Il y avait longtemps que le vent avait cessé tout tracé sur leur visage et avait quitté les bois où elles s’enfonçaient sans un regard en arrière depuis plusieurs heures déjà.
- EH ! S’exclama Victoria ruisselante de ses efforts, faisons une pause, nous devons nous localiser pour poursuivre.
Son interlocutrice la précédait de dos et tourna donc légèrement sur elle-même pour lui faire face.
- D’accord, on s’accorde quelques minutes.
Laya n’avait cessée d’être assaillie par des pensées plus macabres les unes que les autres, sa mentor en bonne place dans chacune d’elles. Elle s’était efforcée de les repousser en concentrant son attention sur leur hasardeuse avancée, car c’était bien le cas de le dire, et avait quelques peu oublié la présence de la seconde jeune femme à ses côtés qui pourtant ne manquait pas d’envoyer en l’air des répliques cinglantes lorsqu’une branche avait le malheur de lui frôler le visage d’un peu trop près.
- Bon, s’attaqua à faire le point cette dernière, adossée à un arbre, où sommes-nous actuellement ?
- Hum…
Son interlocutrice leva les yeux au-dessus d’elle et observa d’un air absent la voûte des arbres et la canopée assombrie.
- Nous sommes assez éloignées du palais. Le nombres d’heures que nous avons parcourues additionnées à la végétation qui pousse ici, elle tendit la main vers une frêle tige verte, est suffisant pour nous rassurer sur ce point. Aucun soldat ne s’aventurerait si loin uniquement pour retrouver une simple évadée. Enfin… deux évadées. Ajouta-t-elle calmement en interceptant le regard goguenard de l’héritière.
- C’est au moins ça de fait. Elle relâcha légèrement ses épaules pour prendre un appui plus confortable. Et maintenant, vers où te diriges-tu ?
- Moi ? Je poursuis vers les tréfonds des bois. Aucun humain ne se risque par là, j’y serai au calme et ne risquerai pas de traverser une route ou un village. L’atmosphère sera propre à ma concentration, je retrouverai plus facilement ma mentor.
- Les tréfonds ? Tu redoutes donc plus les humains que les autres créatures ?
La remarque, lancée de façon acerbe, fit froncer les sourcils de la jeune sorcière.
- Et alors ? N’est-ce pas normal de se méfier des humains, après ce qu’ils ont fait subir à mes semblables, aux autres sorcières ?
La princesse retint son souffle et crispa ses mains.
- Le moment de te mettre en garde est-il donc si vite survenu ? Quelle ironie… Alors en échange de ton avertissement sur ma cape, acceptes bien mes paroles.
Elle attendit que la guérisseuse fasse montre d’un signe d’écoute et enchaîna.
- Ne te surestimes pas. Tu es peut-être capable de bien des choses, tu as peut-être parcouru bien des forêts et rencontré quelques créatures. Mais celles qui vivent là-dedans, insista-t-elle en pointant fermement du doigt une direction, ne sont pas les mêmes. Elles ne sont pas à ta portée.
Sa réplique sembla provoquer une hésitation chez la jeune femme qui campa pourtant sur ses positions.
- Iris a peut-être emprunté ce chemin, si c’est le cas je pourrai le savoir en interrogeant les choses qui habitent ici-bas.
- Mais peut-être bien que ce n’est pas le cas ! Le risque en vaut-il la peine quand il te suffit d’opter pour un détour plus sûr ? Elle aura émergé de l’autre côté que tu seras retenue entre les ronces et les saillis.
- Si je ne survis pas à la forêt, alors je ne suis pas digne d’être nommée sorcière ! A quoi donc aura servi mon entraînement, mon apprentissage ?
Elle fulminait devant cette opposition impromptue mais étant têtue de nature ne renonçait pas à son idée. Son interlocutrice semblait prête à l’écarteler de rage devant un tel montre d’obstination.
- Réfléchis ! Sois raisonnable.
- Raisonnable ! Tu me demandes d’être raisonnable quand toi tu quittes toute ta vie sans te soucier des conséquences et sans remords, pour partir comme ça, à tâtons.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles. Articula difficilement l’héritière, blessée.
- Si l’une de nous deux est plus avisée que l’autre, c’est moi. Je suis prête à en découdre de toutes mes forces avec ce que je rencontrerai sur mon chemin, créatures ou pas, mais j’irai.
- Tu pars sur un coup de tête, prends le chemin le plus serein… Tenta une ultime fois de la corriger la princesse.
Mais elle s’était déjà levée et avait rassemblé ses sacs. Ses mains tremblaient quand elle s’éclipsa avec pour dernières paroles :
- Poursuis ton propre chemin, le mien ne semble pas correspondre.
L’échange avait été court mais résultait sur une décision importante, l’une disparaissait petit à petit dans les brumes sombres des branchages antiques, recouverte des pieds à la tête d’une conviction aiguë tandis que la seconde optait pour un autre chemin éloigné des créatures inconnues, et proche de la chaleur du soleil sous la canopée claire et lumineuse.
Laya s’éloignait à pas pressés à travers le feuillage qui se chargeait au fur et à mesure de son avancée de teintes plus brunes et orageuses. En parfaite adéquation avec son humeur qui lui grippait la gorge. Sa ténacité à défendre ses positions pouvait aller très loin, cette fois elle n’avait pas exagéré. Elle s’était défendue et avait exposé sans débordements ses raisons, la forêt était inévitable dans son itinéraire, elle n’était pas en tort, si ?
Le constat qu’il s’agissait là d’une dispute qui aurait pu être évitée la rendit plus contrariée qu’elle ne l’était déjà. Ses yeux détaillèrent les troncs qui jouxtaient son emplacement et dévièrent derrière elle, à quoi s’attendait-elle, à être suivie ? A revoir l’héritière ? Peut importait car l’agacement pointa plus durement encore lorsqu’elle constata que personne ne la suivait ni ne cherchait à attirer son attention, dans quelques fourrés lointain. Elle était bien seule et l’autre n’avait pas cherché à la rattraper.
- Très bien. Murmura-t-elle, déterminée.
Elle se sentait malgré tout confiante et progressait avec émerveillement, les bois étaient si calmes et agréables ! L’obscurité grandissante ne la gênait pas, elle avait l’effet d’un baume apaisant après la clarté agaçante du palais laiteux. Elle n’ignorait pas le danger que représentait pour sûr cet itinéraire abandonné et sauvage, aucun tracé n’était existant, elle se frayait un chemin au travers des ronces et feuillages mordants. Elle frissonnait parfois, craignant que ce ne soit quelques morsures animales qui se refermaient sur ses genoux dont les griffures commençaient à laisser apparaître une chair à vif. Mais il n’en était rien, les seuls animaux qu’elle croisait étaient inoffensifs ou invisibles à ses yeux qui ne s’attardaient pas bien longtemps sur les feuillages bruissants.
De son côté, Victoria avait abandonné l’idée de s’allier avec Laya. Elle ne s’entendaient pas sur un simple plan de fuite, nul besoin de poursuivre ensembles la route. Elle détenaient chacune le secret de l’échappée de l’autre, elles avaient autant intérêt à ne pas se mettre des bâtons dans les roues, quitte à prendre une direction divergente peu importait, elles se débrouilleraient comme elles le souhaitaient. C’est donc sans regret aucun que la princesse se débattit avec son sac et l’aplatit sur son dos d’un mouvement de balancier, faisait éclater un bruit de tissus froissés dans la clairière chatoyante.
Après une demi-heure de marche intensive, elle s’allongea sans cérémonie au couvert des arbres verdoyant. Elle laissa passer les minutes, savourant la sensation d’une journée à laquelle aucun compte à rebours n’était superposé. En effet nul emplois du temps à respecter, le stress de recevoir une correction avait disparu en même temps que celui d’avoir à revoir ses professeurs. Elle ne les détestait pas, mais ils lui rappelaient sans cesse, tant à cause des disciplines qu’ils lui enseignaient qu’avec leur comportement, qu’elle devait devenir reine. Cela lui provoquait toujours une sensation de prison dorée à laquelle son cœur d’enfant avait craqué par de nombreuses fois. Les larmes ne coulaient toutefois plus, il lui semblait avoir épuisé son stock pour ce genre de préoccupations. D’autres c’étaient créés par sa fuite et lui pesaient d’un poids plus incertain. Et par ailleurs comment la nommer différemment, «fuite» était donc t’il le seul terme à même de satisfaire la situation ? Ce mot s’ensevelissait d’un goût amer dans sa bouche close. Escapade paraissait trop futile, et migration trop historique. Fugue rendait la situation enfantine, et évasion lui prêtait l’allure d’une criminelle. Non, décidément rien n’allait. Sa fuite était-elle en fin de compte une réussite ?
C’est l’éclat d’une pierre hyaline qui attisa son attention, un éclat passager et fugace mais suffisamment brillant et merveilleux pour la faire se redresser. Ses bagages sur son dos, elles n’osait les abandonner pour quelques secondes après qu’ils soient devenus les seuls bien qu’il lui restait, elle se projeta d’un pied sur l’autre afin d’approcher lentement de la cible.
Le scintillement se renouvela, comme pour la presser de s’avancer. Ce qu’elle fît sans plus attendre, à demi hypnotisée par le clignotement itératif. La forme diaphane d’une grotte se présenta à elle, elle approcha sa main et en caressa la paroi sulfureuse, peu assurée.
La fraîcheur de la roche la séduit par son contraste avec la chaleur tapante et assoiffant qui couvrait la cime et la traversait par intervalles. Elle hissa ses mains sur le seuil de la cavité en forme de cocon qui se trouvait surélevé de quelques mètres et poussa sur ses jambes, se propulsa l’intérieur et atterri sur les genoux. Sa chevelure noire retomba sur le même rythme devant ses yeux et recouvrit sa vision d’un voile de jais. Ses chaussures raclèrent bruyamment le sol lorsqu’elle étira son corps et raffermi sa position sur le sol. Cela paraissait solide. Elle s’avança donc, hésitante, et glissa par réflexe ses doigts le long de la paroi sur sa droite. Elle envoya sa main gauche à la recherche du mur opposé mais ne se heurta qu’à un vide. L’entrée était donc plus étroite que la grotte elle-même, cela continuerait-il sur la même lancée ?
Pour le savoir, elle se résigna à empiéter un peu plus sur ce territoire d’un calme alcyonien. Ses yeux, d’abord réticents à la luminosité trop dissonante s’habituèrent et lui permirent d’apprêter les lieux. L’étincelle qu’elle avait perçue provenait d’un million de cristaux identiques, tous encastrés dans un motif complexe et archaïque au fond de la cavité rendue soudainement flamboyante à son regard stupéfait. Chaque cristal paraissait taillé dans une forme voulue afin qu’il s’assemble avec les autres tel le plus précieux des puzzles. Elle examina le motif formé d’un œil intéressé mais n’en reconnu pas la nature. Il s’agissait d’une sorte de spirale embellie d’ajustements qui lui auraient pris des jours entiers de recherche. Assistée de manuels et d’un professionnel bien sûr. La mystérieuse spirale resplendissait, comme impatiente, priant pour le jour où le soleil en exploiterait la surface.
Elle passa un doigt curieux sur un des joyaux lisse et fût prise d’un léger frisson.
- Brr… Il fait froid ici, je ferai mieux de retrouver la chaleur du dehors…
Et soudain, alors qu’elle n’avait pas décollé son index du cristaux, la spirale se mit à onduler et son corps entier fût aspiré sans un bruit.
La chaleur écrasante qui régnait fût la première chose qui la frappa de plein fouet, le sable brûlant sous ses joues jouant en deuxième position. Elle ouvrit lentement les yeux mais ne reçu en échange qu’un éclair blanc et jaune caractéristique des très fort rayons de soleil. Elle les referma aussitôt. La toux qui s’empara de sa gorge la força à se redresser brutalement pour exclure de sa bouche les grains de sables indésirables. Elle refit une tentative pour y voir plus clair après quelques secondes de lentes respirations et souleva avec milles précautions ses paupières solidement fermées, cette fois elle s’habitua en plissant les yeux et pu enfin observer avec une stupéfaction grandissante le lieu qui l’entourait.
Affaissée dans une ruelle, voilà la situation qu’elle essuyait. Une simple allée conquise par une lumière blafarde et aveuglante telle qu’elle n‘en avait jamais subis au palais. Le sol était effectivement en sable, une large couche de sable dont elle ne voyait pas le fond, y avait-il seulement de la terre en-dessous ? Ses mains irritées raclèrent le sol et se soulevèrent à la lumière, elle examina ainsi les rayons qui baignèrent ses bras et souris, la luminosité était belle. Ses jambes la soulevèrent automatiquement du sol, l’élevant à une hauteur plus appréciable. C’est alors qu’elle se rendit compte de la singularité du lieu, elle se tenait au milieu de plaques de verres qui s’élevaient haut dans le ciel et se croisaient entres elles. Les larges plaques semblaient incrustées profondément dans le sol sablé et tenaient lieu de murs. En se concentrant elle distingua des formes qui s’apparentaient à des bâtiments gigantesques. Mais la réverbération de la lumière sur toutes ces plaques de verre dérangeait fortement sa vision d’ensemble. Elles étaient tantôt droites, tantôt arrondies, elles formaient des ponts transparents et des murs éblouissants.
- On dirait le chaos… Comme si un verre gigantesque avait éclaté en un million de morceaux qui se seraient entremêlés et imbriqués. Ou plutôt un sablier, un sablier gigantesque qui aurait déversé son sable avec de se fendre et de se détruire.
Elle était émerveillée et effrayée à la fois, ne sachant pas si elle devait craindre l’endroit ou l’apprécier. Dans le ciel, plus haut, elle distinguait des tâches floues qui se rapprochaient petit à petit, elle reconnu alors des deltaplanes et ses yeux s’agrandirent tout rond. L’héritière ne connaissait l’invention que de part les livres et ignorait qu’ils étaient en activité quelque part.
- Quelqu’un a donc été capable de les imaginer et de les construire… Pour réussir, en dernier lieu, à apprendre à des habitants à les maîtriser… Quels que soient ces gens, ils ont un certain pouvoir.
Les inventions volantes se reflétaient sur les panneaux de verre, lui permettant de les apercevoir sous plusieurs angles. Petites tâches de couleur déjouant ce lieu qui s’approchait d’un monochrome inquiétant. Parmi le sable roux et les murs de verre aussi haut que les grattes-ciel, les inventions multicolores paraissaient incongrues. Mais ces traces futiles de vie disparurent peu de temps plus tard, avalées parmi les multiples reflets, envoyées de l’autre côté des immeubles. Instinctivement, ébahie, elle se pencha sur sa droite dans l’espoir de suivre des yeux l’arc-en-ciel volant, mais cela n’ayant aucune efficacité elle se déplaça et avança dans la ruelle baignée de soleil.
- N’y a-t-il donc personne ici ? Pas âme qui vive ?
Elle n’entendait rien, aucune complainte, pas de foule. Elle compta alors sur son oreille née et élevée dans un palais silencieux pour intercepter chaque source sonore.
- Par où sortir…
En effet une vitre lui barrait le chemin, elle posa ses mains à plat dessus mais rien ne bougea, rien d’étonnant non plus. Elle ne faisait pas de la magie. La magie… Laya, la forêt, la caverne ! Son hébétement devant le spectacle de cette ville extraordinaire lui avait ôté de la tête la raison de sa présence ici.
- Cette sorcière têtue m’aurait bien servis…
Elle devait le reconnaître, à deux se sortir de là aurait peut-être plus facile et ses chances se seraient naturellement décuplées. Et cette caverne… Dans quel sorte de grotte était-elle tombée ! La spirale l’avait-elle simplement engloutie, comme un vulgaire poisson ?
- Il fallait que je tombe sur un portail ! Vraiment… Bon, le bon côté des choses est que je suis très certainement bien éloignée du palais, la mauvaise nouvelle est que je ne sais pas où je suis.
Un ville pareille, car c’en était forcément une, sinon quoi ? Cela n’existait pas. Et pourtant, la voilà perdue au beau milieu d’un sablier brisé….
- Une ville brisée oui… Quel architecte est assez dingue pour construire tout ça ? Ah, vraiment !
Elle rejeta une mèche noire en arrière et fît une nouvelle tentative. Peut-être la cloison possédait-elle une faille ou un passage. Revenir sur ses pas ne servirait à rien, il en était de même de tout les côtés. Elle n’était pas dans une ruelle mais dans un cul-de-sac, ou pire, une cour intérieure. Encerclée par son reflet, elle se sentait étouffer.
- Heureusement que je ne suis pas claustrophobe, ce serait la meilleure.
Elle était réaliste, une fois le portail passé nulle chance de retourner en arrière. Elle avait traversé l’espace, crevé le vide et avait atterri dans un autre lieu. Il était dit que personne ne connaissait l’allure que revêtait un portail, la construction relevait du mythe car ces passages creusés entre les plis de l’univers étaient bien plus anciens que l’antiquité. Nul être vivant ne s’était jamais vanté d’en avoir découvert un. Peut-être ces quelques chanceux se faisaient-ils discrets ou peut-être bien n’étaient-ils simplement jamais revenus. Les rumeurs ne manquaient pas lors d’une disparition et étaient si populaires qu’elles atteignaient le cœur du château. Victoria les avaient entendues, dans les bouches des servantes commères et dans celles des âmes simplettes. Mais pouvait-on faire confiance à la simple illusion d’humains rêvant simplement un jour de découvrir un bien qui les distingueraient des autres, les rendraient spécial. La vie était-elle si insupportable qu’ils ne s’empêchaient d’attendre le jour où viendrait à eux la fin d’un sois-disant supplice ? Leur seul espoir était-il donc celui qu’un fils s’enfuirait à dos de créature divine ? Ceux qui nourrissaient les rumeurs étaient-il donc ces gens ? Des humains désespérés et vaincus qui n’attendaient plus rien pour eux, mais qui priaient que leur progéniture soit plus chanceuse ?
Elle stoppa sa réflexion avant que celle-ci ne parte trop loin, dans les méandres d’un esprit jeune et vivant à même de créer milles suppositions sans qu’une seule n’aide réellement l’instant présent. Tout ce qu’elle retenait était que les rumeurs répétées de bouches à oreilles n’étaient que purs produits d’humains vidés de sens, si vides qu’ils devaient compenser en remplissant d’un trop-plein l’existence des autres. Certains avaient fabulé sur l’idée d’un portail ralliant le vide et deux lopins de terre, mais ils ne savaient au départ rien d’autre que leur espoir bien vivant lui, qu’une telle chose existe. Alors pourquoi ! Elle n’avait rien espéré, rien. Ou bien… était-ce donc possible? «Brr… Il fait froid ici, je ferai mieux de retrouver la chaleur du dehors…» Elle jura.
- J’aurais souhaité un peu plus de fraîcheur et je me serai retrouvée expulsée sur un iceberg !
Le portail n’avait fait que réagir, elle l’avait touché et caressé, puis avait murmuré sa pensée. Elle ne devait qu’à elle-même sa présence devant ce mur de verre.
- J’aurais frappé ces maudites pierres que le portail n’aurait pas été amadoué de cette façon !
Elle se retint de jurer une seconde fois, jugeant que cela ne lui apportait rien de plus, car si elle devait se défouler c’était bien sur ces satanées cloisons transparentes qu’il fallait le faire !
Elle lorgna d’un air moqueur celle qui lui barrait la route et se décocha une mimique satisfaite sur le visage. Avant de trop réfléchir à ce qu’elle allait faire et des répercussions inconnues que cela pourrait engendrer, elle fléchit d’un pas en arrière et propulsa d’un coup son poids en avant tout en abattant son poing gauche sur son propre reflet. L’air chaud superposé à l’agacement que lui procurait la situation avait eu raison de sa bonne volonté, mais à présent qu’elle avait en partie extériorisé ses émotions contrariées, elle se rendit compte de l’absurdité de son geste.
- Frapper du verre, je viens de frapper du poing dans une cloison de verre dont je ne vois pas le bout et je me crois maligne tient !
Elle soutint sa main endolorie dans son poing droit et observa avec attention la partie visée, mais son coup n’avait visiblement été d’aucune utilité, bien que ce constat soit en réalité rassurant. La paroi lui renvoyait avec ironie son image, une coiffure décharnée, des vêtements tapissés de sable et un visage tordu par une grimace insatisfaite. Contenant ses émotions prêtes à déborder, Victoria se ressaisit et observa avec un intérêt dédoublé la surface réfléchissante. Frapper n’était jamais une solution, mais caresser et tenter une approche plus douce avait souvent de bien meilleurs résultats. Sa position resta statique un moment, pendant qu’elle réfléchissait avec entrain à une solution de toute urgence. Laya lui était alors complètement sortie de la tête et seule sa propre situation lui soutirait des soupirs et une recherche mentale intense.
Elle approcha finalement sa main et la posa avec délicatesse sur la surface scintillante. Elle ferma les paupières, inspira profondément et se remémora ses sentiments lors de sa découverte du portail. Elle remua ses doigts et les glissa avec patiente, elle restait attentive, à l’écoute de quelque changement qu’il pu alors avoir été provoqué. Nul résultat. Elle se concentra sur l’odeur qui l’avait submergée dans la grotte mais à laquelle elle n’avait pas prêté attention, du sel tout d’abord. L’odeur caractéristique était plus perçante et amère que les sachets froissés et soigneusement refermés par les cuisiniers et cuisinières du palais. Lorsqu’elle était enfant, juchée sur un tabouret trop grand pour elle et cabossé, combien de fois avait-elle été inspirer avec rêverie l’intérieur de ses paquets bleus et blanc, prise d’une soudaine envie de se croire enfin au bord de l’eau qu’elle n’avait jamais vue telle qu’on la décrivait. Le résultat la faisait déguerpir rapidement, l’odeur était acre et puissante, pas de celles qu’un enfant apprécie le plus, mais aujourd’hui elle la reconnaissait bien.
Deuxièmement le sable. Son odeur était sèche et pétillante, elle bloquait la respiration et donnait l’impression de s’être infiltrée en un tourbillon dans le corps pris de soubresauts. Il épuisait les réserves d’oxygène et asséchait le ventre. Du moins était-ce ce qu’elle ressentait à petite échelle les quelques fois qu’elle avait escaladé un tas de sable abandonné dans les environs du palais. Les marchands qui ne vendaient pas la fin de leur cargaison avaient pour coutume de décharger le reste non loin des grilles, le palais étant leur ultime arrêt avant la longue descente jusqu’à leur point de départ. Il repartaient ainsi soulagé d’un poids et avaient l’opportunité de nettoyer et bénir leur moyen de locomotion avec l’eau de la source du haut de la montagne dont le seul puits siégeait dans un jardin de la forteresse, cerclé de plantes préservées et soignées avec un intérêt particulier par la guérisseuse. Leur véhicule ainsi béni et propre, ils avaient confiance sur le chemin du retour et en leur prochaine cargaison.
Troisièmement, la terre humide. L’arôme était si commun que n’importe qui aurait pu le déceler, et ce même enfoui sous plusieurs couches de senteurs. Il lui semblait que ce parfum reflétait la terre entière dont l’odeur s’échappait en volutes chaudes et s’éparpillait sur son chemin. Une senteur digne de la vie grouillante et millénaire qui régnait maîtresse des profondeurs. Un air végétal inégalable, une nuée impressionnante à laquelle nous n’échappons pas en la traversant.
Elle sentait bien que d’autres odeurs avaient été présentes, mais elles lui échappaient. Seules ces trois là subsistaient dans sa mémoire. Elle se concentra sur ces dernières en se fondant totalement dans le sentiment de respect et de sérénité que cela lui procurait et oublia là où elle se trouvait.
Soudain, elle sentit du mouvement autours d’elle et recula prestement. Avec une exclamation renouvelée, elle observa la paroi s’animer et se décomposer tel un puzzle dont les pièces bougent et se replacent. Le verre jusqu’alors si lisse et uniforme se disloquait en morceaux parfaitement droits et géométriques avant de s’écarter tantôt sur la gauche, tantôt sur la droite. Sous ses yeux ébahis elle contempla le spectacle et distingua bientôt l’ouverture ainsi pratiquée. Le passage était égal à sa hauteur et étroit de manière à ce qu’elle puisse passer de justesse. La paroi autours du rectangle de vide s’était reformée, comme si elle ne s’était jamais disloquée et avait toujours été ainsi.
- Alors ça… On dirait bien que je n’ai plus qu’à avancer maintenant.
Elle caressa ses doigts, contenant son expression béate, et s’efforça de se faire à la situation.
- Je peux donc créer des passages ? Ou ai-je juste déclenché un mécanisme ?
Elle ne remarqua qu’à cet instant l’absence de poids sur son dos, elle projeta vivement son regard aux alentours et alla ramasser son sac à dos échoué plus loin contre une des cloisons de verre.
- Maintenant, je suis prête.
Elle ne voulait pas risquer de laisser passer l’occasion de fuite avant que le portail ne se referme. Elle regarda droit devant elle en passant, et dû plisser les yeux sous la luminosité encore une fois aveuglante à laquelle elle aurait du mal à s’habituer.
- Encore… est-ce une blague ?
« Était-ce son reflet ? Était-ce elle-même, immergée dans une contemplation de sa banalité, car oui elle se paraissait bien fade à présent, vide de sens, vide de couleur, vide d’essence. Qu’était-elle, humaine, vaincue ou survivante ? Se trouvait-elle là de son propre chef ou quelqu’un l’avait-il influencée à le faire ? Ce bruit… Provenait-il d’un autre Humain ? Non, un animal, c’était certain, pourquoi un Humain s’aventurerait-il donc dans la forêt, il aurait fallût y laisser son âme, laisser les branches, les insectes, et la nature mère reprendre ses droits sur l’espèce et, tel une réinitialisation, l’autoriser dans une position de malheur à la laisser nous prendre. Nous nous retrouverions idiots, mais simples et émus. Émus par la moindre attention, le moindre geste laissé à notre attention et le moindre bruit destiné à engager une conversation ou à nous faire part d’un renseignement. Si l’on nous adressait la parole, c’est que l’on ne nous jugerait pas sot, n’est-ce-pas ? Car le but d’une parole est de trouver récepteur, et une personne, intelligente ou non, en est-un. Donc, le sot est heureux si on lui parle ? Peut-être interprétera-t-il cela tel un acte de pitié, mais la pitié nécessite une conscience, et cela va de part avec l’intérêt que l’on porte à un individu. Ainsi l’idiot sera-t-il flatté d’être reconnu comme vivant ? Doué d’une conscience, d’un moyen de prendre connaissance des informations et d’y déceler une pointe de sentiment ? »
C’était une foule… une foule de miroirs, tous plus abracadabrants les uns que les autres. Le contraste de luminosité était radical, avant elle se trouvait baignée dans le soleil et ici, elle faisait corps avec le lieu sombre. Son reflet s’étalait dans une infinie de nuances, cela en fonction de son éloignement avec la paroi glissante et inébranlable. Ainsi, la couleur corneille de sa chevelure paraissait brune de près, et d’un noir pur de loin. Encore cela nécessitait-il de distinguer les miroirs les uns des autres, de soupeser leurs distances et leur tailles. La réalité rendait la tâche quasi-impossible du fait du lieu où elle se trouvait contre sa propre volonté. Sans le savoir, les miroirs l’avaient dirigée vers la rose des sables de ce monde à part, le lieu hors du temps qui est le carrefour de tout les espaces. Elle avait atterri dans la forêt aux miroirs. Lieu absorbé par les ténèbres, hors de la lumière, dont les uniques fins éclats de soleil permettaient seulement de s’orienter.
Sans doute ces vitres de verre avaient-elles été sensibles à la jeune femme et à son ignorance. Éduquée hors des limites de ce petit monde, elle n’en connaissait nullement ni les mœurs, ni les apprentissages essentiels. Comment se diriger et choisir sa destination au moment de l’empreinte lui était inconnu, tout autant que le procédé nommé «empreinte» lui-même.
La rose des sables était à la fois un cimetière, un musée et un renouveau. Les morts y étaient mêlés aux matériaux, de façon à contribuer à la construction de la fierté de ce monde. L’aspect musée était présent à travers l’architecture unique et le travail du verre, perfectionné de générations en générations et visible à travers les plaques des différentes époques. La beauté du lieu, une beauté glaciale et effrayante, aiguisée, émanait de cet ensemble somptueux et innovateur. Le renouveau, enfin, semblait être le résultat logique obtenu. Tout voyageur ou habitant passant par là se trouvait naturellement inspiré et pris de sensations loin de celles communément éprouvées. A travers les nombreuses portes il pouvait décider d’un avenir proche, celui de sa destination, et cela n’était-il pas une forme de liberté ? L’improbabilité de l’assemblage du verre ouvrait l’esprit de l’Humain à une vision des choses plus désordonnée, donc plus ouverte, car non fermement bloquée.
« Je suis partagée entre invisibilité et reconnaissance. Entre envie de mérite et besoin de s’effacer. Ma vie sera-t-elle le simple théâtre de ces deux émotions se tenant face à face, se lorgnant, se dominant tantôt, s’oubliant parfois ? On dit de Baudelaire qu’il fût toute sa vie déchiré entre spleen et idéal. Les opposés ne s’attirent pas, ils s’aimantent, se vouent une haine confondue par de l’attention proche et se jouent l’un de l’autre à moindre occasion. Le contexte fait tout d’eux, il tourmente ainsi les deux émotions, ballonnées entres elles et agrippées à leur hôte, la femme s’en trouve tourmentée. En période plus calme, moins dissipée et fermement divisée, elle sait comment, par un instinct d’adaptation, varier entre les deux sentiments pour s’accommoder à la discussion. Mais lorsque des éléments extérieurs se mêlent, de façon inopportune et improvisée, la femme se trouve perdue, et est ainsi déchirée entre invisibilité et reconnaissance. Par moment de calmes et d’habitudes, dans un cocon façonné par sa pensée, tissé autours de personnes lui étant chères et de confiance, elle est heureuse et exaltée par son sentiment de sérénité. Elle tente parfois, dans un moyen de soulager son cœur, de faire part de moments douloureux à ses pairs, dans l’espoir, non qu’elles lui disent d’oublier ces moments, mais qu’elles lui assurent qu’ils sont bels et bien achevés.
La panique qui la prend lors d’une rencontre nouvelle est un mélange savant et innovateur de besoin et d’appréhension. Elle désire rencontrer, s’ouvrir et discuter, mais elle n’y parvient pas, car elle n’est pas ainsi. Elle n’est pas de ceux qui se frayent chemin parmi les paroles alentours, et se glissent, images mouvantes, dans la mémoire des individus. Elle se pensait et se désirait parfois fantôme, scrutant, analysant, observant et cherchant à estimer la probabilité d’entente avant une quelconque approche. Mais elle désirait ce contact, et ainsi était à la recherche d’une forme d’intérêt de la part de l’autre, d’un signe réconfortant lui évoquant son cocon.
La femme était ainsi, comme dans chacune de ses interactions, perdue entre invisibilité et reconnaissance. »
Victoria s’approcha, éperdue, près des fortes et larges parois de verre qui lui étaient proches. Elle était sous l’emprise d’un envoûtement moral, psychique, magique. Elle qui ne connaissait presque rien de l’histoire de cette ville s’y trouvait piégée et fascinée. Une admiration palpable sur son expression énumérative et calculatrice. D’un air béat et nullement méfiant, elle caressa seulement du bout d’un doigt l’extrémité du verre. Son sang ne coula pas.
- Pourquoi donc cette création est-elle née ? Des mains d’un Homme…
Elle était ébahie, d’un air malsain, par l’endroit. Il régnait là une emprise, une main ferme et franche qui cependant, savait retenir ses visiteurs d’une poigne subtile et rapide. Comme la proie d’un héritage non sien, elle s’avança plus loin encore, plus aventureusement.
Ce manège aurait pu se prolonger de manière imprévisible si à ce moment-là un mouvement brusque sur sa droite n’avait pas éveillé son intérêt de manière instinctive.
Un doigt émergea, suivis de près par une main masculine, puis un bras entier. La surface nette de la paroi de verre se floutait et ondulait, comme frissonnante au contact de ces membres qui en traversaient l’étendue. La jeune femme se figea et observa, alerte, ce corps couvert de noir s’extirper de sa prison secondes après secondes. Un pied fit son entrée, rattrapé de peu par une épaule, un genoux, et finalement un front.
- Qu’est-ce que c’est que ça… Articula-t-elle pâteusement.
L’homme acheva sa course comme s’il avait été propulsé en avant par quelqu’un, il s’arracha violemment à la vitre et tomba en avant, mouvement vite rattrapé par une roulade de toute apparence maîtrisée. Il passa quelques secondes au sol, tâta avec ses mains égratignées le sable sec et récupéra l’objet perdu dans sa fuite, qui étincela quelques instants grâce au soleil presque absent en ce lieu. L’odeur poussiéreuse fit un bond en avant aux narines de Victoria sous ce déplacement d’air actif provoqué par l’apparition. Elle déglutit et regretta aussitôt ce geste, le goût terreux associé aux quelques grains de sables qu’elle avait aspiré durant sa première chute lui glissèrent sur la langue. Bien heureusement pour elle, se fit-elle la réflexion, elle n’avait pas encore été vue ni entendue.
Elle s’apprêtait à se dissimuler, tout comme l’homme s’était empressé de faire, mais la vision d’un second corps émergeant de la surface mouvante lui noua l’estomac au point qu’elle se sentit prête à vomir si elle amorçait le moindre mouvement.
Son ventre frissonnait effectivement et était au point de se prendre de convulsions désagréables. Un goût de bile lui monta jusqu’au lèvres, l’étrangeté de ce spectacle improbable mêlé à l’atmosphère archaïque avait raison de son corps. Elle serra les dents et surmonta le dégoût que lui inspirait la scène, dégoût naturel et inoubliable.
Le second homme fit son apparition avec une classe supérieure au premier, primo car il ne trébucha pas, secundo son allure était plus à l’aise, souple. Il se glissa sur le côté avec aisance et jeta des regards à la ronde.
De sa cachette, car elle s’y était traînée laborieusement, elle pouvait encore les apercevoir passablement. L’homme à la roulade s’était accroupis, son dos creusé, le tête relevée vers le ciel. Il astiquait de ses doigts enduits de poussière, de sable et de… noir ? L’objet ramassé avec précautions. Il le caressait lentement, comme pour se calmer, et ce simple geste avec quelque chose de terrifiant venant d’un individu non identifié abrité dans un lieu inconnu à quelques mètres de soi.
Ce même homme releva son sage trésor et s’en frôla la joue avant de réciter quelques prières aux étoiles.
Le deuxième individu s’était aplati contre une des cloisons et paraissait patient, à l’écoute, dans l’attente d’une action soudaine venue de nulle part. Sa tête était prise d’un tic nerveux et il se grattait souvent l’oreille gauche, à l’aide de sa main ou bien aplatissait son oreille contre son épaule.
Il semblait retenir ses mains de trembler et expirait calmement pour aussitôt inspirer nerveusement. Il semblait lui aussi dans l’attente d’une intervention divine, quelle qu’elle soit, qui serait la bienvenue.
Et ce fût comme si son souhait se réalisait, se dit-elle, lorsqu’une troisième créature apparue sur place, transcendant de son corps vivant et pulsant d’énergie plus ou moins humaine la paroi stable et toujours en place, reformée inlassablement après chaque passage. Ce fût cette fois une forme s’apparentant à un doigt qui remua dans le vide. Cherchait-il à agripper, à s’accrocher à quelque chose ? Tel un vers se tortillant, sur le point d’être crocheté sur un hameçon, désireux de trouver un point d’ancrage auquel se propulser en avant. La forme fît de même, et en bond, découvrit à sa suite une main, puis un bras entier.
La chose qui lui sembla le plus étrange ne fût pas la singularité de la scène, tel que l’on aurait pu s’y attendre, son cerveau humain concentra son désarroi sur un détail de nulle importance tel que la couleur jaune de la manche et du gant.
Elle n’en avait jamais aperçu, de matière synthétique. La Gentiane jaune (attention à ne pas confondre avec le vérâtre, plante toxique mais aux pétales blancs) fleur vivace d’un jaune pur et lumineux, le sable des marchands qui s’entassait et vieillissait en perdant de son éclat, deux des seules fois notables où elle avait connue cette couleur dans sa réalité, ajouté au sable mêlé de terne boue qui souillait les semelles de ses chaussures à l’instant même.
Mais ce même jaune, reproduit comme divinement, calqué, sur les vêtements de cette personne, lui paraissait improbable. Cette couleur ne signifiait rien au palais, il ne s’agissait que d’un pigment oublié. Un morceau de la nature rejeté et ignoré. Pourquoi s’intéresser au jaune quant le violet peut être porté ? Un coloris si voyant, tape-à-l’œil et d’un fard joyeux. Quel intérêt revêt-il face à la pureté, au symbole et à la prospérité ?
Mais il ne lui piquait pas les yeux, ce jaune, il les embaumait. Milles odeurs se pressaient contre ses narines curieuses, elles s’interrogeaient inconsciemment sur l’odorat de la couleur. Minute de silence, l’air stagne paisible, les corps sont au repos, le temps plane, les pensées batifolent furieusement.
- Où…
La voix humaine résonna particulièrement sourde et assourdissante parmi les glaces-miroir. Nul doute qu’elle avait été émise par un être doté de deux jambes et deux bras plus d’un cerveau. Détail préoccupant concernant sa survie.
- Où êtes-vous…
La langue de la créature semblait rouler sur ses dents dans une déglutition sirupeuse, elle articulait ses mots d’une gorge pâteuse, de sable selon toute certitude. Elle avait le sentiment d’être la malheureuse cible, même si la logique accordait ce rôle aux deux hommes réfugiés dans leurs prières effrontées. Ses cuisses raclaient le sol en se serrant plus fort entres elles. Elle enfuit ses mains gelées entre ces dernières et bloqua sa respiration dans un rythme lent transformé en une écharpe beige couronnant son corps prostré. La princesse est ici ! Clamait le silence, l’accusation criait dans ses oreilles, hurlait dans sa forme enroulée, abattue. Elle relâchait des ondes abondantes de localisation, ses sens inondaient les alentours de sa présence, de ses émotions. Mais elles ne raisonnaient et ne trouvaient d’oreille attentive que chez la jeune fille, personne d’autre n’était apte à capter les signaux dans pareille angoisse, cela valait d’ailleurs mieux pour elle.
Un bruit de pas, un seul. Son ventre se serra de toutes ses forces, elle prit sur elle-même. Du moins est-ce ainsi que certains aimeraient décrire sa volonté, mais la vérité est bien moins classe et louable. Elle est plus cruelle, plus franche. Il s’agit de s’oublier, de remplacer sa conscience par une seule phrase déterminante, de séparer son corps de son esprit et de courir aussi vite que possible. Est-ce aussi beau, aussi simple, quand on nomme ce phénomène abandon de soi et ultimatum ?
Les moments les plus affolants ne vous laissent que quelques mots en tête. Ils peuvent être brûlure, angoisse et attente. Ou bien chaleur, douleur et frénésie. Ils expriment en un concentré nos émotions les plus brutes. Ils nous aident à rendre compte de notre peine, de notre souffrance, même la plus simple. Parce que n’importe quel mot peut se transmuter en poison à retardement, n’importe quelle émotion est manipulable.
Un cri.
Un second cri.
- Vous n’êtes pas capables de mourir en silence, même en ce sanctuaire. Que valez-vous non-lieux !
Sur cette étrange indignation, elle entendit l’homme toujours en vie marcher paisiblement, sans retenir le bruit de ses pas, et traverser en soupirant la cloison en un rire métallique et gluant.
Elle patienta de longues minutes, seule. Le silence était épuisant, il aspirait ses envies, sa résistance.
La terre était grumeleuse, le sable coupant. La paroi ventouse et ses cheveux pêle-mêle. La luminosité revenait petit à petit à ses yeux en même temps que l’épuisement lié à ses sensations fortes constantes. Elle se leva péniblement, reprenant peu à peu conscience d’elle-même, sans faire attention à ce qui l’entourait. Dans un instinct primitif elle s’avança vers la dernière source de bruit qu’elle avait entendue, et marcha à l’instar d’un spectre entres les vitres obscures. Le corps d’un homme se présenta à sa vue, son expression, nouée dans une frustration inquiète, lui serra de nouveau le ventre. Mais ce n’était pas une sensation douteuse de plus qui allait la secouer plus fort, elle était comme immunisée. Elle attendit ainsi, quoi donc au juste? Peut-être un réflexe qui l’inciterait à courir. Elle retraça mentalement les contours du cadavre, observant sa peau foncée par le soleil, ses mains dures et lézardées, ses habits bon marché et ses cheveux bruns dans lesquels subsistaient quelques traces de gel. Soudain, elle se retourna en sursaut, une voix venait de souffler à quelques pas d’elle, dans son dos :
- Tes mains sont blanches…
Un corps immobile trônait parmi la végétation. Esclave des lianes échevelées et des hautes herbes jamais outrepassées par l’Homme, il était prisonnier, plaqué contre un mur d’écorce. La sève, pullulante par endroits, entre les plis d’une branche chenue, émergeait des entrailles de l’arbre et se figeait à l’air libre en une bulle nacrée. L’odeur stagnait, en ce lieu clos aux vents et inchangé, parmi une moiteur chaude et des relents d’humus en décomposition qui plombaient les narines de l’être par sa lourde senteur. Les insectes se jouaient de l’abandonné, lui grouillaient sur les hanches en une longue odyssée rampante, s’appropriaient ses cuisses, bouillonnaient d’effervescence jusqu’à son cou et rampaient, en lanternant de tout leur corps d’insecte, jusqu’à la mâchoire du damné par leur pattes frêles et frénétiques. Mais l’organisme reclus ne frissonnait même pas, il ne le pouvait pas. Un peu plus haut, les lèvres rouges saignaient leur éclat, la bouche légèrement entrouverte affichait une mine béate et la langue à l’usage interrompus reposait, compacte. Soudain, un fourmillement agita les paupières closes, elles s’ouvrirent d’un seul coup, deux spectres rond marrons fendant les volutes noirs glacials. Les deux membres, actifs du corps en suspens, persistèrent dans cette position. Il étaient les seuls témoins de la vie habitant l’enveloppe, deux fournaises dans l’opacité.
«Fait-il jour, fait-il nuit… Nul créature, plante ou insecte ne voudra me le dire. C’est une fausse nuit muette en ce lieu clos, un endroit hors du temps, où les êtres se changent en essence seule. Je dépéris ma fois, à crouler sous ces branchages. A moins que je ne retrouve petit à petit mon entité naturelle. Suis-je en train de mourir, ou de renaître ? Peut-être les deux se suivent-ils. S’enchaînent-ils si vite que je ne sentirai rien que mon âme cependant que mon corps expirera, et qu’il éclora à nouveau. Je n’ai plus qu’à patienter, attendre, oui… Attendre.»
Victoria recula d’un pas, mais le garçon se fît plus rapide et se plaça devant elle.
- Tu ne l’as pas touché ?
Muette comme une tombe, elle fît simplement signe que non de la tête. Le nouveau venu n’avait pas attendu de réponse à s’était agenouillé devant le défunt, devant lequel il s’était mis en position pour prier. Ainsi prosterné face au sol, les mains closes et les yeux fermés au reste du monde, il priait avec ferveur. Face à cette situation inattendue, elle gardait le silence et observait à l’écart, respectueusement. Le garçon releva petit à petit son visage et le posa avec émotion sur l’homme. Une réelle affection défigurait ses traits, contractés sous l’effort pour retenir ses larmes. Il avait l’air jeune, plus qu’elle, et n’était pas mieux vêtu que celui qu’il pleurait. «un membre de la famille sans doute», se dit-elle. Il se redressa prudemment, comme pour ne pas brusquer le cadavre, et se retourna finalement vers elle, un air acharné sur le visage.
- Je n’ai rien à voir avec cet homme. Devança-t-elle.
- Tu n’est pas d’ici, comment aurais-tu pu le connaître. Souffla-t-il simplement, absorbé par sa peine, et visiblement pas très intéressé par elle.
- Alors, tu pourrais m’expliquer où je suis.
Cette fois-ci il la regarda avec attention, les yeux calculateurs, et secoua la tête moqueusement.
- Tu n’aurais tout simplement pas pu entrer ici sans raison. C’est un lieu saint, si tu ne l’avais pas deviné.
En effet, tout dans ce lieu relevait d’une prière humaine à l’adresse divine. Les vitraux de divers âges, l’atmosphère sombre et solennelle, le sol simple et le ciel monstrueux. Il reprit :
- Mais si tu es entrée ici, et que pourtant tu n’est pas de notre ville… Alors tu viens d’un autre royaume n’est-ce pas ? A moins que ta mémoire t’es été effacée et que tu es idiote.
Le visage de son interlocutrice se ferma.
- Je suis loin d’être idiote, mais loin de comprendre où tu veux en venir aussi.
- Quelle est ta couleur ?
Confronté à un absence de réaction agaçant de la part de l’intruse il insista :
- Vert ?
- Si tu m’expliquais ce serait plus simple ! S’emporta-t-elle.
- Donne-moi tes mains alors ! Répliqua-t-il, irrité.
- Qu’est-ce que mes mains ont à voir là-dedans !
Sans lui laisser l’occasion de se récrier plus, il lui prit une main de force et en examina la paume, plus circonspect au fil des secondes.
- C’est bien ce que je pensais avoir vu… Parfaitement blanches… Murmura-t-il, le visage blême. Et pourtant tu n’as rien en commun avec moi.
- Qu’est-ce qui est si différent entre toi et moi ?
- Tu n’as pas l’attitude qu’adopterait l’un des nôtres dans ta situation. Et tu n’es pas une noble se faisait passer pour nous non plus, car cela se voit tellement que tu ne sais rien…
Victoria retira vivement sa main et rétorqua :
- Alors qui suis-je d’après toi, je te laisse deviner.
Son regard effronté défia celui du jeune garçon, quant à lui ironique.
- Ou bien une idiote abandonnée ici pour quelques motifs... ou bien une fille étrangère qui s’est perdue dans les couloirs.
- Et bien voilà, on y arrive. Alors dis-moi simplement comment sortir d’ici, je ne comprend rien à tes couleurs et tes mains.
Le garçon gringalet la jaugea des pieds à la tête et eu un rictus sarcastique.
- Seule, sans l’espoir de recevoir une aide, tu es condamnée à mourir ici tu sais. Mais, ajouta-t-il en la voyant prête à renchérir, je suis disposé à t’aider.
Il marqua une pause, savourant l’effet de réflexion qu’il lui imposait. Un air vaurien s’empara de son faciès tandis qu’il poursuivit :
- Mais tu peux être utile, nous être utile, si je t’apprend les bases du métier en t’embauchant. Qu’en dis-tu ?
Elle grimaça.
- Avant de réfuter, écoute. Personne, je dis bien personne, ne viens jamais ici si ce n’est pour en finir avec ces jours. Je suis ta dernière chance d’échappatoire. Tu ne connais rien à cette ville, de plus tu ne sais même pas ce que sont les couleurs et les empreintes. Argua-t-il sèchement. Je t’aide à sortir d’ici et en échange tu travailles dans le même clan que moi. Ta vie en échange d’une adhérence.
« Ta vie en échange d’une adhérence » Ces mots résonnèrent à travers la jeune femme, qui se sentait aussi lésée qu’épuisée. Elle savait que le garnement avait pour but de se servir d’elle, mais pour quoi elle l’ignorait. Elle savait aussi que le contrat qu’elle devrait signer serait illégal. «Je tombe dans la gueule du loup ». Et elle ne pensait pas si bien dire.
- Si tu m’apprends à sortir d’ici, et que tu tiens ta promesse de m’engager loyalement, alors je te suivrai. Mais romps ta promesse et tu ne me verras plus jamais.
Le garçon gringalet fît mine de réfléchir, mais sa décision était déjà prise. Il pencha sa tête de côté en un regard condescendant et lui dit ironiquement :
- Oublie qui tu es, car maintenant tu n’es plus qu’une non-lieu, comme moi. Bienvenue.