Elle sentit un vent glacial sur sa nuque et un frisson parcourir sa colonne vertébrale. L’homme était devant elle, celle-ci le regardait de haut, lançant un défi à l’homme : « Touche-moi si tu l’oses ».
Cependant, le plus âgé des deux ne changea pas son plan. Il se pencha un peu en avant de manière à surplomber encore plus la jeune fille qui lui arrivait au niveau du torse. Malgré l’évidente peur qu’elle ressentait, son attitude resta la même, elle essayait de rester dans un silence d’émotions. Après tout ce qu’elle avait vécu, il était normal que sa première réaction envers un inconnu soit d’être méfiante.
— Navré de t’importuner, jeune enfant, amorça l’homme. Je me demandais où étaient tes parents. Il n’est pas correct pour eux de laisser leur jeune fille seule au moment de la fête des moissons. Le soir, les personnes ici ne sont plus en totale possession de leurs moyens.
Il s’arrêta, attendant probablement que l’intéressée lui réponde, mais il se présenta avant qu’elle n’en ait l’occasion.
— Je me nomme Favian, dit-il en manifestant enfin un léger sourire bien qu’il soit forcé.
Il essayait évidemment de la mettre en confiance, et cela marchait sur l’enfant qui semblait se détendre après ce sourire.
— Anthéa. Et, mes parents ne m’ont pas laissée seule, ne vous en faites pas. Ils me gardent à l’œil, dit-elle avec son grand sourire retrouvé.
Mais, plus loin, à l’écart de la fête, autour d’une table et observant l’interaction entre les deux personnes, se trouvait un couple de jeunes adultes qui, eux n’avaient pas été dupés par le sourire de l’homme. Ils la regardaient et elle le savait. Celle-ci, remarquant leurs regards sur elle, laissa alors l’étrange personnage s’étant montré si bienveillant pour aller voir ses soi-disant parents.
— On devrait partir, déclara l’homme du couple une fois l’enfant arrivé près d’eux.
Celui-ci avait des cheveux de la couleur de la paille et de beaux yeux bleus scrutant le moindre potentiel danger. Il portait un uniforme ressemblant à ceux des mages du clan sorcier d’où ils avaient justement volé deux tenues. Elles comportaient une tunique à capuche noire et un saroual possédant de nombreuses poches. La femme qui l’accompagnait avait une apparence garçonnière avec de courts cheveux bruns et le même ensemble sombre que son camarade.
Même si cela ne plaisait pas à la fillette qui voulait continuer à s’amuser, elle suivit tout de même les deux adultes semblant responsables d’elle. Ils s’éclipsèrent de la place par une rue transversale.
Favian qui paraissait pourtant ne plus les regarder ou se préoccuper du petit groupe, tourna son regard discrètement vers la rue en se servant un généreux verre d’un fût d’alcool. Une fois que les trois personnes ne furent plus visibles de la place, il se déplaça à son tour à leur suite.
Les pas d’Anthéa et ses compagnons se faisaient rapides. Ils semblaient vraiment pressés de partir, comme s’ils fuyaient quelqu’un, ou quelque chose.
C’est finalement lorsqu’ils furent arrivés dans une rue différente, dans laquelle aucune lumière ne vivait, qu’ils s’arrêtèrent pour discuter à l’abri de quelques oreilles curieuses. Cela fut sans compter sur l’intrus qui les suivait.
— Qu’a dit cet homme, Anthéa ? demanda durement l’homme en chuchotant à la jeune enfant qui prit peur sur le coup.
— Il m’a d’abord dit de ne pas m’enfuir, c’était bizarre, mais après il s’est repris et m’a demandé où étaient mes parents, se défendit-elle elle-même en même temps que l’homme.
Les yeux de la jeune femme se firent inquiets.
Était-il à leur recherche ? Faisait-il partie de ce groupe ? La jeune fille se le demandait.
— Et qu’as-tu répondu ? la pressa l’homme.
— Juste que mes parents n’étaient pas loin et qu’ils me surveillaient, geignit l’enfant.
L’homme jura dans sa langue maternelle qu’aucun de ses deux camarades ne connaissait. Il regarda la jeune femme afin d’obtenir un conseil pour gérer la situation. Celle-ci tourna alors la tête vers le tournant de la ruelle où était caché Favian. Elle fit un signe de tête aux deux autres pour les prévenir qu’il y avait une oreille indiscrète.
Ayant compris qu’il avait été trahi par sa seule présence, l’homme jugea qu’il était inutile pour lui de rester caché. Il se montra alors les mains en évidence, mais était très attentif aux actes de l’équipe.
— Pourquoi nous écoutiez-vous ?
L’intrus répondit avec un air détaché.
— On se connait ?
Ses yeux se mirent alors à crépiter. Littéralement. Ses pupilles autrefois noires possédaient à présent des étincelles de feu, ses yeux étaient devenus un champ braise. Mais cela n’était pas encore assez visible pour les trois acolytes qui étaient à plusieurs mètres de ce phénomène.
— Non, sûrement pas, répondit le jeune homme blond en plaçant sa main sur le manche de son couteau caché derrière son dos.
Il se déplaça lentement entre Anthéa et l’inconnu et leva légèrement sa seconde main devant l’enfant en signe de protection. Pour lui, il ne fallait surtout pas qu’il arrive quelque chose à la fillette. C’était sa responsabilité envers son ami après tout.
Celui-ci fronça les sourcils alors que son potentiel ennemi commença à baisser ses mains, jusque-là mises en évidence au niveau de ses épaules. La jeune femme, quant à elle, fixait intensément l’homme solitaire. Elle écarquilla soudainement les yeux. Avait-elle vu ceux devenus étranges de Favian ? Peut-être.
Ce dernier abaissa sa main gauche à une vitesse effrayante, à en faire pâlir un Saint-Chevalier. Et sans que personne n’eût le temps de réagir, du sang gicla du bras gauche de la femme.
Un coup de vent rapide et sanglant passa à quelques centimètres du visage d’Anthéa sans pour autant l’atteindre. Le visage de celle-ci apeuré était posé sur l’homme. Plus précisément sur sa main à présent tendue vers eux depuis laquelle était parti l’objet tranchant qui avait blessé sa partenaire. Et malgré le bruit infernal causé par les musiciens sur la place qui régnait, le faible son que produisit l’outil immaculé de sang lancé se fit entendre de tous.
Cet impact fut un élément déclencheur. L’homme blond poussa d’un coup l’enfant en arrière de sorte à l’éloigner de la bataille à venir. Puis il s’élança à la rencontre de leur ennemi, désormais certain de ses intentions. Ce dernier en fit de même, un combat à poignards débutant entre les deux hommes.
Anthéa perdit son équilibre et tomba maladroitement sur les pavés de la rue. La femme debout à ses côtés tira à son tour un couteau de ses vêtements.
— Cours loin. Cache-toi, on va revenir vite. Il est tout seul, il n’a aucune chance contre nous deux, déclara la blessée.
Bien qu’elle semblait sûre d’elle, la jeune enfant ne la crut pas vraiment, mais obéit quand même. Elle fit un demi-tour sur elle-même et, en jetant un dernier regard en arrière, s’élança à toute vitesse dans la rue avant de prendre une bifurcation sur la gauche, menant à nouveau à la place centrale où il y avait beaucoup de monde. Elle se mêla entre les gens rassemblés pour faire la fête et attendit prudemment ses amis.
Du côté des deux adultes, Favian avait beaucoup de difficultés à faire face aux deux combattants aguerris. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux, toujours aussi crépitants, semblaient se concentrer sur autre chose que son adversaire. Il le voyait, mais sans le regarder.
Il se concentra à nouveau sur son combat lorsqu’il reçut un violent coup à l’épaule. Sa jambe d’appui fléchit et il se prit un coup de genou dans la tête de la part du beau blond contre qui il se battait. La jeune femme qui avait, à présent, pris part à l’affrontement donna un grand coup de pied au niveau de l’oreille de son adversaire. Il ressentit un soudain vertige qui le força à s’accroupir quelques instants. Il sortit une seconde arme, un peu plus grande qu’un poignard, et lança ce dernier sur l’homme qui perdit son arme et se logea dans sa cuisse. Puis il leva son pied gauche vers la tête de la guerrière qui se tenait trop près de lui. Il la manqua, mais cela la fit tout de même reculer assez pour qu’il reprenne ses esprits.
Il se releva rapidement et, armé de son long couteau, se rua sur son ennemi masculin qui était en difficulté à cause de l’objet tranchant toujours fiché dans son membre. Celui-ci tenta de se défendre, mais esquiva bien mal le coup porté sur son flanc droit. Une coupure assez profonde et douloureuse se créa sur son corps. Il se cogna ensuite la tête contre le mur en voulant s’éloigner de l’attaquant. Ce dernier fit automatiquement demi-tour après avoir presque mis hors jeu le blond, pour s’occuper de son second ennemi.
Elle était justement derrière lui. Tenant bien son arme avec la pointe vers le bas, elle fit un grand coup pour planter l’homme. Favian recula et la femme s’abaissa pour lui faire une balayette. Il trébucha et tomba près d’un couteau du blond tombé plus tôt. Sans attendre qu’il le ramasse, elle passa délicatement son couteau sur le cou de l’homme à genoux sur le sol. Il était à sa merci. Haletant, il tentait de s’en sortir avec des mots.
— Vous n’atteindrez… jamais… votre destination. Ils vous attendent… partout. Mais si tu me laisses…
— La ferme, le coupa-t-elle.
Le tuer n’était pas une bonne option parce que cela laisserait trop de traces derrière eux. Mais, si elle le laissait en vie, il irait tout de suite trouver des compagnons et il leur faudrait fuir.
Sa poigne se resserra sur son poignard, mais elle hésitait. Finalement, elle le poussa en avant par un grand coup de pied dans le dos. Elle se précipita sur le blond, et l’aida à se relever. Elle gardait toujours à l’œil l’ennemi, puis attrapa la main de son allié désormais debout, et l’entraîna dans les rues pour retrouver Anthéa.
Ils la trouvèrent assise à une table avec d’autres enfants de son âge. Un bon camouflage. Elle se leva brusquement à leur vue et s’élança à leur suite lorsqu’ils fuirent en direction de la forêt entourant le village.
Alors qu’ils arrivaient presque à l’orée de la futaie, une explosion survint par un mur des bâtiments longeant la rue. Le souffle projeta la jeune femme contre le mur opposé. Elle retomba lourdement sur le sol en lâchant un gémissement. Impossible pour elle de courir assez vite maintenant.
Il saisit la jeune femme et, avec l’aide d’Anthéa la glissa sur son dos. Une fois bien en place, les deux acolytes se mirent à courir soudainement pour s’éloigner de cet endroit. Malgré le poids qu’il portait, l’homme courait sans mal et talonnait l’enfant. Son corps musclé dissimulé sous sa tenue et l’adrénaline lui permettaient de pouvoir correctement porter sa camarade et de courir dans les bois.
Ils étaient quelques mètres plus loin que le commencement de la forêt. Une flèche tirée à vive allure s’enfonça profondément dans la jambe de l’homme. Il fallut bien évidemment que ce soit sa jambe dominante. Il tomba à terre et cria à l’intention de ses amis.
— Laissez-moi ! Le plus important c’est que vous les informiez de ce qu’il se passe.
Les yeux embués et des envies contradictoires à ses actes, Anthéa continua sa route en abandonnant le blond. Malheureusement, toute adrénaline avait disparu et sa course se faisait beaucoup plus lente.
— Élis !
La jeune femme qui se tenait plus loin devant s’arrêta pour regarder autour d’elle. Elle fit ensuite demi-tour vers la jeune fille et la prit dans ses bras. Elle courut vite, plus vite, encore plus vite. Sans prévenir, une flèche se planta dans un arbre tout près d’elle. Elle cria sous le coup de la peur. Cela n’était pas dans ses habitudes, mais l’instant présent la poussait dans la terreur.
Il ne fallait surtout pas qu’ils l’atteignent.
Elle trébucha sur une branche et s’étala sur le sol, la tête d’Anthéa frappa fortement une pierre. Un cri aigu retentit alors et Anthéa ferma les yeux.
Une unique larme coula le long de ma joue. En moins d’une seconde, ce souvenir m’était revenu telle une rediffusion bien étrange. Une tonne de sentiments divergents me revenaient avec. De la colère, de l’amour, de la tristesse, de la peur… Cette colère dirigée contre moi-même pour avoir laissé mes camarades et amis derrière moi. Cet amour envers ces personnes dont j’étais proche, désormais disparues. Cette tristesse d’avoir perdu un excellent ami. Et cette peur de ce qu’il était arrivé à Élis. Était-elle morte à son tour ? J’avais l’horrible peur que leur sacrifice soit vain parce que, face à moi se tenait celui qui les avait tués.
Il me fallait me reprendre. Je sortis peu à peu de ma torpeur en même temps que des sueurs froides parcouraient mon corps.
Favian.
Dans mon souvenir, il nous avait attaqués pour nous tuer afin de nous empêcher de divulguer les informations que nous avions pu récupérer.
J’effaçai l’unique larme, preuve de mon souvenir récupéré, qui avait coulé sur mon visage.
— Je ne vais pas fuir devant un homme tel que vous, crachai-je au visage de mon ennemi.
— Je ne suis pas sûr que tu arrives à t’en sortir même en compagnie de tes deux nouveaux alliés. Au fait, ils sont interchangeables ? me questionna-t-il exprès pour m’énerver.
Mon cœur débordant d’émotions dues à mon souvenir retrouvé, je tirai rapidement un petit couteau de ma chaussure, celui que m’avait donné Léoni deux mois plus tôt. Puis je me ruai imprudemment sur Favian qui me regardait avec un air hautain. Et alors que je me retrouvais à portée pour asséner un coup à mon ennemi, il ne bougeait toujours pas. Quelque chose clochait, je le sentais. Certes, il était un bien meilleur combattant que moi qui savais à peine me battre, mais à cette distance, il ne pouvait plus rien faire. Malheureusement, mon pressentiment s’avéra juste lorsque je me souvins qu’il n’était pas seul.
Le second jeune homme qui se tenait jusque-là en retrait s’avança pour protéger son allié à une vitesse incroyable. Il fit sauter mon arme des mains et me projeta d’une main contre mon frère et Albin qui me rattrapèrent bien que maladroitement.
L’ingénieur me tint le temps que je me repositionne correctement sur mes pieds et Thalion se plaça devant moi pour me protéger de la même manière que l’avait fait mon défunt ami dans mon souvenir. Mais, à l’inverse de cette image, je repassai devant lui pour me défendre moi-même. C’était mon ennemi au départ. Alors pas touche.
Le garçon qui s’était interposé semblait plus vieux que l’autre. Ses cheveux bruns et son regard noisette sévère le rendaient imposant. Il semblait de plus bien plus fort que Favian. Il attrapa délicatement le poignet de celui-ci et lui murmura quelques mots avec un regard autoritaire. Ce dernier fronça les sourcils d’un air mécontent, puis se retourna prêt à s’en aller.
Mue par un nouveau sentiment de désespoir de perdre les réponses qui se trouvaient si près de moi, ma bouche s’ouvrit toute seule.
— C’est vous qui m’avez fait ça ?
— De quoi parles-tu ? Demanda Favian se retournant et fronçant les sourcils l’air de ne pas comprendre.
— M’avez-vous volé mes souvenirs ?
Mes yeux se plissèrent, attendant une quelconque réponse, mais l’homme en face de moi restait muet. C’est alors qu’un autre homme arriva, un jeune garçon, j’estimais son âge à celui de mon frère malgré ses cheveux blancs. Il marchait nonchalamment, s’avançant vers Favian et son garde du corps. Ses yeux bleus perçants scrutaient la scène qui se déroulait devant lui.
— Je ne pense pas que l’on ait quelque chose à voir avec le fait qu’il nous sera plus difficile d’accomplir notre objectif.
Sa voix était glaciale, mais puissante, impactante. Je semblais avoir un lien avec leur groupe. Mais des trois que je comptais, je n’avais aucun moyen de savoir duquel ils faisaient partie. Et puis, si ce n’était pas eux les responsables de ma perte de mémoire, alors qui cela pouvait-il bien être ?
— Tu devrais demander du côté de ton entourage, je pense. Enfin l’ancien. Tu nous aiderais grandement cependant.
Recouvrer ma mémoire était dangereux… Je m’en doutais déjà, mais le fait qu’un ennemi me le dise rendait les choses bien différentes.
Les trois se retournèrent à nouveau et reprirent leur marche en sens inverse pour s’éloigner de nous.
— Nous attendrons, ajouta celui à la chevelure blanche.
Alors qu’ils disparaissaient de ma vision, mon cœur se desserra. Certes, j’avais encore plus de questions et d’incertitudes, mais au moins, cette fois-ci, tout le monde était vivant. Nous avions évité le pire. Certainement grâce à ce jeune garçon. Je me demandais quel était son nom. Il m’intriguait… Il ne me semblait pas l’avoir déjà rencontré.
L’adrénaline et le courage que j’avais rassemblés disparurent alors et mes jambes commencèrent à trembler. Je m’accrochais au bras de mon frère qui me regardait sans bruit avec Albin.
— Alors… C’était quoi ? demanda prudemment ma béquille.
Je ne savais pas quoi lui répondre. Se contenterait-il des informations que je possédais pour le moment ?
Je soufflai un coup et pris une grande inspiration.
— Pour être franche, Thal, je… j’ai perdu mes souvenirs de ce qu’il s’est passé depuis la mort de nos parents.
Thalion ne répondit pas tout de suite. Il passa sa main dans sa nuque. Le visage sérieux et contrarié, il avança cependant quelques mots.
— Je comprends mieux, commença-t-il. Beaucoup de non-dits. Mais cet homme, tu avais l’air de le connaitre.
— Je sais que je l’ai rencontré juste avant de revenir au village, en juin. Mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé ensuite ni même avant. J’étais avec deux personnes, mais je ne sais rien de plus. Je suis par contre persuadée qu’il fait partie d’un groupe ennemi au royaume, tentai-je d’expliquer.
— Nous devrions rentrer, intervint alors Albin.
C’était tout ?
— Parler de ça ici pourrait être imprudent.
Je rougis de honte. Je ne savais pas à quoi je pensais en parlant de ça à découvert. J’avais pourtant l’habitude d’être plus discrète.
— Bien. Alors, si vous êtes d’accord, on va rentrer, ranger vos affaires et se reposer.
Thalion le regarda et acquiesça.
— Allez les enfants, en route, mauvaise troupe !