Tout va bien.
La voix chimérique fait écho dans la tête de Sage, tambourine au niveau de ses tempes, serpente sa cochlée, racle l’envers de sa boite crânienne, l’appelle à ouvrir les yeux. Un rideau de nuages sombres, aux circonvolutions cérébrales et lueurs iridescentes, occulte ses directions. Elle entame une chute libre, de haut en bas, de gauche à droite. Comme ballottée dans des rapides, elle perd son sens de l’orientation. Des rires de gaîtés enfantines prennent place, et invoquent dans ses souvenirs, avec force et persistance, une lueur d’espoir. En réponse, Sage tend les bras et essaye de crier un nom, mais réalise être sans bouche, ni narines, dénuée d’expression. La panique la bouscule, elle gesticule un moment, avant de s’appeler à la raison. Ses yeux se ferment puis se ré-ouvrent avec détermination.
Au loin, resplendissant, l’image du Croc est encadrée par les murs vétustes de la porte du village frontière. Sage constate ses habits, toujours tachetés de sang. Une voix l’appelle.
« Sage ! »
Vêtu d’une robe blanche, datée, propre aux architectes, et d’un tablier cramoisi aux multiples empreintes ensanglantées, la capuche ôtée et un masque descendu dévoilant un visage illusoire, un homme se tient aux portes du village, lui tend les bras. Sage s’oublie à elle-même, court vélocement, et saute dans ses bras. Elle incarne à présent son corps d’adolescente et, insouciante, murmure tendrement sa joie, Papa, Papa, Papa.
Dans le ciel, au milieu d’une ronde muette d’oiseaux grenat, une silhouette sombre règne. Meos observe la scène, alors que des yeux, pilulant sur la voûte de nuages sombres, contemplent le rêve… de Sage.
« Où est ta mère ? demande son père.
– Elle est déjà partie chez le village voisin ! répond Sage, tandis qu’un village se matérialise sur la distance.
– Je devrais y aller alors !
– Non ! ronchonne Sage. Reste un moment, je vais changer tes bandages. »
Sage agrippe la main de son père, et le tire en direction des tentes des aventuriers, traversant l’entièreté du village. Un carrousel de bâtisses, chariots et silhouettes défilent dans le paysage, sans attention particulière. Ne pouvant maintenir son excitation, elle lâche sa main pour mener d’une marche plus soutenue, puis s’éloigne avant de revenir que plus vite auprès de lui, qui suit paisiblement, l’observant, bienveillant. Elle lui tourne autour, l’inspecte sous toutes ses coutures et, de derrière, le pousse pour aller plus vite comme si le rêve allait s’effondrer sans diane.
Aux abords de la tente des aventuriers, deux géants en voile sombre interrompent leur discussion pour s’adresser au père de Sage.
« On vous attendait Architecte ! nargue le plus imposant des deux.
– Épargne-moi les louanges, c’est Médecin maintenant, répond le père de Sage qui conserve la moitié de son attention envers elle, partagée entre l’idée d’écouter et de rentrer dans la tente chercher son matériel.
– Pour de bon ?
– Sous la tolérance du Croc… insinue-t-il en tournant de l’œil en direction du pylône. Heureusement, soupire-t-il avec un sourire radieux en direction de son interlocuteur. Je ne suis pas le seul à partager le rêve de créer un nouvel ordre capable de soigner tout le monde, et en profiter pour pousser notre connaissance sur notre nature, termine-t-il inconsciemment sur une note sourde.
– Je vous souhaite le meilleur, affirme le géant voilé avant de présenter son voisin. Voici Gol, il est très prometteur, et va occuper ma place de chef des Aventuriers du village durant mon absence.
– Un honneur monsieur… Médecin !? » clame Gol, embarrassé, qui tend la poigne tout en s’inclinant, indécis dans ses gestes.
Sage profite du changement de sujet de la discussion pour filer dans la tente des Aventuriers en espérant revenir très vite. À l’intérieur dans la lueur d’une braise fébrile, quelqu’un, en embuscade, lui saisit la taille. Avec réflexe, elle glisse sa main le long de son torse pour desserrer l’emprise, s’accroupit, puis passe derrière son agresseur afin de lui rendre la pareille. Avec souplesse, elle le soulève, tourne et l’envoie près des braises, et se voit rouler en fracas sur les couverts au sol. En simples sous-vêtements, son visage pâle se dévoile sous la lueur des flammes.
« Garo ! Encore toi, dit-elle avec contrariété en reprenant sa route vers une bandoulière, qu’elle fouille hâtivement. Une victoire de plus pour moi, et celle-là compte pour deux !
– Pourquoi ?
– Une embuscade, ça compte pour deux ! Mais franchement, je me fais du souci pour toi. À ce rythme-là, tu vas mourir dès la première chasse. Pourquoi tu t’entraînes pas avec Galgot ?
– Qu’est-ce qui se passe ! gronde un voilé imposant qui rentre brusquement de la tente par l’entrée face à la forêt. Son voile est en lambeau mais aucune trace de peau n’est révélée, ni heurtée. Qui agresse mon p’tit frère !
– Calme-toi, Galgot ! crie à son tour une personne venant de l’extérieur, qui, d’un coup de pied sauté, projette Galgot aux côtés de Garo, faisant retentir la vaisselle de plus belle.
– Gale ! se réjouit Sage en la voyant revenue saine et sauve de la chasse, avant de refouiller une dernière fois dans son vrac pour en retirer ses affaires à grands bras. Elle prend un air emplis de professionnalisme. Vous devrez attendre si vous souhaitez que je vous soigne, mon père passera en premier, finit-elle avant de se diriger vers la sortie les bras encombrés.
– Attends ! je vais t’aider à porter tes affaires, interpelle Garo, benêt toujours en sous-vêtements, qui se fait immédiatement stopper par Galgot, le visage toujours voilé, mais dont les plis de tissus étirés laissent se dévoiler les formes d’un sourire carnassier.
– Tu comptes aller où, habillé comme un bébé. Tu comptes brûler tes petites fesses à la lumière. Tu comptes éviter encore nos entraînements. »
L’appel à l’aide de Garo s’estompe sous les rires de Gale, tandis que Sage ressort de la tente. Elle constate qu’il ne reste que le chef des aventuriers du village et son père, le visage froncé, comme si ses pensées ont accueilli un nouveau mal. Sage, empêtrée, laisse tomber quelques-unes de ses affaires par terre, et prompte son père à s’approcher. Il s’exécute, s’agenouille, tend son bras droit et retrousse la manche de la robe, dévoilant un bandage d’une nette propreté.
« Le sol est… propre ? » suggère-t-il à Sage qui, rattrapée par le stress, déballe pressement un petit tapis et réordonne ses affaires. Elle attend un hochement de tête, en validation de sa part, pour continuer. Délicatement, avec une fine lame, elle sectionne un bout du bandage, le tire, et révèle d’anciennes lignes d’incisions chirurgicales, magnifiées à l’expérience par des auréoles épidermiques. Sage reste concentrée et remplace les bandages avec une habile rapidité avant d’attendre toute fière, à l’écoute du verdict.
« Tu as fait des progrès, s’étonne-t-il.
– Ah ! exclame Sage avec orgueil. Archi-, heu, Médecin ! Vous avez l’œil pour reconnaître le talent. Il est évident que vous me prendrez en… Apprenti ?
– Non, plaisante-t-il en se relevant, évitant le regard froissé de Sage.
– Quoi ? Mais ! C’est quand j’ai laissé tomber les affaires au sol ? C’est ça ?
– Non, continue-t-il, amusé, en lançant un regard complice au chef des aventuriers afin de lancer la marche en direction de la sortie du village.
– Mais quoi alors ? réprime-t-elle, avec aucune intention de les laisser partir.
– Tu es jeune, répond-il calmement. Notre devoir impose plus de peines que tu ne peux t’imaginer, plus de peines que je ne souhaite t’imposer.
– Mais qui vas te soigner si-
– Je ne suis plus seul et… je ne parle pas de ta mère, mais d’autres architectes, aventuriers, marchands, forgerons. Le premier ordre des Médecins va enfin naître.
– Et nous risquons d’être en retard, interrompt le géant, invitant à reprendre la marche.
– Attends ! interpelle Sage, en tendant un médaillon.
– Qu’est-ce que c’est ? exprime-t-il avec doute.
– Un porte-bonheur, je l’ai forgé moi-même !
– Seule ?
– Maman m’a aidé, répond-elle sous la contrainte. Mais de loin ! J’ai même commencé à forger mes propres ustensiles, enfin… ça y ressemble…
– Merci », finit-il avant de ranger le médaillon dans une poche de son tablier. Il s’agenouille une dernière fois, pour la prendre dans ses bras et lui murmurer, Tout va bien se passer.
Sage accompagne les deux jusqu’à la sortie du village, espionant leurs discussions.
« Nous y allons à pied ? demande le père de Sage.
– Un chariot nous attend à mi-chemin, réponds le chef. Un aventurier d’un autre village nous attend.
– Il est de confiance ? murmure-t-il avec suspicion.
– Je m’en porte garant. À la sincérité de sa rapière, souligne-t-il.
– Que des brutes », rigole-t-il avec soulagement.
D’une voix ferme, aux portes du village, en vue sur leur destination, avec un chariot stationnant à mi-chemin sur l’horizon, il prononce.
« Le rêve de Médecin Mège, enfin, commence.
– Mège ?
– Moi. Sous un autre nom. Une incartade d’un confrère Architecte, que je porterais volontier avec défiance. Une manière à moi de lui prouver vengeance. »
Sur l’horizon les deux silhouettes s’évaporent sous le regard de Sage. Le monde se fige. Elle se refuse à continuer, clignant frénétiquement des yeux pour se réveiller, en vain. Le Croc vrombit, la lumière exalte, éblouie, elle se refuse à regarder, en vain.
Des cris de douleurs, des hurlements, des appels à l’aide retentissent sur l’horizon. Un nuage de poussière envahie le village frontière voisin. Les structures se font démolir en domino. La poussière rougit de sang. Sage court en direction du danger, mais se fait agripper par Garo dans son voile sombre, mis pressement, laissant apparaître quelques traits de son visage. Elle tente de s’en défaire, mais la ruse n’est plus. Trahis par de bonnes intentions, Garo utilise sa réelle force et lui fait comprendre pour la première fois, la différence physique entre un infecté et elle. Elle ne se décourage pas face à la trahison, et le plaide d’aller sauver son père. Mais il se refuse, les yeux mouillés par la peur de la perdre aussi. La colère embrase Sage. Elle fronde le Croc, puis entrevoit dans les hauteurs une silhouette sombre, flottante, encerclée d’oiseaux aux piaillements sifflant son tympan, une intention de domination. Réincarnant sa forme adulte, son visage laisse défiler des expressions de panique, la voûte de nuages sombres s’effondre, et son rêve avec, dans l’obscurité et le silence absolu.
Tout va bien se passer
Une voix, d’une chaleur similaire à son père, l’appelle.
« Sage ! »
Une voix énergique et désespérée, propre à Garo, l’interpelle, sous un fond de tocs tonnant.
Les deux voix s’altèrent, chassant l’une l’autre. La vision de Sage ressurgit, suivit par sa conscience. Allongée au sol, Meos lui tient ses mains avec longanimité. Une volition inédite qu’elle n’a pas le temps de chérir, alors que Garo, en voile sombre, survient en éclat. Il arrache Meos, le projette sur le côté, puis s’agenouille.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » vocifère-t-il, tandis que, dans l’action du mouvement, son médaillon se retrouve à penduler devant Sage.
Larmoyante, elle frôle le médaillon du bout des doigts. Un médaillon qui lui évoquait la trahison de Garo, la perte de ses parents, et la fin de son rêve. Maintenant, submergée de reconnaissance, la relique incarne un nouveau sens. Sa rancœur envers Garo s’évanouit en regret, et elle s’excuse.
« Garo, je suis désolé. J’ai été trop injuste avec toi. »
Cependant, le regard fixant de Garo semble préoccupé par autre chose. Dans le reflet de ses yeux, Sage ne comprend pas, mais remarque un liquide ruisseler sur son visage. Elle porte ses mains sur ses cernes, ses narines, ses tempes, sa bouche. Du sang s’écoule de ces orifices.