Chapitre 30 - Iro - La cérémonie de l'ascension

Notes de l’auteur : Bonjour à tous, je vais faire une petite pause pour cette fin d'année. On se revoit en Janvier!
Bonne fêtes.

Dans un silence complet, Wazo et Iro, dissimulées sous leur capuche, s’épaulent et suivent Avos jusqu’à la sortie des forges, qui baigne dans une lumière dont l'étincelle estompe les lueurs des flammes.

 

Dehors, elles ne remarquent pas les gardes qui ferment la marche, vigilants, une main sur le manche de leur arme. De la foule curieuse émane une tension palpable, certains regards tentent de les dévisager pour mieux s’adapter aux rumeurs d’orphelins à gracier, ou châtier.

 

Avos tente d’accélérer le pas. Cependant il remarque, du coin de l’œil, que Iro est encore chancelante malgré les efforts qu’exerce Wazo pour la maintenir. Il commande à deux gardes, stationnant à côté du pont qui bloquaient temporairement le passage, de prendre la tête de la marche. Avos recule vers Wazo, et lui fait signe de lui laisser épauler Iro afin qu’elle continue seule devant lui. Toutes les ramifications du pont sont bloqués par des gardes, qui les rejoignent à leur passage, transformant cette marche en un cortège.

 

Wazo comprend que le temps manque, qu’il ne faut pas se faire attendre. Même si, à travers les planches, elle cherche à fuir dans l’obscurité de la fosse. Même si, par égoïsme, elle aurait préféré continuer à lente allure aux côtés d’Iro… presque faire marche arrière. Mais sous le joug du Croc, ses responsabilités la réinvestissent, l’accablent, l’encage.

 

Au loin, entre les gardes ouvrant le passage, Wazo observe une petite assemblée palabrant d’Architectes, au teint halé dans leur tunique illuminante, ainsi qu’un Scribe âgé, en retrait, distinguable par son bandeau rougeâtre et un attirail des plus inaccommodable, la plume rangée.

 

Parmi eux, une personne, revêtant une tunique particulièrement immaculée, une pièce unique, se tue et fixe les moindres mouvements de Wazo. Arrivé au pied de l’ascenseur, les gardes s’écartent, l’assemblée se tue, et cette personne, dégageant une présence étouffante, le chef des Architectes, père de Wazo, s’approche d’elle, paralysée de peur.

 

« Ma chère… », dit-il avec une voix aussi profonde que la fosse.

 

Il s’accroupit à hauteur de Wazo, et saisie ses mains, à la recherche de la plus petite blessure, puis écarte les cheveux couvrant son visage, à la recherche de la plus petite émotion.

 

« …que s’est-il passé ? »

 

Wazo rencontre des difficultés à affronter son regard scrutateur, ainsi que celui des autres Architectes, au guet, aux visages faux-semblants. Elle se remémore les évènements, cherche le bon angle, la bonne justification, la bonne tournure, mais mentir ne serait que ternir ses souvenirs. Dans ces quelques moments, elle vécut pour la première fois, sous ses proches choix. Peu importe la façon, elle aurait toujours tort, alors elle reste tue, de peur, d’angoisse, mais aussi avec l’espoir que lorsqu’elle rouvrira les yeux, le mal passera.

 

Du silence, il obtient sa réponse. Dans toute sa grandeur, il se relève, et lance un signe à Avos, qui obéit et s’approche en laissant Iro derrière lui, un signe qu’il corrige immédiatement avec un regard condamnant. Avos reprend donc Iro, la guide en tenant fermement ses épaules, devant cette présence dont le visage fronce en perspective.

 

« Comment t’appelles tu ? somme-t-il avec une autorité glaçante.

– Elle… tente d’intervenir Avos, qui se fait ignorer par un geste congédiant.

– Laissez là s’exprimer, avec ses propres mots, continue-t-il en scrutant le visage frêle d’Iro, légèrement obscurci par la capuche.

– Je m’appelle Iro, Apprentie Architecte, bafouille-t-elle avec la joue gonflée, rougie, les bras et jambes ballantes, heureusement cachées sous sa cape, fortuitement ondulée par les brises secouant le pont, et maintenue par Avos.

– Architecte ? répète-t-il avec condescendance. Plus pour longtemps.

– Ce n’est pas à vous de décider, relance Iro, les yeux subitement flambant de défiance, sans mesurer ses mots, ni jauger la personne devant elle.

– Comment ? reprend-il, avec un ton la sommant de s’écraser.

– Elle a raison ! », s’invite Wazo dans l’altercation.

 

Il est difficile de se rendre compte d’un mal lorsqu’il n’arrive qu’à soi, et pour la première fois Wazo décide de tenir tête à son père, sans tenir à elle-même, car il est difficile de mesurer son sacrifice lorsque c’est pour quelqu’un d’autre.

 

« Un architecte l’a élue à rejoindre le Croc en tant qu’apprentie. Aucun autre architecte ne peut s’y opposer.

– Qui donc ? questionne-t-il à l’assemblée derrière lui.

 

Après une concertation de chuchotements, les Architectes dessinent par des gestes le responsable.

 

« Ton professeur ? Évidemment, la surprise m’échappe », ironise-t-il avec un rire étouffé.

 

Un des membres de l’assemblée s’approche gracieusement de lui pour lui chuchoter quelques mots avant de repartir, laissant son expression prendre un nouveau tournant.

 

« Tu dois être au courant, Non ? Qu’il a retiré son vote.

– Impossible, murmure Avos à travers ses dents serrées, avant de s’immerger dans ses pensées.

– Tu dois probablement avoir du mal à l’accepter, continue la présence en se rapprochant de manière intimidante vers Iro. Au point de mettre en danger un autre apprenti ?

– Arrête ! intervient Wazo, toujours ignorée, comme si elle n’existait pas.

– Je… Je… » entame Iro.

 

Sa voix s’adoucit, lentement, elle ravale sa salive. Comme si le monde la rejetait, l’accusait de tout, de trop de questions, de trop de doutes, elle en perdait le fil. Elle a besoin d’une seule réponse, ce qu’elle souhaite, ce qu’elle chérissait. Les yeux passants au-delà des épaules de son juge, passant les ailés dansants, rivés sur la pointe du Croc, et sa lumière éblouissante, elle plaide souriante.

 

« Je vais devenir architecte, libre sous la lumière, avec Meos.

– Elle n’est pas seule ? » s’interroge-t-il.

 

Il se tourne dubitatif vers l’assemblée, qui n’a rien entendu, tant la voix fut basse, et donc n’apporte aucune aide. Finalement, une rumeur chuchote à ses oreilles.

 

« Serait-ce en rapport avec ces rumeurs de révol-

– Meos est son père ! coupe immédiatement Avos. Il a eu un accident, et elle…

– Chut.

 

Un doigt maintenu sur la bouche. Il se refuse toujours à regarder Avos, évite son regard, daigne à reconnaître son existence.

 

« C’est la seconde fois que vous, un garde, me coupe. Avez-vous oublié votre allégeance ? »

 

Avos reste immobile, regardant le vide, tandis que les autres gardes à côté de lui scrutent ses moindres mouvements, à l’attente d’un signal, dans un silence tenant, qui n’arrivera pas.

 

« La situation n’a pas besoin de plus d’explications, enjoue-t-il. Ma chère Wazo, montons, et vous, le garde, laissez celle-là, là. Ici, même. N’oubliez pas de lui enlever sa tunique, ou l’arracher. Montrez l’exemple aux habitants de la Couronne. Ou comme il vous sied.

– Non ! appuie Wazo, férocement.

 

Sa détermination jubile, et dans son geste ôte sa capuche, afin de porter une autorité semblable, mettre fin à une mascarade.

 

« Si le professeur ne croie plus en elle, alors je le ferais. En tant qu’Architecte, je vote pour qu’Iro devienne mon apprenti. »

 

Le visage de son père affiche une grimace des plus hideuses, une réjouissance soudaine, un refoulement longtemps immergé, le tout crée un conflit à la prestance avec laquelle il se peint.

 

Wazo sursaute succinctement à la révélation, mais maintient la confrontation. Avec l’énergie de sa promesse faite à Orus, avec son désir de vouloir, elle-même changer, se libérer de l’emprise de son père.

 

Stupéfait, il se frotte le visage, mais n’arrive pas à estomper ses nerfs, alors que Wazo recule lentement, dangereusement, au bord du vide de la fosse.

 

« Si mon sacrifice est la seule chose qui permet à Iro de devenir Architecte, alors je…

– Idiote, condamne-t-il les yeux injectés de sang, d’une voix si rapide, si fine, si ciblée, qu’elle trancherait la barbe d’une plume.

 

Inaudible de tous sauf lui et Wazo, il marmonne de colère : « Ne fais pas la même erreur que ta mère. »

 

« Tout… tout… tout va bien Wazo, titube Iro, puisant des forces jusqu’à l’os, se mettant entre la fille et le père. Architecte ? Non. Je vais devenir le chef des Architectes, et nous serons, enfin libre, sans peur, sous la lumière. »

 

Une interjection de trop, il perd le contrôle, tend le poing prêt à cogner. Avos voit la scène au ralenti, tiraillé avec lui-même, il veut agir, protéger Iro, mais est conscient du pire.

 

Heureusement, d’un bond, Wazo s’intercale, et reçoit l’entièreté de l’assaut sur la joue. Elle ne feint aucun bruit, et maintient ses appuis, en parallèle avec la précédente protection d’Iro.

 

Tordu de douleur à l’idée de blesser sa chaire, aveuglé par ses chimères, son bras se tend à nouveaux, un acte qui se voit couper court pour la troisième fois.

 

« Votre grâce, interpelle Avos. La Couronne vous observe. »

 

Ces quelques mots eurent l’effet d’un frisson. Au-delà des statures impressionnantes et réconfortantes des gardes qui endiguent le passage sur le pont principal, une myriade d’yeux l’observe, des ramifications encordées aux rives, jusqu’aux ouvertures béantes des galeries des Forges. La peur lui fait marcher quelques pas en arrière, à proximité de ses pairs, il retrouve des couleurs, retrouve sa prestance.

 

« Soit, ma chère. Il en sera ainsi. Tu as enfin accepté de devenir Architecte, et d’embrasser le rôle qui t’est voué. On va enfin pouvoir préparer la cérémonie. »

 

Il fait un geste vers Wazo, qui le suit sur l’ascenseur, et finit par loger ses épaules sous ses mains, sous les applaudissements discrets de la petite assemblée, qui s’empresse de tenter de cajoler sa joue rougissante. Avos, maudit par tous du coin de l’œil, traîne Iro à son tour sur l’ascenseur, la tenant aussi par les épaules, mais d’une intention toute contraire.

 

Quelques gardes prennent leur place sur l’ascenseur, tandis que d’autres libèrent les flots de passants qui ne perdent pas de temps pour s’attrouper, précipitant la montée de la plateforme.

 

En dernier signe, le chef des Architectes, et son assemblée, embrasse la foule, l’acclame, la célèbre, s’efforce à chasser les mauvaises apparences, tout en s’éloignant, toujours avec prestance.

 

À mi-chemin, il chuchote à Wazo : « Laisse-moi te protéger. Tout ce que je fais, je le fais pour toi, et ta mère. »

 

Cependant ces mots ne la touchent pas, alors qu’elle échange un sourire complice avec Iro, en touchant sa joie, qui rougie avec la même intensité que la sienne.

 

Avos contemple la scène, avant de se poser ses yeux sur le village frontière au loin. Le doute plane un moment, puis il chuchote à son tour à Iro : « Meos ne sera pas tout le temps là. Je vais t’entraîner, pour que tu puisses te protéger. »

 

***

 

Le quartier des Architectes est inhabituellement vide. Des gardes bloquent les escaliers et entrées des chambres. Le chef des Architectes et son assemblée, encerclant Wazo, ne perdent pas de temps et enjambent l’escalier en direction des hauts quartiers. Elle n’a pas l’opportunité de laisser un dernier regard, et avance la tête baissée, mais décidée.

 

Par la suite, les gardes se dispersent, libérant quelques personnes curieuses, dont le Professeur qui fait demi-tour après avoir remarqué Avos et Iro. Sans hésitation, Avos lâche Iro, puis fait signe à un garde à proximité de la soutenir alors qu’elle vacille légèrement. Il se précipite sur le Professeur, au plus près, à la discrétion de tous, ils chuchotent par un accord tacite.

 

« Il faut que l’on parle, dit Avos.

– Je doute que l’on se connaisse, répond le Professeur.

– Iro doit être protégée.

– Cette apprentie n’en est plus une. Occupez-vous d’elle, comme pour les autres.

– Elle l’est toujours, surligne Avos en désignant des yeux l’escalier des hauts quartiers.

– Lui ? exprime le professeur avec dédain et un soupir de condescendance. Excusez-moi ! dit-il en levant la voix, et entamant le pas en direction des hauts quartiers. Je suis attendu ! »

 

Le Professeur se dirige vers les hauts quartiers, pressement, une tentative de fuir une dispute qui serait mal vue face aux apprentis qui commence à reprendre les lieux. Il y a suffisamment de rumeur à nourrir, en perdre le contrôle serait le dernier des cadeaux. Cependant, par une curiosité malsaine, il détourne sa trajectoire pour se délecter de la réaction d’Iro.

 

Avos réfléchit un court moment, puis se retourne pour rattraper le Professeur, d’un pas soutenu. À chaque pas approchant, le professeur est en alerte, mais il maintient sa démarche droite, tandis que son visage est en proie au danger, il maintient son détour, absorbé par ses chimères.

 

Avos profite de la vanité du Professeur, pour le rejoindre à proximité d’Iro. Il chasse le garde qui la tenait, et bouscule intentionnellement l’épaule du Professeur, pour lui chuchoter.

 

La cérémonie de l’ascension va reprendre.

 

Le professeur ralenti sur quelque pas, puis s’arrête. Il se retourne pour observer Iro attentivement, puis comprend le message sous-jacent. Il rappelle à l’ordre Avos.

 

« Garde ! Je pense qu’il faut que l’on parle. »

 

Les deux compères s’accordent un regard complice, alors que le bruit de la chute d’un corps résonne dans l’antre. Iro est tombée au sol, baigne dans son sang.

 

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