Franchement, je n’aurais jamais imaginé que je me retrouverais un jour dans ma chambre seule après avoir avoué à mon frère que je lui mentais depuis deux mois. Depuis que j’étais réapparu dans sa vie sans beaucoup d’explications.
J’étais allongée sur mon lit, fixant le plafond. Il semblait irrité, mais il ne m’avait fait aucun reproche.
— Favian…
Cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas souvenue de ce nom. Il sonnait comme une saleté dans ma gorge. Mais celui qui me préoccupait vraiment était le garçon aux cheveux blancs.
Il ne me semblait pas l’avoir déjà rencontré. Même si lui semblait me connaître. J’avais beau essayer de me souvenir de lui au travers de multiples cheminements et questionnements, mes souvenirs restaient insaisissables.
Mon regard se posa alors sur une enveloppe sur le bureau.
La lettre de Sothos.
Je me levai précipitamment et la saisis. Le dieu m’avait dit de l’ouvrir à un moment particulier. J’avais beau avoir oublié ses propos exacts, j’avais besoin de savoir ce qu’il y avait à l’intérieur.
Je l’ouvris en déchirant la partie supérieure. Je sortis le morceau de parchemin qui s’y trouvait.
La page était grande. Beaucoup trop pour les quelques mots qui étaient écrits dessus.
« Méfie-toi des roses »
Simples, concis, mais profondément troublants. Une vague d’inquiétude monta en moi, chaque mot s’imprimant dans mon esprit comme une énigme à la fois urgente et insaisissable.
Des roses ? Mon esprit s’emballa, cherchant désespérément un sens. Le blason d’Orane représentait une rose, un symbole de beauté et de force. Était-ce du royaume tout entier dont je devais me méfier ? L’idée me semblait absurde, presque risible, mais une part de moi ne pouvait ignorer l’avertissement.
Puis mes pensées dérivèrent vers la famille royale. Leur blason aussi portait une rose. Leur hospitalité, bien qu’imparfaite, ne m’avait jamais donné l’impression d’une menace. Pourtant, un doute s’insinua, insidieux, alimenté par la voix de Thalion dans un recoin de ma mémoire. Lui, qui ne semblait pas les porter dans son cœur.
Mais cela ne pouvait pas être eux. Ce n’était pas possible… n’est-ce pas ?
Le parchemin dans mes mains semblait peser plus lourd soudainement, comme si ce simple avertissement contenait un poids bien plus grand, une menace voilée que je n’étais pas prête à affronter. Mon cœur s’accéléra. Si ce n’était pas la famille royale, alors de qui, ou de quoi, devais-je me méfier ?
— … le troisième prince, Léandre Gambail d’Orane.
Pourquoi l’Ombre, le groupe auquel je semblais avoir appartenu, recevrait une mission concernant Léandre ?
Je commençais à douter de tout ce que je savais. Ce n’était pas bon. Je soufflais un coup. Léandre était peut-être mêlé à des affaires dangereuses, mais il ne m’avait pas semblé sournois au point de cacher des agissements mauvais à sa famille.
Mais alors qui étaient ces roses ?
Je relus une seconde fois le message.
Quelque chose clochait. Je reconnaissais cette écriture. Elle m’était vraiment familière. Comme si c’était une personne avec qui j’avais parlé des heures entières par écrit. Ou… comme si c’était la mienne… Une bouffée de panique m’envahit.
Je me saisis aussitôt d’un stylo et recopiai le texte juste en dessous du message. Je m’appliquais à bien écrire malgré ma détresse intérieure, puis comparai les deux écritures. Mes mains se mirent à trembler tandis que je reculai lentement, mon stylo tomba à terre et je m’effondrai à genoux. J’avais peur. Cette écriture était la mienne. C’est moi qui avais écrit ce message. Mais pour qui ? Pour moi aujourd’hui ou…
Je me pris la tête entre deux mains. Comment Sothos avait-il pu entrer en possession de ce message ? Comment même avais-je pu rencontrer un dieu ? Tout s’embrouillait dans mon esprit. Des larmes perlèrent à mes yeux. J’avais l’impression d’être piégée dans mon propre corps. Aucun contrôle sur ma vie, mes souvenirs, mes capacités. Je n’aurais jamais cru qu’il pourrait être aussi effrayant de perdre ses souvenirs.
Je n’arrivais même pas à pleurer, mon cœur était serré, ma gorge comprimée et mon ventre noué. J’avais du mal à respirer. Je tapais fort contre le parquet. Des pas accoururent tout de suite et, quelques secondes plus tard, mon frère déboula dans la pièce.
Il m’enlaça fortement. Je posai ma tête contre lui. Cette embrassade me calma. Thalion s’éloigna de moi, ramassa le stylo tombé et s’approcha de la lettre.
J’étais toujours sur le sol. Après l’avoir lu, il me regarda.
— Je te promets que je t’aiderai, Anthéa.
Trois jours plus tard, je ruminais dans ma chambre avec une pomme en guise d’encas.
Pourquoi seules des parties précises de ma mémoire avaient été débloquées ? Je m’énervais intérieurement. C’était extrêmement frustrant.
D’ailleurs, une question apparut dans mon esprit. Il me semblait que ce souvenir avait eu lieu juste avant mon réveil, deux mois plus tôt. Mais cela n’expliquait pas comment je m’étais retrouvée ainsi blessée et dans la forêt bordant mon village. La fête des moissons était une fête du Nord, vers Oress. La seconde grande forêt d’Orane. Mais celle-ci se trouvait encore plus loin que la capitale par rapport à mon village.
Bien qu’un nouveau souvenir m’était revenu, il restait manquant, impossible de me rappeler du nom du blond ou du visage de la jeune femme. Et le but de cette mission ne me revenait pas, de même que le groupe auquel appartenait Favian. J’étais pourtant absolument certaine qu’ils appartenaient à un groupe ou quelque chose. Mais rien de plus. Je ne me souvenais pas de comment j’avais pu en arriver là. Et puis… ce n’était qu’un souvenir parmi tant d’autres. Avec celui dans lequel était nommé Léandre, je n’étais tout de même pas très avancée.
Mes pensées divaguaient entre frustration et incompréhension et je n’entendis pas la porte de la chambre s’ouvrir et se refermer derrière quelqu’un. La mâchoire de l’intrus se referma sur un fruit. Je levai les yeux vers l’individu et fus extrêmement surprise de voir Fallon. Ses petites cornes sur sa tête, sa chemise bleue, je l’avais vu quelques fois depuis mon arrivée à la capitale. Je me levai avec précipitation pour le prendre dans mes bras. Il sursauta à mon étreinte et faillit s’étrangler avec un bout de pomme.
— An… thé… a… Je…
Il crachota et je le laissai pour éviter qu'il ne meure tout de suite. Après qu’il ait mangé le reste de pomme qu’il lui restait, je lui posai enfin la question qui me trottait dans la tête depuis un certain moment maintenant.
— Tu travailles pour quelqu’un, non ? J’avais besoin de toi dernièrement, lui lançai-je en plissant les yeux pour scruter sa réaction.
Il cligna des yeux, puis les plissa de la même manière que moi.
— Allez quoi ! Tu travailles pour l’Ombre ?
Ses yeux s’agrandirent à l’entente de ce nom. Je n’étais pas énervée contre lui. Je voulais juste qu’il me dise qu’il pouvait réellement m’aider. Mon frère avait beau me l’avoir promis, Fallon était le plus à même de m’aider.
— J’ai travaillé pour l’Ombre parce que tu as bossé pour eux. Je ne faisais que te suivre, Anthéa. Mon unique but était de veiller sur toi et de jouer les entremetteurs.
Je fis une moue contrariée.
— Avec qui ? Avec qui d’autre étais-tu en lien ?
Il ne répondit pas, mais j’avais besoin d’être sûre.
— Tu m’aideras vraiment ?
Il sembla surpris. Puis un doux sourire s’afficha sur son visage et il me répondit avec le regard doux d’un ange.
— Quoiqu’il soit arrivé et quoiqu’il advienne.
Malgré tous les secrets qui pouvaient peser autour de nous et le fait que, même si j’avais l’impression de connaître Fallon depuis des lustres alors que je ne m’en souvenais pas, il était mon meilleur ami et à cet instant, j’en pris conscience. Et je pouvais dire qu’il était la personne avec qui je braverai tous les obstacles : avenirs et passés.