Les flocons ponctuaient le paysage d’innombrables touches de coton. Keina amorça quelques pas dans la neige toute fraîche, souriant aux craquements que produisaient ses talons. Emmitouflée dans une vaste houppelande, une écharpe madras, des gants en peau de chamois et une toque tambourin vert olive, elle ressemblait à un ours bariolé. C’est à cette seule condition qu’on l’avait autorisée à sortir de l’infirmerie.
Elle avait profité de l’aubaine pour grimper jusqu’au village italien qui dominait l’Aile Blanche. Après avoir longé les maisons aux couleurs de Noël, elle s’arrêta à l’orée d’une place couronnée d’érables givrés. Elle chassa un filament magique qui s’était échappé des coutures de son gant et songea aux visiteurs qui avaient défilé dans sa chambre.
La Reine Blanche d’abord, pour discuter de son avenir. Elle avait gagné le droit de rejoindre l’une des deux Organisations. Ne lui restait plus qu’à choisir laquelle. Dame Aëlle tenait à ce qu’elle reste un mois entier en convalescence, ce qui lui laissait le temps de faire son choix.
La paix régnait à nouveau. Les esprits avaient été apaisés par une alliance inopinée des deux Reines. Elles s’étaient mises d’accord sur un discours fédérateur, largement inspiré des déclarations de Keina, qui en retira un sentiment de fierté douillettement lové au fond de son cœur.
Pierre était venu lui présenter des excuses. Il lui narra le pouvoir insidieux de la sorcière : à l’instar de son père, Nephir avait le don de subjuguer n’importe quel auditoire. Lorsque, sur la lande, elle s’était adressée à lui, il n’avait su lui résister. Plus tard, le fracas de la bataille avait rompu le charme de ses mots.
Keina avait acquiescé, se rappelant sa propre incapacité à se défendre contre sa geôlière. Comme si on l’avait dépossédée de toute volonté. Son esprit s’attarda sur Esteban. Quel lien, invisible de tous, le rattachait à celle qu’il haïssait ? Serait-elle un jour amenée à le revoir ? Elle espérait que non.
Lynn avait déboulé dans sa chambre comme une furie, accompagnée de Mary dont le sourire s’était éteint avec son sorbier. La blonde s’était jetée entre les bras de Keina et lui avait annoncé sa décision de prendre l’alfine à son service. Mary ajouta d’une voix grave qu’après avoir secondé Georgianna, elle se montrerait tout à fait capable de se soumettre aux extravagances de Lynn.
Keina pouffa au souvenir de cette scène, puis se rembrunit à l’évocation du frère. Elle avait honteusement simulé le sommeil chaque fois qu’il avait frappé à sa porte.
Deux sentiments contradictoires se battaient en duel au fond de sa poitrine : son orgueil blessé qui refusait de lui pardonner, et son admiration renforcée par l’absence et les épreuves. Elle ignorait encore quelle émotion vaincrait.
Ses pas la ramenèrent auprès du muret où elle avait rencontré Anna-Maria. La vigne morte disparaissait sous un épais glaçage. Elle réalisa soudain qu’elle partageait désormais son secret. En lui léguant le journal par son intermédiaire, quel avait été le dessein d’Alderick ? Était-il un allié du Solitaire ? Combien restait-il de ces individus errants dans les sous-sols, complotant et manipulant les gens à leur guise ?
— Je m’excuse de ne pas être venue te rendre visite à l’infirmerie, Keina. (Elle se retourna : Atalante lui faisait face, son éternelle robe grise recouverte d’un long châle.) Je suppose qu’au fond de moi, j’avais peur de rencontrer ma sœur. Je m’accommode des piques de Luni mais lorsque je croise le regard de Lynn, c’est comme deux poignards qui s’enfoncent dans mon cœur. Je ne le souffre pas.
Keina cligna. Comment une famille avait-elle pu se briser de cette façon ? La réponse tomba lentement des lèvres d’Atalante.
— J’ai tué mon père durant la bataille. Je l’ai fait pour l’amour d’un homme que j’ai perdu peu après. J’ai tenté de me racheter par bien des façons – mais comment puis-je espérer me faire pardonner un tel crime auprès des miens ? Tu vas sans doute me haïr à ton tour, et tu auras raison.
Horrifiée, Keina retint sa respiration. Elle revit, dans le chaos de la bataille, Caledon qui se battait contre son fils Esteban. Une boule nauséeuse gonfla dans son œsophage. Les Silfes n’étaient-ils bons qu’à s’entredéchirer ? Elle se força à parler.
— Je ne vous déteste pas. Cependant, j’ai de la peine à comprendre.
Un soupir, profond. Effroyablement triste, aussi.
— Certains actes ne s’expliquent pas. C’était un accident, je ne l’ai pas reconnu avant le coup fatal. Cela ne m’excuse en rien, mais… Tu es encore bien jeune, et j’espère que tu n’auras jamais à commettre un geste si terrible. Au revoir, Keina. Peut-être nous reverrons-nous.
Elle dévala d’un pas vif les marches de l’escalier et disparut après la tourelle. Keina ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle n’avait pas eu le temps de lui parler d’Alderick. Sans doute était-ce mieux ainsi.
Noël s’approchait à grands pas, et avec lui, le bal du réveillon. Keina quitta l’infirmerie et retrouva avec joie les coussins de son ottomane au creux desquels elles pouvaient soupirer à loisir en regrettant sa jeunesse volée.
Jusqu’à la veille de la fête qui devait célébrer, selon les coutumes, le solstice d’hiver ou la naissance du Christ, Keina se félicita d’avoir évité Luni, qui semblait s’être résigné. Lynn au contraire ne l’entendait pas de cette oreille. Le matin du bal, avant même le petit déjeuner, elle s’était installée dans ses appartements pour préparer les réjouissances.
— Que penses-tu de ces perles de corail ? fit-elle en les déroulant d’une cassette. Mon frère les trouve à son goût.
Elle souligna son propos d’un clin d’œil coquin. Les joues de Keina s’enflammèrent. Jusqu’à quel point Lynn était-elle au courant de leur relation ? La petite sœur flairait les idylles à cent lieues. S’installant sur la courtepointe, elle changea de sujet.
— Puisqu’on en vient aux confidences, depuis quand Erich te donne-t-il des leçons de tir ? Si l’on m’avait dit ça de ce malpropre, je ne l’aurais pas cru.
Ce fut au tour de Lynn de rosir. Ses doigts effleurèrent les motifs d’arabesque du couvre-lit.
— Oh, ça. Pour faire court, j’ai involontairement surpris un secret. Ne m’en demande pas plus ! J’ai juré sur l’honneur de garder ma langue. Cela le concerne, ainsi qu’une jeune personne. En contrepartie, je l’ai imploré de m’enseigner la maîtrise des armes à feu. J’ai tellement souffert de ne pouvoir combattre durant la guerre ! Si je n’arrive pas à user de magie, au moins puis-je être utile dans une bataille. Malheureusement, cela ne suffit pas pour intégrer une Organisations. En outre, Erich éprouve un malin plaisir à se venger du secret que je lui ai dérobé.
— Les secrets, j’en ai soupé dernièrement, l’assura Keina. À ta place, je lui demanderais de me laisser tranquille sous peine de révéler l’affaire.
L’expression de Lynn s’adoucit. Ses yeux pétillèrent un instant.
— Tu ne devineras jamais. Je crois que j’ai fini par le prendre en pitié !
Un rire joyeux accompagna cet aveu. Entre conversations futiles et déballage de fanfreluches, la journée se déroula de façon aussi plaisante que Keina l’avait souhaité.
La salle de bal n’avait guère changé depuis sept mois. Debout sur le seuil, vêtue de crêpe de Chine et d’organdi, Keina retint son souffle. Elle se remémora sa dernière exhibition en public, fébrile et dépenaillée. Son bras ganté de blanc arrimé au coude de Lynn, elle chassa la honte qui grignotait son estomac, se concentra sur son maintien et adressa à l’assemblée un sourire conquérant.
À peine avait-elle fait quelques pas sur le parquet à motifs Chantilly qu’Aëlle vint à sa rencontre. Ses boucles blondes, relevées en un chignon à la romaine d’où s’égaillaient quelques mèches, accompagnèrent gracieusement sa démarche.
— Keina, je suis ravie de vous voir si vite rétablie. Lorsque les fêtes seront finies, je vous prendrai quelques jours à mon service. Il me semble que Tamara en fera de même, bien que j’ignore ce que les Onze lui ont dit. Oui, ce sont les Mages eux-mêmes qui sont à l’origine de cette initiative. Ne croyez pas que ce privilège soit accordé à tous les nouveaux agents.
Les ailes de son nez frémirent à cette idée. Elle se pinça une lèvre rose. Son regard bleu, si doux et si lointain, se voila imperceptiblement tandis qu’elle réfléchissait. Keina en profita pour lui exprimer sa gratitude.
— Oh, ne me remerciez pas, je ne fais que suivre leurs directives.
Là-dessus, la Reine Blanche se détourna pour s’entretenir avec Cinni et Ekaterina. Décontenancée, Keina remarqua à peine le départ de Lynn, entraînée dans une valse par Eoin, et ne réagit pas plus lorsqu’une main se posa sur son gant, sollicitant l’autorisation d’être son cavalier.
La silfine leva le menton et accrocha le regard bleu de Luni.
— Nous n’avons pas eu l’occasion de danser ensemble. Me permets-tu ?
Muette, Keina acquiesça. L’orchestre, les voix, l’écho des talons et des robes qui balayaient le sol, tout s’était tu autour d’elle. Seuls, les battements de son cœur martelaient son tympan jusqu’au vertige. Ils s’engagèrent sur la piste et accordèrent leur pas à la cadence à trois temps.
— Je ne t’ai pas beaucoup vue ces derniers jours, entama le silfe d’un ton dépourvu de reproche.
— Je me reposais, répondit sa cavalière.
— Te sens-tu mieux, à présent ?
Elle hocha la tête. Se mordit l’intérieur de la joue pour se punir de son mensonge.
— Que dirais-tu de sortir tout à l’heure à minuit, pour respirer l’air frais ? Le temps est sec et le ciel dégagé. Mais je comprendrai si préfères profiter de la fête, ajouta-t-il, un peu trop contrit.
— Au contraire, ça me ferait plaisir !
Elle ignorait pourquoi elle avait répondu de façon si empressée. Mais il n’était plus question qu’elle se défile. Elle lui devait bien ça.
Durant le reste de la valse, ils n’échangèrent que des banalités. Mais, tandis que ses ballerines suivaient la musique, Keina garda la conscience aiguë du souffle rapide près de son oreille lorsque, par-dessus le col amidonné, son index frôlait la nuque du silfe.
Les violons s’étaient tus. Ils conservèrent la posture une seconde imperceptible. Puis elle se laissa entraîner par Pierre qui réclamait la deuxième danse, et coula un dernier regard vers Luni. Son cœur palpitait à l’idée du rendez-vous secret qu’il lui avait fixé. Était-ce d’amour ou d’appréhension ? Elle aurait bien le temps de l’apprendre.
Pierre s’efforça d’entretenir la conversation, mais n’éveilla l’attention de sa cavalière que lorsqu’il se mit à faire l’éloge de son ami, qui lui avait sauvé la vie en l’arrachant des griffes de Nephir. Il en gardait une dette qu’il espérait bien lui rembourser un jour. Keina concevait mieux pourquoi Luni lui faisait confiance. Pierre pouvait se montrer d’une loyauté sans faille.
— Je t’en supplie, Keina, poursuivit-il sur le ton de la plaisanterie, essaie de ne pas trop malmener le cœur de mon vieil ami ! Il est déprimé en ce moment, et je gage que tu n’y es pas étrangère. Le pauvre est si amoureux qu’il serait capable de se jeter d’une falaise pour ton bon plaisir ! Après un temps de réflexion, il ajouta : Avec les derniers événements, la comparaison n’est pas très heureuse.
Keina esquissa un sourire et laissa ses pensées s’égarer à nouveau. En voulait-elle encore à Luni pour ses secrets, ses mensonges et la pitié qu’il éprouvait lorsqu’il la regardait ? Elle avait expérimenté la peine que procuraient certaines vérités. Elle avait rencontré la Briseuse, qui lui avait confirmé la réalité de son sacrifice.
Bizarrement, elle n’arrivait pas à assimiler la révélation. Comme si Beve avait parlé d’une autre elle-même. Une Keina plus vieille, plus sage sans doute, plus douce et moins têtue. Elle, mourir ? Quelle absurdité ! Elle était trop jeune, trop vivante, trop ignorante pour cela !
Et pourtant… Lorsqu’elle se remémorait son étreinte, ses joues striées de larmes, la souffrance qui étouffait ses mots, le cœur de Keina admettait comme une déchirante vérité ce que son cerveau refusait d’accepter. Était-ce cette douleur que Luni redoutait à chaque fois qu’il plongeait ses yeux bleus dans les siens ? Un souvenir refit surface. Il a cessé de vivre quand tu…
La valse se termina avant qu’elle ne parvienne au bout de ses réflexions. Elle prit congé de Pierre et s’échappa dans un coin de la salle pour y méditer à loisir. Une voix rauque lui fit comprendre qu’elle avait mal choisi son refuge.
— Êtes-vous déjà lasse d’éconduire vos prétendants ?
— Erich, quelle joie de vous revoir ! railla-t-elle pour marquer son déplaisir. Je vous ai trouvé très silencieux lors de mon entrevue auprès des Onze. Je vous aurais cru plus… vindicatif.
— Est-ce ainsi que, par chez vous, l’on remercie un homme qui vous a sauvé la vie ?
Le visage de Keina se troubla. Erich enchaîna aussitôt :
— Vous avez oublié, n’est-ce pas ? C’est pourtant grâce à mon intervention que vous avez retrouvé votre magie. Vous me prenez pour votre ennemi ? Soit. In dubio pro reo. Vous avez réussi à convaincre nos dirigeants de votre bonne foi, mais je refuse d’agir à l’encontre de mes principes. Vos charmes ne fonctionnent pas sur moi.
— Peut-être ceux d’Alderick sont-ils plus efficaces ? Je sais que vous possédez son journal, Erich. Vous devriez le donner aux Onze, avant qu’il ne corrompe votre esprit – s’il y a quelque chose à corrompre. Est-ce pour cela que vous avez annulé notre trêve ? Sans doute avez-vous compris dans ces lignes à quel point j’étais aussi dangereuse que la Briseuse.
— Je l’ai trouvé sur le palier de ma porte, il y a sept mois, concéda le silfe, la surprise passée. Mais je ne l’ai pas gardé : ce qu’il contenait m’a marqué trop profondément pour que j’accepte que d’autres soient blessés par les propos de ce vieux fou. Je l’ai brûlé, comme j’espère que brûlera vive sa sorcière de fille.
Keina dessina une grimace.
— Pour ma part, c’est vous que j’espère voir un jour brûler en enfer.
Elle s’éloigna vivement avant de lui laisser le dernier mot. Comment cet homme pouvait-il donner des cours à Lynn ? Et comment arrivait-elle à le tolérer ?
Elle inspira, une fois, deux fois, pour se calmer, et jeta un œil à l’horloge ouvragée qui surplombait les deux trônes. Neuf heures et demie. On ne tarderait pas à apporter les collations. Elle chercha Lynn du regard et la trouva enfin, qui conversait gaiement avec Maria, Tobias et Eoin. Bien ! En cette tendre compagnie, le temps s’écoulerait plus vite.
Minuit, enfin ! Keina avait dansé à ne plus sentir ses pieds, s’était grisée de Moët et Chandon et avait avalé plus de daurade en papillote, de fricassée de biche, de savarin au rhum et de biscuits aux épices que son estomac pouvait en contenir. Tandis que retentissaient les cloches des églises du Royaume, elle quitta la touffeur de la réception pour retrouver la fraîche tranquillité de la nuit. Les épaules couvertes par une sortie de bal au velours doublé de soie, elle se hâta vers son rendez-vous.
Au-dehors, sous leur scintillante parure de neige, les excroissances du Château vivaient, palpitaient, s’animaient au gré des rues, des escaliers, des tours, des jardins et des carrefours. Des groupes épars s’introduisaient dans les temples et les tavernes, passant de l’un à l’autre sans vergogne. Les chants sacrés et païens rivalisaient de puissance. Keina vit trois créatures énormes et poilues entonner d’une même voix d’ange The First Nowell avant de disparaître dans l’anneau verdâtre d’un Cercle.
Elle s’engagea dans le hall de l’Aile Blanche et l’aperçut. Son chapeau claque penché sur ses cheveux paille, une écharpe immaculée et un pardessus noir recouvrant son habit, il n’avait guère l’apparence du vaurien qui dévoyait les jeunes filles en leur proposant des rendez-vous nocturnes. Des gants blancs et une canne à pommeau d’ivoire parachevaient son élégance.
— Le vaurien en question aurait pu s’en tenir aux convenances si tu n’avais cessé de l’éviter ces derniers temps, déclara-t-il non sans raison.
En guise d’excuse, Keina se pinça une lèvre.
— Tu es là maintenant, se radoucit-il. C’est l’essentiel. Où veux-tu aller ?
— Quittons le Château ! Le souffle des montagnes me fera du bien.
Son sourire s’élargit.
— À vos ordres, princesse !
Le froid mordait ses joues, son nez coulait à outrance et le corset malmenait ses flancs, mais elle ne s’en souciait guère. Elle était en vie ! Chaussée de bottines étanches, elle gravit quelques degrés dans la neige, manqua de déraper, se retourna et vit Luni s’effondrer dans un creux. Le séant dans la poudreuse, il marqua une pause, une expression blasée sur son visage. Keina se porta à son secours.
— Comment, affligé de cette maladresse, t’y prends-tu pour séduire les jeunes filles ? demanda-t-elle entre deux fous rires.
— Ce trait de caractère sied à la gent féminine, ne t’en déplaise, se vexa-t-il en repoussant son aide.
— Allons, nous ne sommes plus très loin de cette chapelle, et j’ai tellement envie de contempler son intérieur !
Elle désigna du menton un minuscule bâtiment de pierre en équilibre sur un piton rocheux.
— Je croyais que tu avais le vertige ? Nous sommes déjà bien haut.
La silfine haussa les épaules et se laissa glisser auprès de Luni.
— J’ai sauté d’une falaise de mon plein gré. Si ça ne m’a pas guérie de ma phobie, alors, qu’est-ce qui le fera ? Comme le ciel est beau !
Elle avait levé le nez vers la voûte constellée d’étoiles si lumineuses qu’elles en devenaient presque irréelles. Pourtant, leur présence signifiait que le Royaume Caché ne s’était pas érigé du néant. En dessous des nuées palpitait un monde, à sa place au sein de l’univers.
— Tu m’en veux encore, n’est-ce pas ?
Elle baissa le regard, surprise par le ton peiné du silfe, renifla et choisit de répondre par une évidence.
— Tu sais que je vais mourir.
Elle tourna lentement la tête vers lui et le vit opiner silencieusement, les deux mains croisées sur ses genoux relevés.
— D’où te vient cette certitude ? Est-ce que ma mère le savait, elle aussi ?
Il lâcha un soupir.
—Ta mère refusait d’y croire. Elle m’a fait promettre de ne jamais t’en parler. C’est plus tard que… Nana, tu peux tout me demander, sauf ça. Je ne peux pas te l’expliquer.
Un soupçon, suivi d’une autre question.
— Est-ce que tu l’as rencontrée ? La Briseuse ?
— Pas la Briseuse, non. Je ne la connais pas. Comment était-elle ?
Keina expira à son tour, et, installée sur un monticule floconneux, entreprit de raconter son échange avec Beve. L’affliction de cette dernière, la conviction qu’elle avait implantée dans son esprit. Elle tut les mots les plus pénibles (Je sais que vous deux, ça n’a jamais été facile, mais il a cessé de vivre quand tu…) et s’attarda sur l’apparence de la jeune fille.
— Je crois qu’elle me plaît déjà. Je pense que nous pourrons être amies. Elle semblait si malheureuse. Oh, Lun’, je ne veux pas mourir !
Une larme roula sur sa joue jusqu’au creux de la lèvre. Sans attendre sa permission, le silfe se pencha vers elle et cueillit sur sa bouche frémissante un baiser ardent. Elle ne résista pas, le corps enflammé d’un désir fiévreux, puis s’arracha de lui avec force.
— Non ! s’écria-t-elle pour chasser les pensées douloureuses qui s’agitaient dans son esprit. Lun’, je suis désolée, je suis tellement, tellement désolée !
Un frisson. Elle se sentit attirée entre ses deux bras.
— Ne dis plus jamais ça. Peu importe ce que tu sais ou ce que je crois savoir. Je ne te laisserai pas te sacrifier.
Elle s’abandonna contre lui, avec la soudaine conviction que, quoiqu’il advienne à l’avenir, elle ne serait pas seule à y faire face. L’idée lui réchauffa les entrailles.
Un silence s’installa, durant lequel ils approfondirent leur étreinte, avant de se séparer, haletant, leur souffle formant de minces volutes de fumée aux reflets outremer. Keina fut la première à reprendre la parole. Ses mots revêtirent l’apparence d’un pacte qu’ils s’apprêtaient à signer.
— Tu dois me faire une promesse, Luni. Une promesse que tu tiendras jusqu’à la mort. Je ne veux pas que tu m’enfermes dans une cage dorée. Pas de mariage, pas d’enfant. Je veux rester libre de mes actes et de mes décisions. Je veux être aimée exclusivement, sans être étouffée par cet amour. Je veux…
— D’accord, répondit Luni avant même qu’elle eut fini de parler. Je t’en fais le serment, aussi longtemps que je vivrai.
Surprise, elle se tourna dans la nuit pour contempler son visage résolu, ses lèvres fines bleuies par le froid, ses mèches mouillées où s’accrochaient ici et là des flocons en train de fondre. Était-il à ce point amoureux d’elle ?
— J’ai très mauvais caractère, tu sais.
— Je sais.
— Je suis têtue comme une mule, extrêmement jalouse, et très rancunière.
— Nana, pas la peine de me faire l’inventaire de toutes tes qualités, je ne les connais que trop bien, fit remarquer le silfe avec une pointe de dérision.
En guise de représailles, elle s’empara d’une poignée de neige fraîche et la balança à la tête de son compagnon. Il vacilla sur son assise et s’étala sur la pente, visage contre terre. Elle se précipita vers lui. Constatant qu’il riait à perdre haleine, elle lui clôtura la bouche d’une nouvelle embrassade.
— Fais attention, Lun’, susurra-t-elle à son oreille, je suis aussi très susceptible.
— Je connais un excellent moyen de me faire pardonner, répondit-il dans un murmure passionné.
*
Quatre mois plus tard
Keina inspira en profondeur, enivrée par le vent des collines qui charriait l’arôme capiteux des aspérules, de la gentiane et de la giroflée. Les montagnes déroulaient des pâturages aux nuances bariolées. Lady s’ébroua, impatiente de galoper le long de la Rivière du Milieu dont le cours avait enflé, abreuvé par l’eau des glaciers.
Luni lui souriait, la main barrant son front pour contrer le soleil. Elle lui adressa une question silencieuse. Il répondit par un hochement de tête convaincu. Au loin, les deux portes de la Trouée jaillissaient de la roche, augustes et lumineuses. Dans une semaine, lors du Grand Départ, elle les franchirait en grande pompe, sous les ordres de la Blanche. Mais avant ça, il lui restait une chose à accomplir.
Elle déglutit, réajusta les pans de sa jupe, boutonna le col de son corsage rayé et lança son elfide au galop. Malgré la crainte stupide qui oppressait sa poitrine, elle ne ferait pas marche arrière.
Lorsqu’elle sonna au 22, Bloomsbury Square, son estomac ne formait plus qu’un sac de nœuds. Pour être certaine de ne pas reproduire ses erreurs, elle avait enquêté auprès du Service de Classification des Mondes. Le doute, malgré tout, la remplissait de terreur. Et si elle s’était trompée ?
L’échancrure de la porte révéla la maîtresse de maison elle-même, sa taille généreuse ceinte dans une élégante robe de jour ornée d’un plastron de soie. Keina n’avait pas réfléchi à ce qu’elle dirait lorsqu’on lui ouvrirait. Elle avait vaguement espéré être introduite dans le salon par la servante – peut-être une autre Mary ? – et s’expliquer devant une tasse de thé.
Dès l’instant où elle vit, sur le seuil de la maison qu’elle connaissait si bien, Amy Richardson qui l’observait d’un œil perplexe, l’émotion la submergea. Oubliant toute maîtrise de soi, elle se plongea toute entière dans le corsage de l’aimable bourgeoise.
— Amy, comme vous m’avez manqué ! C’est moi, votre fille adoptive. C’est Keina.
Une exclamation, suivie d’un soupir. Elle sentit les deux bras d’Amy se refermer autour d’elle et l’entendit crier vers l’intérieur de la maison :
— Olivia, Edward ! Mes enfants, vous ne devinerez qui vient enfin nous rendre visite ! Keina, notre petite Keina, que nous avons attendue si longtemps !
Elle ne voulait pas se dégager de l’étreinte apaisante, pas encore. Il y aurait des présentations, puis elle raconterait son histoire. Pour l’heure, ne comptait que ce sein réconfortant et ces jupons à l’odeur familière de jasmin et de pomme. Les yeux fermés, elle oublia Nephir, la Briseuse, le Solitaire, son sacrifice. Elle oublia d’être une silfine et redevint ce que, au fond d’elle-même, elle avait toujours été.
Une petite fille perdue dans une histoire trop vaste pour elle.