Nous n’avons pas atterri à l’endroit prévu …
Je fais un tour sur moi-même pour le principe mais il n’y a aucun doute à avoir, nous ne sommes pas au bon endroit. Dans la bonne région, sans doute, je reconnais les abords d’Ikonokoru, sauf que nous aurions dû arriver juste devant les portes du siège de Kiruoku, dans un quartier en ruine, pas encore réhabilité par les nôtres. Or, les rives du canal sur le flanc duquel nous avons été déposés sont bondées. De part et d’autre d’un cours d’eau dont les remous étincellent au soleil, une foule bigarrée marche en procession vers le sud, en direction d’un grand torii écarlate.
Luciole fait une moue contrariée.
- Nous sommes à une dizaine de minutes de marche. Comment est-ce possible ?
Elle me dévisage.
- C’est toi qui a dévié notre trajectoire ?
- Non, je n’ai pas effleuré Foam du voyage.
Les gars d’Uruk n’ont pas pu se tromper à ce point dans leurs réglages.
Je pointe du pouce le défilé. Au-dessus des kimonos, tuniques et djellabahs bariolées, flottent au bout de longues tiges des chimères en papier de riz. Des sphinx, des dragons, des griffons, des phœnix, gonflés par le vent qui s’engouffrent dans leurs gueules grandes ouvertes, ondulent une monstrueuse parade parallèle en diagonale de leurs hérauts.
- Il y a un festival aujourd’hui ?
Luciole marque à peine un temps d’arrêt.
- C’est Kiribi. Un rituel folklorique de purification par le feu.
Un frisson d’excitation me traverse.
- C’est une coutume qui a résisté à la Décennie Chaotique ?
- Pas vraiment. Il n’en subsistait plus grand-chose dans le Japon du XXIe siècle. C’est plutôt une nouvelle pratique symbolique qui a emprunté son nom à une vieille tradition. Une forme d’hommage peut-être ; les gens d’ici sont plus attachés à la culture des locataires précédents que dans la plupart des autres Cités.
Je suis des yeux la houle fantasmagorique.
- Et ça dure longtemps ?
Encore une fois, ma partenaire répond du tac au tac.
- Non, il n’y a qu’à traverser le torii.
Dans ce cas …
- On peut se permettre ce petit détour, non ?
Luciole est déjà partie.
Sans doute soupçonne-t-elle, comme moi, qu’en agissant de la sorte, nous nous conformons au plan fomenté par Elena. Peut-être était-ce pour elle une façon de nous dire de ne pas nous concentrer déraisonnablement sur notre travail.
Alors que nous rejoignons les rangs du cortège, je m’étonne de voir tant de joie et d’insouciance. Ces gens n’ont-ils pas vu les transmissions de la nuit ? Je n’ai pas songé à regarder en direct leurs taux de connexion mais ils étaient forcément gigantesques. Non ?
Sans doute que si. À y regarder de plus près, je constate que beaucoup de mes voisins portent un masque – de tengu, de kappa, de singe – derrière les grimaces figées desquelles peut se cacher n’importe quelle émotion. L’ambiance festive est portée par les enfants, très nombreux, tout excités par le foisonnement de couleurs et par le ciel de créatures improbables qui les surplombe. Les parents font bonne figure pour leurs petits mais une inspection prolongée me dévoile à travers des détails, des épaules un peu tombantes, des soupirs ravalés, un temps de retard dans la réflexion de l’enthousiasme de leur progéniture, leur juste lassitude.
L’envie de me mettre à tapoter les dos de ces braves gens me monte des tripes jusqu’à me nouer la gorge. Va-t-il falloir que chacun d’eux fasse le sacrifice de son paisible quotidien pour des fautes commises par leurs trisaïeuls ? Pour un système dont ils ont profité, certes, mais parce qu’il semblait à tous inné, aussi intégré à la marche du monde que sa rotation autour du soleil. Pour avoir fait confiance au récit qui nous a été transmis par les générations précédentes, unique faille dans notre philosophie scientifique de ne rien accepter comme étant définitivement prouvé. Pour une brèche qui, ainsi qu’un trou de souris dans le fuselage d’une navette spatiale, menace la sécurité du vaisseau tout entier. Oui. Les regards fiévreux que s’échangent les adultes, en catimini, par-dessus la mêlée braillarde de leur marmaille euphorique, dessinent en clair pour le spectateur que je suis les décisions qu’ils sont en train de prendre. Ils endosseront ce poids. Ils donneront leur vie. Ils retrouveront pour leurs héritiers l’Eden qu’ils croyaient habiter.
Quel peuple admirable !
Je songe à ce rêve que j’ai toujours eu d’être solide pour les autres.
Combien ai-je dû être égocentré tout ce temps pour ne pas me rendre compte plus tôt que ma résistance n’avait rien d’exceptionnel ici-bas.
Je jette un coup d’œil vers Luciole. Elle regarde en l’air. En miroir, je lève la tête vers les linteaux du torii, déjà tout proche. Il s’avère beaucoup plus grand que je ne l’imaginais. Hauts d’une dizaine de mètres, ses poteaux sont suffisamment éloignés l’un de l’autre pour que puissent le franchir de front deux familles entières. Par un phénomène qui échappe d’abord à ma compréhension, on ne distingue rien du monde de l’autre côté du portail, un trouble chatoyant en barre l’entrée sur toute sa surface. J’en saisis la nature un instant plus tard en assistant à la lente désintégration d’une lamproie géante à mesure qu’elle le traverse : c’est un mur de flammes fantomatiques, d’une blancheur si pâle qu’elles en sont presque translucides.
Luciole me prend la main.
- Si tu tiens à tes cheveux, je te conseille d’activer ta combinaison d’entrave.
Trop impressionné par le spectacle, j’obéis sans réfléchir.
Diane prend le relais sans commenter mon ingratitude à son endroit. Elle sait quoi faire. Nous traversons sans marquer d’hésitation, notre rythme calé sur celui de la foule. Dans un grésillement féroce, une vague brûlante m’engloutit et me recrache, nu et pétillant, avec la sensation qu’un millier de langues râpeuses sont venues déchirer mes vêtements et me lécher la peau. À côté de moi, accrochée à mon bras, Luciole est nue aussi, les yeux écarquillés de fraicheur. Je me tourne vers elle en riant et la soulève dans les airs. Elle enserre ma taille de ses jambes et m’embrasse fougueusement. Rien n’a jamais été aussi doux.
On se détache aussi naturellement qu’on s’est arrimés, conscients d’être au milieu d’une fête familiale. Mais personne ne nous a remarqués. Partout autour de nous, les gens s’enlacent et se congratulent.
Alors que, passée l’exultation du passage, les enfants s’empressent de s’enfuir pour gambader dans l’herbe, toutes fesses dehors, les grands s’en vont sans urgence piocher dans de grands bacs des toges immaculées. Les masques ont brûlé avec tout le reste et les visages ainsi révélés sont détendus, tout à la joie du moment. Pour quelques minutes au moins, l’innocence est à nouveau permise.
Une fois rhabillés, les festivaliers se dispersent dans le parc dont le torii marque l’entrée. Ils se retrouvent par grappes autour de stands depuis lesquels s’échappent des nuages de fumée blanche. Au-dessus de la pelouse, verte et bien fournie, planent des odeurs alléchantes de crêpes, de soupes, de pain chaud, de fromage et de grillades. On a sorti de larges malles des coussins par dizaines et des groupes d’amis commencent à former sur la pelouse des cercles élastiques. Des jeux s’organisent. Ici et là, des rires fusent.
Je reste un long moment à contempler cette scène de bonheur, nu comme un ver au milieu du passage, envahi par un sentiment de dédoublement de plus en plus prégnant. Sous la fraicheur exquise de ma peau purifiée, mes os vibrent encore des coups rageurs que Iori a porté contre la femme qu’il aime. Le sang qui bat contre mes tempes me rappelle à chaque instant celui dans lequel baigne le Cône ; il n’en bouillonne pas moins d’énergie ; rarement je me suis senti si alerte ! Si présent. Si volontaire. Si optimiste. Il y a autour de moi tant de forces positives, tant de ressources, d’amour, d’intelligence … Quel obstacle saurait nous résister ? Quel miracle nous échapper ?
- Tiens, mets ça.
Je baisse les yeux vers Luciole, pour découvrir qu’elle est partie chercher nos tenues de rechange cependant que je sondais mon état méditatif.
- On va y arriver, Luce.
La ferveur que j’entends dans ma propre voix me donne des frissons.
- J’ai foi en nous.
- Ça donne la pêche, hein ? Il est bien fichu ce mur de feu. J’ai regardé un peu : la calibration a l’air d’être un enfer mais, pour un résultat pareil, ça vaut le coup de se donner du mal.
J’enfile mon kimono en ricanant, on n’aurait pas pu avoir deux réactions plus opposées si on l’avait voulu et cette différence de tropisme me plait. C’est une assurance pour l’avenir. À avoir trop de points communs, on aurait peut-être fini par s’ennuyer l’un l’autre. Aimer les mêmes choses pour des raisons différentes, en revanche, il y a là-dedans les germes d’une richesse durable dans la relation.
Je lance un hameçon.
- Tu sauras en installer un dans notre salle de bain ?
Luciole prend une expression mutine.
- J’en mettrai à toutes les portes, oui !
- Mais on va être à poil tout le temps … Faudra pas t’étonner ensuite d’avoir en permanence l’empreinte de mes canines sur tes fesses.
- T’es un mordeur de cul ?
- Oui da, la callipyge, et même plutôt deux fois qu’une. Y’a là-bas quelque part dans le monde une jeune fille dont le derrière se souviendra longtemps de mes dents de lait. Si la Petite Souris n’était pas passée, la malheureuse devrait encore dormir sur le ventre.
Luciole s’esclaffe.
- T’as pas fait ça …
- Parce que c’est pire que de défier son petit copain au sabre ?
Elle écarquille les yeux.
- On est tous dingues, en fait. Qu’est-ce qui cloche chez nous ?
Je lance un coup de menton vers l’ouest.
Je propose qu’on aille le découvrir.