Chapitre 2 : Maître Ajacier, avocat à la Cour (et déçu en amour)

Notes de l’auteur : Pour les adeptes du 36, un nom devrait vous paraître étrangement familier dans ce chapitre.
À part ça, je vous souhaite une bonne lecture, et avant de vous lancer, je vous recommande un bon Doliprane. ^^ 
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Chapitre Deux : Maître Ajacier, avocat à la Cour (et déçu en amour)

 

«Â Serais-tu plus heureux si tu étais quelqu’un d’autre ? »

 

Il y avait des matins où l’on se réveillait avec l’impression d’avoir dormi des années. Des matins où, ne sachant plus trop dans quel lit on se trouvait, on se demandait si on était bien là où l’on espérait être. Aux côtés d’une femme qu’on espérait être celle qu’on souhaitait voir blottie contre soi. Mais ces réveils de rêve n’étaient souvent qu’illusions. Encore des illusions.

 

C’est pourtant l’impression qui vint à l’esprit Joël Ajacier ce matin-là lorsqu’une jeune femme le réveilla avec beaucoup de tendresse. Ses mains raffinées caressaient son torse, et sa bouche, très douce, lui baisait gentiment l’épaule. Croyant que c’était Camille qui était revenue et agissait ainsi, il laissa échapper un soupir bienheureux. Mais au fur et à mesure qu’il émergeait de son sommeil, il ne remarqua point de cheveux rouge Dalloz et déchanta très vite. Quand il vit Emmanuelle, l’illusion de Camille éclata en mille morceaux et il lui tourna aussitôt le dos en grognant.

 

–       Joël Ajacier, toujours aussi aimable au réveil, observa la jeune femme, ironique.

–       Mmh.

–       Ça t’arracherait la gorge de dire au moins bonjour ?

–       ‘Jour.

–       Tu sais, Joël, je ne te demande pas de me faire des déclarations d’amour. Juste d’être agréable le matin. Tu te comportes comme un hérisson avec toutes les femmes qui sont dans ton lit ou c’est juste parce que c’est moi ?

–       Toutes, grogna l’intéressé. Non… Enfin, si. Laisse tomber.

 

Emmanuelle devina son hésitation et se redressa un peu plus pour remettre ses cheveux d’un caramel chaud un peu plus en ordre. Puis, désireuse de taquiner son confrère, elle se pencha sur lui, le sourire malin.

 

–       Mmh, tu me caches des choses toi.

–       Mêle-toi de tes oignons, Manue.

–       Il y a une femme derrière tout ça ou je ne m’y connais pas !

 

Agacé, Joël se leva et commença à s’habiller pour tenter d’esquiver les questions de la jeune femme. Mais l’intéressée maîtrisait habilement les interrogatoires serrés, elle aussi, et sauta du lit à son tour pendant que l’avocat fouillait dans l’armoire à la recherche de la chemise propre qu’il laissait toujours chez elle.

 

–       Je la connais ? Cynthia ?

–       Malheureuse ! s’exclama Joël, tragique. Ne me parle pas de Cynthia !

–       Et pourtant, c’est avec elle que tu sors.

–       Oui, mais je ne l’aime pas, tu le sais ça !

–       C’est vrai, sinon tu ne serais pas dans mon lit, où avais-je la tête ?

 

Joël et Emmanuelle couchaient entre deux dossiers. Ils s’étaient rencontrés à l’école de formation d’avocats, alors qu’elle était pleine d’ambition, et lui en dépression à la suite de sa rupture avec Camille. Le courant était plutôt bien passé entre les deux étudiants ; ils avaient prêté serment ensemble et décidé de s’associer pour ouvrir un cabinet d’avocats. Les parents de Joël et Manue étaient assez aisés pour les aider financièrement à monter leur affaire, mais ils avaient pris leur responsabilité et s’étaient engagés à leur rembourser le moindre centime que ces derniers leur avaient prêté. Chacun avait investi autant dans l’affaire, et aujourd’hui, sans avoir cessé de travailler d’arrache-pied, ils commençaient lentement à se constituer une clientèle et une bonne réputation.

 

Très vite, ils furent amants. Emmanuelle avait l’habitude de courir les hommes, et Joël n’était pas heureux avec la femme qu’il avait choisi de garder comme «Â petite amie officielle ». En fait, il n’était heureux avec personne, et sombrait davantage dans l’infidélité jour après jour, trompant sans pitié Cynthia avec toutes les femmes plaisantes qu’il trouvait sur son chemin. Mais d’entre toutes, Emmanuelle restait sa seule véritable maîtresse. Ils avaient conclu un accord qui les arrangeait tous les deux : coucher ensemble oui, mais sans attachement, et avec la liberté d’aller voir ailleurs. Et cela marchait fort bien : depuis le début de leur liaison, Joël avait des journées moins écœurantes et cela lui changeait les idées. C’était salaud, il le savait, mais c’était désormais sa vie.

 

–       Alors, c’est qui ? insista Manue, qui sautillait autour de Joël, impatiente d’en savoir davantage. Ce serait une de tes aventures qui n’aurait pas voulu de lendemain ?

–       Non.

–       Une femme que tu n’as pas eue ?

–       Tu m’énerves.

–       Ou une femme que tu n’auras jamais ?

–       Mais arrête ! Tu sais que t’es chiante quand tu t’y mets ?!

–       Ou alors, c’est peut-être une femme que tu n’as pas eue et que tu n’auras jamais ? – Elle arrangea la cravate de Joël tout en réfléchissant – Attends, ne me dis rien, je vais trouver. Tu es tout le temps un hérisson le matin, sauf avec… Mais une minute ! Ça voudrait dire que tu es amoureux ! Il est amoureux ! Je n’en crois pas mes yeux ! Le sans-cœur, le salaud, le grand Joël Ajacier, la terreur de la cour d’assises, est amoureux ! Si on m’avait dit ça hier, j’aurais éclaté de rire ! Mais non, c’est bien vrai alors ?

 

Blasé, le jeune homme ne disait rien et se laissait tripoter exagérément le visage par Emmanuelle, qui n’en revenait pas et se demandait si c’était bien son associé adoré devant elle. Elle eut beau tirer sur ses joues et le faire grimacer, mais non, Joël semblait bien être Joël.

 

–       Qu’est-ce que t’attends, andouille, pour aller la retrouver et la faire tomber dans tes bras ? Pourquoi perds-tu ton temps avec moi, Cynthia et les autres ?

–       Je ne sais pas où elle est, répondit tristement l’andouille en question.

–       Mais si, voyons, tu as bien un point de repère pour l’avoir déjà rencontrée ?

–       C’est mon ex. Elle est partie, et je ne l’ai jamais retrouvée.

–       Bon sang, on t’a largué ?! Toi ? Toi qui largues les femmes avant que les femmes ne te larguent ?!

–       Manue, arrête un peu, c’était pas pareil avec elle. Ça faisait six ans qu’on était ensemble, tout allait super bien, on était heureux, et puis du jour au lendemain, elle s’est barrée. Sans une seule explication valable.

–       Oh… fit Emmanuelle, déçue pour lui. Elle ne t’a jamais rien dit ?

–       Elle a fait exprès de laisser son téléphone à la maison pour que je n’arrive pas à la joindre.

–       Astucieux.

–       Ouais. Astucieux, mais dégueu. Tout elle, quoi. Bon, allez Manue, magne-toi, le hérisson t’invite pour le petit-déj’.

 

Vingt minutes plus tard, Joël attendait encore Emmanuelle qui finissait de se maquiller. Dans son tailleur noir, elle paraissait déjà plus sévère et plus professionnelle. Le jeune homme savait que selon elle, leur réputation reposait sur une question d’image, de caractère et de relations. La condition de jeune avocat était assez difficile à supporter au quotidien, pour lui comme pour elle, et c’était la raison pour laquelle elle passait tant de temps devant son miroir à essayer de se vieillir un peu plus. Joël ne pouvait que la comprendre : l’un de ses clients l’avait une fois insulté de bébé, devant toute une équipe de policiers, quand il était venu le rencontrer pour la première fois en garde à vue. Il ne s’était jamais remis de cette humiliation.

 

–       Ton histoire avec cette fille, lança Manue alors qu’elle appliquait une nouvelle couche de mascara sur ses cils, ça explique l’état dans lequel je t’ai trouvé quand on s’est rencontrés ?

–       Quel état ?

–       N’essaie pas de nier. Tu étais une larve. Presque en dépression nerveuse.

–       Ah oui, et je le suis encore, répondit Joël avec beaucoup d’entrain. C’est juste qu’avec la profession, je n’ai pas le temps de m’apitoyer. C’est ce qu’il y a de bien avec ce métier. Il y a tellement de choses à se préoccuper, les clients, les audiences, les gardes à vue, la gestion et le développement du cabinet, les relations… Je n’ai pas une minute pour ressasser le passé. Puis il faut que je sois crédible auprès des clients. Si je pleure, ils vont aller voir ailleurs. Je ne peux pas faire passer mes malheurs avant les leurs.

–       C’est sûr… Mais si ça fait si longtemps que t’es sans nouvelles d’elle, peut-être que tu devrais tourner la page pour de bon, tu ne crois pas ?

–       Impossible !

–       Elle t’a dit qu’elle reviendrait ?

–       Elle n’a rien dit.

–       Tourne la page, Joël. Tu perds ton temps à l’attendre.

–       Je ne l’attends plus, mais je ne veux pas l’oublier.

–       Et comme ça, tu te prives d’avancer dans la vie, je ne sais pas si c’est une bonne chose. Je ne voudrais pas t’affoler, mais tu es plus proche de la trentaine plutôt que de tes vingt ans, et t’es loin d’avoir une vie privée stable.

–       Dit celle qui est loin de se caser et de fonder une famille.

–       Oui mais moi, c’est un choix. Toi, c’est par dépit. Cette pauvre Cynthia n’attend que ça. Que tu la demandes en mariage et que tu lui fasses un gosse.

–       N’importe quoi. Elle n’en a jamais parlé.

–       Ça se voit sur son visage, mais vous, les hommes, voilà des siècles que vous ne comprenez rien aux femmes et ça n’évoluera jamais.

–       De toute manière, pour la bague au doigt et le gamin, elle peut toujours courir. Je ne ressens rien de très fort pour elle.

–       Pauvre fille.

–       Bah, t’inquiètes, elle sait à quoi s’en tenir avec moi. Puis si ça ne lui plaît pas, rien ne la retient.

–       Je suis sûre que ce serait ton ex à la place, tu agirais différemment.

–       Elle, que je ne la retrouve pas sur mon chemin parce que je lui en ferais baver ! Je l’enchainerais au lit, je la torturerais, et plus jamais elle ne pourrait partir. Bon, tu en sais trop sur moi, je vais devoir te tuer.

 

 

Ils avaient choisi la terrasse d’un café sur la place de la Bastille où d’autres hommes d’affaires prenaient le café. Amusée, Emmanuelle observa Joël, très sérieux, passer commande auprès du serveur. Dès qu’ils avaient quitté l’appartement, il avait enfilé ses lunettes de soleil et elle n’avait pu s’empêcher de se moquer de lui. Elle ne comprenait pas cette étrange habitude, et même si Joël lui expliquait parfois que c’était un moyen de se protéger contre les gens intrusifs, elle trouvait la mesure exagérée. Le serveur en smoking parut lui aussi déconcerté par ce détail, et avait bien du mal à soutenir un regard qu’il distinguait très mal derrière les verres sombres. Une fois, la commande passée, Joël empoigna le journal et se rendit directement à la page de l’horoscope.

 

–       Alors ? demanda sa consœur, ironique. Que prévoient les astres ?

–       Encore une journée de merde, évidemment, en ce qui me concerne. Mais à part ça, je suis heureux de t’annoncer que tu vas faire une rencontre prometteuse aujourd’hui et que ta soirée promet d’être très sulfureuse. – Joël haussa un sourcil, sceptique – Ça alors, Manue, tu me caches un amant ou c’est de moi qu’on parle, et tu ne m’aurais pas dit qu’on sortait ensemble ce soir ?

–       Ce que tu peux être con parfois, lança la jeune femme qui pouffait de rire. Franchement, comment tu peux croire à des trucs aussi idiots ?

–       Bah…

 

Il s’arrêta, car le serveur revenait vers leur table pour déposer cafés et croissants chauds. Ils le remercièrent tous deux, Joël paya l’addition, puis ils replongèrent dans les faits-divers du journal. Tout allait plutôt bien (à l’exception de «Â SNCF : LA GRÈVE SE POURSUIT ! », qui leur arracha quelques grognements sur ces satanés cheminots «Â pas foutus de bosser un jour ») jusqu’à ce que le jeune homme laisse échapper un juron en lisant un gros titre dans les premières pages.

 

–       Et merde.

–       Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose de grave ?

–       Juge par toi-même.

 

Il glissa le journal ouvert sur l’article vers sa consœur et vit ses yeux s’arrondir au fur et à mesure qu’elle lisait l’en-tête.

 

NOUVEAU MEURTRE SUR LES TOITS DE PARIS

Les ESPIONS suspectés

 

C’est le douzième au compteur. Un nouveau meurtre a été commis sur les toits de Paris hier matin, dans le 3e arrondissement. À l’heure où le Parquet prend davantage de mesures pour assurer la sécurité de la population, la piste des Espions semble être privilégiée par les enquêteurs, qui restent tout de même très prudents dans leurs déclarations.

 

–       Ouch, grimaça Manue. Le douzième ?! Mais ça fait combien de temps que ça dure, cette histoire ?

–       Je ne sais pas trop… Peut-être trois ans à tout casser. Il leur a fallu un certain temps pour faire le lien entre les homicides, mais il n’y a aucune régularité chez l’assassin, donc c’est difficile de supposer un meurtrier en série. T’imagines ? Douze meurtres sur trois ans ! Pour un meurtrier en série, c’est pas beaucoup, et ma foi, c’est ce qui ralentit l’enquête. D’après ce que j’ai lu sur le sujet les dernières fois, les meurtres ont beaucoup de similitudes, mais ne laissent aucun indice exploitable pour la police.

–       Et tu crois que ça pourrait vraiment être les Espions ?

–       Bah… Depuis qu’ils ont fait tuer un ministre il y a quelques années, ça ne m’étonnerait pas d’eux. Ils sont prêts à tout maintenant. Puis, ne rien laisser derrière eux, agir sur les toits de Paris, c’est exactement leur façon de fonctionner… J’en sais quelque chose.

 

Le jeune homme paraissait contrarié et Emmanuelle eut la bonne idée de ne pas l’interroger davantage sur les Espions. Elle croyait qu’étant avocat pénaliste de métier, c’était tout naturel qu’il se renseignât sur le groupe terroriste autant que l’on pouvait d’ailleurs se renseigner sur ce sujet qui, c’était bien connu, restait toujours aussi pauvre en informations. En réalité, l’inquiétude de Joël Ajacier n’était liée à rien d’autre qu’à Camille Laurier. Entendre parler des Espions, en bonnes ou mauvaises nouvelles, ramenait toujours ses pensées vers elle. Car Camille étant une Espionne, il craignait qu’elle fût impliquée d’une manière ou d’une autre dans l’affaire des Toits de Paris.

 

Mordant dans son croissant, l’avocat baissa à nouveau les yeux vers l’article de journal et en parcourut les grandes lignes. Un passage retint tout particulièrement son attention :

 

«Â ON NE PEUT PAS LEUR FAIRE PORTER LE CHAPEAU »

Au 36, le Lieutenant Valentin Levesque en charge de l’enquête criminelle explique : «Â Bien sûr que non, nous ne pouvons pas écarter la piste des Espions pour l’affaire des Toits de Paris. C’est une hypothèse très plausible. L’ennui, c’est qu’aucun des douze meurtres n’a été revendiqué par les Espions, ce qui est plutôt anormal venant d’eux. Tant que nous n’avons pas une preuve concrète, et j’insiste sur ce point, on ne peut pas leur faire porter le chapeau. Pour l’heure, nous étudions les victimes et nous cherchons un lien possible entre elles qui pourrait nous conduire vers le meurtrier. Une surveillance supplémentaire par hélicoptère va nous permettre également de renforcer la sécurité sur Paris et de prévenir les prochains meurtres. »

 

Sa lecture terminée, Joël resta sceptique. Quand il avait entendu parler pour la première fois de cette sordide affaire, il avait pensé tout de suite aux Espions. La police retrouvait, bien des jours après les faits, des corps déjà en état de composition sur les toits de Paris, et qui disait toits disait forcément Espions. Mais si Michaël n’avait jamais revendiqué ces meurtres, ni reconnu ces victimes pas même issues du monde politique, il y avait de quoi rester perplexe et douter de sa culpabilité.

 

Un exemple justifiait ce que pensaient Valentin Levesque et Joël Ajacier : celui du retour de Michaël sur les devants de la scène politique. Si Joël se souvenait parfaitement de ce jour-là, c’était parce que les Espions étaient revenus une semaine après le départ de Camille. Plus personne ne se souciait d’eux, la vigilance était au plus bas, et ce qui devait arriver arriva : un jour comme un autre, un ministre d’Etat avait trouvé la mort dans un accident de voiture. Volontairement provoqué. Et revendiqué dès le lendemain matin par les Espions, qui annonçaient au passage leur grand retour et exposaient leurs souhaits de changement dans la politique menée par le Gouvernement. Et Camille Laurier, dans tout ça, quel rôle jouait-elle ? Voilà depuis presque trois ans que l’affaire des Toits de Paris avait commencé à faire parler d’elle, ainsi que bientôt six que la jeune femme l’avait quitté et que Michaël était revenu. Y avait-il un lien entre tous ces évènements ? Joël disposait bien entendu de plusieurs indices, mais en réalité, il n’en savait trop rien.

 

Pourtant, en y repensant, quand Camille avait rompu, elle avait affirmé haut et fort rejoindre Michaël. Aujourd’hui encore, l’avocat hésitait à croire ces derniers mots. Si cela était bien vrai, deux options pouvaient s’envisager quant à la suite des évènements : soit Michaël avait pardonné à Camille, qui mettait à son profit son grand talent d’Espionne et retrouvait la relation ambiguë qu’elle avait toujours partagée avec lui ; ou bien, elle n’avait pas réussi à le convaincre de la reprendre dans ses rangs et il l’avait tuée sans la moindre émotion, pour terminer le travail tantôt commencé à la gare désaffectée de Bobigny. La deuxième option aurait dû être la plus plausible, puisque d’après les souvenirs de Joël, Michaël en voulait toujours à mort à Camille de l’avoir trahi. Cependant, cette thèse était tout bonnement impossible. Parce qu’il avait légèrement menti à Manue le matin même : il avait bel et bien revu à quelques reprises l’Espionne, en chair et en os, au cours de ces dernières années. Trois fois.

 

Oh, trois fois en plus de cinq ans, c’était une goutte d’eau dans un lac ! Deux fois sur trois, il n’avait même pas pu interagir avec elle. Mais au fil de ces rencontres inopinées, il avait eu en même temps la certitude, la joie et la contrariété de constater que Camille le surveillait. De près.

 

La première fois que Camille s’était montrée à lui, c’était lors de son premier procès. Comment aurait-il pu faire attention à la femme au foulard avec d’énormes lunettes de soleil rondes, assise au fin fond de la salle, alors qu’il se trouvait loin et dans un état de stress indescriptible ? Le tribunal correctionnel lui foutait les jetons, et le public était venu nombreux. Dès lors que le Président avait prononcé les mots terribles («Â Le Tribunal va maintenant écouter la défense, et se réjouit d’entendre pour la première fois Maître Ajacier. Maître, la parole est à vous »), tout avait disparu autour de Joël jusqu’à la prononciation du jugement. Il s’était à peine rendu compte que son client, heureux, lui serrait vivement la main en le remerciant de tout son cœur, et qu’Emmanuelle, venue le soutenir pour cette grande première, lui sautait au cou pour le féliciter de son succès. Lui-même n’avait pas tout à fait compris qu’il avait gagné ce procès.

 

Alors comment aurait-il pu réaliser tout de suite que la femme qui l’avait bousculé à la sortie de la salle d’audience en marmonnant un ironique «Â Félicitations, Ajacier » n’était autre que Camille Laurier ? Au dernier moment, alors qu’il écarquillait les yeux, stupéfait, et qu’elle continuait sa route, elle avait ôté son foulard mauve et ses lunettes. Ses cheveux rouge pétant avaient d’abord ébloui son champ de vision, puis elle s’était retournée, lui avait adressé son séduisant clin d’œil, et avait disparu dans la Salle des pas perdus. Et lui était resté planté là comme un con, les bras ballants, la main coincée dans celle de son client, et sa consœur toujours suspendue à son cou.

 

La deuxième fois qu’il l’avait aperçue, il était déjà plus en condition. C’était un matin d’été où il se rendait à son cabinet avec Emmanuelle, chez qui il avait passé la nuit. C’était une matinée incroyablement banale, jusqu’à ce que le couple arrivât devant un passage piéton, où beaucoup de Parisiens et touristes étaient déjà rassemblés. Le feu étant rouge, personne ne pouvait encore se risquer à traverser l’avenue. Joël avait vaguement regardé le trottoir d’en face, et là, juste là, il l’avait vue. Bien entendu, cette femme portait des lunettes de soleil, et bien entendu, Camille n’était pas la seule femme aux cheveux acajou dans Paris. Cela aurait pu ne pas être elle. Mais elle portait sa robe combinaison citron vert qu’il aurait reconnue entre mille, et inévitablement, ces jambes de sauterelle n’appartenaient qu’à une seule et même personne. Ce qui le choqua sans doute le plus, et qui expliqua à nouveau son absence de réactions, c’était qu’elle se trouvait avec un homme dont elle tenait la main. Et cet homme ne ressemblait en rien à Michaël. Etait-ce un Espion ? Son petit copain ? Joël ne le sut jamais vraiment. Le feu passa au vert, Manue l’entraîna avec elle sur le passage piéton, sans cesser de parler de ce fameux client qui lui faisait des avances, ils croisèrent Camille et l’homme, qui ne firent nullement attention à lui, et tout s’arrêta ici. Quand Joël se retourna, le couple avait disparu. Et lui avait été malade de jalousie et de chagrin pendant plusieurs semaines.

 

Ces deux rencontres avaient fait penser à Joël que Camille gardait un œil sur lui, et ce sentiment s’était accentué au fil du temps, car malgré le fait qu’il ne voyait personne, il avait la sensation d’être observé dans ses moindres gestes. Et puis, c’était devenu une certitude. Le jour où l’homme qui avait traversé le passage piéton avec l’Espionne s’était présenté au cabinet.

 

–       Monsieur, je peux vous renseigner ? avait demandé poliment Emmanuelle, qui signait quelques papiers auprès de la secrétaire à l’accueil.

–       Brigade Anti-Criminalité. Je fais le tour des entreprises et des commerces du coin. Je voudrais parler aux patrons s’il vous plait.

–       C’est moi. Que se passe-t-il ?

–       Avec tout le respect que je vous dois, Maître, je souhaiterais également m’entretenir avec votre associé. C’est au sujet de la sécurité du quartier.

 

Emmanuelle avait bien entendu pris la mouche, mais était allée chercher Joël dans son bureau sans protester. Il ne s’était pas attendu à trouver cet homme ici, et sa consœur, qui n’était au courant de rien, s’était étonnée de le voir si agressif avec le prétendu policier. Sans cesser de le fixer froidement, l’avocat avait réclamé sa carte de police et force avait été de constater qu’elle était authentique, et que Daniel Bussière, Brigadier-Chef de la Police nationale au sein de la BAC, était bel et bien ce qu’il prétendait être. Toutefois, il pouvait toujours être un Espion ou le petit ami de Camille Laurier, ou bien encore les deux à la fois.

 

–       Et qu’est-ce qui vous amène donc ici ? avait demandé Joël d’un air moqueur.

–       Vous connaissez sans doute le trouble qui règne à Paris depuis quelque temps, entre l’affaire des Toits et les Espions. Je suis chargé de la sécurité du quartier et je fais une enquête auprès des commerçants pour recueillir des informations. Auriez-vous aperçu quelque chose d’étrange dernièrement ? Des visages que vous n’auriez jamais vus et qui reviennent souvent dans le coin, des personnes qui pourraient vous paraître suspectes, des agissements étranges ?

–       Honnêtement, non, avait répondu Emmanuelle, avant de se tourner vers son confrère qui avait posé un regard différent sur le fameux Daniel. Et toi ?

–       Pas spécialement… Dis, Manue, nous oublions les règles de politesse, tu peux aller préparer un café pour Monsieur ? Quant à vous, Monsieur, si vous voulez bien vous donner la peine, j’aimerais moi aussi m’entretenir avec vous…

 

Le flic avait tenté de protester en disant qu’Emmanuelle ne devait pas se donner la peine de se déranger pour lui, mais la jeune femme était déjà partie vers la cafetière et Joël l’avait poussé dans son bureau. Une fois la porte claquée, l’avocat avait ôté son masque d’amabilité et menacé du regard le policier.

 

–       Bien. Maintenant que nous sommes seuls, vous allez pouvoir me renseigner… Daniel. Où est Camille Laurier ?

–       Je vous demande pardon ?

–       Camille Laurier ! La petite rousse, avec les cheveux de cette couleur – Joël avait brandi son redoutable Code pénal des éditions Dalloz sous son nez –, celle avec qui vous vous baladez dans la rue en lui tenant la main !

–       Excusez-moi, Maître, mais je ne connais personne de ce nom, ni même qui ressemble à votre description… Vous venez de faire tomber un Post-it de votre code.

–       Je vous en prie, pas de ça avec moi ! Je vous ai reconnu ! Je vous ai vus une fois ensemble ! Où est-elle ?!

–       Je suis sincèrement navré, mais je ne vois pas à qui vous faites allusion… Vous devez faire erreur et me prendre pour quelqu’un d’autre. Je n’ai vraiment aucun souvenir d’une Camille Laurier, ni même d’une jeune femme aux cheveux rouges comme votre code.

 

À force de nier, il avait réussi à déconcerter l’avocat au moment où Emmanuelle entrait dans le bureau avec une tasse de café fumante. Le flic l’avait chaleureusement remerciée, avait posé de nouvelles questions sur l’ambiance du quartier, puis affirmé qu’il ne les embêterait pas plus longtemps. Satisfaite, Manue était retournée à ses signatures et Joël s’était chargé de le reconduire à la porte.

 

–       Je n’ai nul poids sur Camille Laurier, avait soufflé le policier à son oreille juste avant de partir. Tant qu’elle ne désire pas entrer en contact avec vous, vous ne devez pas chercher à la retrouver. Pour information, Camille Laurier a d’autres chats à fouetter que votre petite personne. – Il avait repris d’un ton normal, en lui glissant dans la main une carte de visite – Si vous devez m’informer de quoi que ce soit d’anormal autour de vous, Maître, je vous en prie, appelez ce numéro. Les amis de Camille Laurier sont aussi mes amis.

 

Et il était parti, laissant Joël dans une totale confusion. Quant à l’emploi du temps ultrachargé de Camille Laurier, il en avait eu vaguement connaissance quelques mois plus tard. Par son propre père, Pierre Ajacier, le seul qui pouvait se vanter d’avoir vu une Camille authentique. Un soir, il avait débarqué au cabinet de son fils. Ce dernier ne l’avait jamais trouvé aussi bouleversé. Joël se souvint qu’il avait fallu dix minutes à son père avant qu’il parvienne à retrouver la parole. Après avoir fait trente fois le tour du bureau pour chercher ses mots, Monsieur Ajacier lui avait finalement avoué qu’il avait rencontré Camille Laurier pas plus tard que le matin même et qu’il avait pu s’entretenir avec la jeune femme.

 

–       Si tu savais comme j’aimerais te dire certaines choses, Joël ! Mais elle m’a défendu de te révéler quoique ce soit qui te permettrait de la retrouver… et j’ai juré.

–       Enfin, Papa, tu ne peux pas me faire ça ! Où l’as-tu vue ?!

–       Je ne peux pas te le dire, et je regrette sincèrement ! Elle travaillait et elle avait bien d’autres choses à faire…

–       Elle travaillait ?! Mais elle travaille dans quoi ? Dans un cabinet d’intelligence économique ?

–       Elle m’a dit qu’elle était très satisfaite de ta situation professionnelle actuelle, avait continué son père sans l’écouter.

–       Mmh. Elle se tient informée.

–       On dirait.

–       Tu lui as demandé pourquoi elle est partie ?

–       Bien sûr, mais elle n’a pas voulu me répondre (ce qui est compréhensible, elle travaillait, Joël, elle n’avait pas trop le temps…), mais comme toi, je ne crois pas cette histoire avec Michaël.

–       Ah… Et sinon, elle était comment ?

–       Toujours une aussi belle plante, si tu veux mon avis.

 

Cela avait été une véritable torture d’entendre le témoignage de son père, alors que lui-même n’avait même pas eu la chance de véritablement rencontrer Camille Laurier et de parler une minute avec elle.

 

–       Papa, tu sais que j’ai souffert de son départ… Ça ne te coûterait rien de me dire où est-ce que tu l’as vue ! T’es cruel de te taire !

–       Joël, de trois choses l’une : la première, Camille m’a fait jurer de ne rien te révéler ; ensuite, si je te le dis, tu vas devenir fou et te mettre à sa recherche alors que tu as d’autres choses à penser en ce moment ; et de trois, elle est introuvable là où elle est, même si je te dis le nom de sa boîte. Crois-moi, c’est pour ton bien. Si tu dois revoir Camille, ce sera elle qui viendra te trouver.

 

Les discours de Daniel et Monsieur Ajacier concordaient assez bien, mais Joël s’était lassé, au bout d’un moment, de courir après un fantôme qui utilisait ses relations pour se renseigner, qui avait un agenda plutôt chargé et qui apparaissait seulement selon son gré. Il s’était bien sûr demandé si elle l’espionnait pour le compte de Michaël, et la réponse lui vint plus tard encore sous la forme de Camille elle-même. Car la troisième et dernière fois où il avait pu la voir, Camille Laurier lui avait sauvé la vie.

 

Sirotant tranquillement un cappuccino dans son café favori, il n’avait pas remarqué cette femme aguicheuse au coin de la rue. Les cheveux noirs de jais, coupés en carré, les yeux bleus perçants, le teint blanc, les ongles vernis en noir, des chaussures à talons compensées, et une robe outrageuse très, très courte au décolleté très, très plongeant. Il n’y avait qu’un mot pour la décrire : c’était une prostituée, ou alors vraiment une fille insouciante qui aurait une malchance sur deux d’être violée dans la soirée même.

 

Depuis le début de l’après-midi, elle faisait des allers-retours nerveux sur le trottoir, jusqu’à l’instant où elle avait paniqué et était entrée dans le café en hurlant à tous les salariés et clients de sortir vite, vite, que tout allait exploser, qu’il ne fallait pas s’éterniser. L’évacuation s’était faite dans la folie la plus totale, et la prostituée avait agrippé le bras de Joël pour l’arracher à la terrasse où il se trouvait. Ils avaient été propulsés à terre au moment même où le souffle d’une bombe avait retenti, et le café explosé.

 

Bien entendu, quand il avait retrouvé ses esprits, il n’avait pas reconnu la petite femme qui tremblait sous lui. Qui aurait pu reconnaître Camille Laurier, qui avait pris soin de mettre des lentilles, une perruque, de se déguiser en prostituée, de maquiller ses taches de rousseur et sa cicatrice pour passer inaperçue ? Tous deux étaient restés sous le choc de l’explosion. Il l’avait aidée à se relever, pris soin de mettre sa veste sur ses épaules par galanterie et de lui tenir compagnie jusqu’à la venue du SAMU. Elle avait bien tenté de s’enfuir peu avant l’arrivée des secours, mais il l’avait retenue et invitée à boire un verre pour la remercier. Ne voulant pas trahir sa voix, elle n’avait rien répondu et fait mine de ne pas comprendre.

 

–       English ? Español ? avait tenté Joël, dans un nouvel élan de courtoisie.

 

Et Camille Laurier s’était vendue toute seule, sans faire exprès, en balbutiant quelques mots dans un russe très maladroit (à vrai dire, elle n’avait jamais parlé vraiment russe de sa vie, elle ne connaissait de la langue que les gros mots). Intrigué, l’avocat s’était penché vers le visage de la prostituée, qui lui paraissait familier et qu’il ne reconnaissait pourtant pas. Mais cette bouche pamplemousse était unique au monde.

 

–       Camille ?! Camille, c’est bien toi ?

–       Ah non, j’crois pas, avait lâché la jeune femme de sa voix normale avant de tourner les talons. Ciao Ajacier !

–       Attends une minute ! Camille !

–       Tu t’trompes, mec, moi, c’est Samantha !

–       Ouais, comme ma cousine, évidemment !

 

Cette fois-ci, il avait tenu bon et l’avait suivie pour ne pas la perdre à nouveau, tout en scandant son prénom dans la rue. Après cinq minutes où il essayait de lui attraper le bras, Camille en avait eu assez de son manque de discrétion et l’avait entraîné dans une impasse étroite, humide et déserte. Alors qu’elle le plaquait brutalement contre le mur, Joël s’était cramponné à ses hanches, bien décidé à ne pas lâcher prise.

 

–       Bien, Ajacier ! Je t’égorgerais volontiers si j’avais mon poignard sur moi, mais ce n’est malheureusement pas le cas, alors ne m’oblige pas à t’étrangler si tu hurles encore une fois mon nom dans la rue ou si tu essaies de me retenir. Ecoute-moi bien, on va jouer à cache-cache, toi et moi. Tu vas me faire plaisir, fermer les yeux et compter jusqu’à cent, comme les gamins à l’école, le temps que j’aille me cacher, capito ?

 

Joël avait tenu bon, et Camille avait commencé à devenir de plus en plus méchante, lui reprochant d’avoir failli la faire repérer dans la rue et de lui faire perdre son temps pour des «Â futilités ». Il avait bien entendu essayé de la questionner sur l’explosion, sur les véritables raisons de son départ, mais il n’avait pas reçu de réponses satisfaisantes, et lorsqu’il l’avait suppliée désespérément de revenir avec lui, ou au moins de dîner ensemble un soir, elle avait refusé net.

 

–       Nous deux, c’est fini. Fini, Joël ! J’ai fait ma vie. Maintenant, fais la tienne. À partir d’aujourd’hui, je ne croiserai plus ta route.

–       Camille, tu ne peux pas me faire ça !

–       Si, je peux. Je peux et j’ai mes raisons, que tu sauras en temps voulu.

 

Touchée par sa tristesse visible sur les traits de son visage, elle s’était un peu radoucie et lui avait répété qu’il ne devait pas s’accrocher à elle, et que s’ils devaient se revoir, ce serait elle qui viendrait vers lui. Vaincu, il avait lâché ses hanches. À ce moment, il s’était dit qu’il avait perdu la bataille et qu’il devait peut-être oublier l’idée de retrouver sa Camille d’avant. Cette Camille-là n’existait plus. Il ne savait rien de la vie de cette femme qui avait posé la main sur son épaule. C’était affreux de se dire que même son propre père en savait plus sur elle que lui, et qu’elle refusait de discuter, ne serait-ce que pour lui expliquer les causes réelles de leur rupture. Avait-il fait quelque chose de mal ? Mais plus Joël réfléchissait à cette question, plus il était persuadé de n’avoir rien à se reprocher. Au lieu de partir, Camille était restée plantée à ses côtés, avec un petit sourire coquin niché sur les lèvres.

 

–       Bon, et maintenant, file-moi cinquante euros. En espèces, s’il te plait.

–       Quoi ?!

–       Hé, mon gars, tous les gens qui regardent par ici te prennent pour mon client. Faut bien qu’on soit crédibles pour se fondre dans la masse.

–       Ne crois pas t’en tirer comme ça, Laurier. Je n’ai même pas eu affaire à tes services, et tu voudrais que je te file cinquante euros ?! Tu ne veux pas que je te traîne au tribunal pour grosse arnaque à la consommation aussi ?!

 

Mais le pire dans tout ça, c’était que Camille semblait bien sérieuse et qu’elle insistait pour empocher son dû. La main tendue devant lui, elle attendait. Joël s’était ensuite souvenu qu’il avait effectivement retiré de l’argent au distributeur du coin avant de se rendre au café. Ce détail n’avait probablement pas dû échapper à cette petite futée.

 

–       Pfft, mais t’es fauchée ou quoi ? avait-il marronné en fouillant dans son porte-monnaie (il n’avait jamais pu rien lui refuser de toute manière).

–       Oh non, je me fais même un meilleur salaire que toi, Ajacier. Je te l’ai dit, c’est pour qu’on soit crédibles.

–       Et j’ai quoi en échange ?

–       Ça.

 

Elle avait agrippé le col de sa veste pour l’embrasser aussi vulgairement que possible. En même temps qu’elle dévorait les lèvres de Joël, elle lui avait piqué le billet de cinquante euros des mains. Puis, à bout de souffle, elle l’avait repoussé, tiré sur sa courte robe pour la remettre en place, et quitté l’avocat en état de choc.

 

–       Veni vidi vici ! s’était exclamée l’Espionne avant de disparaître presque aussitôt, les joues toutes rouges. Je suis venue, j’ai vu, j’ai vaincu. Ciao, Ajacier, je te rembourserai !

 

Il avait eu bien du mal à descendre du nuage de béatitude sur lequel elle l’avait transporté et cela lui avait fait tout drôle de se retrouver tout seul dans la minuscule ruelle. Et honnêtement, niveau rapport qualité-prix, ce sulfureux baiser valait bien les cinquante euros !

 

Depuis cette rencontre, il ne l’avait jamais plus croisée. Rien de nouveau à l’horizon. Bien entendu, il scrutait souvent les alentours pour essayer de l’apercevoir, mais Camille restait invisible. Du fameux Daniel, il n’eut également plus de nouvelles. Une fois, il avait tenté de l’appeler pour l’interroger sur l’Espionne, mais le policier, voyant que l’avocat n’avait rien de suspect à lui signaler, avait refusé de répondre à ses questions. Evidemment. Alors Joël avait laissé tomber. Il n’avait pas oublié Camille, mais il l’avait reléguée au second plan. La profession d’avocat avait fini par prendre totalement le dessus.

 

–       Joël ? Eh oh ? Tu médites sur la teneur en caféine de ta tasse, ou bien tu attends peut-être de boire ton café froid ?

 

L’avocat cligna bêtement les paupières. La place de Bastille embouteillée de voitures et le décor de la terrasse du café réapparurent brutalement autour de lui. Ses yeux rencontrèrent ceux d’Emmanuelle, qui attendait une réaction. Elle avait presque fini sa tasse. Devant eux, le journal ouvert sur la page de l’affaire des Toits de Paris. Le retour à la réalité était difficile. Et à l’horizon… toujours rien de nouveau.

 

 

–       Après vous, ma chère consœur.

 

D’un geste galant, Joël laissa entrer en premier Emmanuelle dans le cabinet d’avocats qu’ils tenaient dans le cinquième arrondissement, puis il referma la lourde porte derrière eux. Et voilà. Une nouvelle journée de travail qui commençait. À l’accueil, depuis son bureau où elle travaillait déjà dur, Betty, la secrétaire juridique, les salua très poliment et sa présence suffit à ensoleiller la matinée de Joël. Comme tous les matins, il fit l’imbécile, histoire de démarrer la journée du bon pied.

 

–       Betty, comment allez-vous ? s’exclama joyeusement l’avocat en faisant le tour du bureau d’accueil pour l’embrasser sur la joue. Vous m’avez tellement manqué !

–       Joël, n’exagère pas, tu l’as vue hier, souligna Manue, exaspérée par son attitude.

–       Tais-toi, jalouse. Betty, posez ce classeur que je vous fasse un gros câlin !

 

Comme toujours, la secrétaire s’offusqua et rougit. Coincée dans les bras de son employeur, elle se laissa bercer tendrement par Joël, que se fichait bien d’être familier avec elle. Betty était une secrétaire d’âge mûr, très polyvalente, très sérieuse et très performante à qui il s’était beaucoup attaché. Tellement attaché qu’il déprimait lorsqu’elle partait en congés !

 

–       Maître, enfin ! protesta Betty en essayant de se dégager de son étreinte.

–       Betty, je vous ai déjà dit que je vous aimais ? continua Joël sur sa lancée. Vous êtes ma deuxième maman, sans vous, je suis perdu, je ne suis plus rien. Vous êtes la seule qui me rappelle à l’ordre quand j’oublie de signer un courrier important, la seule qui m’écoute me plaindre sans broncher, la seule qui m’amène des petits gâteaux avec mon café, la seule qui me sermonne quand j’insulte mes confrères. Et tout ça, avec toute la douceur et la délicatesse dont vous savez faire preuve ! Et en plus, vous portez toujours de jolis colliers.

 

Manue roula des yeux, puis ils éclatèrent tous les trois de rire. La familiarité n’avait jamais gêné Joël dans sa profession, mais Betty avait encore du mal à s’y habituer. Cependant, elle appréciait secrètement ce comportement et adorait bien entendu son jeune employeur qu’elle pouponnait peut-être un peu plus qu’Emmanuelle. Le pire cauchemar de Joël était de devenir aussi pompeux que certains de ses confrères, et il mettait tout en œuvre pour éviter de tomber dans ce cliché. Si Manue conservait un professionnalisme intact, Joël ne se privait pas pour montrer toute l’affection qu’il éprouvait à Betty et certains de ses clients. Il se permettait parfois même en rendez-vous, et c’était le plus gros reproche que lui faisait son associée, de lancer des blagues et de faire l’idiot pour remonter le moral de sa clientèle, moral en moyenne toujours très bas.

 

–       Alors, quoi de neuf ce matin ? demanda Emmanuelle à Betty, que Joël avait enfin lâchée, pendant qu'elle mettait en marche la cafetière.

–       Vous avez rendez-vous avec Madame Martinez, qui ne devrait pas tarder, répondit aussitôt la secrétaire en feuilletant un agenda.

–       Rien pour moi ?

–       Non, Maître.

–       Bon. J’ai compris. Le message est clair, fit Joël, faussement amer. Personne ne m’aime.

–       J’ai préparé le bulletin de commande pour le papier à lettres. Il ne manque plus que votre signature.

–       Du papier à lettres ? On avait commandé du papier à lettres ?

–       Mais oui, Joël, souviens-toi ! s’énerva Manue. On a presque épuisé tous nos stocks !

–       Mais attends, tu parles du papier à lettres auquel je pense ? Celui avec nos noms écrits en joli dessus, superépais, superbeau, et supercher aussi, celui qui justifie le prix de nos honoraires ?!

–       Celui-là même.

–       Malheur ! se lamenta l’avocat, tragique, en faisant mine de s’évanouir.

–       Et le règlement de la facture d’électricité doit partir aujourd’hui, ajouta la secrétaire avec prudence.

–       Bon ! Mon horoscope ne s’est pas trompé : c’est bien une journée de merde. – Joël prit un air exaspéré qui fit à nouveau sourire les deux femmes avant de retrouver son sérieux – Bien, je vais m’en occuper ce matin. Merci Betty.

 

Il regroupait soigneusement les factures lorsque la cliente d’Emmanuelle fit son entrée dans le cabinet et les salua poliment. Aussitôt, les deux avocats se raidirent et entonnèrent un bonjour chaleureux. Betty proposa tout de suite un café à la nouvelle venue. C’était ce qu’appréciait particulièrement Madame Martinez, ainsi que tous les autres clients, et c’était sur quoi Joël et Manue avaient fondé leur réputation. Chaque client (à l’exception des gardés à vue de Joël à qui il réservait un traitement un peu plus dur) était pouponné par son avocat et avait droit au meilleur café que l’on n’avait jamais goûté dans un pareil endroit. Les clients n’avaient pas à boire un café discount alors qu’ils payaient si cher les services de Maître Ajacier et Maître Despins. C’était la politique. Les clients devaient être respectés, écoutés, aidés et soutenus, et les deux avocats leur consacraient autant de temps qu’il le fallait, quitte à travailler très tard le soir ou le week-end. Madame Martinez et les autres savaient qu’ils étaient tous les deux jeunes et moins expérimentés que d’autres, mais ils appréciaient l’accueil qui leur était fait, la compétence et le sérieux de leur travail (et distinctement, les clients de Manue aimaient son professionnalisme, ceux de Joël l’approche directe qu’il avait avec eux). Cela valait bien plus que tous les «Â bons » avocats, trois fois plus chers, trois fois plus intéressés et trois fois plus pompeux que ce duo de choc. Aussi, avec une aussi bonne réputation, le bouche-à-oreille se révélait plutôt efficace et de nouveaux clients apparaissaient de façon assez régulière.

 

Pendant que la secrétaire préparait une tasse de café à Madame Martinez, c’est donc tout naturellement qu’Emmanuelle prit des nouvelles de sa cliente, qui avouait avoir eu des problèmes de transport à cause des grèves, et que Joël lança une blague sur la SNCF. Puis, Manue s’enferma dans son bureau avec sa cliente, Joël dans le sien avec les factures du cabinet à régler, et Betty entama la rédaction de son premier courrier. Et voilà. La journée commençait pour de bon.

 

Un peu plus tard dans la matinée, la porte au fond à gauche de la salle principale s’ouvrit et en sortit Joël Ajacier, ravi d’avoir réglé toutes les factures impayées. Tout en claironnant sa fierté de ne pas être dans le rouge, il fit le tour du bureau de Betty pour lui donner les pièces afin qu’elle pût effectuer les enregistrements comptables. Non pas que l’avocat était particulièrement radin, mais Manue et lui faisaient toujours très attention à leurs dépenses, car chaque mois, il fallait payer le loyer du cabinet, celui de leurs appartements, l’électricité, l’internet, les fournitures, et Betty. Betty qui coûtait un peu moins de deux mille euros bruts, une somme pas vraiment négligeable. Mais le salaire de sa secrétaire adorée n’était pas le seul souci de Joël Ajacier. Chaque jour, d’autres contrariétés supplémentaires venaient s’ajouter à celles déjà présentes et le rendaient davantage de mauvaise humeur.

 

–       Dites-moi, Betty, Maître Michel a-t-il appelé ?

–       Non.

–       Et merde.

 

Betty jeta un regard désapprobateur à son jeune employeur, qui s’excusa immédiatement et lui expliqua en quelques phrases la situation.

 

–       Ça fait plus d’une semaine que j’essaie de le joindre et que je harcèle sa secrétaire. Il ne m’a jamais rappelé alors qu’on s’affronte la semaine prochaine et qu’il me manque le bulletin de salaire de son client dans le dossier ! Vous croyez que j’ai que ça à faire de lui courir après ? Moi, ça m’énerve, ces confrères qui se croient tout permis tout ça parce qu’ils sont plus expérimentés.

–       Vous ne devez pas vous laisser marcher sur les pieds, Maître. Dans ce métier, vous le savez, il n’est pas bon d’être gentil. Un conseil : imposez-vous, mais restez poli et aimable, de façon à ce qu’on ne puisse rien vous reprocher. Vous avez des règles de courtoisie et de confraternité à respecter.

–       Betty, vous êtes sage. Déontologie, déontologie ! Je vais de ce pas rappeler ce confrère, tout en restant aimable, poli et sans le traiter d’enfoiré, même si je le penserai très fort. Mais je suis absolument certain que je n’aurai que sa secrétaire au bout du fil.

 

Ils échangèrent un sourire complice, puis comme la salle d’attente était vide, que la conversation n’avait rien de secret et qu’il voulait amuser Betty, Joël s’assit sur le bureau de sa secrétaire et décrocha le combiné du standard. Son employée ouvrit le répertoire à la lettre M et lui dicta le numéro de téléphone qu’il composa d’un air déterminé, bien résolu à en découdre avec son confrère.

 

–       Madame Lisa, bonjour ! s’écria Joël, tout joyeux, dès que la standardiste décrochait de son côté. C’est Maître Ajacier à l’appareil, comment allez-vous ? … Très bien, je vous remercie, mais disons que ça irait encore mieux si je pouvais parler à mon confrère. Est-ce qu’il est disponible ? C’est au sujet de ce satané bulletin de salaire qu’il était censé m’envoyer le mois dernier déjà, mais qu’évidemment il n’a pas fait… Vous allez voir ? Bon, dites-lui un mot en ma faveur s’il vous plait, c’est qu’il commence un peu à se faire désirer là… Merci. Vous êtes géniale, Madame Lisa, vous savez que je vous adore ?

 

Madame Lisa avait beaucoup d’estime pour Maître Ajacier. Elle comprenait sa frustration face à son employeur qui ne lui portait aucune considération, et savait qu’il avait appelé de nombreuses fois auparavant dans l’espoir de lui parler. Elle avait également reçu des fax et des courriels, toujours au sujet de ce fameux bulletin de salaire, et si cela n’avait tenu qu’à elle, elle aurait depuis longtemps répondu à sa requête. Malheureusement, Maître Michel estimait avoir plus important à faire que de discuter deux secondes sur un dossier avec un jeune confrère, et Madame Lisa se désolait à chaque fois de la réponse négative qu’elle faisait à un homme aussi charmant et d’aussi bonne humeur que Joël Ajacier. Malgré les amadouements de ce dernier, le confrère refusa à nouveau la ligne sous prétexte de conclusions à terminer.

 

–       Madame Lisa, alors ? … Ah. Ah ben oui, le contraire m’aurait étonné. Vous lui avez bien précisé le caractère urgent de l’affaire ? Non, non, Madame Lisa, ce n’est pas contre vous, ne prenez pas la mouche ! Bon, vous pouvez lui laisser un message ? Dites-lui que c’était la dernière fois que j’appelais, et que si je n’ai pas la pièce qui manque au dossier avant l’audience de la semaine prochaine, nos relations risqueraient d’en pâtir. Merci bien ! Au revoir !

 

Quand Joël raccrocha, il se tourna vers sa secrétaire pour recueillir son avis. Cette dernière haussa les épaules pour seule réponse, aussi blasée que lui.

 

–       Vous voyez, je vous l’avais dit ! La prochaine fois, on parie, Betty ! Enfin, heureusement que tous les confrères ne sont pas comme ça… Bon, je retourne dans mon bureau. Si par tous les hasards Maître Michel appelle, je vous offre une revue au Moulin Rouge !

 

La fin de la matinée défila à une vitesse folle. À midi, Betty quitta le cabinet. Une demi-heure plus tard, les deux avocats cessèrent leurs activités et se rendirent ensemble au Palais de justice récupérer leur courrier au vestiaire. Là, ils discutèrent avec les confrères qu’ils connaissaient, Emmanuelle se retrouva contrainte d’accepter de dîner avec l’un d’eux à cause de Joël, et ce dernier dragua «Â de la secrétaire » pour s’occuper un peu pendant que son associée essayait d’échapper aux griffes de son prétendant. N’ayant pas le temps de s’attarder sur le chemin du retour, ils achetèrent au passage un sandwich à la Mie câline et retrouvèrent leur bureau ainsi que leurs dossiers respectifs avant l’arrivée de Betty.

 

À 14 h 30, une adolescente et sa mère firent leur apparition au cabinet. La jeune Elise était la petite chouchoute de Joël, âgée de bientôt dix-huit ans et violée à onze par son beau-père. Sa mère n’ayant découvert le pot aux roses que bien des années plus tard, Joël avait pris en charge le dossier depuis seulement deux ans. Elise avait vidé à elle toute seule la boîte de Kleenex spécial victimes de l’avocat et ses réserves de bonbons qu’il gardait lorsque des enfants se trouvaient dans son bureau. Lors des premiers rendez-vous, Joël avait dû faire souvent l’idiot pour mettre à l’aise Elise et instaurer une relation de confiance entre eux. La jeune fille, qui le craignait au début, avait émis quelques réserves à lui raconter les faits dans tous leurs détails, puis les pitreries du juriste ayant eu raison d’elle, elle était souvent venue le voir entre midi et deux pour discuter avec lui de façon informelle. Son lycée ne se trouvait pas très loin du cabinet et avoir une épaule sur laquelle s’appuyer était très réconfortant. À un moment, Elise s’était même entichée de son avocat, décidément le seul homme en qui elle pouvait avoir confiance. Joël avait dû faire preuve de tact et de délicatesse pour faire revenir sa jeune cliente à la réalité, en lui précisant que s’il n’avait jamais violé une fille, il n’en était pas moins «Â un sacré salaud » et qu’elle méritait mieux, beaucoup mieux, que lui.

 

Aujourd’hui, si le cœur d’Elise palpitait encore un peu pour son avocat, elle était déjà beaucoup moins passionnée qu’à une époque et le procès de son beau-père en cour d’assises approchait désormais à grands pas. Joël avait profité des vacances scolaires de la région parisienne pour la recevoir une dernière fois avant l’audience, prévue dans trois semaines.

 

–       Elise, ma chère Elise, comment vas-tu aujourd’hui ? s’exclama joyeusement le juriste, alors qu’ils étaient tous assis autour de son bureau.

–       Ben euh… balbutia l’adolescente, gênée. Ça va… Un peu stressée, mais ça va.

–       C’est le procès, enchérit sa mère. Elle est dans tous ses états depuis que l’on connait la date.

–       Malheureuse, si tu es déjà stressée alors que le procès est seulement dans trois semaines, tu vas me faire une syncope le jour de l’audience !

 

Elise rit nerveusement et se sentit déjà un peu plus détendue. Au même moment, le téléphone portable de Joël vibra et le fit froncer les sourcils. La photo et le nom de Cynthia apparurent sur l’écran, et il coupa l’appel aussitôt. Hélas, Cynthia était une de ces femmes très bornées qui ne baissaient jamais les bras, et elle rappela presque aussitôt. Désabusé, l’avocat se tourna vers sa jeune cliente.

 

–       Dis Elise, j’ai ta permission pour prendre un appel personnel deux secondes, juste histoire de l’envoyer sur les roses ?

 

L’adolescente la lui donna, et Joël quitta en courant son bureau pour répondre à sa petite amie depuis la salle d’attente. Il préférait que Betty fût témoin du savon qu’il allait passer à Cynthia plutôt qu’Elise. Elise, à son jeune âge, avait encore une chance de croire au prince charmant, et il ne voulait pas briser tous ses espoirs. Betty avait déjà une certaine expérience de ce côté-là.

 

–       Cynthia, bordel ! siffla l’avocat en guise de «Â allo ».

–       Joël, Joël, Joël, oh mon Dieu, il faut absolument que je te dise ! s’écria aussi l’intéressée, surexcitée.

–       Je suis en rendez-vous, je ne peux pas te parler. Combien de fois je dois te dire de ne pas m’appeler quand je suis au boulot !

–       J’ai une grande nouvelle à t’annoncer !

–       Je te rappelle ce soir !

–       Mais attends !

–       Je n’attends rien du tout ; là, c’est ma cliente qui attend !

 

Enervé, Joël lui raccrocha au nez et lâcha un juron qui lui valut un nouveau regard accusateur de Betty. Il supportait de moins en moins les manières de Cynthia, à qui il rappelait souvent qu’il n’avait pas une minute à lui consacrer la journée et qu’il ne voulait pas être dérangé. Quand il retourna dans son bureau, Elise vit bien qu’il était contrarié et se sentit désolée pour lui. Il marmonna quelque chose à propos des femmes qu’elle ne comprit pas, puis se concentra à nouveau sur son entretien. Au même moment, Betty toqua à la porte et passa timidement la tête par l’entrebâillement.

 

–       Maître ?

–       Quoi ?! répondit Joël, exaspéré, dont la bonne humeur s’était volatilisée depuis l’appel de Cynthia.

–       Maître Michel est en ligne.

–       C’est du bluff pour que je vous amène au Moulin Rouge ?

–       Est-ce que je dois lui dire de vous rappeler plus tard ? continua Betty, très sérieuse.

–       Il ne le fera pas. J’ai bien envie de l’envoyer paître, parce qu’il n’est pas le seul à être très occupé ! Mais bon, je n’ai pas envie de me rabaisser à son niveau, alors passez-moi l’appel. Ah, attendez avant, je te demande à Elise. Elise, tu permets que je réponde à un confrère qui me prend pour un con depuis deux semaines ? Crois-moi, l’affaire va vite être expédiée et je te promets qu’après, je débranche tous les téléphones de ce bureau !

 

Elise lui permit, largement approuvée par sa mère qui savait l’avocat compétent malgré ses extravagances. Et en effet, après s’être faussement étonné de la bonne santé de son confrère («Â Maître Michel, j’ai cru que vous étiez mort et que Madame Lisa ne voulait pas me le dire ! »), Joël régla le problème du bulletin de salaire en moins d’une minute puis débrancha la prise du téléphone pour pouvoir se consacrer uniquement à ses clientes.

 

–       Bon, Mesdames, veuillez m’excuser pour ce contretemps. Maintenant, je suis tout à vous et je vous assure qu’on ne sera plus dérangés ! Elise, raconte-moi comment ça marche au lycée, j’ai besoin de me changer les idées.

 

 

Après plus d’une heure, le rendez-vous avec Elise et sa mère prit fin. Alors que ses clientes quittaient le bureau, Joël se baissa vers l’adolescente, posa ses mains sur ses épaules et lui flanqua une bise sur chaque joue.

 

–       Ça va aller ?

–       Je crois, fit la jeune fille, rouge écarlate.

–       Ne t’en fais pas, tu as encore trois semaines pour te préparer. Ce sera un mauvais moment à passer, je ne le nie pas, mais tu as besoin de ce procès pour tourner vraiment la page. Et tu n’as pas à t’inquiéter, tout ira bien. À ce qu’il parait, je suis plutôt connu pour tous les scandales que je provoque en tribunal, donc ça va réussir. Je t’assure que le gars va prendre cher, très cher.

 

Elise hocha la tête en silence, puis Joël se redressa pour serrer la main de sa mère. Celle-ci le remercia chaleureusement, agrippa sa fille par l’épaule et elles s’éloignèrent vers la porte du cabinet, non sans avoir salué la secrétaire. Toujours courtois, le jeune homme les raccompagna jusqu’à la sortie, et c’est lorsqu’elles furent parties que Betty l’interpella alors qu’il espérait s’enfermer à nouveau dans son bureau.

 

–       Maître ?

–       Hmm ?

–       Vous avez reçu un chèque.

–       Oh ? J’aime ça. Finalement, la journée n’est peut-être pas si mauvaise… De qui ?

–       Une certaine Camille Laurier, mais je n’ai pas le souvenir que ce soit une de vos clientes.

 

Joël se prit le pied dans la plante verte en plastique, et se rattrapa de justesse au bureau de Betty pour ne pas se retrouver les quatre fers en l’air. Si la secrétaire semblait intriguée par le chèque, l’avocat était, lui, tout à fait sous le choc d’une telle annonce.

 

–       Vous êtes sûre ?! s’exclama-t-il, les yeux écarquillés. Camille Laurier ?

–       Oui, oui. Je l’ai récupéré dans la boîte aux lettres.

–       Et euh… Combien ?

–       Cinquante euros.

 

Cinquante euros. Le souvenir de sa dernière rencontre avec Camille lui revint en mémoire. L’explosion. Le billet orange. L’Espionne lui avait dit en partant qu’elle le rembourserait, et voilà qu’un an plus tard, un chèque apparaissait. Joël aurait pu se demander pourquoi Camille Laurier avait décidé de le rembourser seulement aujourd’hui, et pas avant, mais une idée bien plus lumineuse lui était venue à l’esprit. Camille avait payé par chèque. Or, qui disait chèque, disait adresse postale. Et s’il pouvait situer la jeune femme dans Paris, ce serait déjà une grande avancée. Tout en essayant de reprendre un air naturel, Joël demanda à Betty l’adresse de Camille Laurier.

 

–       C’est étrange… Rue Mouffetard. Ce n’est pas là où vous habitez, Maître ?

 

Consterné, le jeune homme lui arracha le papier des mains et y relut l’adresse imprimée. Rue Mouffetard ! C’était la même rue, le même numéro d’immeuble ! Un nouveau souvenir, plus agaçant cette fois, lui revint encore à l’esprit : cette bécasse payait si rarement par chèque qu’il lui avait toujours fallu des années pour liquider un chéquier ! Et voilà qu’il se retrouvait au point de départ. Toutes ses espérances anéanties par un chèque trop vieux ! Si Camille Laurier était devant lui, il lui aurait tordu le cou.

 

–       Bon… soupira Joël, blasé, en remettant le chèque à Betty. Vous pouvez l’encaisser. Sur le compte du cabinet, tant qu’à faire.

–       C’est que… je ne sais pas si vous avez remarqué, Maître, mais le chèque n’est pas signé.

–       Quoi ?!

 

C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Furieux, Joël reprit le chèque, relut l’écriture de Camille, le montant, l’adresse… et vit un grand blanc à la place de la signature. Comme il avait passé une mauvaise journée à cause de Cynthia et son confrère, il se sentit monter une haine incroyable vis-à-vis de l’Espionne et décida de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il avait assez souffert par sa faute, elle l’avait bien fait tourner en bourrique, mais qu’elle le prît pour un con… ah ça non, il ne l’accepterait pas !

 

Bien décidé, l’avocat tourna rageusement les talons vers son bureau et claqua la porte derrière lui. Il se laissa tomber sur son fauteuil et attrapa la carte qu’il gardait toujours sous son téléphone. D’accord, il n’avait pas la possibilité d’entrer en contact avec Camille Laurier, mais il avait le numéro du fameux Daniel, et il n’allait certainement pas se faire prier !

 

–       Maître Ajacier, que me vaut le plaisir ? l’accueillit poliment le flic à l’autre bout du fil.

–       Je veux parler à cette salope, à cette petite voleuse de mes deux !

–       Oh.

–       Oui ! beugla Joël, qui voyait rouge et ne réfléchissait plus à ce qu’il hurlait. J’en ai assez ! Là, elle est allée trop loin !

–       Attendez, attendez, calmez-vous. Qu’est-ce qui se passe au juste ?

–       Il se passe qu’elle me prend pour un con et que je ne le supporte plus ! Si ça l’emmerde tant que ça de me rembourser mes cinquante euros, qu’elle me rembourse pas, putain ! Après tout, je m’en fous, des cinquante euros ! Mais pitié, qu’elle ne me torture pas encore plus en m’envoyant un chèque en bois ! C’est carrément du foutage de gueule là ! Passez-la-moi tout de suite, que je lui dise ma façon de penser !

–       Mais Camille Laurier vous a bien remboursé, s’étonna Daniel. Elle m’a pourtant dit ce matin que…

–       Elle n’a pas signé le chèque, ducon, t’écoutes quand je te parle ?! Qu’est-ce que vous avez tous à me prendre un con, hein ?! Putain, quand c’est pas un, c’est l’autre ! J’ai assez de pression et d’emmerdes comme ça avec mes confrères et mes clients, et maintenant, y’en a une autre qui se rajoute !

 

Pendant un moment, le flic ne sut quoi dire pour calmer l’avocat et préféra le laisser déverser toute sa colère sur lui. Il savait lui aussi que Camille Laurier avait poussé le bouchon un peu trop loin, et que forcément, un homme qui ne s’était jamais vraiment remis d’une rupture amoureuse, qui avait un travail rythmé et compliqué, ne pouvait que craquer dans cette situation. À force de tourmenter Joël Ajacier, Joël Ajacier s’effondrait. Voilà tout.

 

–       Ecoutez… fit l’avocat, lassé, au bout de quelques minutes. J’en ai marre de vivre avec plein de questions. Soit elle y répond, soit elle arrête définitivement de me faire péter des câbles comme ça, mais faut que ce soit clair. Parce que ses petits mystères, moi, j’en ai ma claque. Laissez-moi lui parler deux minutes, je sais quel est dans le coin…

–       Honnêtement, non, elle n’est pas là en ce moment. D’une, moi aussi, je suis au bureau et...

–       Donnez-moi au moins un numéro !

–       Et de deux, Camille Laurier est en déplacement professionnel. Elle n’est pas joignable.

–       Hein ? En déplacement professionnel ? Comment ça, en déplacement professionnel ?!

–       Contrairement à ce que vous croyez, elle ne voit pas la vie en Joël Ajacier.

–       Mais…

–       Je suis désolé, je ne peux rien vous dire. Ecoutez, reprit Daniel très sérieusement, concernant cette histoire de chèque, je suis vraiment étonné. Camille Laurier m’a informé, pas plus tard que ce matin, et juste avant qu’elle parte, qu’elle passait à votre cabinet pour vous rembourser l’argent qu’elle vous devait. J’ignorais qu’elle n’avait pas signé le chèque, mais posez-vous la question, Maître. Vous connaissez Camille Laurier aussi bien que moi. Si elle ne l’a pas signé, c’est sûrement pour une bonne raison. La plus plausible, si vous voulez mon avis, c’est qu’elle veut revenir le signer elle-même.

–       Quand ?

–       Aucune idée. À vous d’être patient. Comme je vous l’ai dit une fois, je n’ai aucun poids sur les décisions qu’elle prend.

–       Et qui êtes-vous pour que vous fréquentiez mon ex au point de la voir ce matin, tout savoir d’elle et lui tenir la main dans la rue ?

–       Qui je suis ? Mais un ami de Camille Laurier, tout naturellement.

–       Arrêtez vos conneries, Camille n’a jamais eu d’amis. Et encore moins des flics.

 

Un bip-bip lui répondit. Daniel avait raccroché.

 

 

Gare de Sens. Soucieux, Muriel et les autres usagers penchèrent la tête à l’unisson. Au loin, dans un grondement sourd qui les avait interpellés, un train s’approchait lentement vers eux. L’agitation commença à gagner les voyageurs qui agrippèrent leurs valises ou firent quelques pas en avant. Alors que les quatre notes bien connues de la SNCF éclataient sur le quai pour annoncer l’arrivée du train, les freins du TER grincèrent si fort que Muriel se crispa en attendant le silence. Dans un dernier cri strident, la locomotive stoppa net sa route, et après un souffle mécanique, toutes les portes des rames s’ouvrirent à la volée.

 

Le chef de bord et les passagers dont le voyage s’arrêtait ici sautèrent aussitôt à quai. Les autres, qui patientaient depuis longtemps pour certains (satanée grève !), s’entassèrent sur les côtés des portes pour leur céder le passage, puis se bousculèrent pour monter dans le train et obtenir une place confortable. Muriel grogna un peu dans le désordre causé par la foule. Aucun respect pour les seniors, décidément. Le train en heure de pointe n’avait jamais été son fort. Déjà, elle ne supportait pas les usagers en masse qui faisaient souvent preuve d’impolitesse. Et ensuite, elle avait dû se presser pour ne pas rater ce TER qui, pour une fois, était à l’heure, à cause de la file d’attente trop longue au guichet. Elle n’avait pas pu acheter son billet, mais en bonne femme honnête, Muriel se promit d’interpeler le contrôleur SNCF dès que le train serait reparti. C’est donc la conscience tranquille qu’elle prit place sur une banquette, donnant sur le couloir,  à côté d’une dame de son âge.

 

Amusée, elle observa depuis la fenêtre les derniers usagers en retard courir pour attraper le train à temps, et le chef de bord consulter sans cesse sa grosse montre, attendant l’heure exacte pour repartir. Environ une minute passa, puis l’agent SNCF – une jolie femme – porta son sifflet à sa bouche et souffla très fort pour alerter le conducteur du départ imminent du train. Un son perçant explosa sur le quai, puis elle remonta à bord. Muriel était assise juste derrière la porte, pour ne pas la rater, et l’entendit faire quelques manipulations pour actionner la fermeture automatique des portes. Une courte sonnerie d’alerte retentit, puis les portes se refermèrent dans un claquement sec.

 

Tandis que le train glissait doucement sur les rails, Muriel s’empressa de héler le chef de bord avant qu’il ne repartît dans un sens opposé. La jeune femme l’aperçut, hocha vivement la tête dans sa direction, passa une rapide annonce au micro («Â Mesdames et Messieurs, prochain arrêt, Joigny, prochain arrêt, Joigny ! ») et vint à la rencontre de Muriel.

 

–       Madame ? s’inquiéta contrôleur.

–       Je n’ai pas eu le temps de prendre mon billet, et je ne sais pas me servir de la machine… Est-ce que je peux vous en acheter un ?

–       Bien sûr, Madame. Votre destination ?

–       Auxerre.

 

Pendant qu’elle sortait vivement un appareil de sa sacoche pour éditer un titre de transport, Muriel observa à la dérobée la jeune femme. Elle portait un uniforme classe aux couleurs de la société, gris et mauve, avec un petit foulard blanc autour du cou, et ses cheveux rouge pétant contrastaient allègrement avec la casquette grise de la SNCF. Son minois était recouvert de taches de rousseur, et Muriel n’avait jamais vu un agent si aimable et souriant.

 

–       Mais… Ça alors, vous êtes armés maintenant ? Ça devient si dangereux que ça ? s’étonna la dame en remarquant un objet étrange qui dépassait de la sacoche du chef de bord.

–       Pardon ? Ah, ça ! – La jeune femme éclata de rire – Non, Madame, ce n’est pas une arme, c’est juste un appareil pour les règlements par carte bancaire !

–       Ah.

–       Hélas, comme moyen d’autodéfense, ils n’ont rien changé, nous n’avons droit qu’à l’improvisation. C’est comme ça que j’ai failli en jeter un sur les rails la dernière fois. Vous avez une réduction ?

–       Oui, j’ai la carte Liberté.

 

Pendant que l’usager fouillait son sac à la recherche de sa carte, le chef de bord fronçait les sourcils devant son appareil. Impossible de retrouver le code de cette foutue carte Liberté depuis l’actualisation récente de la base de données par la SNCF, suite à de nouvelles procédures. Ce genre de détails avait le don de l’énerver au plus haut point et elle ne comptait pas passer le trajet à s’occuper du cas de Muriel. Sans attendre, elle s’empara de son téléphone portable enfoui dans sa poche et composa le numéro de son responsable.

 

–       Bonjour, Camille Laurier, TER 891159 en direction d’Auxerre. Pouvez-vous me donner le code de la carte Bourgogne Liberté s’il vous plait ?

 

«Â Le temps prend tout son temps, et moi je perds le mien »

 

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Seja Administratrice
Posté le 15/03/2011
Hahahaha... Après ta réponse, je m'attendais vraiment à plus du tout revoir Camille. Mais non, tu ne faisais que mentir, vile auteur.
Ca a l'air chouette, didon, cette affaire des Toits de Paris... Et c'était sympa ce petit insert de Valentin <3 Oh et puis... Même dans le futur et ton récit de SF, le SNCF est en grève. Bon, ok, je retire la mention à la SF :P Quoique... Naaaah, me tape pas !
Enfin, je rigole, bien évidemment. Car c'est justement ce que j'aime bien dans Popo - cette réalité tellement vraie. 
Ca fait bizarre de voir un Joël adulte, lancé dans le monde du travail et bien salaud sur les bords. C'est que je commence à l'aimer de plus en plus le bestiau :P Enfin, j'espère pour lui que la "grande nouvelle" de la copine, c'est qu'ils vont pas passer de deux à trois xD Sinon, il risquerait de mal le vivre xD
Bwarf, sinon, je me suis pas du tout perdue dans les personnages. Il y en a certes quelques uns, mais tu t'attardes assez sur chacun pour pouvoir les cerner, même sans Doliprane (quoique je suis sous Paracetamol depuis deux jours, peut-être que ça aide :P).
Les apparitions de Camille étaient chouettes comme tout. Comme je le disais, je pensais que t'allais vraiment la faire disparaitre pour de bon. Et puis, découvrir Camille en agent de la SNCF, hohoho. Mais c'est bien pratique pour parcourir la France et chasser du Michael. Si si.
Bon chapitre donc ! Ca fait du bien de retrouver Popo :))
La Ptite Clo
Posté le 15/03/2011
Moui, non pas exactement. En fait, si tu regardes bien (et si tu tiens pas compte de la dernière scène que j'ai vraiment hésité à mettre), on ne voit pas Camille dans ce chapitre, ce sont seulement des souvenirs. ^^ (Puis y'a pas de quoi s'emballer hein, il ne l'a vue que trois fois !) Donc d'un côté, j'avais raison, et d'un côté, tu as raison aussi, puisqu'il n'est pas possible de ne pas citer Camille, mais qu'elle n'apparaît pas physiquement dans le chapitre (sauf à la fin). =D Mais j'avoue avoir bien insisté sur l'absence de Cam' pour vous faire marronner. 
Je me doutais bien que tu relèverais la présence de Valentin, officiellement en charge de l'affaire des Toits de Paris (qui avant que je la modifie, s'élevait à 20 (+1) meurtres tout beaux tout chauds... mais 12, c'est quand même plus raisonnable), donc on le verra tout au long de l'histoire ! ^^
Malheureuse, si la SNCF ne faisait plus grève, même dans dix ans, alors là oui, ce serait vraiment de la science-fiction ! xD Enfin bon, on lui doit au moins le mérite d'avoir embaucher Camille en agent commercial train (comme tu dis : hohoho !). ^^ Et en plus, tu as tout à fait raison sur les avantages de ce job ! ^^ Et quant à Joël eh ben... Eh ben voilà. xD Je te rassure, l'annonce de Cynthia, c'est pas un gamin. Je comptais en parler dans l'extra qui devait suivre ce chapitre, mais en fait, c'est vraiment pas grand chose ce qu'elle a à dire (comme souvent >_<). Mais si ça devait arriver, Joël le prendrait vraiment très mal et je ne sais pas s'il l'accepterait. (... tu savais que Cynthia n'a même jamais dormi dans le lit qu'il partageait avec Camille ?! alors de là à accepter un gosse... LA GROSSE BLAGUE).
Enfin bref, je suis contente que la pilule soit bien passée pour toi en tout cas, et même plutôt très rassurée. Je te fais plein de poutoux, et un graaaand merci pour ton commentaire ! <3 
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