Chapitre 3 : Seras-tu là Camille ? - Partie 1

Notes de l’auteur : Bon, je crois qu'après autant de mois d'absence, je ne peux rien dire de plus. Voici le troisième chapitre, scindé à deux tant qu'à faire, parce que résumer la life de Camille sur un certain nombre d'années, ça reste quand même assez chaud. J'ai fait de mon mieux pour en dire un max, mais je m'excuse pour le fouilli total de ce chapitre, qui ne casse pas non plus trois pattes à un canard. Bref.
Bonne lecture, Cam' nous fait son grand come-back. :D 
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Chapitre Trois : Seras-tu là, Camille ? – Partie 1

 

«Â Je voyais bien le pire, mais toi t’as tout calculé »

 

 

Le fameux jour où tout avait changé, c’était le jour où Bob l’Éponge ne parvenait plus à s’amuser avec son meilleur ami, parce que Patrick l’étoile de mer était devenu intelligent à la suite d’une mauvaise chute. C’était une rediffusion, et même si Camille avait déjà vu cet épisode des centaines de fois, ses yeux ne quittèrent pas un instant le petit écran. Douceur était allongée à ses côtés et ronronnait paisiblement, la tête posée sur le ventre de sa maîtresse. Au son de l’eau qui parvenait jusqu’à la rouquine, on devinait que Joël prenait encore sa douche.

 

Les dernières images de Bob l’Éponge cédèrent la place au générique final de l’épisode. Camille s’étira longuement, Douceur bâilla, puis elles se levèrent du canapé en même temps. Le salon était plongé dans la pénombre du fait des volets encore fermés à cette heure de la matinée. Prenant son courage à deux mains, malgré la flemme qu’elle ressentait, la jeune femme cria qu’elle allait les ouvrir. Depuis la salle de bain, Joël entendit à peine l’information.

 

Ce qui frappa d’abord Camille, après avoir ouvert les volets, ce fut d’abord le soleil qui surplombait une rue Mouffetard en pleine effervescence. Mais ce n’était rien comparé au choc qu’elle ressentit lorsqu’elle vit, assis en tailleur sur le toit de l’immeuble en face du sien, Michaël. L’Espionne écarquilla les yeux pour se persuader qu’elle ne rêvait pas, jeta un regard en arrière de crainte que Joël vît ce qu’elle voyait (mais il était toujours dans la salle de bain), puis reporta son attention sur son vieil ennemi. Ils se fixèrent longtemps par-dessus la rue, puis Michaël fit un coucou de la main à son ancienne pupille et lui offrit un sourire en coin qui la fit froncer les sourcils.

 

Au fond, l’ex-favorite s’était toujours préparée au retour de Michaël. Elle avait même nourri des projets de vengeance à son égard. Camille Laurier n’était pas du genre à céder si facilement à la panique. Mais elle fut tellement surprise par la soudaineté de sa réapparition qu’elle finit par refermer brutalement la fenêtre, tirer les rideaux et se prendre la tête, se lamentant en silence sur ce qu’elle allait bien pouvoir faire désormais.

 

Si Michaël s’était montré à elle, c’était pour lui annoncer son retour. «Â Crains-moi, Camille Laurier, je ne ferai plus de sentiments aujourd’hui », voilà ce que cela signifiait, elle en était certaine. La première pensée de la jeune femme alla vers Joël Ajacier, qui prenait sa douche, sans avoir conscience de ce qui était en train de se produire à quelques mètres de lui. Joël, qui avait mis longtemps à reléguer son histoire désastreuse avec les Espions dans un coin oublié de sa tête et qui figurait aussi sur la ligne de mire de Michaël. Sous le regard inquiet de Douceur, Camille enragea. L’étudiant n’était responsable de rien de ce qui était arrivé dans le passé, mais il allait trinquer tout comme elle si elle restait là. Tôt ou tard, Michaël finirait par se venger de la retraite forcée que le couple lui avait fait prendre. L’Espionne comprit très vite que si elle ne voulait pas mettre en danger l’homme qu’elle aimait, il valait mieux pour elle qu’elle prît la fuite. Et sans tarder.

 

Mais comment partir ? Camille était bonne comédienne, mais jamais Joël ne serait vraiment convaincu de leur rupture. Quelle excuse pouvait-elle d’ailleurs sortir ? Tout allait bien entre eux ! La jeune femme décida que même si elle n’était pas très crédible dans sa déclaration, elle ne devait pas perdre de temps. Elle voulait retrouver Michaël. Était-il encore sur le toit ? Ou avait-il commencé à quitter la rue Mouffetard ? Dans la salle de bain, l’eau avait cessé de couler. La douche de Joël prenait fin. Il ne fallait pas traîner.

 

Camille traversa en toute hâte l’appartement jusqu’à sa chambre. Elle agrippa son sac et en scruta l’intérieur. Oui, avec un peu de chance, elle pourrait y fourrer sa robe combinaison vert citron dont elle ne voulait pas se séparer et une chemise de Joël. Elle aurait pu enlever son trieur qui renfermait ses cours sachant qu’elle ne remettrait peut-être pas les pieds à l’EGE, mais elle le laissa au cas où si elle se déciderait de passer tout de même ses examens. Son téléphone portable gisait sur la table de nuit, mais elle préféra le laisser ici pour réduire toutes les chances de Joël de la contacter et la retrouver. Pour le reste, le sac de Camille contenait tout ce qu’il fallait en cas d’urgence comme celle-ci. Le couteau suisse et la bombe lacrymogène devraient suffire pour se défendre contre Michaël les premiers temps. Au pire, il la tuerait et puis l’histoire s’arrêterait là, ce qui ne serait pas plus mal.

 

Elle s’habilla en vitesse avec les mêmes vêtements que la veille, et Douceur, qui venait de comprendre que quelque chose de suspect se tramait, commença à gémir tragiquement. Camille s’accroupit vers elle, frotta sa joue contre la sienne et la serra fort dans ses bras. Elle n’aurait jamais pensé qu’elle devrait à nouveau se séparer de sa meilleure amie comme elle avait été obligée de le faire cinq ans auparavant. Le cœur serré, elle lui chuchota qu’elle l’aimait, qu’elle était désolée, vraiment désolée, et qu’elle penserait toujours à elle. Et que peut-être, peut-être, elle reviendrait. Douceur n’en menait pas large et continuait de pleurer, et ses yeux brillants de tristesse arrachèrent quelques larmes à l’Espionne qui les balaya d’un revers de la main.

 

Puis elle prit son courage et son sac qui pesait trois tonnes à deux mains, et alla trouver Joël Ajacier dans la salle de bain. Il terminait tranquillement de s’habiller et en le voyant, Camille déglutit avant de se composer un visage ferme et froid, comme dans les premiers temps où ils se fréquentaient.

 

–       Je te quitte.

 

Joël haussa les sourcils, ses lèvres tremblèrent et il éclata de rire. À l’intérieur d’elle-même, Camille fulmina. Bon. Bon, bon. OK, pour leur rupture, c’était mal barré. Elle devait trouver une excuse plus ou moins crédible afin qu’il prît au moins l’annonce au sérieux.

 

–       Ahlala Camille, tu me surprendras toujours ! fit joyeusement le jeune homme, en lui tournant le dos pour se contempler dans le miroir.

–       C’était pas une blague.

 

Devant l’air moqueur de l’étudiant qui ne la croyait pas du tout, l’Espionne trouva là l’occasion rêvée pour faire une grosse crise de colère.

 

–       Non mais j’y crois pas ! Je te parle sérieusement et toi, tu te fous de ma gueule ! Je déconne pas, Joël, je te quitte vraiment ! J’en ai marre, c’est pas une vie, ça, ce que je vis avec toi. T’as toujours été un gamin, t’as jamais évolué, en trois mots : tu me saoules ! Je veux vivre autre chose, et ça sera pas avec toi.

 

L’intéressé fronça les sourcils, sceptique. Il commençait à se faire un peu de souci pour son couple, mais ne semblait pas comprendre ce qu’il avait à se reprocher, et pour cause : il était blanc comme neige. Sans attendre, Camille s’emporta de son mieux pour provoquer une dispute. Elle s’appuya sur son quotidien avec lui qu’elle qualifiait d’ennuyeux et rajouta qu’il n’était pas le genre d’hommes qui lui correspondait. À la plus grande stupéfaction de Joël, l’Espionne embraya sur Michaël. Elle avait toujours entendu dire que les mensonges les plus gros étaient ceux qui passaient le mieux. Alors, elle puisa dans le fond de méchanceté qui dormait en elle et lui lança une flèche empoisonnée : il y avait toujours eu «Â quelque chose d’indéfinissable » entre Michaël et elle, et elle le quittait pour aller le retrouver. Rien de plus simple, ni de plus cruel, pour suffisamment faire souffrir Joël et l’éloigner d’elle.

 

Partir. Partir pour ne plus voir l’expression de douleur sur le visage du jeune homme. Partir pour ne pas l’entendre protester et supplier. Partir pour ne pas croiser le regard humide de Douceur, qui elle aussi refusait ce départ étrange et précipité.

 

Elle n’attendit pas une quelconque réaction et prit la fuite sans attendre. Joël fut le premier à bondir à sa poursuite, très vite talonné par une Douceur paniquée qui aboyait sans retenue dans la cage d’escalier. Ils auraient pu avoir une chance de la rattraper. Ils auraient pu voir dans quelle direction elle se sauvait. Mais la rue Mouffetard, avec son marché et son importante foule, était du côté de Camille. Quand Joël et Douceur débarquèrent dans la rue, l’Espionne avait déjà disparu au beau milieu des passants, les laissant seuls avec une avalanche de questions et de doutes.

 

Pour le jeune homme, voilà où l’histoire s’arrêta.

 

 

Pour Camille, en revanche, la rue Mouffetard n’était que le début du chemin qui la conduirait jusqu’à une toute nouvelle vie. Quand elle se retrouva parmi la foule de bonnes vieilles dames en quête de fruits et légumes frais, certaine de ne pas être suivie par Joël Ajacier, son premier réflexe fut de lever la tête vers les toits. Les toits où se trouvait Michaël dix minutes plus tôt. Y était-il encore ? Camille ne possédait pas le cou d’une girafe et n’en savait rien, mais elle supposait que le chef des Espions était reparti. Par les toits ou par la rue, aucune idée. Mais parti, oui. Alors, comment retrouver sa piste, comment deviner la direction qu’il avait prise et comment parvenir à mettre la main sur lui ?

 

Pendant qu’elle slalomait agilement entre les piétons et les chariots de courses pour s’éloigner au plus vite de Joël Ajacier, Camille Laurier réfléchissait. Michaël était monté sur le toit de l’immeuble face au sien. Un toit qu’elle connaissait très bien, pour s’y être parfois baladée, elle aussi. Un toit auquel on ne pouvait accéder que par un immeuble et rejoindre par le biais d’une petite échelle rouillée. Et si elle avait une chance de le coincer, c’était bien là.

 

Elle accéléra l’allure, quitte à bousculer les Parisiens fâchés par si peu de politesse, et se hâta de remonter la rue Mouffetard jusqu’à l’entrée de l’immeuble qui offrait l’accès au toit. Lorsqu’elle l’atteignit, la porte était fermée, sans surprise, mais au lieu d’attendre le moment peu probable où Michaël sortirait de l’intérieur, Camille préféra reporter son attention autour d’elle. Plissant les yeux et balayant du regard l’environnement dans lequel elle se trouvait, elle se mit en tête de chercher l’aiguille dans la botte de foin. Charlie dans l’illustration double-page.

 

Une chance de cocue, une coïncidence, un hasard, le destin, bref, qu’importait le nom qu’on pouvait attribuer à la bonne fortune de l’Espionne ! Michaël avait toujours été un homme grand, plus grand que la moyenne, et sa tête blonde, ses cheveux brillants proprement coiffés à l’arrière de son crâne, faisaient de lui un personnage très vite reconnaissable dans la rue. Camille, pour sa part, n’eut aucun problème à le remarquer et partit au quart de tour à sa poursuite. Michaël prenait son temps, il marchait d’un pas tranquille, les mains dans les poches, lunettes de soleil sur le nez. Elle était rouge, essoufflée, animée par un mélange de haine et d’empressement à l’idée de le revoir.

 

–       Michaël !

 

Camille cria son nom si fort que plusieurs passants se retournèrent, alertés. Le chef des Espions s’arrêta et se raidit aussitôt. Oubliant ses allures de grande classe, il fit volte-face et lui attrapa furieusement le poignet pour l’attirer ailleurs. Ils marchèrent plusieurs minutes, et Camille ne cessa de se plaindre qu’elle avait mal au poignet et qu’il allait trop vite. Toujours en faisant la sourde oreille, il la conduisit jusqu’à la place Monge, le plus proche endroit où ils pourraient discuter sans se faire trop remarquer, et lorsqu’ils arrivèrent devant le premier platane, Michaël lui décocha un regard assassin et retrouva la parole.

 

–       Bon sang, mais ça va pas ou quoi ? Tu veux vraiment qu’on se fasse repérer ?!

 

La rouquine ne lui répondit pas. Elle se contenta de le fixer gravement de ses grands yeux en forme d’amandes, ce qui eut pour effet immédiat de calmer Michaël. Il se détendit et retrouva son air impassible. Seules ses pupilles manifestaient de la curiosité. La curiosité de faire face à Camille Laurier cinq ans après l’avoir poignardée. Son ancienne protégée. Son petit joker. Son petit joker qu’il n’avait pas eu le temps de jouer, et qu’il avait perdu, ce qu’il regrettait tellement maintenant qu’il la découvrait si changée, si belle et si sûre d’elle comparé à l’époque où elle n’avait que dix-sept ans. Camille nota pour elle l’intérêt que lui montrait Michaël et se laissa même aller jusqu’à sourire au fur et à mesure qu’il la détaillait de haut en bas.

 

–       Quel plaisir de te revoir, Camille, annonça-t-il d’un ton sincère.

–       Plaisir partagé.

–       Je suis très surpris par ce que je vois. Mais j’aime ça. Montre-toi un peu.

 

Michaël tourna autour d’elle sans cesser son analyse, ce qui commença à gêner la jeune femme. Quand il lui prit la main pour la faire pivoter sur elle-même, elle se dit qu’il se passait là quelque chose d’étrange. Le chef des Espions semblait très – trop – captivé par ce qu’il voyait. Il risqua même un sourire quelque peu mélancolique.

 

–       Tonio n’avait pas tort. Tu es devenue une belle plante, Camille Laurier. Je ne le croyais pas, mais aujourd’hui, s’il était là, il rirait bien.

–       Ne parle pas de lui comme s’il était mort, fit la rouquine, émue.

 

Elle avait toujours considéré Tonio comme un grand frère, et elle aurait mis sa vie entre ses mains bien plus que dans celles de Michaël. Mais Tonio avait été démasqué par les forces de l’ordre peu après que Camille eût été exilée des Espions, et depuis, il croupissait en prison. Tous lui étaient redevables : Tonio, en véritable langue de plomb qui avait juré sur l’honneur de ne pas trahir les siens, n’avait jamais révélé au camp adverse quoi que ce soit sur les Espions. Il avait été enfermé avec la sérénité d’avoir protégé Michaël et les autres.

 

–       Pour moi, c’est comme il l’était. La taule ou la mort, quelle est la différence ?

–       La différence, c’est qu’il est coupé du monde. Honte à toi, Michaël, honte à toi d’avoir abandonné ton second et meilleur ami aux mains des flics !

–       Camille, tu sais que nous ne pouvons pas prendre contact avec lui. Le groupe a déjà perdu beaucoup trop de plumes dans cette affaire, et nous ne pouvons pas prendre le risque d’aller rendre visite à Tonio en prison. Que crois-tu ? La police nous attend là-bas. Ils savent que nous sommes susceptibles d’aller le voir ! Chacun de nous a pour formelle interdiction de s’y rendre. Et c’est valable pour toi également. Je suis aussi affecté que toi par sa disparition – Camille lui jeta un regard noir et il rectifia aussitôt – par son absence, mais Tonio savait très bien ce qui arriverait s’il devait un jour finir en taule. Nous le savions tous, et n’importe qui d’entre nous aurait pu être à sa place.

 

La jeune femme prit un air renfrogné. Oui, elle savait tout ça, mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer Tonio, seul, dans sa cellule à attendre une fin qui ne viendrait pas. Car évidemment, d’après l’analyse de Joël qui se spécialisait justement dans le droit pénal, jamais on ne le libérerait. Ou alors, dans très longtemps. Se fichant de son inquiétude, le leader sortit de sous sa veste un paquet de cigarettes et son briquet en argent. C’est à ce moment-là que Camille l’aperçut. Elle ne le vit que quelques secondes, très vite caché par le pan de la veste qui retomba sur le buste de Michaël, mais aucun doute là-dessus : ce petit fourreau en cuir renfermait le poignard si précieux aux yeux du chef des Espions. Le fameux poignard qui avait fait couler beaucoup de sang, dont le sien, la nuit où Michaël avait tenté de la tuer dans la gare désaffectée de Bobigny.

 

Pendant qu’il allumait tranquillement sa cigarette, Camille resta hypnotisée par ce qu’elle avait vu. Quand elle leva enfin les yeux sur son ennemi, elle nota qu’il continuait de l’analyser. Son regard descendit de ses cheveux à sa bouche, de sa bouche à ses épaules, et de ses épaules à son décolleté qui dévoilait, outre ses rondeurs, une cicatrice blanche. Celle dont il était responsable. Pensif, il la fixa plusieurs secondes. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa au dernier moment. Les neurones de Camille fonctionnaient à plein régime, frôlant le court-circuit. Poignard, vengeance, Michaël, Papa, Joël, poignard, vengeance, cicatrice, Michaël, poignard, poignard, poignard, vengeance, Papa, Papa, Papa, Papa, Papa. Sans attendre, elle prit une grande inspiration et se lança dans la plus grande tragédie de sa vie. Son visage prit une expression de grande détresse et referma ses mains sur celle de Michaël, tellement intrigué qu’il faillit lâcher sa cigarette. Tous les deux les avaient froides. Mauvaise circulation du sang.

 

–       J’ai besoin de toi. Je veux revenir.

–       Quoi ? Non. C’est impossible. Les autres ne me le pardonneraient jamais. Tu as été bannie.

–       Oui, mais toi, tu ne m’as jamais bannie de ton cœur, hein ? pleurnicha la rouquine. S’il te plait Michaël, je sais que je n’ai pas toujours été correcte avec toi, mais tu ne m’as jamais abandonnée, et là j’ai besoin de toi. J’ai quitté Joël Ajacier. Je ne sais plus où aller.

–       Non ?! Tu as quitté Ajacier ?

–       Oui, répondit douloureusement Camille en ravalant ses larmes et lui montrant son sac plein à craquer qui suffit à convaincre Michaël. On n’était plus sur la même longueur d’onde.

–       C’était à prévoir. Je me suis toujours demandé ce que tu foutais avec lui… Enfin, bref, mon but n’est pas de t’enfoncer encore plus, Camille. Je suis navré, mais je ne peux réellement pas te reprendre chez les Espions.

–       J’ai grandi, Michaël ! Joël et tout, et tout, c’était une erreur d’adolescence, tu ne peux pas m’en vouloir pour ça, s’il te plait, donne-moi une chance, je ne te décevrai pas !

 

Sans crier gare, Camille se jeta à son cou et nicha son nez dans le creux de son épaule. Un geste qu’elle ne s’était jamais permis avant. Elle sentit nettement le malaise de Michaël, qui était surpris par cette attitude et ne savait trop comment réagir. Il tira une dernière bouffée de sa cigarette, puis la jeta au sol. Puis, dans un mouvement très hésitant, il finit par refermer maladroitement ses bras autour d’elle. Il avait souvent réconforté l’Espionne lorsqu’il l’avait rencontrée adolescente, quand elle pleurait la disparition de sa mère. Assurément, pour le rôle qu’il avait joué dans sa vie à cette époque, il était important aux yeux de Camille. Mais aujourd’hui, la tâche était plus délicate et gênante : Camille était une femme et n’avait plus l’âge d’être sa sœur, comme le lui avait rappelé souvent Tonio.

 

–        S’il te plait, répéta la voix étouffée de l’étudiante, reprends-moi avec toi.

–        Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

 

Camille leva la tête vers lui et sonda son regard impénétrable. Contre toute attente, elle fit la moue pour l’attendrir, et comme c’était bien sûr inefficace, elle se mit sur la pointe des pieds, tendit le cou et l’embrassa. La résistance qu’opposa Michaël ne dura qu’une demi-seconde.

 

C’était un baiser particulier, à l’image de Michaël : froid, ferme, empressé et avec l’odeur familière du tabac. Camille se dégoûta elle-même d’en être arrivée là, mais elle sentit à cet instant précis que Michaël perdait peu à peu tout contrôle et que pour la première fois de sa vie, elle avait le dessus sur lui. Par la suite, sa vision du monde changea radicalement. Les hommes, au fond, étaient tous pareils, et même le plus terrifiant d’entre eux succombait à ses charmes, ses charmes qu’elle aussi avait sous-estimés. La-men-ta-ble. Mais intéressant à retenir.

 

Très vite, ils approfondirent le baiser, et même Camille se sentit transportée. Ils prirent appui contre le tronc fin du platane, et Michaël resserra l’étudiante un peu plus contre lui. Quant à elle, ses mains faussement innocentes glissèrent le long de son corps. Ses doigts touchèrent le manche du poignard et s’en emparèrent subtilement.

Quand Camille mit fin à ce baiser effréné, et que Michaël sentit une pointe lui piquer l’abdomen, il ouvrit les yeux et mit plusieurs secondes à revenir de là où elle l’avait amenée. Elle avait les joues roses, mais son regard était dur et sans appel. D’une voix rauque, elle lui demanda de la lâcher et il s’exécuta aussitôt. Elle recula. Il découvrit alors ce qu’il craignait : elle tenait son poignard. Sournoise, elle le lança en l’air et le rattrapa pour le faire tourner dans sa main.

 

–       Grave erreur, Michaël, lança la jeune femme sur un ton moralisateur. Je constate qu’une fois de plus, tu m’as sous-estimée. Tu n’as donc rien appris de la dernière fois ?

 

Le chef des Espions encaissa tant bien que mal. Il restait silencieux, mais la rouquine devina que la pilule avait du mal à passer : il serrait les poings si fort que les jointures étaient blanches. Camille regarda autour d’elle et se hâta de glisser le poignard dans la poche de son pantalon. Des Parisiens circulaient sur la place et elle ne voulait pas qu’ils le remarquent.

 

–       Voilà où ça t’amène, Michaël. Si tu m’avais un peu plus considérée à ma juste valeur dès le début, on n’en serait pas là. Je t’ai montré à plusieurs reprises que j’étais plus intelligente que tes hommes, rien n’a changé, tu m’as toujours traitée comme une petite fille. Il est temps que tu voies tout ce dont je suis capable, tout ce que tu as raté. D’ailleurs, tu viens d’en avoir un aperçu. Ton grand malheur, c’est que je suis une femme, et si j’ai réussi à t’embobiner, toi, le grand patron, alors tu penses bien que tous tes hommes seront à mes pieds. Un conseil, profite bien d’eux, profite bien de ta petite révolution, elle ne va pas durer longtemps. Oh, et avant que je parte, j’oubliais, ne t’avise pas de toucher à Joël Ajacier. Ce n’est pas parce que je l’ai quitté que ça ne me ferait rien de le voir agoniser.

–       Joël Ajacier ne m’a jamais intéressé autant que toi en cet instant.

–       J’espère bien, sourit malicieusement Camille. Quand bien même, s’il lui arrivait quelque chose, je te jure d’aller vous vendre aux flics. Je n’aurai aucun scrupule à vous trahir pour me venger, tu sais bien que je suis pourrie jusqu’à la moelle. Me suis-je bien fait comprendre ?

–       Parfaitement.

–       J’ai ta parole ?

–       Oui ! s’énerva l’intéressé. Maintenant que tu as eu ce que tu voulais, Camille, rends-moi mon poignard.

–       Mais non, pas tout de suite, Michaël, enfin. Pourquoi je ne pourrais pas en profiter moi aussi ? Et puis, si tu tiens à ce poignard autant que je tenais à mon père, tu risques de souffrir autant que moi quand tu l’as fait tuer. Ce sera une leçon de vie, ne me remercie pas, c’est cadeau.

 

Déjà, elle faisait quelques pas à reculons, prête à partir avec son butin. Michaël l’aurait volontiers étranglée. Il se voyait mal vivre sans son poignard qui, en plus de la valeur qu’il avait à ses yeux, lui donnait confiance en lui. Ce poignard n’était pas un simple objet. C’était beaucoup plus que ça, et l’étudiante l’avait bien compris, bien qu’elle ne sût rien à son sujet.

 

–       Sur ce, je m’esquive, lança Camille, théâtrale. Je sais que tu vas me suivre, essayer de me sauter à la gorge et tout, et tout, mais ne te donne pas cette peine. Tu vois cet homme là-bas ? J’ai prévu de me jeter sur lui si tu me cours après, et de crier que tu es un Espion et que tu me veux du mal. Il appellera les flics et aura mémorisé ton visage. Et dans deux mois, nous serons tous en taule. Alors, tu fais mieux de m’oublier Michaël.

–       Nous nous reverrons, grogna le chef des Espions, furieux.

–       Oh ça oui.

 

Elle lui fit bye-bye de la main et s’éloigna en trottinant. Michaël ne chercha même pas à la rattraper. Nul besoin de s’attirer toute l’attention, et puis, il n’était pas vraiment inquiet. Il se doutait que la rouquine prendrait soin du poignard. Perplexe, il s’appuya contre le platane pour méditer. Camille l’avait roulé comme jamais et détenait désormais ce qui lui était précieux, mais ce n’était pas ce qui le mettait le plus en colère. Non, le plus frustrant, c’était d’avoir été plus proche d’elle que jamais, de posséder sa bouche pamplemousse, et de s’être fait larguer si brutalement. Comment avait-il pu ne pas prévoir ça ? Et elle était si fière de son coup, fière d’avoir gagné à ce petit jeu là !

 

Alors comme ça, Camille Laurier voulait jouer ? Alors ils joueraient.

 

 

–       Attention.

 

Ce seul mot suffit à mettre en garde Camille. Michaël, accroupi sur le toit, lui tendit la main pour aider à monter, mais elle la refusa nette. Elle voulait se débrouiller. Toute seule. Sans l’aide de personne. Elle se hissa sur le toit et se leva prudemment sous l’œil attentif du chef des Espions, encore jeune à cette époque. Ils l’étaient tous les deux. Elle avait quinze ans. Il en avait environ dix de plus qu’elle. Michaël était un homme plein d’avenir. Elle, elle n’en aurait pas, de l’avenir. Elle avait tout perdu le jour où sa mère s’était éteinte.

 

Elle se releva et lui fit face, le menton relevé par son petit air de défi. Le vertige ne lui faisait pas peur. Les toits de Paris non plus. Devenir une Espionne, encore moins. Michaël la toisa de toute sa hauteur, puis l’invita à la suivre. Ils traversèrent le toit d’une immeuble, escaladèrent une cheminée pour changer de «Â route », empruntèrent une nouvelle échelle pour prendre de l’altitude. Sous les yeux de Camille, Paris s’étendait à l’infini. Cette nuée de toits gris anthracite ne manquait pas de charmes. L’irrégularité des immeubles, les cheminées de toutes les tailles, de toutes les formes, les toits des monuments qui se distinguaient du reste, les lignes parfaitement droites que formaient les avenues parisiennes, la Seine et les usines au loin, les nuages si près… Jamais Camille n’avait rien vu de si beau. Elle avalait les paroles de Michaël. Il lui racontait les passages, les raccourcis, les endroits au-dessus desquels ils se trouvaient, les chambres de bonne, les accès cachés, le quotidien des Espions, des anecdotes...

 

-        Les gens se plaignent d'avoir des problèmes, fit Michaël, qui ouvrait le chemin sur les toits de Paris. Ils se plaignent et ne pensent jamais à lever la tête. Quand on lève la tête, on trouve la solution. Quand on cherche son nounours, il est sur l'étagère. Quand on cherche ses clés perdues, elles sont sur l'étagère. Quand on cherche les Espions, ils sont sur les toits. Mais comme on ne lève pas la tête, on ne trouve pas ce qu'on cherche et on tourne encore plus longtemps.

-        Les gens sont cons, résuma Camille.

-        Les toits de Paris sont interdits d'accès. Mais il est difficile de les condamner. Il suffit parfois de s'arranger avec les concierges pour pouvoir y accéder par une chambre de bonne. Tout dépend. Quoi qu'il en soit, il faut que tu restes sur ta défensive. Beaucoup sont morts en voulant admirer les toits de Paris. Mais y a-t-il un meilleur endroit pour regarder le feu d'artifice du 14 juillet ? Plus tard, je te montrerai les cachettes dans lesquelles tu pourras te réfugier en cas de besoin.

 

Un drôle de bruit lui répondit. Un bruit qui ressemblait fort à un dérapage. Alerté, il fit volte-face et vit Camille un pied dans le vide, les bras tendus à l'horizontale, qui se tenait en équilibre à l'endroit où elle avait failli chuter. Une arabesque de survie. Et tout ceci, avec une exceptionnelle maîtrise d'elle-même.

 

-        Une danseuse, tiens donc, railla Michaël en essayant de masquer sa frayeur – son cœur avait failli lâcher dès qu’il avait compris. Comme c'est pratique quand on est à deux doigts de se rompre le cou soixante mètres plus bas.

 

Le regard perçant de Camille aurait suffi à faire taire n’importe qui d’autre que Michaël. Voyant qu’elle ne parvenait pas à le déstabiliser, elle se redressa gracieusement, puis plongea dans une révérence ironique. Michaël sourit et sut dès ce moment-là que Camille Laurier serait l’un de ses meilleurs éléments.

 

-        Tu iras loin, Camille. Ce n’est pas comme Marc-Antoine, paix à son âme, qui s’est tué il y a six mois en glissant. Il aurait mieux fait d’être une fille. Les filles sont trop intelligentes pour tomber des toits de Paris.

 

 

Camille se réveilla en sursaut. Elle était frigorifiée et souffrait d’un terrible mal de dos. Tout en frottant frénétiquement ses bras, elle regarda autour d’elle d’un air pommé. La mémoire lui revint en découvrant les cheminées plates et tordues, les antennes et les toits de Paris qui l’encerclaient. Après avoir dérobé le poignard de Michaël et lui avoir donné une bonne leçon de vie, elle avait pris la fuite. Étonnamment, le chef des Espions avait vite battu en retraite et n’avait pas cherché à récupérer sa relique. Camille avait erré dans Paris toute la journée, évitant coûte que coûte les endroits susceptibles d’être fréquentés par Joël Ajacier, qui avait dû partir à sa recherche entre temps. Elle avait fini par se réfugier sur les toits de Paris, et plus précisément, sur le toit voisin d’une antenne de la Préfecture de Police, située sur quai de Gesvres. C’était tout de même risqué : la Seine la séparait à peine d’une ruche menaçante remplie de flics, tous regroupés sur l’île de la Cité et dont notamment au «Â 36 ». Mais Camille était bien cachée. Et puis, elle était si petite dans l’immensité parisienne, si petite et si insignifiante, et les gens n’avaient tellement pas l’habitude de lever la tête, qu’elle se sentait en sécurité.

 

Là, sur les toits de Paris, elle avait beaucoup réfléchi. D’abord, elle avait pleuré, l’image de Joël et Douceur ne cessant d’apparaître dans son esprit. Elle s’était consolée comme elle l’avait pu avec la chemise de son ex-petit ami qui portait encore son odeur. Quand elle s’était enfin calmée, elle avait sorti le poignard de Michaël et l’avait longtemps observé. Elle n’y connaissait rien en arme blanche, mais assurément, celle-ci était une belle pièce. D’une quinzaine de centimètres, le poignard était doté d’un double tranchant redoutable, la lame étincelait comme neuve, et le manche en argent rendait l’objet encore plus lourd que l’Espionne ne l’aurait cru. Quelle était l’histoire de ce poignard ? Comment Michaël se l’était-il procuré ? Pourquoi avait-il tant de valeur à ses yeux ? Des questions pour le moment sans réponses.

 

Tout en l'observant, Camille avait réfléchi à ce qu'elle allait faire désormais. L'heure était enfin venue de mettre en place ses projets. Des projets qui avaient mijoté pendant plusieurs années et qui maintenant étaient cuits à point. Seulement, la journée avait été si rude qu'un terrible mal de tête avait fini par la gagner, et elle s'était endormie contre une cheminée avant même de les mettre à exécution – d'où son dos qui la faisait souffrir.

 

La nuit avait porté conseil à Camille. Quand elle finit par reprendre ses repères, elle voulut bouger, mais tout son corps était endolori. Elle prit sur elle et retourna tout de même sur la terre ferme. Elle avait beaucoup de choses à faire : remettre sa démission au lycée et à l'inspection académique, essayer de négocier avec l'EGE pour son passage d'examen (tout en évitant si possible Joël Ajacier) et mettre en marche la première phase de son projet. Et trouver un toit. Mais un toit avec un appartement en option si possible.

 

À la fin de cette deuxième journée, Camille avait réglé tous ses problèmes. Tous ses projets s'articulaient. Elle savait maintenant ce qu'elle allait faire, où elle allait aller et à peu près comment elle allait se venger de Michaël. Et elle trouva même un toit. Enfin, son colocataire ne savait pas encore qu'il devrait partager son appartement, mais l'Espionne avait pensé que cet homme, qu'elle avait entr'aperçu sortir d'un commissariat de police et qui lui avait fait immédiatement bonne impression, ferait l'affaire. Elle l'espionna toute la journée, découvrit l'immeuble qu'il habitait, se renseigna sur lui, et dès le lendemain, elle passa à l'attaque.

 

Ses projets débutaient officiellement.

 

 

En matière de célibat, Daniel Bussière en connaissait un rayon. Lui-même le pratiquait sérieusement et ne s’en plaignait pas. Non pas qu’il ne possédait pas un physique agréable (grand, bien bâti, châtain aux yeux verts, il faisait partie de la catégorie «Â beaux gosses »), ni qu’il était gay, il n’avait juste pas le temps et l’esprit pour une femme. Ce trentenaire était d’abord flic, et son boulot passait avant tout. Les femmes ne l’intéressaient pas plus que pour une partie de galipettes – et encore, alors son statut de célibataire endurci ne le dérangeait pas plus que ça. En fait, il fallait bien l’avouer, Daniel n’avait jamais trouvé l’âme sœur sinon que des femmes plus ou moins insupportables qui ne visaient que son porte-monnaie. Ce soir-là, le malheureux ne savait pas encore ce qui allait lui tomber sur la tête, alors qu’il quittait le commissariat et rentrait chez lui la nuit tombée.

 

Il gagna son immeuble au bout d’une demi-heure et poussa la lourde porte avec un grand soulagement. La journée avait été épuisante, il ne traînerait pas une fois rentré, une douche bouillante et son lit bien douillet, et qu’on ne vienne pas le faire chier pour une urgence à trois heures du matin. Alors qu’il atteignait le palier de sa porte, au second étage, il remarqua que quelque chose clochait. Fatigué, il s’ébouriffa les cheveux et jeta un œil à la serrure. Elle avait été forcée.

 

Daniel fronça les sourcils, avant de décider d’entrer avec prudence dans son appartement. Il dégaina son arme de service et poussa la porte déverrouillée dans un grincement languissant, puis pénétra à pas lents dans la pièce principale plongée dans le noir. À peine eut-il franchi le seuil qu’on claqua violemment la porte derrière lui. Surpris, il n’eut pas le temps d’anticiper le coup de pied sur son poignet qui le fit lâcher son revolver, et encore moins la créature de cinquante kilos qui bondit sur lui. Le poids sur son dos le fit tanguer et faillit le faire basculer. La chose qui s’agrippait à lui luttait férocement pour le maîtriser et Daniel crut percevoir les formes d’une petite femme. Ils se débattirent encore, mais elle reprit le contrôle du flic en une poignée de secondes. Ses deux jambes s’enroulèrent autour de sa taille et elle glissa un bras autour de son cou pour l’immobiliser. De sa main libre, elle le bâillonna. Il crut qu’elle allait l’étrangler, mais le sort qu’elle prévoyait pour lui était bien pire encore : tel un serpent, le bras qui le serrait glissa et bientôt, il sentit la lame glacée d’un redoutable poignard appuyée sur sa gorge.

 

-        Je te conseille de te taire et de ne pas bouger, menaça alors une voix derrière son oreille. Au moindre geste, ta tête commence une carrière solo.

 

Daniel abandonna toute tentative de protestation. Le sérieux de son agresseur l’inquiétait.

 

-        Mon nom est Camille Laurier, je suis une Espionne et je compte bien que tu me rendes un petit service. J’ai l’intention de venir vivre ici et je veux que tu m’héberges. Bien entendu, un mot à tes petits copains et t’es foutu. Comme c’est donnant-donnant, et parce que je ne suis pas une profiteuse, je te jure de payer ma part de loyer contre ton canapé et ton silence. J’accorde également ma protection à ceux qui m’aident. Je ne te ferai pas de mal si tu respectes seulement ta promesse. Quant à moi, je tiendrai la mienne, car une parole est une parole. Entendu, Daniel Bussière ?

 

Il déglutit tant bien que mal, tandis que son esprit hurlait de répondre par la négative. Mais que pouvait-il faire d’autre ? Une Espionne ! Chez lui ! Il devait accepter sa proposition et agir plus tard. Peut-être pourrait-il l’apprivoiser et ensuite trouver un moyen pour se débarrasser d’elle ou alors… Il y avait forcément une solution pour le sortir de ce pétrin. Il ne pouvait pas se laisser aller à conclure un marché avec le Diable. Peut-être qu’en négociant…

 

-        Pourquoi j’accepterais de vous aider ?

-        Parce que je crois que tu n’es pas en mesure de refuser. Et en plus, je suis une Espionne honnête. Si je dois te poignarder, ce ne sera pas dans le dos, mais en face à face. Tu n’as pas le choix, Daniel Bussière. C’est ça, ou je te tue.

-        D’accord, répondit le flic après un silence de réflexion – la tentative de négociation était vite tombée à l’eau.

-        Bien, lâcha la voix, très satisfaite.

-        Vous pouvez descendre de là, maintenant ?! Vous n’êtes pas un poids plume !

-        Oui, oui, mais n’essaie pas de me flinguer dès que je te lâche, sinon ta tête…

-        Ma tête fera une carrière solo, j’avais compris, merci !

 

Daniel ne put retenir un soupir de soulagement lorsque la petite femme sauta à terre. Il avait terriblement mal aux reins à cause de cette garce qu’il s’offrit un petit massage rapide. Quand Camille Laurier appuya sur l’interrupteur, il se tourna pour découvrir le visage de son agresseur. Daniel resta sans voix. Une gamine ! Il s’était fait avoir par une gamine ! Il avait imaginé une femme absolument terrifiante, mais jamais il n’aurait pu croire qu’une Espionne d’une aussi grande «Â envergure » put être âgée d’une vingtaine d’années ! Camille Laurier remarqua son malaise et lui offrit son plus beau sourire enfantin, tout en jouant avec le poignard de Michaël.

 

-        Oui, je sais ce que vous pensez. Ça surprend toujours.

-        Euh… Les Espions sont tous comme ça ?

-        Non. Je suis la seule. La plus jeune, mais aussi la plus intelligente, la plus géniale et la plus maligne.

-        Et la plus modeste visiblement.

-        Les autres ? continua Camille sans l’écouter. Pfft ! Des incapables. Tu as devant toi la plus redoutable.

-        Rassurant.

-        Du moment que t’es de mon côté, t’as pas à t’en faire.

 

Déjà, elle prenait ses aises. Daniel la regarda s’étirer et bâiller à s’en décrocher la mâchoire si bien qu’il se sentit mal à l’aise. Il aperçut son arme de service traîner sur le tapis, un peu plus loin, mais il n’osa pas le ramasser de peur que l’Espionne se braquât. Mais pour l’heure, Camille Laurier se frottait les yeux comme une enfant de cinq ans.

 

-        Bon, je vais pieuter, moi. N’essaie pas de venir me flinguer dans mon sommeil, tu pourrais le regretter. Oh, bien entendu, j’utilise ton canapé, mais ne crois pas que tu vas t’en sortir comme ça ! Je négocierai ton lit dans quelques semaines. J’attends un peu par politesse. Allez, bonne nuit !

 

Le plus incroyable dans tout cela, c’est qu’elle avait déjà pris ses repères dans l’appartement de Daniel, et préparé son lit de bonne fortune. Toujours aussi sidéré, le flic assista à la scène suivante, impuissant : elle s’installa sur le canapé comme si de rien n’était et tapa sur un coussin déniché au préalable dans l’armoire pour le bomber. Il n’y croyait pas, il devait forcément rêver, il n’allait pas partir se coucher en laissant une Espionne dans son salon, enfin ? Il n’allait quand même pas se laisser dominer de la sorte par une gamine sous son propre toit ?!

 

-        Euh, t’es gentil, mais j’aimerais un peu d’intimité pour me changer, si t’y vois pas d’inconvénients, reprocha sévèrement la jeune femme en s’arrêtant de fouiller dans son sac pour le foudroyer du regard. Va pieuter de ton côté, Bussière, et fous-moi la paix.

 

Si.

 

 

Au petit matin, Daniel comprit pourquoi il avait si bien accepté la présence de Camille chez lui. Il y avait quelque chose chez cette fille mystérieuse qui l’attirait, mais il ignorait de quoi il s’agissait. Toujours était-il qu’on ne pouvait rien lui refuser, elle obtenait tout ce qu’elle voulait. De gré ou de force. Il avait eu un sommeil très agité et n’avait cessé de penser à elle, elle qui dormait juste dans la pièce à côté. Il la trouvait étrange pour une Espionne, bien que les Espions ne fussent pas assez connus pour être jugés ainsi, et cette impression allait se confirmer très vite. C’était l’heure du petit-déjeuner et il appréhendait le face-à-face avec Camille Laurier. Pire que ça, il ne s’imaginait pas un instant vivre avec elle pendant une durée indéterminée. Malgré l’angoisse qui lui retournait les intestins, il finit par se lever et prendre la direction de la cuisine. Une nouvelle surprise l’y attendait.

 

Debout devant les fourneaux, en chemise-culotte, Camille Laurier essayait vainement de préparer des pancakes pour le petit-déjeuner. À en croire l’odeur de brûlé, la jeune Espionne ne semblait pas maîtriser la poêle aussi bien que les poignards. Perplexe, Daniel resta dans l’encadrement de la porte à regarder la scène. Il entendit la jeune femme grogner, puis la vit taper du pied comme une enfant insatisfaite avant d’éteindre rageusement le feu. C’est à ce moment-là qu’elle le remarqua.

 

-        Tiens, t’es déjà là toi, nota Camille, déçue. Navrée, je voulais te faire une surprise mais… – elle désigna les pancakes cramés dans la poêle pour finir sa phrase. La prochaine fois, je me fais pas chier, j’irai acheter des pains au chocolat…

-        C’est une chemise à moi ? coupa Daniel en observant les jambes nues de la rouquine.

-        Mmh ? Non. Elle est à mon homme.

-        Si t’as un mec, qu’est-ce que tu fous chez moi alors ?

-        Longue histoire. Je te raconterai après. Regarde, j’ai fait du café ! Assieds-toi, que je te serve !

 

Daniel sentit de la fierté dans sa voix, et il ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Très contente d’elle, Camille s’appliqua pour verser le contenu de la cafetière dans un mug pendant qu’il s’exécutait en silence. Daniel regarda d’abord sa tasse, comme s’il imaginait le café empoisonné, mais sous le regard impatient de la rouquine, il se sentit obligé de boire une première gorgée. Qu’il recracha aussitôt. Face à ce deuxième échec, les épaules de Camille s’affaissèrent et sa déception fut plus grande encore.

 

-        J’ai trop forcé sur la dose ?

-        Non. Sur l’eau.

-        Ah, fit-elle d’une petite voix ridicule. Désolée. Je voulais te faire plaisir.

-        Me faire plaisir ? répéta Daniel, incrédule, qui ne reconnaissait pas la femme qui l’avait agressé la veille.

-        Ben oui. Tu as été gentil pour accepter que je vive avec toi.

-        Tu as failli me tuer.

-        Raison de plus, répondit Camille avec un sourire innocent.

 

Le reste du petit-déjeuner se déroula en silence. Daniel remarqua que la rouquine avait souvent l’esprit ailleurs, mais il était encore trop tôt pour qu’elle mesurât toutes les conséquences de sa fuite. Ainsi, Camille n’était pas vraiment triste, ni bouleversée. Ce n’est qu’après, quand elle invita le flic sur le canapé pour lui raconter toute son histoire, qu’elle se rendit elle-même compte de ce qu’elle avait fait. Elle lui raconta son enfance à Saint-Rémy de Provence, son adolescence, la maladie de sa mère, le déménagement à Paris, la mort lente mais certaine, Douceur, la rencontre avec Michaël («Â t’emballes pas, mec, c’est qu’un pseudo »), sa vie parmi les Espions, le deuxième déménagement à Bobigny, Joël Ajacier, les cerises roses de la cantine, Nathan et Eddy, Tonio, Joël, Vanille-Fraise, l’assassinat du concierge, Joël, le skate-parc, l’assassinat de son père, le cimetière, les terribles évènements de la gare désaffectée, l’hôpital, la cicatrice, Polichinelle, Monsieur Ajacier, les promesses, Joël, le troisième déménagement à nouveau à Paris, la vie commune, les études, les petits boulots, l’appartement, Douceur, Joël, Michaël sur le toit de l’immeuble d’en face, la peur, la fuite («Â qu’est-ce que tu racontes, je pleure pas, mais non, t’es con, j’ai de la poussière dans les yeux… »), la discussion, la faiblesse de Michaël, les projets, la nuit sur les toits de Paris, et enfin, comment elle avait vu en Daniel l’associé idéal («Â t’avais une bonne bouille, et en plus, t’es flic ») et son intrusion dans son studio. Une chance pour ce dernier qu’il ne travaillait que le soir, car Camille termina son récit en début d’après-midi, non sans lui avoir fait jurer de garder le silence sur tout ce qui se rapportait aux Espions.

 

-        Il faut que tu saches, Daniel, quoiqu’il se passe par la suite, que je serai la seule et unique responsable de mes actes. Si on t’accuse d’être mon complice, tu dois te défendre. Je ne veux pas que tu plonges avec moi. Tu diras que je t’ai menacé de te décapiter en échange de ton toit, que tu as été contraint de vivre avec moi, ce qui est vrai, et je confirmerai derrière. T’as rien fait, tu comprends ? Ce ne serait pas juste que tu trinques pour moi. Il ne faut pas non plus que tu me prennes trop en amitié. Je pourrais te décevoir un jour. Je finis toujours par décevoir les gens. Mais si tu as besoin de moi, je serai toujours là pour toi.  Je te l’ai promis et je tiendrai parole.

 

Dire que Daniel avait été insensible à l’histoire de Camille et à son dernier discours aurait été un mensonge. Au contraire, touché par son récit, il posait un regard nouveau sur les Espions et sur ce petit bout qui lui avait sauté dessus la veille. S’il avait peur, ce n’était pas pour lui, mais pour elle. Elle refusa de lui avouer ne serait-ce qu’une miette de ses projets, mais il devinait que cette fille meurtrie irait loin.

 

Probablement trop loin.

 

 

Très vite, au fur et à mesure que le temps passait et que Daniel apprit à mieux la connaître, les sentiments de ce dernier vis-à-vis de Camille changèrent. Radicalement. D’une menace, d’une Espionne, elle était devenue une amie, une très bonne amie, puis une trop bonne amie pour qu’elle ne fût à ses yeux qu’une seule amie. Lui qui était d’habitude si sévère envers les femmes, il trouvait celle-ci épatante, drôle, intelligente, séduisante, chiante aussi (surtout), mais c’était un véritable bonheur de vivre avec elle. Ou presque.

 

-        Rah, bordel Camille ! Encore tes putains de cheveux ! Tes cheveux dans le siphon de la douche et du lavabo ! Mais tu le fais exprès ou quoi ?! Va falloir toute une journée pour déboucher tout ça ! File-moi le Destop ! Je te préviens, la prochaine fois, tu t’en occupes !

 

Durant les mois qui suivirent leur rencontre, Camille eut tôt fait de convaincre Daniel de déménager dans un appartement plus grand. Elle en avait assez de dormir sur le canapé et le flic refusait systématiquement toute tentative de négociation où son lit était en jeu («Â Mais pourquoi ?! » s’écriait Camille, scandalisée, en le poursuivant dans le studio. «Â Parce que tu m’as mis un poignard sous la gorge » répondait-il toujours, très calme). Daniel constata aussi que l’Espionne avait tenu parole et qu’elle payait rubis sur ongle sa part de loyer. En effet, la jeune femme s’était trouvé un petit boulot de serveuse dans un café parisien en attendant de dénicher un emploi plus sérieux. Son colocataire l’imaginait difficilement dans ce métier-là, étant donné que Camille n’était pas très réputée pour sa serviabilité et son relationnel… mais il fut tout bonnement surpris lorsqu’il se rendit sur son lieu de travail pour la taquiner. Elle faisait beaucoup d’efforts pour être polie et gentille (en un mot : adorable), et elle était même parvenue plusieurs fois à persuader des clients à reprendre un café… sans les menacer de mort, ce qui était quand même absolument incroyable.

 

Durant son temps libre, quand elle n’espionnait pas Joël Ajacier, elle faisait les boutiques, s’habillait à la mode, mais sans trop la suivre, se créait son propre style, ses propres charmes, peaufinait son projet professionnel, pointait au Pôle Emploi et passait des entretiens d’embauche dans le dos de Daniel. Jusqu’au jour où elle trouva un travail. Un vrai travail.

 

Le facteur venait de passer et Camille avait galopé jusqu’à la boite aux lettres pendant que Daniel préparait le déjeuner dans la cuisine. À son retour, il remarqua qu’elle avait comme à son habitude déchiré toutes les enveloppes pour les ouvrir, même celles adressées à lui. Ni une, ni deux, elle sauta sur le flic, manquant de renverser la casserole remplie d’eau bouillante, et lui colla une lettre sous les yeux tout en lui criant dans les oreilles :

 

-        Danou ! Ça y’est, Danou, regarde, j’ai un boulot ! Un vrai boulot supergénial bien payé ! Un CDI ! Regarde, Danou, regarde !

-        SNCF, répéta Daniel, effrayé, en reconnaissant le logo en haut de la lettre.

-        Oui ! J’ai réussi tous les entretiens, tous les tests psychotechniques ! Mais qu’est-ce que je suis excellente, franchement !

-        C’est une superbe nouvelle, Cam’, mais qu’est-ce que tu vas foutre à la SNCF au juste, à part faire grève ?

-        Hé oh, menaça l’intéressée, ne crache pas sur ma boîte. Je ne vais pas faire grève d’abord. Je suis allergique à la grève. Nononon, mon Danou, je vais être agent commercial dans les trains !

-        Agent commercial dans les trains ?

-        Oui. Contrôleur SNCF, quoi !

-        Nan ?!

-        Si !

-        Toi ? Impossible !

 

La rouquine se renfrogna et saisit la louche pour taper sur le crâne du flic. Heureusement, ce dernier parvint à s’en emparer avant qu’elle ne l’assommât.

 

-        Au cas où tu trouverais que je ne suis pas faite pour ce poste, sache que c’est au contraire l’avis de mes recruteurs. J’ai insisté sur mon boulot de serveuse, comme quoi j’étais hyper à l’aise avec les gens…

-        Mais tu n’es pas hyper à l’aise avec les gens, Camille.

-        Que j’avais du sens commercial…

-        Tu sais même pas te faire des pourboires convenables.

-        Que j’aimais voyager et que j’étais très disponible.

-        Quand il s’agit de te dévisser de devant Bob l’Éponge, laisse tomber !

-        Que j’étais hyper aimable.

-        Tu es la plus désagréable rouquine de Paris.

-        Que j’avais beaucoup de sang-froid et que mon caractère m’aiderait à venir à bout des fraudeurs.

-        Ah. Là, je suis d’accord. Tu comptes les menacer avec ton poignard, eux aussi ?

-        Non, je leur péterai les dents avant de les balancer sur les rails pour qu’un TGV les déchiquette, c’est tout. Mais bon, ça reste entre nous, mes recruteurs ne sont pas au courant.

 

Voilà donc sur quelles notes Camille Laurier commença sa carrière d’agent commercial à bord des trains de la SNCF. Et malgré les taquineries et les doutes de Daniel à ce sujet, ce poste était taillé sur mesure pour elle. Car il s’avéra qu’elle était effectivement douée pour choper les fraudeurs et leur faire rendre des comptes, même lorsqu’elle était la seule à bord (et donc lorsqu’elle portait la casquette de chef, ce qu’elle adorait par-dessus tout). Il suffisait de voir sa prime à la fin du mois qui correspondait aux amendes qu’elle avait collées aux petits impertinents qui ne payaient pas leur billet de train.

 

Et comme Camille l’avait prévenu, elle ne fit jamais grève. Ses collègues cheminots et syndiqués ne comprenaient pas cette absence de révolte sur les conditions de travail, parfois véritablement éprouvantes, et Camille ne se privait pas de les réprimander à chaque fois qu’un avis de grève était déposé. En outre, le métier de contrôleur était si fatigant qu’il avait l’avantage d’offrir à Camille un ou plusieurs jours de repos entre ses services, ce qui lui permettait donc de continuer d’espionner Joël Ajacier, qui avait prêté son serment d’avocat entre temps.

 

Camille et Daniel parlaient souvent de Joël. Ou plutôt, Camille parlait si souvent de Joël que Daniel connaissait sa vie sur le bout des doigts. Il était très difficile pour elle de refuser tout contact avec le jeune homme. Elle l’épiait durant son temps libre, mais son cœur ne s’en contentait pas (c’était tellement horrible de le voir si malheureux) et continuait de se déchirer. Les soirs où elle se sentait au plus mal, elle pleurait dans son lit et partait ensuite dormir dans celui de Daniel, qui la réconfortait comme il le pouvait. Le flic savait qu’il ne remplacerait jamais Joël Ajacier, alors il se contentait de garder ses sentiments pour lui et d’apprécier Camille en bonne amie. Il oublia même que Camille était une Espionne.

 

Il n’aurait pas dû.

 

 

Et puis un jour, Camille dériva.

 

Daniel n’avait jamais trop su de quoi retournaient vraiment ses projets. Tout s’éclaira sur la nature de ceux-ci un matin, très tôt, alors qu’elle rentrait d’une sortie nocturne, livide, le regard sans vie et la bouche tremblante. Quand elle aperçut Daniel, qui se préparait déjà pour se rendre au commissariat, elle se raidit, croyant qu’il dormirait encore. Le flic s’inquiéta aussitôt pour elle et lui demanda ce qui n’allait pas, mais Camille lui lança un regard effrayé, ôta son pull, peu soucieuse d’apparaître en soutien-gorge devant lui, et se réfugia dans la salle de bain. Jamais il ne l’avait vue dans une telle panique. Désorienté, il se baissa et ramassa le pull qui gisait sur le sol. En l’examinant de plus près, il remarqua les manches tachetées de sang. Dès lors, il comprit tout de ses projets.

 

Terrifié à l’idée que Camille commît une nouvelle bêtise, Daniel tambourina à la porte de la salle de bain qu’elle avait pris soin de verrouiller. Il n’eut aucune réponse. L’eau de la douche coulait, mais rien n’indiquait que l’Espionne était bien vivante. Il ne lui restait plus qu’une solution : forcer la porte, et il était plutôt doué pour ça. En deux temps trois mouvements, la porte céda et il pénétra dans la pièce, affolé. Sur le carrelage, il vit le reste des vêtements de la jeune femme jetés à la hâte et inévitablement, le poignard de Michaël ensanglanté. Derrière les parois de la douche, la silhouette de Camille était assise, jambes repliées contre elle.

 

-        Camille ? Ça va ? Tu es blessée ? s’inquiéta Daniel, attrapant la première serviette qui passait par-là.

 

Il hésitait visiblement à ouvrir les portes de la cabine de douche, intimidé à l’idée de se retrouver face une Camille nue. Pour unique réponse, la jeune femme leva le bras pour fermer le robinet d’eau chaude et renifla bruyamment. Le flic jeta alors la serviette par-dessus la paroi et attendit une poignée de secondes qu'elle s'enroulât comme un sushi. Quand il ouvrit la cabine de douche, elle se jeta dans ses bras pour pleurer abondamment. Il fut vite rassuré sur un point : la rouquine n’était pas blessée.

 

-        Qu’est-ce que t’as fait Camille ? murmura le flic, le regard rivé sur le poignard.

 

Et à l’Espionne de répondre, entre deux sanglots :

 

-        Je l’ai tué, Danou.

 

 

-        Je recommencerai.

-        Je t’en empêcherai.

-        Je te blesserai si tu oses.

-        Camille…

-        Ne m’oblige pas à en arriver là.

-        T’es dans la merde, Cam’, dans la merde ! Et si tu continues, tu vas t’enfoncer !

-        Il a tué mon père. Ils étaient deux, et j’en ai tué qu’un. Je trouverai le deuxième, et je le tuerai aussi.

-        Je t’en prie, ne fais pas ça…

-        J’ai juré sur le corps de mon père que je me vengerai. Je le ferai. Et je fais d’une pierre deux coups. Plus j’en buterai, plus je pourrirai la vie de Michaël. Et un jour, son tour viendra. Je le tuerai, lui aussi. Avec son propre poignard. Mais avant, je veux m’amuser et le voir tomber. Je l’ai à ma botte, tu comprends ?

-        Non mais oh, est-ce que tu t’entends parler ?!

 

Daniel tapa du poing sur la table, mais il ne réussit pas à faire sursauter Camille Laurier, imperturbable lorsqu’il s’agissait de ses projets. Elle était restée plongée dans le silence jusque-là, et ce n’était qu’aujourd’hui qu’elle s’était sentie d’en parler avec son meilleur ami. Une semaine s’était écoulée depuis le meurtre, et l’Espionne ne reprenait de la graine que maintenant. Bien qu’au début horrifiée par ce qu’elle avait commis, elle était maintenant revigorée et décidée à aller plus loin encore. Elle avait brûlé le pull tâché de sang et soigneusement nettoyé son précieux poignard. Le corps avait été retrouvé tout juste avant-hier. Sur les toits de Paris.

 

-        Et tu peux m’expliquer ce que vous foutiez sur les toits de Paris d'abord ?

–        Longue histoire. Mais en théorie, je n’ai laissé aucune trace derrière moi. Maintenant, dis-moi Danou, combien de temps il faudra aux flics pour me retrouver ?

–        Combien de temps ?! Mais Camille, ça, je ne peux pas le savoir ! La Brigade Criminelle prend tout son temps pour résoudre un meurtre. Et ça risque d’être d’autant plus long si tu n’as pas laissé de traces et qu’ils ne trouvent aucun suspect. Ils vont d’abord enquêter sur la victime, faire le tour de son entourage, apprendre sa vie par cœur. S’ils ne découvrent pas qu’il était au moins un Espion, ils ne vont pas aller bien loin et l’affaire pourrait être classée sans suite à moyen terme.

–        Oh bah ça va alors, lâcha Camille, soulagée. Je suis sûre que sa femme ne sait même pas qu’il en était un. C’est le genre de chose qu’on ne dit pas à son conjoint si on veut le voir rester vivant.

–        Joël le savait bien, lui.

–        Je ne lui ai rien dit la première fois qu’on est sorti ensemble, et de toute manière, je ne lui aurais jamais rien dit s’il ne l’avait pas découvert malgré lui. Enfin bon, le principal, c’est que je ne devrais pas me faire coffrer pour le moment. C’est tout ce qui compte.

–        Et quand est-ce que tu vas t’en prendre au deuxième ? demanda le flic, blasé.

–        Mmh… Tu dis que la Crim’ va prendre son temps ? Très bien. Alors, moi aussi. Bon, allez, je me tire.

–        Tu vas où ?

–        M’inscrire à l’autoécole. Je veux passer mon permis moto.

–        Quoi ?!

 

 

Séb était l’un des Espions prometteurs de Michaël. Jeune, en parfaite santé, intelligent et même séduisant, il avait été recruté pour toutes ces qualités-là par l’Espion en chef alors que celui-ci prenait le temps de préparer son grand retour dans la société. Séb sentait que Michaël plaçait ses espoirs en lui et il se voulait à la hauteur. Il ferait son maximum pour ne pas le décevoir.

Séb n’avait jamais connu Camille Laurier, mais il en avait entendu beaucoup parler. Tous, à l’exception de Michaël, lui avaient recommandé de se méfier d’elle. On lui avait raconté son histoire, sa trahison, si bien qu’il avait compris pourquoi il ne fallait mieux pas évoquer son nom devant le grand patron. Au début, on la lui avait décrite comme «Â pas terrible », mais on lui avait glissé que s’il devait se trouver un jour face à elle, il la reconnaitrait certainement comme une femme aux cheveux rouges pétants qui saurait sa véritable nature sans qu’il la lui révèle.

 

Puis vint le jour où Séb et ses collègues apprirent que Camille Laurier avait dérobé le poignard de Michaël. Ce dernier, toujours très frustré, les avait réunis et leur avait fait une curieuse déclaration, d’autant plus curieuse que le chef des Espions n’eût pas pour habitude de tenir ce genre de discours : «Â J’ai sous-estimé Camille Laurier, et elle me l’a bien rendu. Je ne sais pas encore comment je vais récupérer le poignard, mais je vous déconseille d’essayer de le faire à ma place. Si l’envie vous prend de vous mesurer à elle, méfiez-vous, c’est la plus dangereuse d’entre nous ». Et quand Séb avait demandé discrètement plus de détails sur la fameuse Camille Laurier à un de ses collègues, Nathan, ce dernier l’avait mis en garde contre la roublardise de l’Espionne («Â Fais gaffe, mec, c’est une garce »). Bref, Camille Laurier était une légende pour tous ceux qui ne l’avaient jamais rencontrée, mais tous, même les plus anciens, ne s’imaginaient pas à quel point elle était une menace comme le prétendait Michaël.

 

Et puis, aujourd’hui, il fit enfin sa rencontre. Il se déplaçait dans Paris à moto et alors qu’il traversait le neuvième arrondissement, un feu rouge arrêta la circulation sur le boulevard des Capucines. Séb slaloma entre les voitures pour gagner le début de la file et posa un pied à terre en attendant la lueur verte qui l’autoriserait à poursuivre sa route. L’air absent, il observait les voitures d’en face s’engager sur l’avenue quand un sifflement le fit sursauter.

 

–       Hey beau gosse !

 

Séb tourna la tête, étonné. À sa gauche, sur une superbe moto flambante neuve, une femme habillée en noir – toute aussi superbe que la moto – l’avait hélé. Elle lui lança un sourire carnassier, puis ôta quelques secondes son casque pour lui révéler son visage. À la vue de ses cheveux acajou, il comprit aussitôt à qui il avait faire. À moins qu’il y ait eu une erreur ? Après tout, on ne lui avait jamais dit que Camille Laurier était sexy !

 

–       On fait la course ?

 

Le feu passa au vert et l’Espionne démarra au quart de tour dans un pet-pet-pet-peeeeet assourdissant. Sans hésiter, Séb se lança aussitôt à sa suite et décida de la suivre à travers les carrefours parisiens. Il aimait les défis et voulut relever celui-là. Il avait tout à gagner : la peau de Camille Laurier, le poignard, la reconnaissance de Michaël. Aveuglé par la vitesse et les récompenses qu’il imaginait déjà obtenir, il ne se doutait pas qu’il allait perdre quelque chose de bien plus précieux encore.

 

Sa vie.

Sur les toits de Paris.

 

 

Depuis quelque temps, Camille Laurier s’était découvert une faiblesse (une faiblesse, par tous les saints !). Les boutiques. Elle-même se choquait d’avoir succombé à la tentation de faire comme les autres femmes. Tout l’attirait : les robes, les chaussures, les bijoux fantaisie… et même le maquillage ! Depuis qu’elle avait si bien compris comment influencer et faire plier les hommes comme Michaël, se pouponner était devenu indispensable (et puis, c’était très agréable de se bichonner, finalement). Cela était tellement nécessaire que ça figurait désormais dans son plan.

 

Les mains dans les poches, Camille marchait dans Paris, à l’affût de la petite merveille qui ferait sensation dans sa garde-robe. Une vitrine attira son attention et elle ralentit aussitôt le pas. Elle admira par-dessus ses lunettes de soleil les chaussures en exposition qui éclairaient à elles seules la rue tant elles étaient belles. Elle voulut entrer dans la boutique pour approcher d’un peu plus près ces petits bijoux, mais le souvenir de la dernière gueulante de Daniel l’arrêta devant la porte du magasin. Son colocataire en avait assez des nouvelles chaussures qu’elle rapportait chaque semaine. Il estimait que vingt paires étaient de loin suffisantes, et qu’il avait assez vu de talons pour toute sa vie présente et les huit autres qui l’attendaient (car Daniel se persuadait qu’il en vivrait neuf, comme les chats).

 

Alors, bien que déçue, Camille passa son chemin. Elle commença à réfléchir au nombre de robes qu’elle pourrait ramener à la maison avant que Daniel ne mît à nouveau le holà sur tout ce qui rentrait chez eux en infraction («Â Putain Camille, on est à Paris, on ne peut pas gaspiller la place comme ça ! Alors, NON, on ne t’achètera pas une deuxième penderie ! Tu fais chier à la fin, t’en as pas assez là ? Quoi ? Que tu mettes tes pantalons dans mon armoire ? Ben voyons, mais bien sûr ! … Euh Camille, t’emballe pas, pose tes jeans, c’était de l’ironie. Ça voulait dire non. Et puis quoi encore ?! Moi vivant, jamais tu stockeras tes tissus dans mon armoire ! Et range ce poignard ! »)… lorsqu’elle manqua de percuter un homme devant elle. Un homme qui faisait barrage. Étonnée, et surtout revenant de loin, elle leva la tête et reconnut difficilement Nathan, son vieil ennemi d’antan. Les années l’avaient bien changé, mais au fond, c’était toujours le même. Toujours ce regard aussi dur et ce visage aussi sombre. Michaël avait vraiment fait du bon travail sur lui. Elle hésita entre lui sauter au cou pour lui pourrir sa journée ou déboutonner le haut de son chemisier en toute discrétion. Elle choisit pour la seconde option, mais Nathan ne manifesta strictement aucun intérêt à son décolleté et Camille finit par se sentir un peu vexée.

 

«Â Bonté divine, ce mec est encore plus insensible que moi… C’est un robot ou quoi ?! »

 

Nathan pointa le pouce derrière lui sans un mot. Camille se mit sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule et vit, à l’angle de la rue, Michaël. Elle poussa l’Espion, qui la suivit sans un mot jusqu’au grand patron. La jeune femme devina qu’elle ne pourrait pas jouer avec Michaël, et que c’était sans doute la raison de la présence de Nathan avec lui.

 

–       Ça alors, Michaël, quelle bonne surprise ! s’écria joyeusement la rouquine, les bras tendus devant elle pour lui faire un câlin. Tu me fais un bisou ?

 

Michaël resta de marbre et Camille tenta de baisser les bras en paraissant le moins ridicule possible. Elle fut également déçue de constater que son chemisier déboutonné ne faisait aucun effet sur lui. Bien. Elle devrait trouver autre chose la prochaine fois, et elle irait finalement s’offrir une robe courte avec des chaussures à talons hauts (Daniel finissait tard aujourd’hui, elle les cacherait sous son lit… avec la paire de la semaine dernière).

 

–       Alors, quoi de neuf ? lança naïvement l’Espionne. Ça va depuis le temps ?

–       Pas ici, gronda Michaël. Il y a un quai à deux pas d’ici, nous serons plus tranquilles pour discuter.

–       Vous allez me noyer dans la Seine ? Non, parce que si c’est le cas, je veux d’abord m’acheter les chaussures couleur framboise que j’ai vues tout à l’heure dans une vitrine.

 

Devant son air sérieux, Michaël et Nathan lui jetèrent un drôle de regard. Finalement, Michaël soupira et se mit en marche. Camille se sentit obligée de le suivre, escortée par son ennemi, mais sentait naître en elle une pointe de curiosité. Elle avait toujours superbement ignoré les quais de la Seine (et refusé les balades romantiques au bord du fleuve proposées par Joël Ajacier – c’était trop «Â public » et «Â guimauve » à son goût). Sur les toits de Paris, elle était la reine. Sous les ponts de Paris, c’était une autre histoire, il fallait bien le reconnaître. La jeune femme se promit de remédier à cette lacune si elle s’en sortait vivante.

 

–       Je dois reconnaître que c’est assez sympa comme coin, complimenta Camille en bonne touriste, alors qu’ils s’arrêtaient au bord de l’eau, sous un pont.

–       Venons-en aux faits, c’est l’heure des explications ! abrégea Michaël, qui laissa enfin éclater sa fureur. C’est quoi ce bordel ?!

–       Oula, ça va pas on dirait, tes maîtresses t’ont largué ?

–       Camille, arrête ! C’est quoi ce bordel sur les toits de Paris ?!

–       Ah. Ça.

–       Oui ! Ça !

–       Tssk-tssk, Michaël enfin, tu sais bien… Ces messieurs ont tué mon petit papa d’amour… Et comme tu n’as pas fait ton travail correctement à Bobigny, je reprends mes projets en cours de route, vois-tu. Sur les toits de Paris. Entre nous, c’est tellement plus romantique.

–       Je ne te parle pas d’eux ! Ces deux-là, c’était normal que tu les butes ! Je te parle des autres ! De ceux que tu as refroidis et qui ne t’avaient rien fait !

 

N’importe qui, étranger aux Espions, aurait été choqué par les propos tenus par Michaël. Le seul Espion auquel il était attaché s’appelait Camille Laurier. Il n’avait jamais materné les autres, ni eu d’affinités particulières avec eux. Ils étaient sous ses ordres et n’avaient que des comptes strictement formels à lui rendre, et tout fonctionnait très bien comme ça. Il reconnaissait même que Camille avait eu une bonne raison de mettre fin à la vie des hommes qui avaient assassiné son père à sa demande. Le chef des Espions avait toujours pensé que ces deux-là avaient vu leur espérance de vie réduite le jour où ils étaient passés à l’acte. Mais il n’aurait jamais cru que Camille Laurier serait vraiment capable de les refroidir. Il n’avait pas cru beaucoup de choses d’ailleurs.

 

–       C’est vrai, continua l’Espion en chef, en essayant de ne pas hausser la voix pour ne pas attirer l’attention des piétons sur le pont, je ne te reprocherai jamais de les avoir descendus. Mais enfin, les deux petits derniers que j’avais recrutés, j’y tenais ! C’est vrai aussi, j’ai merdé depuis le début et, pardonnez-moi pour cet affront Votre Majesté, je vous ai sous-estimée. C’est bon, arrête de refroidir mes hommes maintenant, tu l’as eu ta vengeance. Enfin, partiellement. Me tuer, c’est autre chose.

–       Mais Michaël, fit naïvement Camille, je commence tout juste à m’amuser ! Ne le prends pas comme une attaque personnelle, mais je ne compte pas m’arrêter là, tu sais. Tes hommes m’ont fait tellement de mal… D’accord, les deux petits derniers, je ne les connaissais pas, et j’aurais volontiers fait du petit plus jeune mon quatre heures, mais c’était uniquement pour t’embêter un petit peu, tu vois. Mais les autres, tu sais, ceux qui ne m’ont jamais écoutée, soutenue, ceux qui se moquaient de moi, m’insultaient, me frappaient (n’est-ce pas, Nathan ?) et qui m’ont sous-estimée comme toi, ceux-là, oui, bientôt ils vont me craindre.

 

Le ton était donné. Michaël devinait perceptiblement en Camille une soif de vengeance encore loin d’être assouvie.

 

–       Hé, d’abord, moi aussi, j’ai des choses à te demander. C’est quoi ce bordel avec le Ministre là ? C’était en quel honneur ce remake de l’accident de Diana, hein ?

–       Occupe-toi de tes oignons.

–       C’est mon oignon ! J’estime que j’ai le droit de savoir pourquoi t’as dézingué ce mec !

–       Camille, tu es fatigante.

–       C’est ça, change de sujet ! N’empêche que j’aurais aimé participer moi aussi, à ton petit attentat. Y’a pas que vous qui êtes des Espions, nom de Dieu, on doit prendre les décisions ensemble ! tempêta l’Espionne comme une enfant. Bref. Tout ça pour te dire que toute manière, je n’aurais pas eu le temps de t’aider dans tes tâches, je dois d’abord m’occuper de tes hommes. Et tu ne m’en empêcheras pas.

–       Je sais bien, c’est leur problème.

–       C’est un peu le tien aussi.

–       C’est pour cette raison qu’il faudra qu’on en finisse un jour, toi et moi, Camille.

–       Oui, un jour. Et ce jour-là, promis, tu récupèreras ton poignard.

 

Spectateur de cette scène, Nathan pensait différemment. Ces deux personnes qui se faisaient face, l’une résolue à tout détruire, l’autre désirant laisser-faire, n’avaient aucune envie d’en finir. Camille avait tellement eu d’occasions de s’en prendre à Michaël, Michaël aurait pu mettre fin à la vie de sa pupille en un claquement de doigts : il paraissait évident qu’ils repoussaient tous deux le jour fatal du règlement de compte. Le grand patron maudissait jour et nuit l’Espionne qui lui avait subtilisé son poignard, et l’intéressée mourait d’envie de venger son père, mais en finir maintenant, non, ce n’était pas possible. Il comptait pour elle, et elle comptait pour lui, voilà ce que comprenait Nathan, à l’écart du couple qui continuait de négocier la vie des Espions.

 

–       Au fait, on est toujours d’accord au sujet de Joël Ajacier ?

–       Hélas, je t’ai fait une promesse avant de savoir que tu allais liquider mes hommes un par un, et ça m’ennuie.

–       Michaël, intervint alors Nathan, je peux me charger d’Ajacier.

 

Le chef des Espions crut que Camille allait exploser le crâne de Nathan contre le mur. Elle se maîtrisa tant bien que mal et fit volte-face vers lui, folle de rage.

 

–       Michaël ! Si tu délègues Ajacier, tu ne reverras jamais plus ton poignard. Et je nous vends tous aux flics. Et je tue Nathan. Je l’ouvrirai et je disperserai ses organes partout sur les toits de Paris. Pour un Espion, ce sera une belle fin !

–       Je te trancherai la tête avant, répliqua froidement l’Espion.

–       Vos gueules ! s’énerva Michaël, dépassé. Camille, je le répète, Joël Ajacier ne m’intéresse plus. Pour être franc, je lui en veux moins qu’à toi. C’est une petite menace, mais une petite menace qui a toujours su rester discrète et qui sait tenir sa langue. Joël Ajacier ne nous a jamais trahis. Je dois avouer que tu l’as bien éduqué, Camille, et ça conforte ma position de ne pas m’en prendre à lui.

–       J’aime quand tu es clément comme ça, soupira l’Espionne, très soulagée, avant d’exagérer : ça te rend encore plus sexy.

–       Mais retiens bien que cet accord n’est pas définitif : si un jour, tu vas trop loin ou que tu me pousses à bout, je reviendrai sur ma parole.

–       Pff… Je me disais que c’était trop beau.

–       Autre chose qui me fâche, Camille.

–       J’ai perdu du poids ? s’inquiéta réellement la jeune femme.

 

Alors qu’elle tâtait ses hanches, un peu contrariée, Nathan se frappa le front et Michaël ne put retenir un soupir blasé. Camille Laurier avait décidément bien changé.

 

–       Tu vis avec un flic. Daniel Bussière.

–       Oui. Et ?

–       Inconsciente ! s’écria Nathan, irrité.

–       Danou est un allié.

–       On n’a pas d’allié dans la police, répliqua sévèrement Michaël.

–       Hé, mon coco, je t’arrête tout de suite. Toi, t’as des hommes sous tes ordres. Je sais bien que je suis exceptionnelle et très accomplie comme fille, mais je ne peux pas mener ma barque toute seule, abruti ! Non mais oh, tu crois quoi ?! Ça me blesse de le dire, mais j’ai des limites !

–       Qu’est-ce qu’il sait de nous ?

–       L’essentiel. Je me suis dit que si je t’avais déjà trahi une fois, je ne risquerais rien à lui dire deux ou trois trucs. Je sais, je suis une mauvaise fille, je n’ai pas tenu parole, tu me tueras deux fois la prochaine fois, d’accord ? Mais je peux t’assurer que je ne collabore qu’avec des hommes de parole. Flic ou pas. Danou est aussi sûr que Joël, tu peux me croire, je lui ai même fait prêter serment. J’ai entièrement confiance en lui.

 

 

–       Je ne comprends pas.

–       Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

–       Pourquoi tu as insisté pour que Joël Ajacier me voie.

 

Camille et Daniel marchaient côte à côte dans la rue. Ils venaient de se lâcher la main, après avoir traversé le même passage piéton que Joël Ajacier et sa maîtresse, dont l’appartement avait vite été repéré par l’Espionne. Tous deux avaient bien noté l’expression stupéfaite de l’avocat, mais le flic se demandait encore les raisons de cette machinerie. À sa droite, Camille rangea son téléphone portable dans sa robe combinaison vert anis et le regarda avec un air très sérieux.

 

–       Il viendra un jour où Joël Ajacier aura besoin de toi. S’il ne sait pas que toi et moi, on est de mèche, tu ne pourras jamais le protéger, et jamais il ne se confiera à toi. Tu vois, Danou, s’il arrive que je ne sois pas là et qu’il y a une urgence, une menace comme Michaël… Il faut que Joël sache en qui il peut avoir confiance. Maintenant qu’il t’a vu, il te reconnaitra partout. Ce mec reconnaitrait n’importe quel homme qui tient la main de sa copine. Si tu te présentes à lui, il saura que tu es forcément lié à moi. Ça le rassurera.

–       Si tu le dis… Mais attends un peu ! arrêta Daniel, soudainement intrigué par quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué jusque-là. C’est moi ou tu marches comme un canard ?

–       Non mais ça va pas ?! beugla la rouquine, offusquée. N’importe quoi, toi !

–       Mais si, regarde ! T’as fait de la danse classique ?

–       Mais non, pas du tout !

–       Arrête, on dirait un canard ! Un jour, je suis sorti avec une ballerine, alors je sais de quoi je parle !

 

Comme le flic avait les yeux fixés sur ses chaussures et sa démarche, elle les regarda à son tour. Elle tenta de placer ses pieds dans une meilleure position, plus droite, mais rien à faire : son gauche glissa à gauche et son droit… à droite. Elle s’avoua vaincue.

 

–       Bon d’accord… J’en ai fait. Un petit peu.

–       Quand tu dis «Â un petit peu », c’est pour être modeste ou c’est parce que t’as à peine touché un chausson de ta vie ? se moqua Daniel.

–       Mon pauvre, si tu savais… marmonna Camille, avant de se reprendre. Joël Ajacier n’a jamais rien remarqué.

–       Joël Ajacier n’était pas très observateur.

–       Joël Ajacier avait autre chose à regarder chez moi que mes pieds de canard tout abîmés.

–       T’en as fait longtemps ? Pourquoi t’as arrêté ?

–       J’ai pas envie d’en parler, lâcha l’intéressée, en voulant changer de sujet. Dis-moi Danou, tu m’as caché que tu jouais de la guitare, mais maintenant que je le sais, je compte bien que tu m’apprennes à en jouer.

–       Ah bon ?

–       Oui. J’ai fait beaucoup de choses dans ma vie, mais je n’ai jamais appris la musique.

–       T’as fouillé dans mon armoire, c’est ça ?

–       Bah… Disons que je cherchais une chemise à toi pour m’en faire un pyjama et…

–       Pas la peine de te fatiguer à inventer un bobard, Cam’, je ne suis pas né de la dernière pluie.

–       C’est fou ce que tu commences à bien me connaître.

 

 

Il était à peu près trois heures du matin quand Camille s’introduisit dans la chambre de Daniel. Ce dernier était rentré tard du commissariat de police et dormait profondément, bien heureux de récupérer de la bagarre entre jeunes qui avait mal tourné la veille. La jeune femme s’approcha du lit sur la pointe des pieds, posa un genou sur le matelas et embrassa la joue de Daniel. Malgré sa bonne volonté, elle lui donna sans faire exprès un coup de casquette Thalys dans le front qui le réveilla.

 

–       Cam’ ! pesta l’intéressé, grognon.

–       Je pars travailler, Danou.

–       Tu vas où ?

–       Amsterdam.

–       Et tu rentres… ?

–       Dans trois jours. J’arriverai dans la nuit normalement.

 

Il lui souhaita un bon voyage plein de sommeil et, après lui avoir promis de l’appeler, Camille récupéra sa valise, quitta l’appartement et se mit en route vers la Gare du Nord. À l’exception de quelques agents, la gare était quasiment déserte, mais l’Espionne savait que dans quelques heures, elle se transformerait en une véritable fourmilière, une ambiance qui lui donnerait tout le charme que Camille trouvait aux gares. Et pour cause ! La Gare du Nord s’élevait au premier rang des gares de France et d’Europe tant son trafic était important. Tirant résolument sa valise à roulettes, la jeune femme lança un dernier regard aux trains déjà en place, prêts à partir, et quitta la zone voyageurs. Dans un coin éloigné de l’habituelle effervescence des départs se trouvait l’Établissement Commercial Train, l’endroit où elle effectuait sa prise de service. Après avoir signé la paperasse habituelle, elle retrouva les collègues avec qui elle voyagerait, s’efforça de leur faire la conversation quelques minutes, puis partit enfin avec eux récupérer le Thalys qui leur était alloué.

 

Quelques heures plus tard, le train venait de terminer sa mise en place dans la gare et attendait ses premiers voyageurs. L’équipe de bord aux couleurs pourpres du Thalys, qui avait réalisé toutes les opérations de départ et vérifié notamment la sécurité à bord de l’appareil, se tenait dès à présent sur le quai pour accueillir les usagers. Alors qu’elle écoutait distraitement la voix mythique de Simone rappeler l’obligation d’étiqueter les bagages – phrase qu’elle connaissait par cœur tellement elle l’avait entendue, Camille balaya du regard le quai sur lequel les voyageurs se précipitaient pour monter à bord. Au milieu de tous ces visages, une tête blonde attira toute son attention. Elle écarquilla les yeux, d’abord incertaine de ce qu’elle avait vu, mais quand elle eut reconnu Michaël, en chair en os, se diriger vers le Thalys – son Thalys, elle sentit la panique la gagner. Il se trouvait beaucoup plus loin et monta dans une autre rame que la sienne, si bien qu’il ne se rendit pas compte de la présence de l’Espionne.

 

Ça alors, ne cessait de se répéter Camille, Michaël prenait le Thalys ! Mille questions se bousculèrent dans son esprit. Où allait-il ? Pourquoi faire ? Savait-il qu’elle travaillait à la SNCF ? Sûrement. Mais il y avait tellement de trains, de gares, de voyages et de personnel que c’était probablement un pur hasard qui avait fait réserver à Michaël une place en première classe dans le Thalys de Camille. Néanmoins, une fois la surprise passée, Camille vit là une excellente occasion pour taquiner le grand patron des Espions. Ce serait marrant de voir sa tête lorsqu’elle se pointerait devant lui en réclamant son titre de transport. Ravie par cette perspective, la jeune femme ne fit pas attention au passager qui se présenta devant elle pour monter à bord. Elle aurait mieux fait d’être plus vigilante, et peut-être aurait-elle pu ainsi aller se cacher pour éviter qu’il ne la vît.

 

–       Camille ? Bon sang, Camille, c’est bien toi ?!

 

L’intéressée ouvrit des yeux ronds. Elle s’était à peine remise de la présence de Michaël à bord que voilà Pierre Ajacier, planté devant elle, et qui semblait lui aussi abasourdi de la voir là. La première réaction de la rouquine fut de faire mine de ne pas le reconnaître en dépit de sa surprise.

 

–       Bonjour, Monsieur. Bon voyage, Monsieur.

 

Elle se hâta de monter dans le train pour prendre la fuite, mais le père de Joël réagit aussitôt et la rattrapa avant qu’elle ne s’enfonçât dans le couloir. Il lui saisit le bras et la força à le regarder. Monsieur Ajacier avait toujours eu du pouvoir sur Camille. Ce qu’il avait fait pour elle, quand Joël et Michaël l’avaient laissée tomber, plongeait l’Espionne dans un océan de dettes envers lui et plaçait Pierre dans une position de force qu’il n’était pas prêt de perdre. Camille savait qu’elle ne pourrait pas faire l’idiote pendant très longtemps, car Monsieur Ajacier, en plus d’être borné comme son fils, la connaissait par cœur et ne la lâcherait pas tant qu’elle n’aurait pas répondu à ses questions. À toutes ses questions.

 

–       Qu’est-ce que tu fais là ?! siffla le député, visiblement irrité.

–       J’ignore de quoi vous parlez, Monsieur. Vous devez vous tromper de…

–       Camille, je t’en prie !

 

Énervé, il lui arracha la casquette Thalys qui dévoila une Camille bel et bien vaincue. Elle balbutia, rougit, regarda tout autour d’elle, puis reprit de la graine et supplia le voyageur de faire preuve d’un peu de discrétion.

 

–       On a beaucoup de choses à se dire, Camille.

–       Je ne crois pas, Monsieur Ajacier.

–       Oh, et moi je crois que si. Tu as des explications à me donner.

–       Monsieur Ajacier, je ne peux pas vous parler pour le moment. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je travaille là, j’ai beaucoup de boulot et… Attendez Madame, je vais vous aider !

 

Ravie d’avoir une excuse pour lui échapper, la rouquine s’arracha de l’emprise de Pierre et accourut auprès d’une vieille dame qui tentait de monter dans le Thalys, non sans difficultés. Pour autant, le père de Joël ne quitta pas le couloir et attendit que Camille terminât ce qu’elle avait à faire. Il dut attendre encore, car à en croire l’équipe de bord qui vint trouver la jeune femme, le Thalys partait dans deux minutes et elle avait été chargée de passer les annonces au microphone. Tout en ignorant superbement Monsieur Ajacier, Camille décrocha le téléphone, s’éclaircit la gorge, se composa un sourire factice d’hôtesse de l’air et commença son grand discours sur un ton très professionnel :

 

–       Mesdames et Messieurs, bonjour. L’équipe Thalys, membre de l’alliance RailTeam, vous souhaite la bienvenue à bord du Thalys numéro 9315 à destination d’Amsterdam Central. Ce train desservira les gares de Bruxelles-Midi, Anvers, La Haye, Rotterdam, l’aéroport de Schiphol, et Amsterdam Central, son terminus. Selon les dispositions du plan Vigipirate, l’accès aux toilettes n’est pas possible avant le départ du train. Dans quelques instants, nous passerons dans les voitures contrôler vos titres de transport. Nous vous rappelons que pour être valable, votre billet doit être composté. S’il ne l’est pas, nous vous prions de venir immédiatement nous trouver en tête et queue de rame pour rétablir la situation. L’étiquetage de vos bagages est obligatoire afin qu’ils ne soient pas considérés comme perdus ou abandonnés. Pour terminer, nous vous informons que le bar ouvrira dans quelques minutes en voiture 14. Le service restauration vous propose diverses formules, petits-déjeuners, snacks, boissons fraîches et chaudes… et ouvrira dans quelques instants, je le répète, en voiture 14. Nous vous souhaitons un agréable voyage avec Thalys. Attention à la fermeture automatique des portes, attention au départ !

 

Dans son coin, Pierre Ajacier écarquillait les yeux. C’était la première fois qu’il entendait Camille débiter autant de mots en si peu de temps. Et elle recommença aussitôt, en anglais cette fois. Une fois la surprise passée, Pierre se demanda comment elle avait pu atterrir à la SNCF, elle qui était promise à une carrière plus brillante que le commercial à bord des trains. Mais en la regardant, il se rendit compte que Camille aimait vraiment ce qu’elle faisait et qu’elle s’appliquait beaucoup dans ses tâches. Dès qu’elle termina son annonce, un autre contrôleur prit le micro pour s’adresser en allemand et néerlandais aux voyageurs pendant que Camille ouvrait un petit panneau pour tripoter quelques boutons. Aussitôt, les portes coulissèrent et se fermèrent dans un claquement sonore. Il y eut un temps mort, le sifflement du chef de quai qui donnait son aval pour le départ et, enfin, le Thalys bougea un peu, puis glissa lentement sur les rails pour sortir de la gare.

 

Très vite, Monsieur Ajacier et Camille furent à nouveau seuls. Cette dernière promit à son collègue de le rejoindre rapidement pendant que les derniers passagers furetaient dans les couloirs à la recherche de leur place. L’heure était encore matinale et le train paraissait encore endormi, ce qui incita le député à chuchoter pour s’adresser à son ex-belle fille.

 

–       Camille…

–       Oui, Monsieur Ajacier, fit l’intéressée en s’adossant contre le mur, face à lui. Je suis à vous. Mais pas très longtemps. J’ai du travail. – Elle s’arrêta deux secondes puis reprit avec un sourire – Je suis contente de vous revoir, Monsieur Ajacier.

–       Et moi donc ! Ça fait longtemps que tu travailles ici ?

–       Bientôt trois ans, répondit Camille, légèrement étonnée qu’il posât cette question en premier. Bon, j’avoue que ça n’a rien à voir avec l’intelligence économique, mais c’est un boulot intéressant, je voyage, je gouverne, je colle des amendes, j’ai un bon salaire et j’ai des jours de repos. Je ne me plains pas. Comment se porte Madame Ajacier ?

–       Plutôt bien.

 

Pierre resta vague. La vérité était que Flavie en voulait beaucoup à Camille d’avoir fait du mal à son fils unique. Le député ne comprenait pas non plus les raisons qui avaient poussé la rouquine à partir, même si de son côté, il l’avait toujours en grande estime.

 

–       Que s’est-il passé, Camille ? Pourquoi es-tu partie comme ça, sans prévenir ?

–       C’est compliqué, et je ne préfère rien vous dire. En plus, c’est une histoire bien longue, et je n’ai pas le temps.

–       Tu es retournée chez les Espions ?

–       Monsieur Ajacier, ne cherchez pas à savoir.

–       Est-ce que tu sais que Joël nous a fait une dépression nerveuse après ton départ ?! s’écria le député, qui commençait à s’échauffer.

–       Oui. Je sais.

–       Il a failli rater son concours !

–       Je sais.

–       Camille, bon sang ! C’est tout ce que ça te fait ?! Ce garçon a tout donné pour toi !

–       Écoutez, Monsieur Ajacier. Je suis vraiment désolée pour Joël. Je sais qu’il n’a pas été bien, qu’il a fait quelques conneries aussi, et croyez-moi, si j’avais pu choisir un autre moment pour partir, je l’aurais fait. Mais moi, ça m’est tombé sur la gueule comme ça, et j’ai été prise de court comme votre fils. Encore une fois, je suis désolée, mais aujourd’hui, c’est terminé, on ne peut plus revenir en arrière.

–       Si tu avais vraiment une bonne raison pour partir, dis-la-moi !

–       Non. Moins vous en savez, mieux c’est.

 

Mais cela ne suffisait pas aux yeux de Pierre Ajacier. Pire que ça, il y avait une chose qu’il digérait plutôt mal, et cette chose-là, c’était une promesse que la jeune femme lui avait faite il y a quelques années en échange de son soutien. Le député ne se priva certes pas de lui faire remarquer.

 

–       Je ne savais pas qu’on pouvait remettre ta parole en cause, Camille.

 

L’Espionne devint livide. Sa parole, c’était ce qu’elle avait de plus précieux. Tout Espion, même le plus pourri, possédait un grand sens de l’honneur. Une promesse était une promesse, et jamais ô grand jamais, il était question de ne pas la tenir. Douter de la parole de Camille, c’était attaquer directement son honneur dont elle était si fière.

 

–       Qu’est-ce que vous voulez dire ?

–       Tu te souviens de la promesse que tu m’as faite quand tu étais à l’hôpital ? Tu m’as juré de garder un œil sur Joël, d’être toujours là pour lui… et qu’est-ce que je vois ? Une Camille qui se barre sans explications, sans laisser d’adresse, et qui se met à voyager dans les trains ! Dois-je en conclure que Joël est livré à lui-même ?!

 

Camille sentit le sang lui monter à la tête. Monsieur Ajacier était en train de l’insulter copieusement, elle ne pouvait pas le laisser entacher ainsi sa réputation.

 

–       Quoique vous puissiez en penser, Monsieur Ajacier, sachez que je tiens toujours mes promesses. Je n’ai pas lâché Joël Ajacier dans la nature au moment même où les Espions ont fait leur grand retour. Sachez aussi que je l’espionne autant que mon emploi du temps me le permet, que je sais tout de ses fréquentations, et notamment de ses maîtresses, et que je m’assure personnellement à ce qu’il soit bien en sécurité. J’ai même assisté à sa première audience et conclu un accord avec les Espions pour qu’ils le laissent tranquille. Je dois d’ailleurs vous dire, et vous pourrez le répéter à Joël, que je suis très satisfaite de sa situation : je trouve qu’il se débrouille pas trop mal pour un jeune avocat, et je remarque qu’il a bien suivi mon conseil et qu’il ne se laisse pas marcher sur les pieds. Voilà, Monsieur Ajacier, maintenant regardez-moi dans les yeux et osez me dire que je ne tiens pas ma parole.

 

Pierre Ajacier n’en fit rien. Il parut tout d’un coup soulagé, soulagé d’apprendre que Camille n’avait pas abandonné totalement Joël. Il s’imaginait déjà raconter ce qu’il savait à son fils et réfléchissait déjà au Thalys du retour qu’il prendrait, une fois l’assemblée terminée au Parlement européen, pour rentrer sur Paris dans la soirée.

 

–       Bien entendu, Monsieur Ajacier, continua Camille d’un ton formel qui avait deviné sans mal ses pensées, vous ne savez pas tout, et tout ce que vous savez, vous devez le garder pour vous.

–       Quoi ?! Mais…

–       Joël ne doit rien savoir du peu que j’ai pu vous dire aujourd’hui. Vous pouvez lui dire que vous m’avez vue si vous le souhaitez, mais vous devez me promettre surtout de ne pas lui révéler quoi que ce soit sur moi, comme mon lieu de travail. Bref, taisez-vous.

–       Bon… Je te promets de tenir ma langue. Est-ce qu’il saura un jour toutes les manigances que tu fais dans son dos et les raisons qui t’ont poussée à partir ?

–       Mmh. C’est fort possible.

–       Tu reviendras ?

–       C’est fort possible aussi. J’ai beaucoup de projets en cours, Monsieur Ajacier, et mon retour n’est pas encore prévu. Pour l’heure, Joël ne doit pas chercher à me retrouver. Quand le moment sera venu, c’est moi qui viendrai le trouver. – Elle jeta un coup d’œil rapide à sa montre – Bon, je vais ne pas tarder moi… Oh, une petite question avant de partir ! Que faites-vous dans le même train que…

 

Camille s’arrêta, soudainement prise en proie à une vision d’horreur. Sous son uniforme pourpre, elle sentit la sueur recouvrir sa peau. Michaël. Michaël et Monsieur Ajacier dans le même train. Le scénario catastrophe. Livide, elle tourna la tête vers la vitre. Le Thalys avait quitté Paris et pris de la vitesse. Il ne s’arrêterait pas avant d’avoir atteint Bruxelles. Une heure vingt d’angoisse. Pierre remarqua la contrariété de Camille et s’en inquiéta aussitôt.

 

–       Camille, ça va ?

–       Euh, oui ! Oui, oui, ça va, se reprit l’Espionne en tentant un sourire Colgate. Donc je disais, Monsieur Ajacier, que faites-vous donc dans le même train que… moi? Vous retournez chez vous, à Amsterdam ?

–       Non, pas cette fois. J’ai une séance plénière au Parlement européen à Bruxelles.

–       Ah. Ça dure longtemps ?

–       Deux jours. En général, je prends un hôtel, mais ce soir, je pense que je vais retourner sur Paris exceptionnellement. Je repartirai demain.

–       Mmh. Bon. Monsieur Ajacier, si vous le permettez, j’ai du boulot. Montrez-moi votre billet, je vais vous conduire jusqu’à votre place.

 

Pierre Ajacier nota la réaction étrange de Camille, mais ne protesta pas. Il lui tendit son titre de transport qu’elle lut rapidement, et elle l’entraîna en première classe. Elle observa attentivement les sièges afin d’apercevoir Michaël, mais ce dernier semblait se trouver dans une autre voiture, ce qui la rassura par rapport au père de Joël. La première classe pullulait d’hommes d’affaires, voire de politiciens. Camille qui s’en étonna d’abord, comprit rapidement pourquoi il était si intéressant, pour un Espion, de voyager en Thalys.

 

Lorsqu’elle étudiait l’intelligence économique, son professeur avait laissé échapper que le Thalys était le train le plus espionné de France. Sachant qu’il reliait Paris à Bruxelles notamment, et qu’il s’y trouvait là l’un des lieux où se rassemblait le Parlement européen, il était facile d’envisager d’écouter les discussions probablement très intéressantes des hommes politiques, rien qu’en réservant une place en première classe. Camille se demanda si c’était là l’objectif que poursuivait Michaël en montant à bord du Thalys.

 

Laissant Monsieur Ajacier à son fauteuil douillet, et rassurée de savoir qu’il n’était pas tombé dans la mauvaise voiture, Camille prit le chemin de la tête du train. Elle y retrouva ses collègues qui décidèrent que le moment était venu de contrôler les passagers. Ils commencèrent par les deuxièmes classes, et trois quarts d'heure plus tard, Camille se tenait devant le couloir qui précédait la première classe. Si Monsieur Ajacier se trouvait dans ce wagon, cela signifiait que Michaël se trouvait dans la seconde voiture.

 

L’Espionne angoissait. Bien entendu, elle savait que Michaël ne lui ferait rien. Trop de monde, trop «Â public », trop peu de marge de manœuvre du fait de la protection de Camille grâce à son statut d’agent SNCF, et trop risqué… car elle avait le droit d’appeler les flics si une envie folle lui prenait. Mais ce n’était pas l’éventualité qu’il lui fît du mal qui l’effrayait : c’était plutôt le souvenir de leur première entrevue. Elle n’avait jamais vraiment voulu embrasser Michaël, mais elle devait reconnaitre à son insu qu’il y avait quelque chose entre eux. Il était faible devant elle, certes, mais il y avait de bonnes raisons à ce retournement de situation : les liens qu’ils avaient tissés à leur première rencontre, la relation fraternelle et la confiance mutuelle du début (du moins, jusqu’à ce que Joël Ajacier fît son apparition), résistaient à la haine qu’ils se vouaient. Aux yeux de Camille, Michaël restait celui qui l’avait sauvée de la mort de sa mère tant aimée. Le seul à l’avoir comprise, prise sous ses ailes, réconfortée, à lui avoir fait découvrir les toits de Paris et appris à se protéger contre le monde. Elle avait alors quinze ans. Aujourd’hui, elle en avait vingt-six. Elle n’était plus aussi fragile qu’avant. Elle n’était plus une petite fille. Voilà ce qui les gênait.

 

À travers la porte vitrée, elle vit son collègue entrer dans la première classe par l’entrée opposée. Elle souffla un bon coup et s’élança à son tour : l’heure des contrôles était venue. Plus moyen pour Camille de faire marche arrière, plus moyen pour les fraudeurs de s’enfuir : la rouquine et son compagnon bloquaient les deux accès et l’étau allait bientôt se refermer au centre de la voiture.

 

Tout se déroula plutôt bien jusqu’à Michaël. Comme à son habitude, Monsieur Ajacier avait été adorable et lui avait demandé si elle n’était pas trop fatiguée. Quand elle atteignit le second wagon, le stress était à son maximum. La voiture était des plus silencieuses, et ne venaient perturber ce calme régnant que les doigts tapant sur les claviers d’ordinateurs, ainsi que les voix basses de Camille et son collègue. Puis vint un fauteuil rouge d’où dépassait une haute tête blonde, soigneusement coiffée, qui fit retourner l’estomac de la jeune femme. Conservant tant bien que mal son calme, Camille s’arrêta devant, afficha un sourire sournois et annonça d’une voix claire et professionnelle :

 

–       Monsieur, bonjour. Contrôle de votre titre de transport s’il vous plait.

 

Le premier réflexe de Michaël fut de baisser l’écran de son ordinateur portable, pour qu’elle ne pût voir l’objet de son travail. Puis, quand il leva la tête, son billet à la main, et qu’il reconnut la frimousse malicieuse de Camille qui l’épiait, son nez recouvert de tâches de rousseur et ses cheveux inlassablement rouges pétants, il eut un mouvement de recul. La jeune femme rit au fond d’elle en voyant ses yeux écarquillés par la surprise de la trouver ici. Profitant de son étonnement, elle saisit le billet de ses mains et le lut avec attention dans l’espoir de découvrir son identité. Manque de bol, ce n’était pas un billet nominatif. Elle apprit seulement qu’il se rendait à Bruxelles.

 

–       Pourrais-je voir une pièce d’identité ? risqua l’Espionne.

–       En quel honneur ? répliqua aussitôt Michaël, qui avait repris son sang-froid. Vous n’avez pas besoin de la vérifier, et vous n’avez pas le droit d’insister si je refuse de vous la montrer.

 

«Â Le saligaud, il est bien informé ! » enragea Camille.

 

Malgré le sang qui bouillait en elle, la jeune femme se força à sourire, perfora le billet, lui rendit, et reprit sa route. Elle sentit le regard perçant de l’Espion dans son dos jusqu’à ce qu’elle quitte la voiture.

 

 

–       Mesdames et messieurs, prochain arrêt, Bruxelles-Midi, cinq minutes d’arrêt. Avant de partir, vérifiez de n’avoir rien oublié à bord. L’équipe Thalys, membre de l’alliance Railteam, espère que vous avez effectué un agréable voyage. Prochain arrêt, Bruxelles-Midi.

 

En sentant une main se poser sur sa taille, Camille sursauta et faillit lâcher le microphone. Pas besoin d’un rétroviseur pour se douter que c’était bel et bien Michaël qui se tenait derrière elle. Elle ne l’avait pas revu depuis le contrôle des billets et il n’avait pas cherché à la retrouver (le reste du temps, elle avait squatté le wagon-bar). Jusqu’à maintenant.

 

–       Belle tentative, tout à l’heure, murmura Michaël à son oreille.

–       Si je l’avais voulu, j’aurais appelé les flics et j’aurais su.

–       Oui, mais les flics ne sont pas nos amis. Enfin, visiblement, Daniel Bussière ferait exception à la règle.

 

Un grognement sourd lui répondit.

 

–       Qu’est-ce que tu veux ?

–       Rien de spécial. J’ai été ravi de te revoir, Camille. Surpris, mais ravi. Tu es toujours aussi aimable quand tu travailles ?

–       Pas le choix, marmonna l’intéressée. Et toi, comment tu fais pour rester aussi calme ? C’est incroyable ça ! Je fais tout pour te pourrir la vie, mais rien à faire, tu continues à faire comme si de rien n’était ! Ça m’énerve !

–       Je sais. Tu l’as sur toi ?

–       Quoi donc ?

–       Ce que tu m’as volé.

–       Je ne te l’ai pas volé. Je te l’ai pris par la ruse, nuance. Et non, je ne l’ai pas sur moi. Il est à Paris, mais je ne te dirai pas où, parce que je ne suis pas assez folle pour le laisser chez moi. Pas envie que tes sbires cambriolent ma piaule. En tout cas, je tenais à te dire qu’il a vraiment une bonne prise en main et qu’il est très confortable.

 

Une petite flamme de colère brilla dans les yeux de Michaël et s’éteignit presque aussitôt, mais Camille l’aperçut et s’en réjouit : le chef des Espions n’était pas aussi zen qu’il le laissait croire. La jeune femme sentit le train ralentir de plus en plus : ils arrivaient en gare de Bruxelles. Plusieurs voyageurs s’amassèrent dans le couloir avec leurs bagages encombrants, et les deux Espions n’eurent bientôt plus la paix et restèrent silencieux. Personne ne faisait attention à eux, à part peut-être Camille qui affichait tout de même les couleurs du Thalys.

 

–       Tu fous quoi dans ce train, au fait ?

–       Et toi, alors ? répliqua Michaël. Tu mérites mieux que de bosser ici.

 

Elle ronchonna. Ce bougre avait quelque part raison. Enfin, le train s’arrêta définitivement et un homme d’affaires appuya sur le bouton de la porte. Qui ne s’ouvrit pas. Très vite, tous les regards se tournèrent vers Camille, restée à l’arrière avec Michaël, qui soupira avant de se frayer un passage entre les usagers. Jamais Michaël ne s’était autant diverti dans un train.

 

–       Laissez passer, pardon Monsieur, aïe mon pied, non c’est rien, excusez-vous poussez-moi, pardon je veux dire, excusez-moi poussez-vous s’il vous plait, merci, alors c’est quoi le problème Monsieur ? Comment ça, la porte ne s’ouvre pas ? Laissez-moi voir. – Camille fit plusieurs tentatives, mais la porte resta close – Bon. OK. Il faut vraiment tout faire soi-même ici.

 

Blasée, elle plongea la main dans sa poche à la recherche de sa clé de Berne et ouvrit un panneau vissé à la paroi. Moins de deux minutes plus tard, la porte s’ouvrit, forcée par l’intervention manuelle de Camille. Cette dernière fut aussitôt transportée par une vague de voyageurs qui l’obligea à descendre sur le quai, puis à remonter à bord parce qu’elle n’avait tout simplement pas envie d’y rester, mais elle se fit une nouvelle fois bousculée par les usagers venant dans le sens inverse. On arrêta de malmener Camille après une trentaine de secondes, mais c’était déjà trente secondes de trop : entre temps, la rouquine avait décidé qu’elle passait franchement une journée de merde.

 

C’est à ce moment-là que le chef des Espions, qui avait attendu le calme pour sortir, s’avança vers la sortie, tirant sa valise derrière lui. Michaël se pencha pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Camille sentit qu’il posait à nouveau une main sur sa taille et lui glissait de l’autre un papier dans le creux de la paume, mais avec une parfaite maîtrise d’elle-même, elle ne bougea pas d’un pouce. Elle baissa les yeux et lut le numéro de chambre et l’adresse d’un hôtel.

 

–       Au cas où tu voudrais tuer un peu le temps ou me rendre ce qui m’appartient, passe me voir un soir quand tu veux. Je séjourne à Bruxelles pour quelques jours.

–       Le Sofitel, répondit seulement Camille. Tu ne te prives de rien, dis-moi.

 

Michaël eut un sourire en coin, la regarda une dernière fois et descendit sur le quai. Aussitôt, Camille se réanima pour venir s’appuyer contre la porte du Thalys et croiser les bras sous sa poitrine.

 

–       J’espère que t’es sérieux, parce que c’est le genre de choses qu’il faut pas me répéter deux fois. Je pourrais très bien venir toquer à ta porte ce soir, surtout si t’as du bon vin et une grande baignoire dans ta chambre parce que j’ai envie de prendre un bain moussant. Ah, et aussi à condition que tu m’invites dans un resto hyper branché.

–       Ça devrait bien pouvoir se faire, ironisa le chef des Espions.

–       Y’a intérêt ! Il est hors de question que je redescende d’Amsterdam et que je me fasse arnaquer une fois arrivée à Bruxelles.

–       On est bien d’accord.

–       On est bien d’accord, répéta Camille en soutenant son regard bleu glacé.

–       Au fait, tu sais que ce Thalys est toujours en retard ?

–       Me cherche pas, Michaël.

–       Cinq à dix minutes, et ça, systématiquement.

–       Ne sont concernés que les gens qui vont jusqu’aux Pays-Bas.

–       Ah ouais ? Vous discriminez les voyageurs qui vont aux Pays-Bas maintenant ? Belle mentalité.

–       Crétin.

–       Venant de la SNCF, ça ne m’étonne plus.

 

Comme Michaël l’espérait, Camille devint toute rouge et se trouvait à deux doigts de sortir de ses gonds. Il ne fallait jamais, jamais, jamais, insulter sa boîte. 

 

–       Écoute-moi bien, espèce d’enfoiré, pour des raisons purement techniques, le Thalys est obligé de s’arrêter à la frontière parce que les chemins de fer néerlandais ne fonctionnent pas de la même façon qu’en France et en Belgique. Je pourrais te donner plus de détails, mais j’ai pas envie, et puis t’es trop con pour comprendre nos soucis de cheminots. Satisfait ?

–       Les toilettes sont vraiment crades, continua Michaël, tout sourire.

–       Les femmes de ménage les nettoient avant chaque départ. Si les gens sont des porcs, j’y peux rien. Une autre critique ?

–       Et le personnel est exécrable.

–       Va te faire foutre.

 

Il lui fit un signe de la main, satisfait que sa journée eût si bien commencé, et s'éloigna. Au même moment, un collègue de Camille vint la rejoindre, alerté par le problème de la porte qui n’avait pas voulu s'ouvrir automatiquement. Il fallait établir un rapport à faire remonter à la direction. De la paperasse, il ne manquait plus que ça. Voilà qui la fit oublier un instant Michaël. Après qu’elle eut prévenu les usagers qu'ils ne devraient plus sortir par cette issue, et que le Thalys serait du coup retardé de cinq minutes, le conducteur du train s'apprêta à repartir. Dans un élan de fatigue, la jeune femme, restée dans le couloir, voulut attraper le microphone pour faire une annonce de bienvenue aux nouveaux voyageurs. Seule la surprise l’arrêta dans son geste. À travers la vitre de la porte condamnée, elle venait d’apercevoir au loin Monsieur Ajacier et Michaël se retrouver sur le quai et se serrer cordialement la main. Elle ne put assister davantage à la scène : le Thalys trembla et reprit sa route lentement vers les Pays-Bas. Camille ne trouva même pas les mots pour jurer tellement elle était stupéfaite.

 

Monsieur Ajacier connaissait Michaël.

 

 

À suivre…

 

«Â Elle me fait mal à l’intérieur et j’ai tout fait pour ça »

 

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