Chapitre 29 - Rebondir

Par Gaspard
Notes de l’auteur : C'est parti pour la dernière ligne droite :)
Merci d'être toujours là.
Ça me fait bizarre de vous voir, chère dizaine de lecteurs fidèles, sans savoir qui vous êtes.
Jusqu'ici, tous ceux qui m'ont autant lus ont toujours été des gens très proches de moi, dont je pouvais me faire une image mentale assez précise de ce qu'il percevait de mon écriture, selon leurs univers respectifs.
Vous êtes une expérience inédite.
Un petit nuage de points auquel je me sens relié dans le brouillard.
N'empêche, au petit hasard, je vous souhaite d'être heureux dans vos vies respectives.
À bientôt !

Le réveil est désagréable.

Retrouver mon corps si fringant, si intact, si moelleusement affalé contre celui de Luciole dans les replis soyeux de Foam me laisse au fond de la gorge un goût amer de trahison. Alors que ma partenaire ouvre lentement les yeux et que je perçois déjà dans le noir de ses prunelles, aussi bien qu’à travers un miroir, notre confusion, j’essaye en vain de me raisonner. Je sais que c’est absurde, du moins, je crois le savoir … Hors accidents, il n’est pas un seul être humain aujourd’hui qui soit mieux ou moins bien loti que moi. Je n’ai jamais causé de peine à personne, jamais tenté de dominer quoi que ce soit, je me suis appliqué depuis mon plus jeune âge à prendre soin de tout l’entourage, familial, amical, animal, environnemental, même esthétique, dont j’avais un semblant de conscience. J’ai toujours fait de mon mieux. La sensation de profiter d’un bonheur indu n’en est pas moins réelle.

- À quel point peut-on être responsables de ce dont on n’a pas connaissance ?

J’ai parlé à voix haute sans m’en rendre compte.

Luciole se retourne dans mes bras.

- À quel point a-t-on le droit de ne pas connaître ce dont on est responsables ?

Nous le sommes, hein ? Elle est d’accord. Forcément. Nous jouissons des bienfaits de l’Arbre depuis toujours, sans nous interroger plus que ça. Si même nous étions innocents à tout autre point de vue, nous sommes coupables par profit.

C’est une idée nouvelle pour moi. Plus jeune de quelques jours seulement, je clamais encore que les crimes d’un grand-père ne concernaient pas ses petits-enfants, que nous naissions tous vierges de tout pêché ; je tenais même cette hypothèse pour sacrée … Mais les bénéfices d’un bon pillage traversent les générations comme un fantôme passe une porte ouverte. Je ne suis plus en position de le nier. Et les trous creusés par un homme ne se comblent pas tout seuls à sa mort. Si le coupable est hors de portée de la justice, sans doute est-ce à ceux qui ont le plus gagné de son crime que revient le devoir de le réparer. À qui d’autre sinon ? À la société entière ? Admettons. Dans notre cas, cela revient au même.

- Alors on continue ?

La détermination de Luciole fait vibrer nos Spores.

- Oui. Ça suffit comme ça. Je veux tout savoir.

J’acquiesce pensivement et nous nous détachons l’un de l’autre.

Par réflexe, je commence à m’étirer, comme je le fais chaque matin. Consciencieusement, muscle après muscle, je délie les tensions qui se sont installées dans la nuit. Luciole, elle, ne bouge pas. Assise en tailleur à l’endroit même où elle s’est redressée, elle contemple la mer de nuages défiler sous nos fesses. Je la sens loin de moi. Je cherche les mots qui pourraient nous rapprocher à nouveau mais il y a tant à dire. Le langage parlé est trop précis pour partager des choses de cette ampleur, il exige une scénarisation, un début, une fin, une logique. Je n’ai pas le talent nécessaire pour trier si finement ce qui vient de nous arriver. Pour exprimer ce que j’ai sur le cœur, je ne pourrais que crier des exclamations gratuites, les unes à la suite des autres, sans règle, sans grammaire, sans sens ; ça ne résoudrait rien. Il faudrait passer par l’Arbre mais Luciole acceptera-elle de s’en servir maintenant que l’on sait ce qu’il est réellement ? Est-ce que j’oserai, moi ? Comment savoir quelles conséquences nos connections entraînent là-bas ? Nos échanges se nourrissent-ils directement du sang d’autres espèces ou bien le massacre n’est-il qu’une répercussion imprévue par ses concepteurs du gigantisme de la structure ?

Quand bien même je saurais briser la glace, quel réconfort pourrais-je apporter à cette femme que je prétends aimer ? Je n’ai rien pu faire. Alors même qu’elle me cherchait, je n’ai pas réussi à sortir de Iori, ni de moi, plus d’une seconde. Je ne lui ai été d’aucune aide. Ni à elle, ni à quiconque.

Je lui prends la main.

- Je suis désolé.

Elle me regarde.

- De ?

- De n’avoir pas été plus près de toi.

Elle sourit.

- Ça a été dur pour tout le monde. On était tous cloués …

- Sauf Huni.

- Sauf Huni, soit-il loué.

Constatant ma mine défaite, elle me jette un regard acéré.

- Artyom, à part toi – et peut-être Fiona, personne ne te demande d’être le héros en toute occasion. En tout cas, pour être plus précise, ce n’est pas du tout ce que j’attends de toi. Je suis une grande fille. Je suis heureuse que tu aies eu envie d’être à mes côtés pendant cette épreuve, j’ai eu envie d’être aux tiens, mais tu n’es pas responsable de moi. Tu n’es pas mon chevalier servant, tu n’es pas un bouclier entre moi et les rudesses du monde, je peux encaisser les coups avec ma propre tronche, merci bien.

Elle a raison, bien entendu.

- Parce que t’arrives à encaisser ça, toi ?

- Non, je suis encore complètement sonnée. Pourtant, quelque part, j’ai aussi l’impression que la vie est soudain devenue beaucoup plus simple. J’ai enfin trouvé ma vocation. Je sais ce que je vais faire pour le restant de mes jours : je vais nettoyer ce bordel. Je ne sais pas encore quelle forme cela va prendre, il faut d’abord qu’on aille trouver à Ikonokoru une réponse à donner à Iori, j’y tiens, mais une fois qu’on l’aura, je rejoindrai l’équipe en charge de gérer le Cône et je me jetterai dans cette mission à corps perdu, jusqu’à résolution du problème. Ou jusqu’à ma mort. Et si je survis à ce chantier, je me précipiterai sur le suivant. Parce qu’on en trouvera d’autres, j’en suis convaincue. Tel est le monde qu’on nous a laissé. Et un héritage pareil, je n’en veux pas.

Luciole serre ma main si fort que mes doigts bleuissent à vue d’œil.

Je dois avoir l’air très inquiet pour eux car elle baisse la tête ; de surprise, elle pousse un petit cri de frayeur et relâche son étau.

- Excuse-moi, je suis à bout de nerfs …

- Ça va.

Alors que je me masse les phalanges en rigolant, les traits de Luciole s’assombrissent de nouveau.

- Et toi, Artyom, qu’est-ce que tu vas faire ?

J’arrête de ricaner. Ce que je vais faire ? Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir.

Je réponds à l’instinct.

- Je ne suis pas sûr. Si ma contribution est nécessaire quelque part, c’est là que j’irai. Peut-être de façon moins vive que toi, je partage ton sentiment que notre génération au moins va devoir faire passer le bien commun avant tout. Cela dit, à part en portant des choses, je ne sais pas bien comment je pourrais aider des chantiers titanesques comme celui du Cône. Je ne suis pas calé en grand-chose. Je n’ai pas, contrairement à toi, d’expertise technique particulière. La spécialité pour laquelle je me suis préparé toute ma vie, c’est l’exploration … Si cela m’est permis, dans le cadre du projet qui va sans doute nous diriger pour les décennies à venir, j’aimerais bien faire partie des éclaireurs, de ceux qui découvriront ces autres chantiers, que ton équipe viendrait résoudre ensuite. Mais s’il faut cent ans pour démanteler le Cône, à supposer que c’est la solution qui sera choisie, est-ce que ça a un sens de déjà vouloir chercher d’autres problèmes ? Tu crois que c’est déraisonnable de ma part ? De quand même vouloir faire ce que j’aime ? Est-ce que c’est égoïste ?

- Un peu, j’imagine. Je n’en sais rien. Je ne me rends pas encore compte de ce qui nous attend. Une époque étrange d’urgence se profile. Il va falloir réussir à réfléchir plus vite qu’on n’agit. Si on en est capables, si on se révèle à la hauteur du défi, peut-être qu’on arrivera à donner à chacun un rôle qui cadre avec ses aspirations ; les Sceptiques vont être plus indispensables que jamais pour maintenir vivant ce principe-là de notre civilisation. Mais s’ils échouent, il faudra apprendre à accepter son propre sacrifice, et le gâchis des autres.

Je rebondis de travers sur ses suppositions.

- Tu crois donc qu’on va continuer à se servir de l’Arbre ?

Luciole hausse les épaules.

- Dans un premier temps, je ne vois pas comment faire autrement. Sans lui, nous retournerions à l’âge de pierre. Et alors, nous serions véritablement impuissants.

- Le sort du monde nous échapperait, oui. Serait-ce un mal ? Crois-tu vraiment que nous soyons plus aptes à rétablir un semblant d’équilibre que la Terre elle-même ? N’est-ce pas là précisément le type d’arrogance qui a mené nos ancêtres à la situation actuelle ?

- En théorie, peut-être, même si je commence à remettre en cause l’image qu’on s’est faite de la majorité de nos prédécesseurs. Combien étaient-ils réellement différents de nous, je te le demande, qui venons de passer un siècle et demi à considérer comme allant de soi une certaine forme d’opulence, sous le prétexte qu’on se conduisait plutôt bien ? Le vertige qui nous agite en ce moment même, devant l’horreur de la situation et l’ampleur de la tâche, le ressentaient-ils ? Sous quelle forme et à quel degré de dilution, s’ils ont vu la gangrène s’installer petit à petit ? Tomber sur une ruine, ça impressionne plus que de regarder la peinture se décoller du mur jour après jour. Et vois comme la danse de Huni a suffi à elle seule à dissiper toute une partie du malaise qui nous paralysait … Ils vivaient dans une société basée sur le divertissement ! De plus en plus, j’en viens à croire qu’ils étaient incapables de voir la réalité. Et qu’à leur place, nous le serions tout autant.

Elle fronce les sourcils et secoue la tête, comme si elle analysait une équation particulièrement difficile.

- Mais admettons pour l’argument leur arrogance comme la nôtre. Tu oublies que cette fois, c’est le monde qui nous a appelés à l’aide. Les habitants des fonds marins ont besoin de nous. De notre espèce entière, au sommet de sa forme. Leur supplique est une marque de confiance envers ce que nous sommes devenus. Nous couper les uns des autres n’apportera rien d’utile.

J’hésite devant sa certitude.

- Il faudrait tout de même découvrir en priorité si nos interactions via l’Arbre augmentent sa nocivité pour son environnement.

Les traits de Luciole s’adoucissent.

- Oui, ce serait bien. Si personne n’y pense, il faudra que tu en parles au prochain forum. Tu devrais peut-être en toucher un mot tout de suite à Elena, avant d’appeler ta famille ? Ils se font sans doute un sang d’encre pour toi.

Ça m’étonnerait bien. Comme ils me savent en tête-à-tête avec Luciole, ils doivent plutôt être en train de me grimer ad nauseam en pigeon roucoulant. Je ne suis pas inquiet pour ces guignols.

Contrairement à ma partenaire, sans doute parce que je me sers de ma Graine depuis moins longtemps qu’elle et que son fonctionnement m’est moins instinctif, la répugnance que je ressens à m’en servir au vu des derniers événements dépasse mon addiction à ses services. Je vois cependant que Luciole a besoin de se renseigner sur l’état de ses proches et qu’elle n’ose pas le faire précisément parce qu’elle a conscience de mes réticences.

- Je vais écrire une note à Elena, elle doit être submergée d’appels, je ne veux pas la déranger. De ton côté, tu devrais appeler Tulp, voir comment ils tiennent le coup.

Elle hoche la tête, pas dupe pour un sou mais reconnaissante.

Au soulagement que je vois apparaître sur son visage quand on lui répond, je suis renvoyé à l’extrême jeunesse de notre relation. Toute fougueuse et honnête qu’elle puisse être, elle manque encore de profondeur. Pour le moment, la source au creux de laquelle Luciole va puiser ses forces est située hors des limites de ma juridiction. Sa maison, ses racines, sa vie sont à Tulp. Comme les miennes sont à Tremble. Loin. Je comprends sa soif de familiarité mais je ne la partage pas. Mon entrainement a porté ses fruits. Le socle d’un Voyageur, c’est sa propre résistance. Quand on est régulièrement amené à se retrouver dans des situations pénibles à mille kilomètres du congénère le plus proche, on a tout intérêt à savoir gérer les épreuves en interne.

Alors j’absorbe.

Je digère morceau par morceau la violence qui s’est déchainée en et hors de moi. Et tandis qu’inlassablement, je mâchonne cette infâme boule d’élastiques, je redéfinis en parallèle mes lignes directrices. La vie de batifolages aventureux que je m’étais imaginée est compromise. Ce qu’elle perd en vraisemblance, l’autre composante de ma formation le gagne en intérêt : ma solidité sera utile pour les temps à venir. Je dois l’approfondir : son imperfection actuelle a été prouvée ; Huni ne pourra pas nous sauver à tous les coups.

Je me demande où était Askeladd pendant la révélation. Le vieux rhinocéros s’est-il figé comme moi ? Je n’arrive pas à le concevoir. Je parie qu’il méditait dans sa Spore, en pleine préparation pour être au sommet de sa forme dès son arrivée sur le Cône. Lui aurait mis fin au combat en arrêtant leurs lames à mains nues, avant de les gronder pour leur manque de sang-froid.

- C’est un problème à régler.

Il l’aurait dit posément, en regardant l’Arbre comme s’il s’agissait d’un trou dans sa toiture. Et ce serait mis au boulot. Auquel ? Ça … Par quoi faut-il commencer ? Par déblayer la décharge ? Éloigner les poissons du Cône ?

Abattre l’Arbre ?

Mais saurions-nous exister sans nos Graines ?

Peut-être. Beaucoup le vivraient comme une amputation mais personne n’en mourrait. Enfants, nous avons tous vécu sans, ne nous connectant qu’à l’occasion, à l’aide des sensilles. Certains de nos congénères ne se sont jamais Éveillés et ils mènent une vie honorable, en rien inférieure aux nôtres. Moi-même, j’ai réussi à repousser mon utilisation de Diane pendant 10 mois sans trop en souffrir.

Technologiquement et culturellement, en revanche, la perte serait incommensurable. Sans Graine, sans l’Arbre, nous perdrions tous nos moyens de transports, tous nos moyens de communications, une immense partie de notre confort quotidien. Tous les savoirs, toute l’Histoire, tous les arts du passé d’avant la Décennie Chaotique seraient perdus ou presque : livrés aux rares mémoires humaines qui s’en seraient faits une spécialité, condamnés à la subjectivité et à l’oubli. Nous serions coupés de nos origines et les uns des autres … Combien de générations passeraient avant que nous retrouvions notre nature défectueuse de primates jaloux, méfiants, claniques et chapardeurs. Cinq ? Trois ? Une seule ? Moins ? Comment savoir ?

La confiance aveugle que j’éprouve envers mon prochain est le résultat d’une vie entière passée dans un climat paisible d’interconnexion permanente. Dès lors qu’on en sort, on passe dans le domaine de la science-fiction. Les règles n’ont plus court. Tout peut arriver. L’incompréhension, l’ignorance, l’envie, la haine deviennent possibles. Et avec elles, le chaos.

Luciole a sans doute raison. Nous ne saurons pas résoudre cette crise si nous nous arrachons trop tôt à la Symbiose. D’ailleurs, l’Arbre lui-même a-t-il eu son mot à dire sur son lieu de naissance et les conséquences inhérentes à son gigantisme ? Est-ce une machine sur laquelle nous avons droit et devoir de construction et de destruction ou bien un être vivant dont on doit chercher l’accord avant toute modification de son environnement ? Son sommet végétal qui héberge la vie, peut-on le séparer de sa base inorganique assassine ?

La tête me tourne à l’idée de tout ce qu’il y a à faire. Sans même parler de trouver des solutions applicables, rien qu’analyser les structures siamoises du Cône et de l’Arbre va nous prendre un temps fou … À moins de trouver ses plans !

- LUCIOLE !

Son sursaut me fait tressaillir. J’ai crié sans faire exprès.

Je lui montre mes paumes en signe de contrition.

- Désolé, je me suis surpris moi-même … Dis, nous n’avons pas eu le même début de transmission tout à l’heure. Est-ce que Shandia vous a laissés le temps de détailler vos environs ? La décharge, en particulier.

Luciole, une main sur la poitrine pour calmer sa frayeur, lève un doigt en l’air pour me faire attendre, le temps de dire au revoir à celle ou celui avec qui elle discutait.

- Un peu, pourquoi ?

- L’introduction de Iori, avant le combat, était très énigmatique, très floue. On avait du mal à savoir où on était et ce qu’on regardait, si bien que mes souvenirs visuels sont assez incertains … Mais il me semble avoir vu des carcasses d’androïdes parsemées ici et là, non ?

Ma partenaire réfléchit, ou peut-être interroge-t-elle la mémoire de sa Graine.

- Oui, on en a vu quelques-uns, nous aussi … Aucun avec le bon angle pour vérifier qu’ils sont de la même marque que celui de la forêt-cimetière mais leur design semble assez proche. Tu crois que Kiruoku est l’entreprise qui a construit l’Arbre ?

- Peut-être. Ou, au moins, que ses automates ont participé au chantier. Auquel cas, il n’est pas impossible qu’on trouve au siège des informations sur l’Arbre !

Luciole acquiesce avec enthousiasme. L’idée lui plait.

Elle sort de derrière son dos les restes du repas d’hier et commence sans autre forme de cérémonie à piocher dedans son petit déjeuner. Elle m’invite à faire de même d’un léger mouvement du menton.

- Mange, on arrive dans dix minutes.

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