L’exploration des mondes avait un petit côté excitant qui plaisait à Ianto. C’était moins sordide, moins accablant que de courir inlassablement après les Collectionneurs. Chaque membre de l’équipe occupait un rôle bien précis. Malik était le chef, mais aussi le garde du corps, celui qui s’interposait lorsque les choses tournaient mal. Mårten, le plus expérimenté des cinq, qui faisaient partie du service actif depuis les années 1980, enquêtait, parlementait, soutirait des indices et des renseignements précieux. Soufia, la voleuse, agile comme un écureuil malgré sa corpulence, recueillait les données matérielles, et Paul piratait, s’introduisait dans les réseaux et en disparaissait aussitôt, sans laisser de trace. Aussi habile et efficace que Tosh, pensa Ianto avec une pointe de regret.
Quant à lui, le Gardefé, il se révéla particulièrement utile pour sécuriser chaque nouveau passage et s’assurer que personne ne serait blessé.
C'était dangereux, bien sûr. Dans leur premier monde, ils débarquèrent en pleine zone de guerre et Ianto dut courir à travers les balles, protégeant Malik, qu'on avait chargé d'aller neutraliser les tireurs embusqués. Fort heureusement, les elfides avaient le pouvoir de se rendre inaperçues, et eux avec, durant le laps de temps qu'il leur fallait pour traverser le Passage. Mais s'ils étaient en relative sécurité durant les premières minutes de leur arrivée, il venait toujours un moment où il leur fallait sortir de leur invisibilité pour affronter la réalité du monde qu'ils venaient découvrir.
Un autre monde les avait d'ailleurs confronté à une virulente dictature, et ils avaient dû faire preuve de ruse et d'une prudence exacerbée pour parvenir à contacter les organes de résistance et leur offrir un soutien bienvenu. Certains univers étaient, par opposition, d'un calme et d'une normalité qui excitaient leur méfiance. Cela cachait souvent un gros poisson… Et, effectivement, ils ne tardaient pas à le débusquer : politiciens véreux, guerres souterraines, administrations gangrenées, nature qui se rebellait… tous les mondes, du moins tous ceux qui abritaient le genre humain, finissaient par se détraquer. C'était inéluctable.
Et vaguement déprimant.
Une fois, ils atterrirent d'ailleurs dans un univers où l'apocalypse avait déjà eu lieu, à force de catastrophes et d'yeux détournés, d'argent roi et de politique vaine. Du moins, c'est ce que Ianto supposait. Car il n'y avait plus rien, dans ce monde, qui témoignait de ce que l'humanité avait pu être. Plus rien que du silence, de la poussière, et, ça et là, quelques pousses d'un vert tendre qui n'attendaient qu'un signe pour repartir à la conquête du monde. Ainsi que des petits animaux de rien du tout, des insectes, quelques rats, un ou deux poissons. Juste de quoi repartir du bon pied.
Ils n'avaient pas servi à grand chose dans ce monde, et Malik avait préconisé de le classer dans les « MSPP ».
— Les quoi ? avait demandé Ianto.
— Les Mondes Sous Protection Particulière. Il sera mis à l'index et géré par les deux reines uniquement. Il n'apparaîtra pas dans la base de donnée de la Classification des Mondes. Dans ce cas-là, c'est nécessaire pour éviter une autre prolifération des humains. On gardera un œil dessus, mais nous n'interviendrons pas. Ce monde est sous scellés.
Ianto acquiesça pour montrer qu'il avait compris. Pourtant, il avait travaillé un an et demi au bureau du CM et ignorait tout de cette classification… Il résolut, à son retour, de questionner plus longuement Beve à ce sujet.
Quand ils rentrèrent au Royaume, l’automne avait laissé la place à un hiver humide et chagrin. C'est sous une pluie d'orage particulièrement forte qu'ils firent leur arrivée, avançant piteusement, à la queue leu leu, sur le chemin qui bordait la Rivière du Milieu. Il n'y avait personne pour les accueillir sous ce déluge, et ils descendirent bien vite à bas de leurs elfides pour les laisser s'ébattre à loisir dans les montagnes, tandis qu'ils couraient se mettre à l'abri dans le grand hall sécurisant de l’Aile Blanche.
Ianto quitta ses camarades d'équipe après quelques accolades et la promesse de se revoir très vite, autour d'une pinte ou d'un grog, au Café d'En Bas ou dans tout autre lieu de sociabilisation. Il commençait à les apprécier, et, contrairement à la cellule menée par Kat et Beve, à les connaître un peu plus intimement. Il fallait croire que l'exploration lui convenait mieux.
Il rentra chez lui pour se changer et se laver de la crasse du voyage. Il était parti depuis plus de quatre mois, et il lui semblait que ça faisait une éternité. Peu à peu, tout ce qui avait constitué son autre vie, ses rêves, son désir pour le capitaine, sa peine vis à vis des morts, s'était estompés au profit de l'instant présent, et de l'adrénaline que cela lui procurait.
Lorsque la nuit vint, cependant, il se contenta de s'étendre sur le lit, encore tout habillé, les yeux fixés sur le plafond. Pour la première fois depuis… depuis l’absence de l’autre, son esprit n'avait rien d'autre à quoi se raccrocher. Pas de mission à préparer, pas d'équipe à rencontrer, pas de stress à gérer. Il n'y avait rien d'autre que lui, lui et son esprit, qui ressassait maintenant tout ce qu'il aurait dû — ce qu'il aurait pu faire. Ne pas renoncer. Rester dans l'esprit de l'autre Ianto, coûte que coûte, vaille que vaille. En subissant le mépris de son capitaine, la jalousie de son double, la tristesse de cette équipe amputée à jamais. Il aurait dû…
Il se tourna sur le côté. Non… Bien sûr que non. Il avait fait ce qu'il croyait juste, ce qu'il croyait bon pour l'autre Ianto et l'autre Jack. La culpabilité ne menait à rien.
Autre demi-tour, autres pensées. Mais, s'il était un Gardefé, n'aurait-il pas dû le voir venir ? Le sentir, le pressentir avant qu'il ne soit trop tard ? Non, non, non…
Il n'arrivait pas à s'endormir. Il inspira, expira, se redressa, et enfila un jean. Il avait besoin de sortir.
La fraîcheur de l'extérieur le saisit aussitôt. La pluie exhalait encore ses senteurs d'humus et de champignons, et le chemin qui menait jusqu'à chez lui était détrempé. Peu lui importait. Il dégringola le sentier et dévala les quelques marches qui menaient au Cercle de Transport. Il ignorait quelle destination choisir. Faute de mieux, il laissa le hasard faire son œuvre et se laissa emporter par le maëlstrom de magie qui s'occupait de transporter les résidents d'un endroit à l'autre du Royaume.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, enfin stabilisé, il réalisa qu’il se trouvait en plein cœur des montagnes. Tout autour de lui, de hautes falaises barraient l’horizon. Mais il y avait une trouée, là, devant lui, d’où s’échappait un escalier taillé à même la roche. Il s’engagea dans cet étroit passage, se faufila dans une gorge escarpée où il se sentait curieusement observé, et finit par redescendre sur un sentier qui s’élargissait jusqu’à une plate-forme barrée d’un torrent qui se jetait dans le vide. Là, la vue l’estomaqua. Sous une lune ronde et lumineuse que les nuages avaient découvert, le Royaume tout entier se tenait à ses pieds. Il voyait les villages accrochés aux collines, les jardins qui descendaient en espalier jusqu’à la rivière du Milieu, le Château, au fond, ses deux bras rassurant qui se confondaient avec la roche des montagnes, et ses flèches qui s’élançaient à l’assaut des étoiles. C’était… comme revoir la maquette qui trônait dans le bureau d’Eoin, sauf qu’il s’agissait là de la réalité, de son nouveau monde, de sa nouvelle vie.
— Jack adorerait cet endroit, c’est sûr, murmura-t-il pour lui-même en s’adossant à un morceau de rocher encore humide de l’orage.
— Qui est Jack ? chevrota une voix à ses côtés.
Il sursauta et manqua de glisser dans l’herbe mouillée. Il tourna la tête pour aviser une vieille femme toute ridée qui se tenait à ses côtés. Il ne l’avait pas entendue s’approcher. Pourtant, avec sa canne et les grosses pantoufles qui terminaient ses deux jambes malingres, il aurait dû… Soudain il réalisa que ni la canne, ni les pantoufles ne touchaient terre. La femme flottait à quelques centimètres au-dessus du sol. D’ailleurs, il lui semblait qu’une magie verdâtre l’environnait de toute part.
— Qui êtes-vous ? souffla-t-il, un peu suspicieux.
Mais il se trouvait au Royaume Caché, et au Royaume Caché, rien de mal ne pouvait arriver, n’est-ce pas ?
La vieille femme étira ses lèvres dans un sourire qui plissa un peu plus les rides de son visage, la faisant ressembler à un vieux chiffon sec.
— Est-ce vraiment la question que tu souhaites me poser, jeune homme ? Je perçois ta tristesse et tes doutes. Je m’appelle Mun'di, si tu veux vraiment le savoir. Et je suis ce qu’on pourrait appeler une elfine, une mémorieuse. Jane m’a parlé de toi, Ianto le sans-ailes…
Ianto béa. Jane lui avait aussi parlé des elfes, les premiers résidents du Royaume, ceux qui avaient engendré, en frayant avec des humains, la race des silfes dont Jane faisait partie. La petite vieille, engoncée dans un peignoir trop grand pour elle, et ce qui ressemblait à un bonnet de nuit posé de guingois sur le haut de son crâne, ne ressemblait pas du tout à l’idée qu’il s’en faisait… Mais plus encore, sans qu’il ne sût vraiment pourquoi, sa dernière remarque le contraria. Comprenant sa bévue, Mun'di leva une main nouée de veines devant elle.
— Oh non, non, ne te vexe pas ! Le destin prend de drôle de détours pour arriver à ses fins… Toutes les décisions que tu as prises ne l’ont pas été en vain, Ianto le demi-fé aux ailes brisées. Il y aura encore de la douleur, beaucoup de douleur, mais elles sont là-bas, quelque part, et n’attendent que toi.
— Qui ? Qui m’attend ? ne put s’empêcher de demander le Gallois.
Dans un éclat de rire enfantin, Mun'di répondit :
— Tes ailes bien sûr ! Oh, pas le simulacre d’ailes qui se trouvent maintenant entre les mains des Collectionneurs. Mais tes vraies ailes, celles qui t’attendent depuis le début à Torchwood, celles qui sont toi, qui te rendront complet. N’est-ce pas ça, le plus important ?