles-Midi, Anvers, La Haye, Rotterdam, laéroport de Schiphol, et Amsterdam Central, son terminus. Selon les dispositions du plan Vigipirate, laccès aux toilettes nest pas possible avant le départ du train. Dans quelques instants, nous passerons dans les voitures contrôler vos titres de transport. Nous vous rappelons que pour être valable, votre billet doit être composté. Sil ne lest pas, nous vous prions de venir immédiatement nous trouver en tête et queue de rame pour rétablir la situation. Létiquetage de vos bagages est obligatoire afin quils ne soient pas considérés comme perdus ou abandonnés. Pour terminer, nous vous informons que le bar ouvrira dans quelques minutes en voiture 14. Le service restauration vous propose diverses formules, petits-déjeuners, snacks, boissons fraîches et chaudes et ouvrira dans quelques instants, je le répète, en voiture 14. Nous vous souhaitons un agréable voyage avec Thalys. Attention à la fermeture automatique des portes, attention au départ !
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Dans son coin, Pierre Ajacier écarquillait les yeux. Cétait la première fois quil entendait Camille débiter autant de mots en si peu de temps. Et elle recommença aussitôt, en anglais cette fois. Une fois la surprise passée, Pierre se demanda comment elle avait pu atterrir à la SNCF, elle qui était promise à une carrière plus brillante que le commercial à bord des trains. Mais en la regardant, il se rendit compte que Camille aimait vraiment ce quelle faisait et quelle sappliquait beaucoup dans ses tâches. Dès quelle termina son annonce, un autre contrôleur prit le micro pour sadresser en allemand et néerlandais aux voyageurs pendant que Camille ouvrait un petit panneau pour tripoter quelques boutons. Aussitôt, les portes coulissèrent et se fermèrent dans un claquement sonore. Il y eut un temps mort, le sifflement du chef de quai qui donnait son aval pour le départ et, enfin, le Thalys bougea un peu, puis glissa lentement sur les rails pour sortir de la gare.
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Très vite, Monsieur Ajacier et Camille furent à nouveau seuls. Cette dernière promit à son collègue de le rejoindre rapidement pendant que les derniers passagers furetaient dans les couloirs à la recherche de leur place. Lheure était encore matinale et le train paraissait encore endormi, ce qui incita le député à chuchoter pour sadresser à son ex-belle fille.
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      Camille
      Oui, Monsieur Ajacier, fit lintéressée en sadossant contre le mur, face à lui. Je suis à vous. Mais pas très longtemps. Jai du travail. Elle sarrêta deux secondes puis reprit avec un sourire Je suis contente de vous revoir, Monsieur Ajacier.
      Et moi donc ! Ça fait longtemps que tu travailles ici ?
      Bientôt trois ans, répondit Camille, légèrement étonnée quil posât cette question en premier. Bon, javoue que ça na rien à voir avec lintelligence économique, mais cest un boulot intéressant, je voyage, je gouverne, je colle des amendes, jai un bon salaire et jai des jours de repos. Je ne me plains pas. Comment se porte Madame Ajacier ?
      Plutôt bien.
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Pierre resta vague. La vérité était que Flavie en voulait beaucoup à Camille davoir fait du mal à son fils unique. Le député ne comprenait pas non plus les raisons qui avaient poussé la rouquine à partir, même si de son côté, il lavait toujours en grande estime.
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      Que sest-il passé, Camille ? Pourquoi es-tu partie comme ça, sans prévenir ?
      Cest compliqué, et je ne préfère rien vous dire. En plus, cest une histoire bien longue, et je nai pas le temps.
      Tu es retournée chez les Espions ?
      Monsieur Ajacier, ne cherchez pas à savoir.
      Est-ce que tu sais que Joël nous a fait une dépression nerveuse après ton départ ?! sécria le député, qui commençait à séchauffer.
      Oui. Je sais.
      Il a failli rater son concours !
      Je sais.
      Camille, bon sang ! Cest tout ce que ça te fait ?! Ce garçon a tout donné pour toi !
      Écoutez, Monsieur Ajacier. Je suis vraiment désolée pour Joël. Je sais quil na pas été bien, quil a fait quelques conneries aussi, et croyez-moi, si javais pu choisir un autre moment pour partir, je laurais fait. Mais moi, ça mest tombé sur la gueule comme ça, et jai été prise de court comme votre fils. Encore une fois, je suis désolée, mais aujourdhui, cest terminé, on ne peut plus revenir en arrière.
      Si tu avais vraiment une bonne raison pour partir, dis-la-moi !
      Non. Moins vous en savez, mieux cest.
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Mais cela ne suffisait pas aux yeux de Pierre Ajacier. Pire que ça, il y avait une chose quil digérait plutôt mal, et cette chose-là, cétait une promesse que la jeune femme lui avait faite il y a quelques années en échange de son soutien. Le député ne se priva certes pas de lui faire remarquer.
Â
      Je ne savais pas quon pouvait remettre ta parole en cause, Camille.
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LEspionne devint livide. Sa parole, cétait ce quelle avait de plus précieux. Tout Espion, même le plus pourri, possédait un grand sens de lhonneur. Une promesse était une promesse, et jamais ô grand jamais, il était question de ne pas la tenir. Douter de la parole de Camille, cétait attaquer directement son honneur dont elle était si fière.
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      Quest-ce que vous voulez dire ?
      Tu te souviens de la promesse que tu mas faite quand tu étais à lhôpital ? Tu mas juré de garder un il sur Joël, dêtre toujours là pour lui et quest-ce que je vois ? Une Camille qui se barre sans explications, sans laisser dadresse, et qui se met à voyager dans les trains ! Dois-je en conclure que Joël est livré à lui-même ?!
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Camille sentit le sang lui monter à la tête. Monsieur Ajacier était en train de linsulter copieusement, elle ne pouvait pas le laisser entacher ainsi sa réputation.
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      Quoique vous puissiez en penser, Monsieur Ajacier, sachez que je tiens toujours mes promesses. Je nai pas lâché Joël Ajacier dans la nature au moment même où les Espions ont fait leur grand retour. Sachez aussi que je lespionne autant que mon emploi du temps me le permet, que je sais tout de ses fréquentations, et notamment de ses maîtresses, et que je massure personnellement à ce quil soit bien en sécurité. Jai même assisté à sa première audience et conclu un accord avec les Espions pour quils le laissent tranquille. Je dois dailleurs vous dire, et vous pourrez le répéter à Joël, que je suis très satisfaite de sa situation : je trouve quil se débrouille pas trop mal pour un jeune avocat, et je remarque quil a bien suivi mon conseil et quil ne se laisse pas marcher sur les pieds. Voilà, Monsieur Ajacier, maintenant regardez-moi dans les yeux et osez me dire que je ne tiens pas ma parole.
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Pierre Ajacier nen fit rien. Il parut tout dun coup soulagé, soulagé dapprendre que Camille navait pas abandonné totalement Joël. Il simaginait déjà raconter ce quil savait à son fils et réfléchissait déjà au Thalys du retour quil prendrait, une fois lassemblée terminée au Parlement européen, pour rentrer sur Paris dans la soirée.
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      Bien entendu, Monsieur Ajacier, continua Camille dun ton formel qui avait deviné sans mal ses pensées, vous ne savez pas tout, et tout ce que vous savez, vous devez le garder pour vous.
      Quoi ?! Mais
      Joël ne doit rien savoir du peu que jai pu vous dire aujourdhui. Vous pouvez lui dire que vous mavez vue si vous le souhaitez, mais vous devez me promettre surtout de ne pas lui révéler quoi que ce soit sur moi, comme mon lieu de travail. Bref, taisez-vous.
      Bon Je te promets de tenir ma langue. Est-ce quil saura un jour toutes les manigances que tu fais dans son dos et les raisons qui tont poussée à partir ?
      Mmh. Cest fort possible.
      Tu reviendras ?
      Cest fort possible aussi. Jai beaucoup de projets en cours, Monsieur Ajacier, et mon retour nest pas encore prévu. Pour lheure, Joël ne doit pas chercher à me retrouver. Quand le moment sera venu, cest moi qui viendrai le trouver. Elle jeta un coup dil rapide à sa montre Bon, je vais ne pas tarder moi Oh, une petite question avant de partir ! Que faites-vous dans le même train que
Â
Camille sarrêta, soudainement prise en proie à une vision dhorreur. Sous son uniforme pourpre, elle sentit la sueur recouvrir sa peau. Michaël. Michaël et Monsieur Ajacier dans le même train. Le scénario catastrophe. Livide, elle tourna la tête vers la vitre. Le Thalys avait quitté Paris et pris de la vitesse. Il ne sarrêterait pas avant davoir atteint Bruxelles. Une heure vingt dangoisse. Pierre remarqua la contrariété de Camille et sen inquiéta aussitôt.
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      Camille, ça va ?
      Euh, oui ! Oui, oui, ça va, se reprit lEspionne en tentant un sourire Colgate. Donc je disais, Monsieur Ajacier, que faites-vous donc dans le même train que moi? Vous retournez chez vous, à Amsterdam ?
      Non, pas cette fois. Jai une séance plénière au Parlement européen à Bruxelles.
      Ah. Ça dure longtemps ?
      Deux jours. En général, je prends un hôtel, mais ce soir, je pense que je vais retourner sur Paris exceptionnellement. Je repartirai demain.
      Mmh. Bon. Monsieur Ajacier, si vous le permettez, jai du boulot. Montrez-moi votre billet, je vais vous conduire jusquà votre place.
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Pierre Ajacier nota la réaction étrange de Camille, mais ne protesta pas. Il lui tendit son titre de transport quelle lut rapidement, et elle lentraîna en première classe. Elle observa attentivement les sièges afin dapercevoir Michaël, mais ce dernier semblait se trouver dans une autre voiture, ce qui la rassura par rapport au père de Joël. La première classe pullulait dhommes daffaires, voire de politiciens. Camille qui sen étonna dabord, comprit rapidement pourquoi il était si intéressant, pour un Espion, de voyager en Thalys.
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Lorsquelle étudiait lintelligence économique, son professeur avait laissé échapper que le Thalys était le train le plus espionné de France. Sachant quil reliait Paris à Bruxelles notamment, et quil sy trouvait là lun des lieux où se rassemblait le Parlement européen, il était facile denvisager découter les discussions probablement très intéressantes des hommes politiques, rien quen réservant une place en première classe. Camille se demanda si cétait là lobjectif que poursuivait Michaël en montant à bord du Thalys.
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Laissant Monsieur Ajacier à son fauteuil douillet, et rassurée de savoir quil nétait pas tombé dans la mauvaise voiture, Camille prit le chemin de la tête du train. Elle y retrouva ses collègues qui décidèrent que le moment était venu de contrôler les passagers. Ils commencèrent par les deuxièmes classes, et trois quarts d'heure plus tard, Camille se tenait devant le couloir qui précédait la première classe. Si Monsieur Ajacier se trouvait dans ce wagon, cela signifiait que Michaël se trouvait dans la seconde voiture.
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LEspionne angoissait. Bien entendu, elle savait que Michaël ne lui ferait rien. Trop de monde, trop «Â public », trop peu de marge de manuvre du fait de la protection de Camille grâce à son statut dagent SNCF, et trop risqué car elle avait le droit dappeler les flics si une envie folle lui prenait. Mais ce nétait pas léventualité quil lui fît du mal qui leffrayait : cétait plutôt le souvenir de leur première entrevue. Elle navait jamais vraiment voulu embrasser Michaël, mais elle devait reconnaitre à son insu quil y avait quelque chose entre eux. Il était faible devant elle, certes, mais il y avait de bonnes raisons à ce retournement de situation : les liens quils avaient tissés à leur première rencontre, la relation fraternelle et la confiance mutuelle du début (du moins, jusquà ce que Joël Ajacier fît son apparition), résistaient à la haine quils se vouaient. Aux yeux de Camille, Michaël restait celui qui lavait sauvée de la mort de sa mère tant aimée. Le seul à lavoir comprise, prise sous ses ailes, réconfortée, à lui avoir fait découvrir les toits de Paris et appris à se protéger contre le monde. Elle avait alors quinze ans. Aujourdhui, elle en avait vingt-six. Elle nétait plus aussi fragile quavant. Elle nétait plus une petite fille. Voilà ce qui les gênait.
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À travers la porte vitrée, elle vit son collègue entrer dans la première classe par lentrée opposée. Elle souffla un bon coup et sélança à son tour : lheure des contrôles était venue. Plus moyen pour Camille de faire marche arrière, plus moyen pour les fraudeurs de senfuir : la rouquine et son compagnon bloquaient les deux accès et létau allait bientôt se refermer au centre de la voiture.
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Tout se déroula plutôt bien jusquà Michaël. Comme à son habitude, Monsieur Ajacier avait été adorable et lui avait demandé si elle nétait pas trop fatiguée. Quand elle atteignit le second wagon, le stress était à son maximum. La voiture était des plus silencieuses, et ne venaient perturber ce calme régnant que les doigts tapant sur les claviers dordinateurs, ainsi que les voix basses de Camille et son collègue. Puis vint un fauteuil rouge doù dépassait une haute tête blonde, soigneusement coiffée, qui fit retourner lestomac de la jeune femme. Conservant tant bien que mal son calme, Camille sarrêta devant, afficha un sourire sournois et annonça dune voix claire et professionnelle :
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      Monsieur, bonjour. Contrôle de votre titre de transport sil vous plait.
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Le premier réflexe de Michaël fut de baisser lécran de son ordinateur portable, pour quelle ne pût voir lobjet de son travail. Puis, quand il leva la tête, son billet à la main, et quil reconnut la frimousse malicieuse de Camille qui lépiait, son nez recouvert de tâches de rousseur et ses cheveux inlassablement rouges pétants, il eut un mouvement de recul. La jeune femme rit au fond delle en voyant ses yeux écarquillés par la surprise de la trouver ici. Profitant de son étonnement, elle saisit le billet de ses mains et le lut avec attention dans lespoir de découvrir son identité. Manque de bol, ce nétait pas un billet nominatif. Elle apprit seulement quil se rendait à Bruxelles.
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      Pourrais-je voir une pièce didentité ? risqua lEspionne.
      En quel honneur ? répliqua aussitôt Michaël, qui avait repris son sang-froid. Vous navez pas besoin de la vérifier, et vous navez pas le droit dinsister si je refuse de vous la montrer.
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«Â Le saligaud, il est bien informé ! » enragea Camille.
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Malgré le sang qui bouillait en elle, la jeune femme se força à sourire, perfora le billet, lui rendit, et reprit sa route. Elle sentit le regard perçant de lEspion dans son dos jusquà ce quelle quitte la voiture.
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      Mesdames et messieurs, prochain arrêt, Bruxelles-Midi, cinq minutes darrêt. Avant de partir, vérifiez de navoir rien oublié à bord. Léquipe Thalys, membre de lalliance Railteam, espère que vous avez effectué un agréable voyage. Prochain arrêt, Bruxelles-Midi.
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En sentant une main se poser sur sa taille, Camille sursauta et faillit lâcher le microphone. Pas besoin dun rétroviseur pour se douter que cétait bel et bien Michaël qui se tenait derrière elle. Elle ne lavait pas revu depuis le contrôle des billets et il navait pas cherché à la retrouver (le reste du temps, elle avait squatté le wagon-bar). Jusquà maintenant.
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      Belle tentative, tout à lheure, murmura Michaël à son oreille.
      Si je lavais voulu, jaurais appelé les flics et jaurais su.
      Oui, mais les flics ne sont pas nos amis. Enfin, visiblement, Daniel Bussière ferait exception à la règle.
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Un grognement sourd lui répondit.
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      Quest-ce que tu veux ?
      Rien de spécial. Jai été ravi de te revoir, Camille. Surpris, mais ravi. Tu es toujours aussi aimable quand tu travailles ?
      Pas le choix, marmonna lintéressée. Et toi, comment tu fais pour rester aussi calme ? Cest incroyable ça ! Je fais tout pour te pourrir la vie, mais rien à faire, tu continues à faire comme si de rien nétait ! Ça ménerve !
      Je sais. Tu las sur toi ?
      Quoi donc ?
      Ce que tu mas volé.
      Je ne te lai pas volé. Je te lai pris par la ruse, nuance. Et non, je ne lai pas sur moi. Il est à Paris, mais je ne te dirai pas où, parce que je ne suis pas assez folle pour le laisser chez moi. Pas envie que tes sbires cambriolent ma piaule. En tout cas, je tenais à te dire quil a vraiment une bonne prise en main et quil est très confortable.
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Une petite flamme de colère brilla dans les yeux de Michaël et séteignit presque aussitôt, mais Camille laperçut et sen réjouit : le chef des Espions nétait pas aussi zen quil le laissait croire. La jeune femme sentit le train ralentir de plus en plus : ils arrivaient en gare de Bruxelles. Plusieurs voyageurs samassèrent dans le couloir avec leurs bagages encombrants, et les deux Espions neurent bientôt plus la paix et restèrent silencieux. Personne ne faisait attention à eux, à part peut-être Camille qui affichait tout de même les couleurs du Thalys.
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      Tu fous quoi dans ce train, au fait ?
      Et toi, alors ? répliqua Michaël. Tu mérites mieux que de bosser ici.
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Elle ronchonna. Ce bougre avait quelque part raison. Enfin, le train sarrêta définitivement et un homme daffaires appuya sur le bouton de la porte. Qui ne souvrit pas. Très vite, tous les regards se tournèrent vers Camille, restée à larrière avec Michaël, qui soupira avant de se frayer un passage entre les usagers. Jamais Michaël ne sétait autant diverti dans un train.
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      Laissez passer, pardon Monsieur, aïe mon pied, non cest rien, excusez-vous poussez-moi, pardon je veux dire, excusez-moi poussez-vous sil vous plait, merci, alors cest quoi le problème Monsieur ? Comment ça, la porte ne souvre pas ? Laissez-moi voir. Camille fit plusieurs tentatives, mais la porte resta close Bon. OK. Il faut vraiment tout faire soi-même ici.
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Blasée, elle plongea la main dans sa poche à la recherche de sa clé de Berne et ouvrit un panneau vissé à la paroi. Moins de deux minutes plus tard, la porte souvrit, forcée par lintervention manuelle de Camille. Cette dernière fut aussitôt transportée par une vague de voyageurs qui lobligea à descendre sur le quai, puis à remonter à bord parce quelle navait tout simplement pas envie dy rester, mais elle se fit une nouvelle fois bousculée par les usagers venant dans le sens inverse. On arrêta de malmener Camille après une trentaine de secondes, mais cétait déjà trente secondes de trop : entre temps, la rouquine avait décidé quelle passait franchement une journée de merde.
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Cest à ce moment-là que le chef des Espions, qui avait attendu le calme pour sortir, savança vers la sortie, tirant sa valise derrière lui. Michaël se pencha pour lui murmurer quelques mots à loreille. Camille sentit quil posait à nouveau une main sur sa taille et lui glissait de lautre un papier dans le creux de la paume, mais avec une parfaite maîtrise delle-même, elle ne bougea pas dun pouce. Elle baissa les yeux et lut le numéro de chambre et ladresse dun hôtel.
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      Au cas où tu voudrais tuer un peu le temps ou me rendre ce qui mappartient, passe me voir un soir quand tu veux. Je séjourne à Bruxelles pour quelques jours.
      Le Sofitel, répondit seulement Camille. Tu ne te prives de rien, dis-moi.
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Michaël eut un sourire en coin, la regarda une dernière fois et descendit sur le quai. Aussitôt, Camille se réanima pour venir sappuyer contre la porte du Thalys et croiser les bras sous sa poitrine.
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      Jespère que tes sérieux, parce que cest le genre de choses quil faut pas me répéter deux fois. Je pourrais très bien venir toquer à ta porte ce soir, surtout si tas du bon vin et une grande baignoire dans ta chambre parce que jai envie de prendre un bain moussant. Ah, et aussi à condition que tu minvites dans un resto hyper branché.
      Ça devrait bien pouvoir se faire, ironisa le chef des Espions.
      Ya intérêt ! Il est hors de question que je redescende dAmsterdam et que je me fasse arnaquer une fois arrivée à Bruxelles.
      On est bien daccord.
      On est bien daccord, répéta Camille en soutenant son regard bleu glacé.
      Au fait, tu sais que ce Thalys est toujours en retard ?
      Me cherche pas, Michaël.
      Cinq à dix minutes, et ça, systématiquement.
      Ne sont concernés que les gens qui vont jusquaux Pays-Bas.
      Ah ouais ? Vous discriminez les voyageurs qui vont aux Pays-Bas maintenant ? Belle mentalité.
      Crétin.
      Venant de la SNCF, ça ne métonne plus.
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Comme Michaël lespérait, Camille devint toute rouge et se trouvait à deux doigts de sortir de ses gonds. Il ne fallait jamais, jamais, jamais, insulter sa boîte.
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      Écoute-moi bien, espèce denfoiré, pour des raisons purement techniques, le Thalys est obligé de sarrêter à la frontière parce que les chemins de fer néerlandais ne fonctionnent pas de la même façon quen France et en Belgique. Je pourrais te donner plus de détails, mais jai pas envie, et puis tes trop con pour comprendre nos soucis de cheminots. Satisfait ?
      Les toilettes sont vraiment crades, continua Michaël, tout sourire.
      Les femmes de ménage les nettoient avant chaque départ. Si les gens sont des porcs, jy peux rien. Une autre critique ?
      Et le personnel est exécrable.
      Va te faire foutre.
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Il lui fit un signe de la main, satisfait que sa journée eût si bien commencé, et s'éloigna. Au même moment, un collègue de Camille vint la rejoindre, alerté par le problème de la porte qui navait pas voulu s'ouvrir automatiquement. Il fallait établir un rapport à faire remonter à la direction. De la paperasse, il ne manquait plus que ça. Voilà qui la fit oublier un instant Michaël. Après quelle eut prévenu les usagers qu'ils ne devraient plus sortir par cette issue, et que le Thalys serait du coup retardé de cinq minutes, le conducteur du train s'apprêta à repartir. Dans un élan de fatigue, la jeune femme, restée dans le couloir, voulut attraper le microphone pour faire une annonce de bienvenue aux nouveaux voyageurs. Seule la surprise larrêta dans son geste. À travers la vitre de la porte condamnée, elle venait dapercevoir au loin Monsieur Ajacier et Michaël se retrouver sur le quai et se serrer cordialement la main. Elle ne put assister davantage à la scène : le Thalys trembla et reprit sa route lentement vers les Pays-Bas. Camille ne trouva même pas les mots pour jurer tellement elle était stupéfaite.
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Monsieur Ajacier connaissait Michaël.
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À suivre
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«Â Elle me fait mal à lintérieur et jai tout fait pour ça »
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