Chapitre Deux : Maître Ajacier, avocat à la Cour (et déçu en amour)
Â
«Â Serais-tu plus heureux si tu étais quelquun dautre ? »
Â
Il y avait des matins où lon se réveillait avec limpression davoir dormi des années. Des matins où, ne sachant plus trop dans quel lit on se trouvait, on se demandait si on était bien là où lon espérait être. Aux côtés dune femme quon espérait être celle quon souhaitait voir blottie contre soi. Mais ces réveils de rêve nétaient souvent quillusions. Encore des illusions.
Â
Cest pourtant limpression qui vint à lesprit Joël Ajacier ce matin-là lorsquune jeune femme le réveilla avec beaucoup de tendresse. Ses mains raffinées caressaient son torse, et sa bouche, très douce, lui baisait gentiment lépaule. Croyant que cétait Camille qui était revenue et agissait ainsi, il laissa échapper un soupir bienheureux. Mais au fur et à mesure quil émergeait de son sommeil, il ne remarqua point de cheveux rouge Dalloz et déchanta très vite. Quand il vit Emmanuelle, lillusion de Camille éclata en mille morceaux et il lui tourna aussitôt le dos en grognant.
Â
      Joël Ajacier, toujours aussi aimable au réveil, observa la jeune femme, ironique.
      Mmh.
      Ça tarracherait la gorge de dire au moins bonjour ?
      Jour.
      Tu sais, Joël, je ne te demande pas de me faire des déclarations damour. Juste dêtre agréable le matin. Tu te comportes comme un hérisson avec toutes les femmes qui sont dans ton lit ou cest juste parce que cest moi ?
      Toutes, grogna lintéressé. Non Enfin, si. Laisse tomber.
Â
Emmanuelle devina son hésitation et se redressa un peu plus pour remettre ses cheveux dun caramel chaud un peu plus en ordre. Puis, désireuse de taquiner son confrère, elle se pencha sur lui, le sourire malin.
Â
      Mmh, tu me caches des choses toi.
      Mêle-toi de tes oignons, Manue.
      Il y a une femme derrière tout ça ou je ne my connais pas !
Â
Agacé, Joël se leva et commença à shabiller pour tenter desquiver les questions de la jeune femme. Mais lintéressée maîtrisait habilement les interrogatoires serrés, elle aussi, et sauta du lit à son tour pendant que lavocat fouillait dans larmoire à la recherche de la chemise propre quil laissait toujours chez elle.
Â
      Je la connais ? Cynthia ?
      Malheureuse ! sexclama Joël, tragique. Ne me parle pas de Cynthia !
      Et pourtant, cest avec elle que tu sors.
      Oui, mais je ne laime pas, tu le sais ça !
      Cest vrai, sinon tu ne serais pas dans mon lit, où avais-je la tête ?
Â
Joël et Emmanuelle couchaient entre deux dossiers. Ils sétaient rencontrés à lécole de formation davocats, alors quelle était pleine dambition, et lui en dépression à la suite de sa rupture avec Camille. Le courant était plutôt bien passé entre les deux étudiants ; ils avaient prêté serment ensemble et décidé de sassocier pour ouvrir un cabinet davocats. Les parents de Joël et Manue étaient assez aisés pour les aider financièrement à monter leur affaire, mais ils avaient pris leur responsabilité et sétaient engagés à leur rembourser le moindre centime que ces derniers leur avaient prêté. Chacun avait investi autant dans laffaire, et aujourdhui, sans avoir cessé de travailler darrache-pied, ils commençaient lentement à se constituer une clientèle et une bonne réputation.
Â
Très vite, ils furent amants. Emmanuelle avait lhabitude de courir les hommes, et Joël nétait pas heureux avec la femme quil avait choisi de garder comme «Â petite amie officielle ». En fait, il nétait heureux avec personne, et sombrait davantage dans linfidélité jour après jour, trompant sans pitié Cynthia avec toutes les femmes plaisantes quil trouvait sur son chemin. Mais dentre toutes, Emmanuelle restait sa seule véritable maîtresse. Ils avaient conclu un accord qui les arrangeait tous les deux : coucher ensemble oui, mais sans attachement, et avec la liberté daller voir ailleurs. Et cela marchait fort bien : depuis le début de leur liaison, Joël avait des journées moins écurantes et cela lui changeait les idées. Cétait salaud, il le savait, mais cétait désormais sa vie.
Â
      Alors, cest qui ? insista Manue, qui sautillait autour de Joël, impatiente den savoir davantage. Ce serait une de tes aventures qui naurait pas voulu de lendemain ?
      Non.
      Une femme que tu nas pas eue ?
      Tu ménerves.
      Ou une femme que tu nauras jamais ?
      Mais arrête ! Tu sais que tes chiante quand tu ty mets ?!
      Ou alors, cest peut-être une femme que tu nas pas eue et que tu nauras jamais ? Elle arrangea la cravate de Joël tout en réfléchissant Attends, ne me dis rien, je vais trouver. Tu es tout le temps un hérisson le matin, sauf avec Mais une minute ! Ça voudrait dire que tu es amoureux ! Il est amoureux ! Je nen crois pas mes yeux ! Le sans-cur, le salaud, le grand Joël Ajacier, la terreur de la cour dassises, est amoureux ! Si on mavait dit ça hier, jaurais éclaté de rire ! Mais non, cest bien vrai alors ?
Â
Blasé, le jeune homme ne disait rien et se laissait tripoter exagérément le visage par Emmanuelle, qui nen revenait pas et se demandait si cétait bien son associé adoré devant elle. Elle eut beau tirer sur ses joues et le faire grimacer, mais non, Joël semblait bien être Joël.
Â
      Quest-ce que tattends, andouille, pour aller la retrouver et la faire tomber dans tes bras ? Pourquoi perds-tu ton temps avec moi, Cynthia et les autres ?
      Je ne sais pas où elle est, répondit tristement landouille en question.
      Mais si, voyons, tu as bien un point de repère pour lavoir déjà rencontrée ?
      Cest mon ex. Elle est partie, et je ne lai jamais retrouvée.
      Bon sang, on ta largué ?! Toi ? Toi qui largues les femmes avant que les femmes ne te larguent ?!
      Manue, arrête un peu, cétait pas pareil avec elle. Ça faisait six ans quon était ensemble, tout allait super bien, on était heureux, et puis du jour au lendemain, elle sest barrée. Sans une seule explication valable.
      Oh fit Emmanuelle, déçue pour lui. Elle ne ta jamais rien dit ?
      Elle a fait exprès de laisser son téléphone à la maison pour que je narrive pas à la joindre.
      Astucieux.
      Ouais. Astucieux, mais dégueu. Tout elle, quoi. Bon, allez Manue, magne-toi, le hérisson tinvite pour le petit-déj.
Â
Vingt minutes plus tard, Joël attendait encore Emmanuelle qui finissait de se maquiller. Dans son tailleur noir, elle paraissait déjà plus sévère et plus professionnelle. Le jeune homme savait que selon elle, leur réputation reposait sur une question dimage, de caractère et de relations. La condition de jeune avocat était assez difficile à supporter au quotidien, pour lui comme pour elle, et cétait la raison pour laquelle elle passait tant de temps devant son miroir à essayer de se vieillir un peu plus. Joël ne pouvait que la comprendre : lun de ses clients lavait une fois insulté de bébé, devant toute une équipe de policiers, quand il était venu le rencontrer pour la première fois en garde à vue. Il ne sétait jamais remis de cette humiliation.
Â
      Ton histoire avec cette fille, lança Manue alors quelle appliquait une nouvelle couche de mascara sur ses cils, ça explique létat dans lequel je tai trouvé quand on sest rencontrés ?
      Quel état ?
      Nessaie pas de nier. Tu étais une larve. Presque en dépression nerveuse.
      Ah oui, et je le suis encore, répondit Joël avec beaucoup dentrain. Cest juste quavec la profession, je nai pas le temps de mapitoyer. Cest ce quil y a de bien avec ce métier. Il y a tellement de choses à se préoccuper, les clients, les audiences, les gardes à vue, la gestion et le développement du cabinet, les relations Je nai pas une minute pour ressasser le passé. Puis il faut que je sois crédible auprès des clients. Si je pleure, ils vont aller voir ailleurs. Je ne peux pas faire passer mes malheurs avant les leurs.
      Cest sûr Mais si ça fait si longtemps que tes sans nouvelles delle, peut-être que tu devrais tourner la page pour de bon, tu ne crois pas ?
      Impossible !
      Elle ta dit quelle reviendrait ?
      Elle na rien dit.
      Tourne la page, Joël. Tu perds ton temps à lattendre.
      Je ne lattends plus, mais je ne veux pas loublier.
      Et comme ça, tu te prives davancer dans la vie, je ne sais pas si cest une bonne chose. Je ne voudrais pas taffoler, mais tu es plus proche de la trentaine plutôt que de tes vingt ans, et tes loin davoir une vie privée stable.
      Dit celle qui est loin de se caser et de fonder une famille.
      Oui mais moi, cest un choix. Toi, cest par dépit. Cette pauvre Cynthia nattend que ça. Que tu la demandes en mariage et que tu lui fasses un gosse.
      Nimporte quoi. Elle nen a jamais parlé.
      Ça se voit sur son visage, mais vous, les hommes, voilà des siècles que vous ne comprenez rien aux femmes et ça névoluera jamais.
      De toute manière, pour la bague au doigt et le gamin, elle peut toujours courir. Je ne ressens rien de très fort pour elle.
      Pauvre fille.
      Bah, tinquiètes, elle sait à quoi sen tenir avec moi. Puis si ça ne lui plaît pas, rien ne la retient.
      Je suis sûre que ce serait ton ex à la place, tu agirais différemment.
      Elle, que je ne la retrouve pas sur mon chemin parce que je lui en ferais baver ! Je lenchainerais au lit, je la torturerais, et plus jamais elle ne pourrait partir. Bon, tu en sais trop sur moi, je vais devoir te tuer.
Â
Â
Ils avaient choisi la terrasse dun café sur la place de la Bastille où dautres hommes daffaires prenaient le café. Amusée, Emmanuelle observa Joël, très sérieux, passer commande auprès du serveur. Dès quils avaient quitté lappartement, il avait enfilé ses lunettes de soleil et elle navait pu sempêcher de se moquer de lui. Elle ne comprenait pas cette étrange habitude, et même si Joël lui expliquait parfois que cétait un moyen de se protéger contre les gens intrusifs, elle trouvait la mesure exagérée. Le serveur en smoking parut lui aussi déconcerté par ce détail, et avait bien du mal à soutenir un regard quil distinguait très mal derrière les verres sombres. Une fois, la commande passée, Joël empoigna le journal et se rendit directement à la page de lhoroscope.
Â
      Alors ? demanda sa consur, ironique. Que prévoient les astres ?
      Encore une journée de merde, évidemment, en ce qui me concerne. Mais à part ça, je suis heureux de tannoncer que tu vas faire une rencontre prometteuse aujourdhui et que ta soirée promet dêtre très sulfureuse. Joël haussa un sourcil, sceptique Ça alors, Manue, tu me caches un amant ou cest de moi quon parle, et tu ne maurais pas dit quon sortait ensemble ce soir ?
      Ce que tu peux être con parfois, lança la jeune femme qui pouffait de rire. Franchement, comment tu peux croire à des trucs aussi idiots ?
      Bah
Â
Il sarrêta, car le serveur revenait vers leur table pour déposer cafés et croissants chauds. Ils le remercièrent tous deux, Joël paya laddition, puis ils replongèrent dans les faits-divers du journal. Tout allait plutôt bien (à lexception de «Â SNCF : LA GRÈVE SE POURSUIT ! », qui leur arracha quelques grognements sur ces satanés cheminots «Â pas foutus de bosser un jour ») jusquà ce que le jeune homme laisse échapper un juron en lisant un gros titre dans les premières pages.
Â
      Et merde.
      Quest-ce qui se passe ? Quelque chose de grave ?
      Juge par toi-même.
Â
Il glissa le journal ouvert sur larticle vers sa consur et vit ses yeux sarrondir au fur et à mesure quelle lisait len-tête.
Â
NOUVEAU MEURTRE SUR LES TOITS DE PARIS
Les ESPIONS suspectés
Â
Cest le douzième au compteur. Un nouveau meurtre a été commis sur les toits de Paris hier matin, dans le 3e arrondissement. À lheure où le Parquet prend davantage de mesures pour assurer la sécurité de la population, la piste des Espions semble être privilégiée par les enquêteurs, qui restent tout de même très prudents dans leurs déclarations.
Â
      Ouch, grimaça Manue. Le douzième ?! Mais ça fait combien de temps que ça dure, cette histoire ?
      Je ne sais pas trop Peut-être trois ans à tout casser. Il leur a fallu un certain temps pour faire le lien entre les homicides, mais il ny a aucune régularité chez lassassin, donc cest difficile de supposer un meurtrier en série. Timagines ? Douze meurtres sur trois ans ! Pour un meurtrier en série, cest pas beaucoup, et ma foi, cest ce qui ralentit lenquête. Daprès ce que jai lu sur le sujet les dernières fois, les meurtres ont beaucoup de similitudes, mais ne laissent aucun indice exploitable pour la police.
      Et tu crois que ça pourrait vraiment être les Espions ?
      Bah Depuis quils ont fait tuer un ministre il y a quelques années, ça ne métonnerait pas deux. Ils sont prêts à tout maintenant. Puis, ne rien laisser derrière eux, agir sur les toits de Paris, cest exactement leur façon de fonctionner Jen sais quelque chose.
Â
Le jeune homme paraissait contrarié et Emmanuelle eut la bonne idée de ne pas linterroger davantage sur les Espions. Elle croyait quétant avocat pénaliste de métier, cétait tout naturel quil se renseignât sur le groupe terroriste autant que lon pouvait dailleurs se renseigner sur ce sujet qui, cétait bien connu, restait toujours aussi pauvre en informations. En réalité, linquiétude de Joël Ajacier nétait liée à rien dautre quà Camille Laurier. Entendre parler des Espions, en bonnes ou mauvaises nouvelles, ramenait toujours ses pensées vers elle. Car Camille étant une Espionne, il craignait quelle fût impliquée dune manière ou dune autre dans laffaire des Toits de Paris.
Â
Mordant dans son croissant, lavocat baissa à nouveau les yeux vers larticle de journal et en parcourut les grandes lignes. Un passage retint tout particulièrement son attention :
Â
«Â ON NE PEUT PAS LEUR FAIRE PORTER LE CHAPEAUÂ »
Au 36, le Lieutenant Valentin Levesque en charge de lenquête criminelle explique : «Â Bien sûr que non, nous ne pouvons pas écarter la piste des Espions pour laffaire des Toits de Paris. Cest une hypothèse très plausible. Lennui, cest quaucun des douze meurtres na été revendiqué par les Espions, ce qui est plutôt anormal venant deux. Tant que nous navons pas une preuve concrète, et jinsiste sur ce point, on ne peut pas leur faire porter le chapeau. Pour lheure, nous étudions les victimes et nous cherchons un lien possible entre elles qui pourrait nous conduire vers le meurtrier. Une surveillance supplémentaire par hélicoptère va nous permettre également de renforcer la sécurité sur Paris et de prévenir les prochains meurtres. »
Â
Sa lecture terminée, Joël resta sceptique. Quand il avait entendu parler pour la première fois de cette sordide affaire, il avait pensé tout de suite aux Espions. La police retrouvait, bien des jours après les faits, des corps déjà en état de composition sur les toits de Paris, et qui disait toits disait forcément Espions. Mais si Michaël navait jamais revendiqué ces meurtres, ni reconnu ces victimes pas même issues du monde politique, il y avait de quoi rester perplexe et douter de sa culpabilité.
Â
Un exemple justifiait ce que pensaient Valentin Levesque et Joël Ajacier : celui du retour de Michaël sur les devants de la scène politique. Si Joël se souvenait parfaitement de ce jour-là, cétait parce que les Espions étaient revenus une semaine après le départ de Camille. Plus personne ne se souciait deux, la vigilance était au plus bas, et ce qui devait arriver arriva : un jour comme un autre, un ministre dEtat avait trouvé la mort dans un accident de voiture. Volontairement provoqué. Et revendiqué dès le lendemain matin par les Espions, qui annonçaient au passage leur grand retour et exposaient leurs souhaits de changement dans la politique menée par le Gouvernement. Et Camille Laurier, dans tout ça, quel rôle jouait-elle ? Voilà depuis presque trois ans que laffaire des Toits de Paris avait commencé à faire parler delle, ainsi que bientôt six que la jeune femme lavait quitté et que Michaël était revenu. Y avait-il un lien entre tous ces évènements ? Joël disposait bien entendu de plusieurs indices, mais en réalité, il nen savait trop rien.
Â
Pourtant, en y repensant, quand Camille avait rompu, elle avait affirmé haut et fort rejoindre Michaël. Aujourdhui encore, lavocat hésitait à croire ces derniers mots. Si cela était bien vrai, deux options pouvaient senvisager quant à la suite des évènements : soit Michaël avait pardonné à Camille, qui mettait à son profit son grand talent dEspionne et retrouvait la relation ambiguë quelle avait toujours partagée avec lui ; ou bien, elle navait pas réussi à le convaincre de la reprendre dans ses rangs et il lavait tuée sans la moindre émotion, pour terminer le travail tantôt commencé à la gare désaffectée de Bobigny. La deuxième option aurait dû être la plus plausible, puisque daprès les souvenirs de Joël, Michaël en voulait toujours à mort à Camille de lavoir trahi. Cependant, cette thèse était tout bonnement impossible. Parce quil avait légèrement menti à Manue le matin même : il avait bel et bien revu à quelques reprises lEspionne, en chair et en os, au cours de ces dernières années. Trois fois.
Â
Oh, trois fois en plus de cinq ans, cétait une goutte deau dans un lac ! Deux fois sur trois, il navait même pas pu interagir avec elle. Mais au fil de ces rencontres inopinées, il avait eu en même temps la certitude, la joie et la contrariété de constater que Camille le surveillait. De près.
Â
La première fois que Camille sétait montrée à lui, cétait lors de son premier procès. Comment aurait-il pu faire attention à la femme au foulard avec dénormes lunettes de soleil rondes, assise au fin fond de la salle, alors quil se trouvait loin et dans un état de stress indescriptible ? Le tribunal correctionnel lui foutait les jetons, et le public était venu nombreux. Dès lors que le Président avait prononcé les mots terribles («Â Le Tribunal va maintenant écouter la défense, et se réjouit dentendre pour la première fois Maître Ajacier. Maître, la parole est à vous »), tout avait disparu autour de Joël jusquà la prononciation du jugement. Il sétait à peine rendu compte que son client, heureux, lui serrait vivement la main en le remerciant de tout son cur, et quEmmanuelle, venue le soutenir pour cette grande première, lui sautait au cou pour le féliciter de son succès. Lui-même navait pas tout à fait compris quil avait gagné ce procès.
Â
Alors comment aurait-il pu réaliser tout de suite que la femme qui lavait bousculé à la sortie de la salle daudience en marmonnant un ironique «Â Félicitations, Ajacier » nétait autre que Camille Laurier ? Au dernier moment, alors quil écarquillait les yeux, stupéfait, et quelle continuait sa route, elle avait ôté son foulard mauve et ses lunettes. Ses cheveux rouge pétant avaient dabord ébloui son champ de vision, puis elle sétait retournée, lui avait adressé son séduisant clin dil, et avait disparu dans la Salle des pas perdus. Et lui était resté planté là comme un con, les bras ballants, la main coincée dans celle de son client, et sa consur toujours suspendue à son cou.
Â
La deuxième fois quil lavait aperçue, il était déjà plus en condition. Cétait un matin dété où il se rendait à son cabinet avec Emmanuelle, chez qui il avait passé la nuit. Cétait une matinée incroyablement banale, jusquà ce que le couple arrivât devant un passage piéton, où beaucoup de Parisiens et touristes étaient déjà rassemblés. Le feu étant rouge, personne ne pouvait encore se risquer à traverser lavenue. Joël avait vaguement regardé le trottoir den face, et là, juste là, il lavait vue. Bien entendu, cette femme portait des lunettes de soleil, et bien entendu, Camille nétait pas la seule femme aux cheveux acajou dans Paris. Cela aurait pu ne pas être elle. Mais elle portait sa robe combinaison citron vert quil aurait reconnue entre mille, et inévitablement, ces jambes de sauterelle nappartenaient quà une seule et même personne. Ce qui le choqua sans doute le plus, et qui expliqua à nouveau son absence de réactions, cétait quelle se trouvait avec un homme dont elle tenait la main. Et cet homme ne ressemblait en rien à Michaël. Etait-ce un Espion ? Son petit copain ? Joël ne le sut jamais vraiment. Le feu passa au vert, Manue lentraîna avec elle sur le passage piéton, sans cesser de parler de ce fameux client qui lui faisait des avances, ils croisèrent Camille et lhomme, qui ne firent nullement attention à lui, et tout sarrêta ici. Quand Joël se retourna, le couple avait disparu. Et lui avait été malade de jalousie et de chagrin pendant plusieurs semaines.
Â
Ces deux rencontres avaient fait penser à Joël que Camille gardait un il sur lui, et ce sentiment sétait accentué au fil du temps, car malgré le fait quil ne voyait personne, il avait la sensation dêtre observé dans ses moindres gestes. Et puis, cétait devenu une certitude. Le jour où lhomme qui avait traversé le passage piéton avec lEspionne sétait présenté au cabinet.
Â
      Monsieur, je peux vous renseigner ? avait demandé poliment Emmanuelle, qui signait quelques papiers auprès de la secrétaire à laccueil.
      Brigade Anti-Criminalité. Je fais le tour des entreprises et des commerces du coin. Je voudrais parler aux patrons sil vous plait.
      Cest moi. Que se passe-t-il ?
      Avec tout le respect que je vous dois, Maître, je souhaiterais également mentretenir avec votre associé. Cest au sujet de la sécurité du quartier.
Â
Emmanuelle avait bien entendu pris la mouche, mais était allée chercher Joël dans son bureau sans protester. Il ne sétait pas attendu à trouver cet homme ici, et sa consur, qui nétait au courant de rien, sétait étonnée de le voir si agressif avec le prétendu policier. Sans cesser de le fixer froidement, lavocat avait réclamé sa carte de police et force avait été de constater quelle était authentique, et que Daniel Bussière, Brigadier-Chef de la Police nationale au sein de la BAC, était bel et bien ce quil prétendait être. Toutefois, il pouvait toujours être un Espion ou le petit ami de Camille Laurier, ou bien encore les deux à la fois.
Â
      Et quest-ce qui vous amène donc ici ? avait demandé Joël dun air moqueur.
      Vous connaissez sans doute le trouble qui règne à Paris depuis quelque temps, entre laffaire des Toits et les Espions. Je suis chargé de la sécurité du quartier et je fais une enquête auprès des commerçants pour recueillir des informations. Auriez-vous aperçu quelque chose détrange dernièrement ? Des visages que vous nauriez jamais vus et qui reviennent souvent dans le coin, des personnes qui pourraient vous paraître suspectes, des agissements étranges ?
      Honnêtement, non, avait répondu Emmanuelle, avant de se tourner vers son confrère qui avait posé un regard différent sur le fameux Daniel. Et toi ?
      Pas spécialement Dis, Manue, nous oublions les règles de politesse, tu peux aller préparer un café pour Monsieur ? Quant à vous, Monsieur, si vous voulez bien vous donner la peine, jaimerais moi aussi mentretenir avec vous
Â
Le flic avait tenté de protester en disant quEmmanuelle ne devait pas se donner la peine de se déranger pour lui, mais la jeune femme était déjà partie vers la cafetière et Joël lavait poussé dans son bureau. Une fois la porte claquée, lavocat avait ôté son masque damabilité et menacé du regard le policier.
Â
      Bien. Maintenant que nous sommes seuls, vous allez pouvoir me renseigner Daniel. Où est Camille Laurier ?
      Je vous demande pardon ?
      Camille Laurier ! La petite rousse, avec les cheveux de cette couleur Joël avait brandi son redoutable Code pénal des éditions Dalloz sous son nez , celle avec qui vous vous baladez dans la rue en lui tenant la main !
      Excusez-moi, Maître, mais je ne connais personne de ce nom, ni même qui ressemble à votre description Vous venez de faire tomber un Post-it de votre code.
      Je vous en prie, pas de ça avec moi ! Je vous ai reconnu ! Je vous ai vus une fois ensemble ! Où est-elle ?!
      Je suis sincèrement navré, mais je ne vois pas à qui vous faites allusion Vous devez faire erreur et me prendre pour quelquun dautre. Je nai vraiment aucun souvenir dune Camille Laurier, ni même dune jeune femme aux cheveux rouges comme votre code.
Â
À force de nier, il avait réussi à déconcerter lavocat au moment où Emmanuelle entrait dans le bureau avec une tasse de café fumante. Le flic lavait chaleureusement remerciée, avait posé de nouvelles questions sur lambiance du quartier, puis affirmé quil ne les embêterait pas plus longtemps. Satisfaite, Manue était retournée à ses signatures et Joël sétait chargé de le reconduire à la porte.
Â
      Je nai nul poids sur Camille Laurier, avait soufflé le policier à son oreille juste avant de partir. Tant quelle ne désire pas entrer en contact avec vous, vous ne devez pas chercher à la retrouver. Pour information, Camille Laurier a dautres chats à fouetter que votre petite personne. Il avait repris dun ton normal, en lui glissant dans la main une carte de visite Si vous devez minformer de quoi que ce soit danormal autour de vous, Maître, je vous en prie, appelez ce numéro. Les amis de Camille Laurier sont aussi mes amis.
Â
Et il était parti, laissant Joël dans une totale confusion. Quant à lemploi du temps ultrachargé de Camille Laurier, il en avait eu vaguement connaissance quelques mois plus tard. Par son propre père, Pierre Ajacier, le seul qui pouvait se vanter davoir vu une Camille authentique. Un soir, il avait débarqué au cabinet de son fils. Ce dernier ne lavait jamais trouvé aussi bouleversé. Joël se souvint quil avait fallu dix minutes à son père avant quil parvienne à retrouver la parole. Après avoir fait trente fois le tour du bureau pour chercher ses mots, Monsieur Ajacier lui avait finalement avoué quil avait rencontré Camille Laurier pas plus tard que le matin même et quil avait pu sentretenir avec la jeune femme.
Â
      Si tu savais comme jaimerais te dire certaines choses, Joël ! Mais elle ma défendu de te révéler quoique ce soit qui te permettrait de la retrouver et jai juré.
      Enfin, Papa, tu ne peux pas me faire ça ! Où las-tu vue ?!
      Je ne peux pas te le dire, et je regrette sincèrement ! Elle travaillait et elle avait bien dautres choses à faire
      Elle travaillait ?! Mais elle travaille dans quoi ? Dans un cabinet dintelligence économique ?
      Elle ma dit quelle était très satisfaite de ta situation professionnelle actuelle, avait continué son père sans lécouter.
      Mmh. Elle se tient informée.
      On dirait.
      Tu lui as demandé pourquoi elle est partie ?
      Bien sûr, mais elle na pas voulu me répondre (ce qui est compréhensible, elle travaillait, Joël, elle navait pas trop le temps ), mais comme toi, je ne crois pas cette histoire avec Michaël.
      Ah Et sinon, elle était comment ?
      Toujours une aussi belle plante, si tu veux mon avis.
Â
Cela avait été une véritable torture dentendre le témoignage de son père, alors que lui-même navait même pas eu la chance de véritablement rencontrer Camille Laurier et de parler une minute avec elle.
Â
      Papa, tu sais que jai souffert de son départ Ça ne te coûterait rien de me dire où est-ce que tu las vue ! Tes cruel de te taire !
      Joël, de trois choses lune : la première, Camille ma fait jurer de ne rien te révéler ; ensuite, si je te le dis, tu vas devenir fou et te mettre à sa recherche alors que tu as dautres choses à penser en ce moment ; et de trois, elle est introuvable là où elle est, même si je te dis le nom de sa boîte. Crois-moi, cest pour ton bien. Si tu dois revoir Camille, ce sera elle qui viendra te trouver.
Â
Les discours de Daniel et Monsieur Ajacier concordaient assez bien, mais Joël sétait lassé, au bout dun moment, de courir après un fantôme qui utilisait ses relations pour se renseigner, qui avait un agenda plutôt chargé et qui apparaissait seulement selon son gré. Il sétait bien sûr demandé si elle lespionnait pour le compte de Michaël, et la réponse lui vint plus tard encore sous la forme de Camille elle-même. Car la troisième et dernière fois où il avait pu la voir, Camille Laurier lui avait sauvé la vie.
Â
Sirotant tranquillement un cappuccino dans son café favori, il navait pas remarqué cette femme aguicheuse au coin de la rue. Les cheveux noirs de jais, coupés en carré, les yeux bleus perçants, le teint blanc, les ongles vernis en noir, des chaussures à talons compensées, et une robe outrageuse très, très courte au décolleté très, très plongeant. Il ny avait quun mot pour la décrire : cétait une prostituée, ou alors vraiment une fille insouciante qui aurait une malchance sur deux dêtre violée dans la soirée même.
Â
Depuis le début de laprès-midi, elle faisait des allers-retours nerveux sur le trottoir, jusquà linstant où elle avait paniqué et était entrée dans le café en hurlant à tous les salariés et clients de sortir vite, vite, que tout allait exploser, quil ne fallait pas séterniser. Lévacuation sétait faite dans la folie la plus totale, et la prostituée avait agrippé le bras de Joël pour larracher à la terrasse où il se trouvait. Ils avaient été propulsés à terre au moment même où le souffle dune bombe avait retenti, et le café explosé.
Â
Bien entendu, quand il avait retrouvé ses esprits, il navait pas reconnu la petite femme qui tremblait sous lui. Qui aurait pu reconnaître Camille Laurier, qui avait pris soin de mettre des lentilles, une perruque, de se déguiser en prostituée, de maquiller ses taches de rousseur et sa cicatrice pour passer inaperçue ? Tous deux étaient restés sous le choc de lexplosion. Il lavait aidée à se relever, pris soin de mettre sa veste sur ses épaules par galanterie et de lui tenir compagnie jusquà la venue du SAMU. Elle avait bien tenté de senfuir peu avant larrivée des secours, mais il lavait retenue et invitée à boire un verre pour la remercier. Ne voulant pas trahir sa voix, elle navait rien répondu et fait mine de ne pas comprendre.
Â
      English ? Español ? avait tenté Joël, dans un nouvel élan de courtoisie.
Â
Et Camille Laurier sétait vendue toute seule, sans faire exprès, en balbutiant quelques mots dans un russe très maladroit (à vrai dire, elle navait jamais parlé vraiment russe de sa vie, elle ne connaissait de la langue que les gros mots). Intrigué, lavocat sétait penché vers le visage de la prostituée, qui lui paraissait familier et quil ne reconnaissait pourtant pas. Mais cette bouche pamplemousse était unique au monde.
Â
      Camille ?! Camille, cest bien toi ?
      Ah non, jcrois pas, avait lâché la jeune femme de sa voix normale avant de tourner les talons. Ciao Ajacier !
      Attends une minute ! Camille !
      Tu ttrompes, mec, moi, cest Samantha !
      Ouais, comme ma cousine, évidemment !
Â
Cette fois-ci, il avait tenu bon et lavait suivie pour ne pas la perdre à nouveau, tout en scandant son prénom dans la rue. Après cinq minutes où il essayait de lui attraper le bras, Camille en avait eu assez de son manque de discrétion et lavait entraîné dans une impasse étroite, humide et déserte. Alors quelle le plaquait brutalement contre le mur, Joël sétait cramponné à ses hanches, bien décidé à ne pas lâcher prise.
Â
      Bien, Ajacier ! Je tégorgerais volontiers si javais mon poignard sur moi, mais ce nest malheureusement pas le cas, alors ne moblige pas à tétrangler si tu hurles encore une fois mon nom dans la rue ou si tu essaies de me retenir. Ecoute-moi bien, on va jouer à cache-cache, toi et moi. Tu vas me faire plaisir, fermer les yeux et compter jusquà cent, comme les gamins à lécole, le temps que jaille me cacher, capito ?
Â
Joël avait tenu bon, et Camille avait commencé à devenir de plus en plus méchante, lui reprochant davoir failli la faire repérer dans la rue et de lui faire perdre son temps pour des «Â futilités ». Il avait bien entendu essayé de la questionner sur lexplosion, sur les véritables raisons de son départ, mais il navait pas reçu de réponses satisfaisantes, et lorsquil lavait suppliée désespérément de revenir avec lui, ou au moins de dîner ensemble un soir, elle avait refusé net.
Â
      Nous deux, cest fini. Fini, Joël ! Jai fait ma vie. Maintenant, fais la tienne. À partir daujourdhui, je ne croiserai plus ta route.
      Camille, tu ne peux pas me faire ça !
      Si, je peux. Je peux et jai mes raisons, que tu sauras en temps voulu.
Â
Touchée par sa tristesse visible sur les traits de son visage, elle sétait un peu radoucie et lui avait répété quil ne devait pas saccrocher à elle, et que sils devaient se revoir, ce serait elle qui viendrait vers lui. Vaincu, il avait lâché ses hanches. À ce moment, il sétait dit quil avait perdu la bataille et quil devait peut-être oublier lidée de retrouver sa Camille davant. Cette Camille-là nexistait plus. Il ne savait rien de la vie de cette femme qui avait posé la main sur son épaule. Cétait affreux de se dire que même son propre père en savait plus sur elle que lui, et quelle refusait de discuter, ne serait-ce que pour lui expliquer les causes réelles de leur rupture. Avait-il fait quelque chose de mal ? Mais plus Joël réfléchissait à cette question, plus il était persuadé de navoir rien à se reprocher. Au lieu de partir, Camille était restée plantée à ses côtés, avec un petit sourire coquin niché sur les lèvres.
Â
      Bon, et maintenant, file-moi cinquante euros. En espèces, sil te plait.
      Quoi ?!
      Hé, mon gars, tous les gens qui regardent par ici te prennent pour mon client. Faut bien quon soit crédibles pour se fondre dans la masse.
      Ne crois pas ten tirer comme ça, Laurier. Je nai même pas eu affaire à tes services, et tu voudrais que je te file cinquante euros ?! Tu ne veux pas que je te traîne au tribunal pour grosse arnaque à la consommation aussi ?!
Â
Mais le pire dans tout ça, cétait que Camille semblait bien sérieuse et quelle insistait pour empocher son dû. La main tendue devant lui, elle attendait. Joël sétait ensuite souvenu quil avait effectivement retiré de largent au distributeur du coin avant de se rendre au café. Ce détail navait probablement pas dû échapper à cette petite futée.
Â
      Pfft, mais tes fauchée ou quoi ? avait-il marronné en fouillant dans son porte-monnaie (il navait jamais pu rien lui refuser de toute manière).
      Oh non, je me fais même un meilleur salaire que toi, Ajacier. Je te lai dit, cest pour quon soit crédibles.
      Et jai quoi en échange ?
      Ça.
Â
Elle avait agrippé le col de sa veste pour lembrasser aussi vulgairement que possible. En même temps quelle dévorait les lèvres de Joël, elle lui avait piqué le billet de cinquante euros des mains. Puis, à bout de souffle, elle lavait repoussé, tiré sur sa courte robe pour la remettre en place, et quitté lavocat en état de choc.
Â
      Veni vidi vici ! sétait exclamée lEspionne avant de disparaître presque aussitôt, les joues toutes rouges. Je suis venue, jai vu, jai vaincu. Ciao, Ajacier, je te rembourserai !
Â
Il avait eu bien du mal à descendre du nuage de béatitude sur lequel elle lavait transporté et cela lui avait fait tout drôle de se retrouver tout seul dans la minuscule ruelle. Et honnêtement, niveau rapport qualité-prix, ce sulfureux baiser valait bien les cinquante euros !
Â
Depuis cette rencontre, il ne lavait jamais plus croisée. Rien de nouveau à lhorizon. Bien entendu, il scrutait souvent les alentours pour essayer de lapercevoir, mais Camille restait invisible. Du fameux Daniel, il neut également plus de nouvelles. Une fois, il avait tenté de lappeler pour linterroger sur lEspionne, mais le policier, voyant que lavocat navait rien de suspect à lui signaler, avait refusé de répondre à ses questions. Evidemment. Alors Joël avait laissé tomber. Il navait pas oublié Camille, mais il lavait reléguée au second plan. La profession davocat avait fini par prendre totalement le dessus.
Â
      Joël ? Eh oh ? Tu médites sur la teneur en caféine de ta tasse, ou bien tu attends peut-être de boire ton café froid ?
Â
Lavocat cligna bêtement les paupières. La place de Bastille embouteillée de voitures et le décor de la terrasse du café réapparurent brutalement autour de lui. Ses yeux rencontrèrent ceux dEmmanuelle, qui attendait une réaction. Elle avait presque fini sa tasse. Devant eux, le journal ouvert sur la page de laffaire des Toits de Paris. Le retour à la réalité était difficile. Et à lhorizon toujours rien de nouveau.
Â
Â
      Après vous, ma chère consur.
Â
Dun geste galant, Joël laissa entrer en premier Emmanuelle dans le cabinet davocats quils tenaient dans le cinquième arrondissement, puis il referma la lourde porte derrière eux. Et voilà. Une nouvelle journée de travail qui commençait. À laccueil, depuis son bureau où elle travaillait déjà dur, Betty, la secrétaire juridique, les salua très poliment et sa présence suffit à ensoleiller la matinée de Joël. Comme tous les matins, il fit limbécile, histoire de démarrer la journée du bon pied.
Â
      Betty, comment allez-vous ? sexclama joyeusement lavocat en faisant le tour du bureau daccueil pour lembrasser sur la joue. Vous mavez tellement manqué !
      Joël, nexagère pas, tu las vue hier, souligna Manue, exaspérée par son attitude.
      Tais-toi, jalouse. Betty, posez ce classeur que je vous fasse un gros câlin !
Â
Comme toujours, la secrétaire soffusqua et rougit. Coincée dans les bras de son employeur, elle se laissa bercer tendrement par Joël, que se fichait bien dêtre familier avec elle. Betty était une secrétaire dâge mûr, très polyvalente, très sérieuse et très performante à qui il sétait beaucoup attaché. Tellement attaché quil déprimait lorsquelle partait en congés !
      Maître, enfin ! protesta Betty en essayant de se dégager de son étreinte.
      Betty, je vous ai déjà dit que je vous aimais ? continua Joël sur sa lancée. Vous êtes ma deuxième maman, sans vous, je suis perdu, je ne suis plus rien. Vous êtes la seule qui me rappelle à lordre quand joublie de signer un courrier important, la seule qui mécoute me plaindre sans broncher, la seule qui mamène des petits gâteaux avec mon café, la seule qui me sermonne quand jinsulte mes confrères. Et tout ça, avec toute la douceur et la délicatesse dont vous savez faire preuve ! Et en plus, vous portez toujours de jolis colliers.
Â
Manue roula des yeux, puis ils éclatèrent tous les trois de rire. La familiarité navait jamais gêné Joël dans sa profession, mais Betty avait encore du mal à sy habituer. Cependant, elle appréciait secrètement ce comportement et adorait bien entendu son jeune employeur quelle pouponnait peut-être un peu plus quEmmanuelle. Le pire cauchemar de Joël était de devenir aussi pompeux que certains de ses confrères, et il mettait tout en uvre pour éviter de tomber dans ce cliché. Si Manue conservait un professionnalisme intact, Joël ne se privait pas pour montrer toute laffection quil éprouvait à Betty et certains de ses clients. Il se permettait parfois même en rendez-vous, et cétait le plus gros reproche que lui faisait son associée, de lancer des blagues et de faire lidiot pour remonter le moral de sa clientèle, moral en moyenne toujours très bas.
Â
      Alors, quoi de neuf ce matin ? demanda Emmanuelle à Betty, que Joël avait enfin lâchée, pendant qu'elle mettait en marche la cafetière.
      Vous avez rendez-vous avec Madame Martinez, qui ne devrait pas tarder, répondit aussitôt la secrétaire en feuilletant un agenda.
      Rien pour moi ?
      Non, Maître.
      Bon. Jai compris. Le message est clair, fit Joël, faussement amer. Personne ne maime.
      Jai préparé le bulletin de commande pour le papier à lettres. Il ne manque plus que votre signature.
      Du papier à lettres ? On avait commandé du papier à lettres ?
      Mais oui, Joël, souviens-toi ! sénerva Manue. On a presque épuisé tous nos stocks !
      Mais attends, tu parles du papier à lettres auquel je pense ? Celui avec nos noms écrits en joli dessus, superépais, superbeau, et supercher aussi, celui qui justifie le prix de nos honoraires ?!
      Celui-là même.
      Malheur ! se lamenta lavocat, tragique, en faisant mine de sévanouir.
      Et le règlement de la facture délectricité doit partir aujourdhui, ajouta la secrétaire avec prudence.
      Bon ! Mon horoscope ne sest pas trompé : cest bien une journée de merde. Joël prit un air exaspéré qui fit à nouveau sourire les deux femmes avant de retrouver son sérieux Bien, je vais men occuper ce matin. Merci Betty.
Â
Il regroupait soigneusement les factures lorsque la cliente dEmmanuelle fit son entrée dans le cabinet et les salua poliment. Aussitôt, les deux avocats se raidirent et entonnèrent un bonjour chaleureux. Betty proposa tout de suite un café à la nouvelle venue. Cétait ce quappréciait particulièrement Madame Martinez, ainsi que tous les autres clients, et cétait sur quoi Joël et Manue avaient fondé leur réputation. Chaque client (à lexception des gardés à vue de Joël à qui il réservait un traitement un peu plus dur) était pouponné par son avocat et avait droit au meilleur café que lon navait jamais goûté dans un pareil endroit. Les clients navaient pas à boire un café discount alors quils payaient si cher les services de Maître Ajacier et Maître Despins. Cétait la politique. Les clients devaient être respectés, écoutés, aidés et soutenus, et les deux avocats leur consacraient autant de temps quil le fallait, quitte à travailler très tard le soir ou le week-end. Madame Martinez et les autres savaient quils étaient tous les deux jeunes et moins expérimentés que dautres, mais ils appréciaient laccueil qui leur était fait, la compétence et le sérieux de leur travail (et distinctement, les clients de Manue aimaient son professionnalisme, ceux de Joël lapproche directe quil avait avec eux). Cela valait bien plus que tous les «Â bons » avocats, trois fois plus chers, trois fois plus intéressés et trois fois plus pompeux que ce duo de choc. Aussi, avec une aussi bonne réputation, le bouche-à-oreille se révélait plutôt efficace et de nouveaux clients apparaissaient de façon assez régulière.
Â
Pendant que la secrétaire préparait une tasse de café à Madame Martinez, cest donc tout naturellement quEmmanuelle prit des nouvelles de sa cliente, qui avouait avoir eu des problèmes de transport à cause des grèves, et que Joël lança une blague sur la SNCF. Puis, Manue senferma dans son bureau avec sa cliente, Joël dans le sien avec les factures du cabinet à régler, et Betty entama la rédaction de son premier courrier. Et voilà. La journée commençait pour de bon.
Â
Un peu plus tard dans la matinée, la porte au fond à gauche de la salle principale souvrit et en sortit Joël Ajacier, ravi davoir réglé toutes les factures impayées. Tout en claironnant sa fierté de ne pas être dans le rouge, il fit le tour du bureau de Betty pour lui donner les pièces afin quelle pût effectuer les enregistrements comptables. Non pas que lavocat était particulièrement radin, mais Manue et lui faisaient toujours très attention à leurs dépenses, car chaque mois, il fallait payer le loyer du cabinet, celui de leurs appartements, lélectricité, linternet, les fournitures, et Betty. Betty qui coûtait un peu moins de deux mille euros bruts, une somme pas vraiment négligeable. Mais le salaire de sa secrétaire adorée nétait pas le seul souci de Joël Ajacier. Chaque jour, dautres contrariétés supplémentaires venaient sajouter à celles déjà présentes et le rendaient davantage de mauvaise humeur.
Â
      Dites-moi, Betty, Maître Michel a-t-il appelé ?
      Non.
      Et merde.
Â
Betty jeta un regard désapprobateur à son jeune employeur, qui sexcusa immédiatement et lui expliqua en quelques phrases la situation.
Â
      Ça fait plus dune semaine que jessaie de le joindre et que je harcèle sa secrétaire. Il ne ma jamais rappelé alors quon saffronte la semaine prochaine et quil me manque le bulletin de salaire de son client dans le dossier ! Vous croyez que jai que ça à faire de lui courir après ? Moi, ça ménerve, ces confrères qui se croient tout permis tout ça parce quils sont plus expérimentés.
      Vous ne devez pas vous laisser marcher sur les pieds, Maître. Dans ce métier, vous le savez, il nest pas bon dêtre gentil. Un conseil : imposez-vous, mais restez poli et aimable, de façon à ce quon ne puisse rien vous reprocher. Vous avez des règles de courtoisie et de confraternité à respecter.
      Betty, vous êtes sage. Déontologie, déontologie ! Je vais de ce pas rappeler ce confrère, tout en restant aimable, poli et sans le traiter denfoiré, même si je le penserai très fort. Mais je suis absolument certain que je naurai que sa secrétaire au bout du fil.
Â
Ils échangèrent un sourire complice, puis comme la salle dattente était vide, que la conversation navait rien de secret et quil voulait amuser Betty, Joël sassit sur le bureau de sa secrétaire et décrocha le combiné du standard. Son employée ouvrit le répertoire à la lettre M et lui dicta le numéro de téléphone quil composa dun air déterminé, bien résolu à en découdre avec son confrère.
Â
      Madame Lisa, bonjour ! sécria Joël, tout joyeux, dès que la standardiste décrochait de son côté. Cest Maître Ajacier à lappareil, comment allez-vous ? Très bien, je vous remercie, mais disons que ça irait encore mieux si je pouvais parler à mon confrère. Est-ce quil est disponible ? Cest au sujet de ce satané bulletin de salaire quil était censé menvoyer le mois dernier déjà, mais quévidemment il na pas fait Vous allez voir ? Bon, dites-lui un mot en ma faveur sil vous plait, cest quil commence un peu à se faire désirer là Merci. Vous êtes géniale, Madame Lisa, vous savez que je vous adore ?
Â
Madame Lisa avait beaucoup destime pour Maître Ajacier. Elle comprenait sa frustration face à son employeur qui ne lui portait aucune considération, et savait quil avait appelé de nombreuses fois auparavant dans lespoir de lui parler. Elle avait également reçu des fax et des courriels, toujours au sujet de ce fameux bulletin de salaire, et si cela navait tenu quà elle, elle aurait depuis longtemps répondu à sa requête. Malheureusement, Maître Michel estimait avoir plus important à faire que de discuter deux secondes sur un dossier avec un jeune confrère, et Madame Lisa se désolait à chaque fois de la réponse négative quelle faisait à un homme aussi charmant et daussi bonne humeur que Joël Ajacier. Malgré les amadouements de ce dernier, le confrère refusa à nouveau la ligne sous prétexte de conclusions à terminer.
Â
      Madame Lisa, alors ? Ah. Ah ben oui, le contraire maurait étonné. Vous lui avez bien précisé le caractère urgent de laffaire ? Non, non, Madame Lisa, ce nest pas contre vous, ne prenez pas la mouche ! Bon, vous pouvez lui laisser un message ? Dites-lui que cétait la dernière fois que jappelais, et que si je nai pas la pièce qui manque au dossier avant laudience de la semaine prochaine, nos relations risqueraient den pâtir. Merci bien ! Au revoir !
Â
Quand Joël raccrocha, il se tourna vers sa secrétaire pour recueillir son avis. Cette dernière haussa les épaules pour seule réponse, aussi blasée que lui.
Â
      Vous voyez, je vous lavais dit ! La prochaine fois, on parie, Betty ! Enfin, heureusement que tous les confrères ne sont pas comme ça Bon, je retourne dans mon bureau. Si par tous les hasards Maître Michel appelle, je vous offre une revue au Moulin Rouge !
Â
La fin de la matinée défila à une vitesse folle. À midi, Betty quitta le cabinet. Une demi-heure plus tard, les deux avocats cessèrent leurs activités et se rendirent ensemble au Palais de justice récupérer leur courrier au vestiaire. Là, ils discutèrent avec les confrères quils connaissaient, Emmanuelle se retrouva contrainte daccepter de dîner avec lun deux à cause de Joël, et ce dernier dragua «Â de la secrétaire » pour soccuper un peu pendant que son associée essayait déchapper aux griffes de son prétendant. Nayant pas le temps de sattarder sur le chemin du retour, ils achetèrent au passage un sandwich à la Mie câline et retrouvèrent leur bureau ainsi que leurs dossiers respectifs avant larrivée de Betty.
Â
À 14 h 30, une adolescente et sa mère firent leur apparition au cabinet. La jeune Elise était la petite chouchoute de Joël, âgée de bientôt dix-huit ans et violée à onze par son beau-père. Sa mère nayant découvert le pot aux roses que bien des années plus tard, Joël avait pris en charge le dossier depuis seulement deux ans. Elise avait vidé à elle toute seule la boîte de Kleenex spécial victimes de lavocat et ses réserves de bonbons quil gardait lorsque des enfants se trouvaient dans son bureau. Lors des premiers rendez-vous, Joël avait dû faire souvent lidiot pour mettre à laise Elise et instaurer une relation de confiance entre eux. La jeune fille, qui le craignait au début, avait émis quelques réserves à lui raconter les faits dans tous leurs détails, puis les pitreries du juriste ayant eu raison delle, elle était souvent venue le voir entre midi et deux pour discuter avec lui de façon informelle. Son lycée ne se trouvait pas très loin du cabinet et avoir une épaule sur laquelle sappuyer était très réconfortant. À un moment, Elise sétait même entichée de son avocat, décidément le seul homme en qui elle pouvait avoir confiance. Joël avait dû faire preuve de tact et de délicatesse pour faire revenir sa jeune cliente à la réalité, en lui précisant que sil navait jamais violé une fille, il nen était pas moins «Â un sacré salaud » et quelle méritait mieux, beaucoup mieux, que lui.
Â
Aujourdhui, si le cur dElise palpitait encore un peu pour son avocat, elle était déjà beaucoup moins passionnée quà une époque et le procès de son beau-père en cour dassises approchait désormais à grands pas. Joël avait profité des vacances scolaires de la région parisienne pour la recevoir une dernière fois avant laudience, prévue dans trois semaines.
Â
      Elise, ma chère Elise, comment vas-tu aujourdhui ? sexclama joyeusement le juriste, alors quils étaient tous assis autour de son bureau.
      Ben euh balbutia ladolescente, gênée. Ça va Un peu stressée, mais ça va.
      Cest le procès, enchérit sa mère. Elle est dans tous ses états depuis que lon connait la date.
      Malheureuse, si tu es déjà stressée alors que le procès est seulement dans trois semaines, tu vas me faire une syncope le jour de laudience !
Â
Elise rit nerveusement et se sentit déjà un peu plus détendue. Au même moment, le téléphone portable de Joël vibra et le fit froncer les sourcils. La photo et le nom de Cynthia apparurent sur lécran, et il coupa lappel aussitôt. Hélas, Cynthia était une de ces femmes très bornées qui ne baissaient jamais les bras, et elle rappela presque aussitôt. Désabusé, lavocat se tourna vers sa jeune cliente.
Â
      Dis Elise, jai ta permission pour prendre un appel personnel deux secondes, juste histoire de lenvoyer sur les roses ?
Â
Ladolescente la lui donna, et Joël quitta en courant son bureau pour répondre à sa petite amie depuis la salle dattente. Il préférait que Betty fût témoin du savon quil allait passer à Cynthia plutôt quElise. Elise, à son jeune âge, avait encore une chance de croire au prince charmant, et il ne voulait pas briser tous ses espoirs. Betty avait déjà une certaine expérience de ce côté-là.
Â
      Cynthia, bordel ! siffla lavocat en guise de «Â allo ».
      Joël, Joël, Joël, oh mon Dieu, il faut absolument que je te dise ! sécria aussi lintéressée, surexcitée.
      Je suis en rendez-vous, je ne peux pas te parler. Combien de fois je dois te dire de ne pas mappeler quand je suis au boulot !
      Jai une grande nouvelle à tannoncer !
      Je te rappelle ce soir !
      Mais attends !
      Je nattends rien du tout ; là, cest ma cliente qui attend !
Â
Enervé, Joël lui raccrocha au nez et lâcha un juron qui lui valut un nouveau regard accusateur de Betty. Il supportait de moins en moins les manières de Cynthia, à qui il rappelait souvent quil navait pas une minute à lui consacrer la journée et quil ne voulait pas être dérangé. Quand il retourna dans son bureau, Elise vit bien quil était contrarié et se sentit désolée pour lui. Il marmonna quelque chose à propos des femmes quelle ne comprit pas, puis se concentra à nouveau sur son entretien. Au même moment, Betty toqua à la porte et passa timidement la tête par lentrebâillement.
Â
      Maître ?
      Quoi ?! répondit Joël, exaspéré, dont la bonne humeur sétait volatilisée depuis lappel de Cynthia.
      Maître Michel est en ligne.
      Cest du bluff pour que je vous amène au Moulin Rouge ?
      Est-ce que je dois lui dire de vous rappeler plus tard ? continua Betty, très sérieuse.
      Il ne le fera pas. Jai bien envie de lenvoyer paître, parce quil nest pas le seul à être très occupé ! Mais bon, je nai pas envie de me rabaisser à son niveau, alors passez-moi lappel. Ah, attendez avant, je te demande à Elise. Elise, tu permets que je réponde à un confrère qui me prend pour un con depuis deux semaines ? Crois-moi, laffaire va vite être expédiée et je te promets quaprès, je débranche tous les téléphones de ce bureau !
Â
Elise lui permit, largement approuvée par sa mère qui savait lavocat compétent malgré ses extravagances. Et en effet, après sêtre faussement étonné de la bonne santé de son confrère («Â Maître Michel, jai cru que vous étiez mort et que Madame Lisa ne voulait pas me le dire ! »), Joël régla le problème du bulletin de salaire en moins dune minute puis débrancha la prise du téléphone pour pouvoir se consacrer uniquement à ses clientes.
Â
      Bon, Mesdames, veuillez mexcuser pour ce contretemps. Maintenant, je suis tout à vous et je vous assure quon ne sera plus dérangés ! Elise, raconte-moi comment ça marche au lycée, jai besoin de me changer les idées.
Â
Â
Après plus dune heure, le rendez-vous avec Elise et sa mère prit fin. Alors que ses clientes quittaient le bureau, Joël se baissa vers ladolescente, posa ses mains sur ses épaules et lui flanqua une bise sur chaque joue.
Â
      Ça va aller ?
      Je crois, fit la jeune fille, rouge écarlate.
      Ne ten fais pas, tu as encore trois semaines pour te préparer. Ce sera un mauvais moment à passer, je ne le nie pas, mais tu as besoin de ce procès pour tourner vraiment la page. Et tu nas pas à tinquiéter, tout ira bien. À ce quil parait, je suis plutôt connu pour tous les scandales que je provoque en tribunal, donc ça va réussir. Je tassure que le gars va prendre cher, très cher.
Â
Elise hocha la tête en silence, puis Joël se redressa pour serrer la main de sa mère. Celle-ci le remercia chaleureusement, agrippa sa fille par lépaule et elles séloignèrent vers la porte du cabinet, non sans avoir salué la secrétaire. Toujours courtois, le jeune homme les raccompagna jusquà la sortie, et cest lorsquelles furent parties que Betty linterpella alors quil espérait senfermer à nouveau dans son bureau.
Â
      Maître ?
      Hmm ?
      Vous avez reçu un chèque.
      Oh ? Jaime ça. Finalement, la journée nest peut-être pas si mauvaise De qui ?
      Une certaine Camille Laurier, mais je nai pas le souvenir que ce soit une de vos clientes.
Â
Joël se prit le pied dans la plante verte en plastique, et se rattrapa de justesse au bureau de Betty pour ne pas se retrouver les quatre fers en lair. Si la secrétaire semblait intriguée par le chèque, lavocat était, lui, tout à fait sous le choc dune telle annonce.
Â
      Vous êtes sûre ?! sexclama-t-il, les yeux écarquillés. Camille Laurier ?
      Oui, oui. Je lai récupéré dans la boîte aux lettres.
      Et euh Combien ?
      Cinquante euros.
Â
Cinquante euros. Le souvenir de sa dernière rencontre avec Camille lui revint en mémoire. Lexplosion. Le billet orange. LEspionne lui avait dit en partant quelle le rembourserait, et voilà quun an plus tard, un chèque apparaissait. Joël aurait pu se demander pourquoi Camille Laurier avait décidé de le rembourser seulement aujourdhui, et pas avant, mais une idée bien plus lumineuse lui était venue à lesprit. Camille avait payé par chèque. Or, qui disait chèque, disait adresse postale. Et sil pouvait situer la jeune femme dans Paris, ce serait déjà une grande avancée. Tout en essayant de reprendre un air naturel, Joël demanda à Betty ladresse de Camille Laurier.
Â
      Cest étrange Rue Mouffetard. Ce nest pas là où vous habitez, Maître ?
Â
Consterné, le jeune homme lui arracha le papier des mains et y relut ladresse imprimée. Rue Mouffetard ! Cétait la même rue, le même numéro dimmeuble ! Un nouveau souvenir, plus agaçant cette fois, lui revint encore à lesprit : cette bécasse payait si rarement par chèque quil lui avait toujours fallu des années pour liquider un chéquier ! Et voilà quil se retrouvait au point de départ. Toutes ses espérances anéanties par un chèque trop vieux ! Si Camille Laurier était devant lui, il lui aurait tordu le cou.
Â
      Bon soupira Joël, blasé, en remettant le chèque à Betty. Vous pouvez lencaisser. Sur le compte du cabinet, tant quà faire.
      Cest que je ne sais pas si vous avez remarqué, Maître, mais le chèque nest pas signé.
      Quoi ?!
Â
Cétait la goutte deau qui fit déborder le vase. Furieux, Joël reprit le chèque, relut lécriture de Camille, le montant, ladresse et vit un grand blanc à la place de la signature. Comme il avait passé une mauvaise journée à cause de Cynthia et son confrère, il se sentit monter une haine incroyable vis-à-vis de lEspionne et décida de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il avait assez souffert par sa faute, elle lavait bien fait tourner en bourrique, mais quelle le prît pour un con ah ça non, il ne laccepterait pas !
Â
Bien décidé, lavocat tourna rageusement les talons vers son bureau et claqua la porte derrière lui. Il se laissa tomber sur son fauteuil et attrapa la carte quil gardait toujours sous son téléphone. Daccord, il navait pas la possibilité dentrer en contact avec Camille Laurier, mais il avait le numéro du fameux Daniel, et il nallait certainement pas se faire prier !
Â
      Maître Ajacier, que me vaut le plaisir ? laccueillit poliment le flic à lautre bout du fil.
      Je veux parler à cette salope, à cette petite voleuse de mes deux !
      Oh.
      Oui ! beugla Joël, qui voyait rouge et ne réfléchissait plus à ce quil hurlait. Jen ai assez ! Là, elle est allée trop loin !
      Attendez, attendez, calmez-vous. Quest-ce qui se passe au juste ?
      Il se passe quelle me prend pour un con et que je ne le supporte plus ! Si ça lemmerde tant que ça de me rembourser mes cinquante euros, quelle me rembourse pas, putain ! Après tout, je men fous, des cinquante euros ! Mais pitié, quelle ne me torture pas encore plus en menvoyant un chèque en bois ! Cest carrément du foutage de gueule là ! Passez-la-moi tout de suite, que je lui dise ma façon de penser !
      Mais Camille Laurier vous a bien remboursé, sétonna Daniel. Elle ma pourtant dit ce matin que
      Elle na pas signé le chèque, ducon, técoutes quand je te parle ?! Quest-ce que vous avez tous à me prendre un con, hein ?! Putain, quand cest pas un, cest lautre ! Jai assez de pression et demmerdes comme ça avec mes confrères et mes clients, et maintenant, yen a une autre qui se rajoute !
Â
Pendant un moment, le flic ne sut quoi dire pour calmer lavocat et préféra le laisser déverser toute sa colère sur lui. Il savait lui aussi que Camille Laurier avait poussé le bouchon un peu trop loin, et que forcément, un homme qui ne sétait jamais vraiment remis dune rupture amoureuse, qui avait un travail rythmé et compliqué, ne pouvait que craquer dans cette situation. À force de tourmenter Joël Ajacier, Joël Ajacier seffondrait. Voilà tout.
Â
      Ecoutez fit lavocat, lassé, au bout de quelques minutes. Jen ai marre de vivre avec plein de questions. Soit elle y répond, soit elle arrête définitivement de me faire péter des câbles comme ça, mais faut que ce soit clair. Parce que ses petits mystères, moi, jen ai ma claque. Laissez-moi lui parler deux minutes, je sais quel est dans le coin
      Honnêtement, non, elle nest pas là en ce moment. Dune, moi aussi, je suis au bureau et...
      Donnez-moi au moins un numéro !
      Et de deux, Camille Laurier est en déplacement professionnel. Elle nest pas joignable.
      Hein ? En déplacement professionnel ? Comment ça, en déplacement professionnel ?!
      Contrairement à ce que vous croyez, elle ne voit pas la vie en Joël Ajacier.
      Mais
      Je suis désolé, je ne peux rien vous dire. Ecoutez, reprit Daniel très sérieusement, concernant cette histoire de chèque, je suis vraiment étonné. Camille Laurier ma informé, pas plus tard que ce matin, et juste avant quelle parte, quelle passait à votre cabinet pour vous rembourser largent quelle vous devait. Jignorais quelle navait pas signé le chèque, mais posez-vous la question, Maître. Vous connaissez Camille Laurier aussi bien que moi. Si elle ne la pas signé, cest sûrement pour une bonne raison. La plus plausible, si vous voulez mon avis, cest quelle veut revenir le signer elle-même.
      Quand ?
      Aucune idée. À vous dêtre patient. Comme je vous lai dit une fois, je nai aucun poids sur les décisions quelle prend.
      Et qui êtes-vous pour que vous fréquentiez mon ex au point de la voir ce matin, tout savoir delle et lui tenir la main dans la rue ?
      Qui je suis ? Mais un ami de Camille Laurier, tout naturellement.
      Arrêtez vos conneries, Camille na jamais eu damis. Et encore moins des flics.
Â
Un bip-bip lui répondit. Daniel avait raccroché.
Â
Â
Gare de Sens. Soucieux, Muriel et les autres usagers penchèrent la tête à lunisson. Au loin, dans un grondement sourd qui les avait interpellés, un train sapprochait lentement vers eux. Lagitation commença à gagner les voyageurs qui agrippèrent leurs valises ou firent quelques pas en avant. Alors que les quatre notes bien connues de la SNCF éclataient sur le quai pour annoncer larrivée du train, les freins du TER grincèrent si fort que Muriel se crispa en attendant le silence. Dans un dernier cri strident, la locomotive stoppa net sa route, et après un souffle mécanique, toutes les portes des rames souvrirent à la volée.
Â
Le chef de bord et les passagers dont le voyage sarrêtait ici sautèrent aussitôt à quai. Les autres, qui patientaient depuis longtemps pour certains (satanée grève !), sentassèrent sur les côtés des portes pour leur céder le passage, puis se bousculèrent pour monter dans le train et obtenir une place confortable. Muriel grogna un peu dans le désordre causé par la foule. Aucun respect pour les seniors, décidément. Le train en heure de pointe navait jamais été son fort. Déjà, elle ne supportait pas les usagers en masse qui faisaient souvent preuve dimpolitesse. Et ensuite, elle avait dû se presser pour ne pas rater ce TER qui, pour une fois, était à lheure, à cause de la file dattente trop longue au guichet. Elle navait pas pu acheter son billet, mais en bonne femme honnête, Muriel se promit dinterpeler le contrôleur SNCF dès que le train serait reparti. Cest donc la conscience tranquille quelle prit place sur une banquette, donnant sur le couloir, à côté dune dame de son âge.
Â
Amusée, elle observa depuis la fenêtre les derniers usagers en retard courir pour attraper le train à temps, et le chef de bord consulter sans cesse sa grosse montre, attendant lheure exacte pour repartir. Environ une minute passa, puis lagent SNCF une jolie femme porta son sifflet à sa bouche et souffla très fort pour alerter le conducteur du départ imminent du train. Un son perçant explosa sur le quai, puis elle remonta à bord. Muriel était assise juste derrière la porte, pour ne pas la rater, et lentendit faire quelques manipulations pour actionner la fermeture automatique des portes. Une courte sonnerie dalerte retentit, puis les portes se refermèrent dans un claquement sec.
Â
Tandis que le train glissait doucement sur les rails, Muriel sempressa de héler le chef de bord avant quil ne repartît dans un sens opposé. La jeune femme laperçut, hocha vivement la tête dans sa direction, passa une rapide annonce au micro («Â Mesdames et Messieurs, prochain arrêt, Joigny, prochain arrêt, Joigny ! ») et vint à la rencontre de Muriel.
Â
      Madame ? sinquiéta contrôleur.
      Je nai pas eu le temps de prendre mon billet, et je ne sais pas me servir de la machine Est-ce que je peux vous en acheter un ?
      Bien sûr, Madame. Votre destination ?
      Auxerre.
Â
Pendant quelle sortait vivement un appareil de sa sacoche pour éditer un titre de transport, Muriel observa à la dérobée la jeune femme. Elle portait un uniforme classe aux couleurs de la société, gris et mauve, avec un petit foulard blanc autour du cou, et ses cheveux rouge pétant contrastaient allègrement avec la casquette grise de la SNCF. Son minois était recouvert de taches de rousseur, et Muriel navait jamais vu un agent si aimable et souriant.
Â
      Mais Ça alors, vous êtes armés maintenant ? Ça devient si dangereux que ça ? sétonna la dame en remarquant un objet étrange qui dépassait de la sacoche du chef de bord.
      Pardon ? Ah, ça ! La jeune femme éclata de rire Non, Madame, ce nest pas une arme, cest juste un appareil pour les règlements par carte bancaire !
      Ah.
      Hélas, comme moyen dautodéfense, ils nont rien changé, nous navons droit quà limprovisation. Cest comme ça que jai failli en jeter un sur les rails la dernière fois. Vous avez une réduction ?
      Oui, jai la carte Liberté.
Â
Pendant que lusager fouillait son sac à la recherche de sa carte, le chef de bord fronçait les sourcils devant son appareil. Impossible de retrouver le code de cette foutue carte Liberté depuis lactualisation récente de la base de données par la SNCF, suite à de nouvelles procédures. Ce genre de détails avait le don de lénerver au plus haut point et elle ne comptait pas passer le trajet à soccuper du cas de Muriel. Sans attendre, elle sempara de son téléphone portable enfoui dans sa poche et composa le numéro de son responsable.
Â
      Bonjour, Camille Laurier, TER 891159 en direction dAuxerre. Pouvez-vous me donner le code de la carte Bourgogne Liberté sil vous plait ?
Â
«Â Le temps prend tout son temps, et moi je perds le mien »
Â
Ca a l'air chouette, didon, cette affaire des Toits de Paris... Et c'était sympa ce petit insert de Valentin <3 Oh et puis... Même dans le futur et ton récit de SF, le SNCF est en grève. Bon, ok, je retire la mention à la SF :P Quoique... Naaaah, me tape pas !
Enfin, je rigole, bien évidemment. Car c'est justement ce que j'aime bien dans Popo - cette réalité tellement vraie.
Ca fait bizarre de voir un Joël adulte, lancé dans le monde du travail et bien salaud sur les bords. C'est que je commence à l'aimer de plus en plus le bestiau :P Enfin, j'espère pour lui que la "grande nouvelle" de la copine, c'est qu'ils vont pas passer de deux à trois xD Sinon, il risquerait de mal le vivre xD
Bwarf, sinon, je me suis pas du tout perdue dans les personnages. Il y en a certes quelques uns, mais tu t'attardes assez sur chacun pour pouvoir les cerner, même sans Doliprane (quoique je suis sous Paracetamol depuis deux jours, peut-être que ça aide :P).
Les apparitions de Camille étaient chouettes comme tout. Comme je le disais, je pensais que t'allais vraiment la faire disparaitre pour de bon. Et puis, découvrir Camille en agent de la SNCF, hohoho. Mais c'est bien pratique pour parcourir la France et chasser du Michael. Si si.
Bon chapitre donc ! Ca fait du bien de retrouver Popo :))
Je me doutais bien que tu relèverais la présence de Valentin, officiellement en charge de l'affaire des Toits de Paris (qui avant que je la modifie, s'élevait à 20 (+1) meurtres tout beaux tout chauds... mais 12, c'est quand même plus raisonnable), donc on le verra tout au long de l'histoire ! ^^
Malheureuse, si la SNCF ne faisait plus grève, même dans dix ans, alors là oui, ce serait vraiment de la science-fiction ! xD Enfin bon, on lui doit au moins le mérite d'avoir embaucher Camille en agent commercial train (comme tu dis : hohoho !). ^^ Et en plus, tu as tout à fait raison sur les avantages de ce job ! ^^ Et quant à Joël eh ben... Eh ben voilà. xD Je te rassure, l'annonce de Cynthia, c'est pas un gamin. Je comptais en parler dans l'extra qui devait suivre ce chapitre, mais en fait, c'est vraiment pas grand chose ce qu'elle a à dire (comme souvent >_<). Mais si ça devait arriver, Joël le prendrait vraiment très mal et je ne sais pas s'il l'accepterait. (... tu savais que Cynthia n'a même jamais dormi dans le lit qu'il partageait avec Camille ?! alors de là à accepter un gosse... LA GROSSE BLAGUE).
Enfin bref, je suis contente que la pilule soit bien passée pour toi en tout cas, et même plutôt très rassurée. Je te fais plein de poutoux, et un graaaand merci pour ton commentaire ! <3