Les premiers invités arrivèrent aux alentours de 19h15. Il était nerveux à l’idée de revoir cette famille qui l’avait déçu par le passé. Leurs mots, maladroits certes, l’avaient poussé à construire une carapace autour de lui. Une barrière qui l’empêchait de sombrer un peu plus dans le tourbillon dépressif de sa vie.
Sa tante avait été la première à la saluer. Elle s’était attardée quelques instants sur sa cicatrice avant de détourner le regard. Gabriel ne saurait dire si c’était par respect ou par gêne. Son cousin de 6 ans, lui, ne cessait de le dévisager. Noé le voyait pour la première fois : il avait toutes les raisons d’être impressionné.
- Tu as fait la guerre ? Demanda t-il innocemment.
Non, il n’avait pas fait la guerre comme le petit le sous-entendait. Mais il avait bel et bien livré une bataille, une bataille contre la vie. Les cicatrices sur son poignet en étaient la preuve. Il était un survivant.
Pour toute réponse, il sourit. Un sourire factice certes, mais qui conforta Noé dans cette idée : son cousin était trop cool !
- Installez-vous ! Proposa Gloria en désignant la table recouverte d’une nappe colorée, sur laquelle repose divers apéritifs.
Lucas, le plus âgé de ses cousins, s’installa en face de lui. Pour tromper le malaise, Gabriel dégaina son smartphone sur lequel il lança un jeu de stratégie. Il avait besoin d’une excuse pour ne pas avoir à affronter le regard de l’adolescent. Plus jeune, ils avaient été assez proches, un peu comme deux frères du même âge. Puis, l’incident les avait séparés. L’un comme l’autre n’avait pas cherché à rester en contact. Gabriel était d’ailleurs étonné de le voir aujourd’hui.
- Alors, qu’est-ce que tu deviens, vieux ? Demanda Raphaël en refermant sa main autour du bol de cacahuète qu’il ramena à proximité.
- Terminale S. Tu connais le bail…
Sa voix était plus grave que dans son souvenir. Le gringalet tendit l’oreille. Il ne voulait pas se montrer intéressé.
- Je te prenais pas pour un matheux.
- Moi non plus, répliqua Lucas en recevant un verre de punch.
- Tu veux un verre Gaby ? Demanda son père après avoir servi Raphaël.
A la surprise de tout le monde, le jeune homme répondit positivement à la demande. Il espérait que l’alcool parvienne à détendre ses nerfs. Il reçut le verre à deux mains et but une longue gorgée du liquide acidulé. Le premier verre lui brûlait toujours la gorge.
- Alors mon grand, ça se passe bien l’école ?
La question de sa tante le ramena à la tablée. Il était désormais au centre des attentions. Gabriel avala difficilement sa salive. Il n’avait pas encore assez bu.
- Ça va.
Que pouvait-il répondre d’autre ? Il ne pouvait pas avouer que les regards le laissaient ivre de peur et mal dans sa peau, qu’il allait à l’école en ayant la boule au ventre. En plus de leurs regards, il ne voulait pas ajouter celui peiné de sa mère. Il ne pouvait plus lui faire ça. D’ailleurs, il lui lança un discret regard quand il la vit vider son verre d’une traite. Le jeune homme espérait la voir rire à cette soirée.
- Gloria m’a dit que tu fréquentais une fille ?
Son sourire le mettait mal à l’aise. Il ne serait définitivement pas épargné aujourd’hui. Les femmes, pensa-t-il désabusé.
- Elle s’appelle Charlotte. C’est une AMIE.
Peut-être qu’à force de répétition, ils finiraient tous par le comprendre. Une relation amicale pouvait aussi unir une fille et un garçon. Pourquoi voir de l’amour partout ?
- Pour l’instant, conclut-elle avec un clin d'œil.
Gabriel soupira. Il ne cherchait plus à répliquer : autant parler dans les oreilles d’un sourd. Il les laissait volontiers classer son cas.
- Tes fils deviennent de plus en plus beaux, Gloria.
Le gringalet manqua de lever les yeux au ciel. Pourquoi lui infliger pareil discours ? Tout le monde savait que le groupe nominal “tes fils” englobait seulement l’un d’entre eux. Le balafré n’appartenait plus aux critères de beauté depuis longtemps. Il avala à nouveau le nectar.
Gabriel avait l’impression que les minutes se transformaient en heure. Il était assis la table en tant que simple spectateur de sa fête. Ses parents et son frère prenaient en main la conversation. Heureusement pour lui d’ailleurs. Ses grands-parents étaient venus remplir la table. Ils avaient tous l’air heureux d’être réunis : tous sauf le principal concerné qui ressentait un peu plus ce décalage entre lui et les membres de sa famille. Il n’était tout simplement pas comme eux.
Voilà une heure que tous les convives étaient arrivés. Une heure que Gabriel se tournait les pouces. Il alternait entre regarder l’heure et jouer à Candy Crush. Il se leva une seule fois pour aider ses parents à amener le plat de consistance sur la table. Ce fut la seule véritable action qu’il acheva pendant cette heure. Le jeune homme essuya plusieurs fois les regards curieux lui étant adressés. Il encaissait, comme à chaque fois.
Après le repas, le balafré s’absenta quelques minutes pour aller aux toilettes. Il n’en avait pas vraiment envie mais cela lui permit de respirer. Cette soirée s’annonçait longue. Il s’essuya fébrilement les mains et contempla sérieusement l’idée de s’enfermer dans sa chambre. Le jeune homme ne participait pas aux conversations de toute manière. Il n’était rien de plus qu’un fantôme qui hantait la pièce. Il était là, il écoutait sans jamais se manifester.
Gabriel referma la porte derrière lui, et s’apprêtait à rejoindre les invités, mais une conversation à son issu l’intéressa suffisamment pour l’arrêter dans sa course :
- Comment il va ?
Les voix étaient désormais plus basses comme s’ils s’apprêtaient à partager un secret inavouable.
- Il va mieux. Il rate encore les cours mais il n’a pas abandonné. C’est un bon signe.
- Il a pris un peu plus de couleurs en tout cas.
Sa grand-mère du côté paternel avait parlé. Au moins ne passait-elle pas son temps à juger le moindre de ses faits et gestes…
- Et concernant l’opération…
- Il ne veut pas, maman. Et nous non plus d’ailleurs. Il est très bien comme ça, avança Marcus, désabusé.
- Il ne pourra pas trouver un boulot--
- Ça suffit, gronda son père.
Ce dernier en avait assez d’entendre cette conversation à chaque fois qu’il l’invitait. Son fils ne méritait pas ça. Et en tant que parent, il ne méritait pas ça non plus.
- Gabriel décide de sa vie. C’est son choix. Et c’est justement ce genre de pensées qui nourrit ses insécurités. A l’avenir, évite ce type de discours devant moi.
Entendre Marcus plaider aussi véhément sa cause emplit Gabriel de fierté. Il se sentit aimé. Le fils entra dans l’arène au silence éloquent dans la pièce. Une sourire avait fleuri sur ses lèvres, signe visible qu’il avait tout entendu. La tête haute, il rejoignit sa place. Il remercia son père d’un seul regard, et pour le cinquantenaire, cette expression valait tout l’or du monde. Il ferait n’importe quoi pour ses fils.
- Bon, on fait le gâteau ?
L’intervention de Gloria parvint à alléger les tensions. Avec son mari, elle apporta la pâtisserie recouverte de bougies. Le “Joyeux anniversaire” chanté gaiement, Gabriel souffla sur ses bougies. Il n’avait pas de voeux en particulier. Il savait sa cicatrice indélébile de toute façon, alors autant vivre avec.
Il coupa lui-même les parts qu’il dissémina dans différentes assiettes. Le gâteau au chocolat, préparé par sa mère, fut un véritable succès. Il se resservit une seconde part. Au dernier morceau, sa mère lui fit signe de s’essuyer la moustache qui ourlait ses lèvres. Les traces de chocolat disparurent sous une serviette en papier qu’il remit toute chiffonnée à côté de son assiette. L’anniversaire s’achevait sur une pointe sucrée. Enfin, jusqu’à ce qu’il ait un cadeau à déballer sous ses yeux. Il interrogea sa marraine du regard..
- Je ne pouvais pas venir les mains vides, argua t-elle en haussant les épaules.
- Merci, lança Gabriel avant de déchirer l’emballage rouge sans autre forme de procès.
Le dernier jeu Call of Duty. Il n’en croyait pas ses yeux. Le jeune homme retourna la boîte dans tous les sens. Il coûtait une blinde !
- Je le savais ! S’écria Lucas en voyant le graphique sur l’avant. Et t’as refusé de me l’acheter…
- On a dit pour Noël, arrête de faire ton bébé maintenant.
Impatient, Gabriel monta à l’étage l’essayer, sous l'œil désapprobateur de sa mère. Malheureusement, il fut rapidement suivi par son plus jeune cousin dont il ne put refuser l’entrée. Il ne voulait pas l’entendre pleurer au premier signe de désaccord. Le petit l’assomma de questions auxquelles il répondit sans grand intérêt, trop obnubilé par ces nouveaux graphismes.
Quand il fut l’heure de partir pour le petit Noé, il fut cependant heureux de recevoir un “A bientôt” de son nouveau cousin préféré.
Sans qu’il ne s’en rende compte, Gabriel changeait et ce, pour le plus grand plaisir de sa famille.