Le Baroudeur suivit Agnès dans l’escalier étroit qui menait à son appartement, ses compagnons à sa suite. Comme la Compagnie avait découvert leur cave, ils avaient décidé de changer de planque. Ellis avait insisté pour venir, ils avaient accepté à la seule condition qu’il abandonne ses soldats. De cette manière, il n’avait plus aucun moyen de pression sur eux.
La nouvelle planque était en fait un vieil appartement d’Agnès situé dans l’un des rares vrais bâtiments de Topia. Pour autant, il n’avait rien d’un palace, plutôt d’une remise étroite et malodorante. Ici aussi l’humidité régnait, lançant des guirlandes de moisissure sur les tapisseries délavées et entre les meubles à l’agencement aléatoire. L’unique pièce, trop étroite pour les neuf personnes qu’elle devait contenir, fit bruyamment grincer son parquet à leur arrivée. La pluie grondait contre la fenêtre, imprimant un ronronnement désagréable au chambranle qui menaçait de céder. Le Baroudeur se coinça comme ses amis à côté d’une commode en fin de vie qui avait pour seul ornement un cadre de photo. L’image un peu floue dépeignait deux femmes, dont Agnès jeune, enlacées et souriantes.
Le Baroudeur n’eut pas plus le temps de s’appesantir sur ce détail, la réunion recommença. Maintenant que les rebelles s’étaient alliés ensemble et avec Ellis, il fallait établir un plan.
— Décapiter la tête de la Compagnie ne suffira pas, estima la sage Victoria Feathers, d’autres officiers prendraient sa place. Nous n’échapperons pas à une confrontation avec son armée, nous devons nous y préparer.
Victoria ne s’illustrait par sa bravoure ou sa pugnacité comme son mentor, Agnès, elle était en fait connue pour être la première personne née à Topia lors de sa fondation trente auparavant. Néanmoins on lui reconnaissait des qualités de réflexion et de discernement, bien que le Baroudeur n’ait jamais pu en juger par lui-même. Dommage qu’elle n’en fasse pas plus profiter à la mule enragée qui lui tenait lieu d’ancienne tutrice.
— Mais comment battre la Compagnie ? s’inquiéta Chemino, un bonhomme rondouillard à la grosse moustache noire. Ils sont forts de trois cent mille homme surentrainés, surarmés, et bien plus disciplinés que nos forces.
Chemino, patron d’un conglomérat de mineurs qui avaient fait fortune dans l’or du Désert Fourvien, essuya une goutte de sueur roulant sur son front. Il s’était calé près du poêle dont le métal chauffait contre sa cuisse sans qu’il n’ose apparemment déranger quelqu’un d’autre pour se trouver une meilleure place.
— C’est là que j’interviens, déclara le Baroudeur en s’avançant d’un pas. Je connais par cœur la Compagnie ainsi que nos forces. Or, si l’armée de la République est coriace, je peux vous assurer qu’elle n’est pas invincible. Pour la vaincre, il faut comprendre sa stratégie.
Agnès, assise contre la fenêtre, plissa les yeux, lui indiquant qu’il avait gagné son attention. Le reste des rebelles restait silencieux, y compris Ellis même s’il se dandinait sur le tabouret qu’il s’était trouvé.
— La Compagnie est composée de Segments de chacun trois cents hommes. Mais ce n’est pas la seule division qui existe. Chaque Segment se divise en Tiers de cent hommes, chaque Tiers en Carré de chacun vingt-cinq hommes. Au-dessus du Segment, il y a le Régiment composé de quatre d’entre eux et commandé par un colonel. Je ne vous fais pas cette liste simplement pour exposer la segmentation de l’armée, mais pour vous faire comprendre une chose : chaque échelle division est commandée par un officier différent, de ce fait la transmission des ordres se fait de manière très fluide, de même que la remontée d’information. Le caporal, qui commande un Carré, est prêt des hommes et via la chaine de commandement peu vite atteindre l’oreille du général. C’est le premier avantage stratégique de la Compagnie. C’est quelque chose que j’aimerais copier pour notre armée. Je veux des intermédiaires pour faire circuler efficacement les informations, afin que chaque groupe puisse comprendre les autres. Il va donc falloir des interprètes.
— Je puis me charger de les trouver, proposa Lieberkhün Lawliet, mon institution est forte de nombreux polyglottes.
Le directeur de l’Académie des Arts avait cet air hautain qui irritait autrefois le Baroudeur chez Neska avant qu’il n’apprenne à la connaître. Il ne cessait de remettre une de ses mèche blonde derrière son oreille d’un geste exagérément délicat. Il ressemblait bien aux artistes démagogues qui composaient sa pseudo école de rêveurs.
— Très bien, grinça le Baroudeur. Maintenant j’aimerais parler du combat au corps à corps. On ne pourra pas battre la Compagnie dans un affrontement frontal. Sur le champ de bataille, les Segments sont séparés en trois lignes. Seule la première combat, mais un roulement est organisé de sorte que toutes les lignes participent à un moment où un autre. Les soldats ne sont donc pas fatiguées contrairement à leurs adversaires. Couplez ça à leur entrainement martial exigent, à leur coordination sans failles, et vous obtenez une armée qui est très compliquée à battre sur son terrain favori. Et c’est sans compter les unités de cavaleries mobiles qui louvoient entre les différents fronts pour frapper là où une brèche est en train de se former, et les artilleurs qui vous canardent.
— Pourquoi ne pas imiter cette stratégie comme nous prévoyons de le faire avec la chaine de commandement, alors ? s’enquit Lieberkühn.
— On pourra jamais les imiter aussi bien, répondit sèchement Gontrand de l’Os, chef des colons de l’est.
Le fier combattant jetait un regard méprisant à son compatriote. Agnès hocha la tête.
— On égalera pas leur coordination, reprit-elle. Il faut pas se voiler la face. Je m’en suis bien rendue compte quand la Compagnie a pris ma cité. On avait beau être plus nombreux et sur notre terrain, on a rien pu faire.
Ces paroles sages étonnèrent le Baroudeur. Peut-être qu’il y avait plus de neurones dans la caboche de cette grincheuse qu’il ne l’aurait pensé.
— Exactement, fit-il. Les grandes batailles au corps à corps ne nous avantageraient pas. Mais nous avons quand même des atouts comparés à la Compagnie. Déjà, on connait mieux le terrain qu’elle. Ensuite on est — en tout cas on sera une fois les chasseurs ouestiens dispersés dans les rangs — capables de survivre sans approvisionnement extérieur. On est mobiles, agiles, et présents partout. Une stratégie de guérilla s’impose donc.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ? questionna Ellis.
Le Baroudeur grimaça devant ses yeux en permanence écarquillés. Dévoiler son plan devant ce mioche ne lui plaisait pas. Ils n’avaient aucune preuve qu’il ne rapporterait pas tout à son paternel.
— Avant de te le dire, il va falloir que tu nous écoutes, lui dit gentiment Kotla. Nous n’avons aucune preuve de ta bonne foi, nous ne pouvons pas dévoiler notre plan sans garantie.
Lilou opina de l’air de l’enfant sage.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Tu vas devoir rester avec nous, sans tes soldats, jusqu’à la mise en place de notre fausse capture. D’accord ?
Le gosse pencha la tête sur le côté, son sourire s’était un peu crispé.
— Vous voulez que je sois l’otage de moi-même ?
— Nous avons besoin de ça pour te croire, s’excusa Kotla. Mais nous ne te ferons aucun mal.
Le fils de Godwin haussa les épaules.
— Ça me va ! Je ne vous quitterai pas d’une semelle.
— Merci, sincèrement.
Le gamin lui servit un immense sourire glacial.
— Je fais des efforts parce que je veux vraiment tuer mon père.
Sa remarque plongea la pièce dans un silence circonspect. Agnès le brisa en se raclant la gorge.
— Et alors, cette stratégie ? La guérilla, comment vous comptez l’organiser ?
— Tout d’abord, il va falloir répartir les différents peuples de manière efficaces pour garantir union et communication. Cela passera par un peu de mixité, mais pour garder de la cohésion on l’évitera au maximum. Je propose cette chaîne de commandement : une Meute d’une vingtaine de personne commandée par un Loup, cinq meutes forment un Clan commandé par un Lion, cinq Clans forment une Harde commandée par un Bison. Les Bisons en répondent au commandement suprême qui sera chargé de la coordination globale. Les Meutes seront dispersées sur tout le territoire, avec plusieurs objectifs : couper le ravitaillement de la Compagnie, harceler les convois, faire sauter les ponts, entraver les passages etc… Le but ici va être d’isoler chaque partie de l’armée pour pouvoir la vaincre plus facilement en éviter autant que possible de grands affrontements directs.
Agnès émit un espèce de grognement qu’il supposa exprimer son assentiment.
— Comment on va séparer la Compagnie ? Elle est réunie pour la grande offensive sur les terres qui leur résiste encore.
— Il faut l’attirer dans un terrain propice. Je propose pour cela le Marêt. La stratégie de Compagnie pour s’en emparer et de l’attaquer par l’amont en faisant descendre son armée par le fleuve, et par l’aval en faisant remonter sa flotte par le delta. Pour se faire la flotte doit longer les côtes de l’océan depuis Mervieille pour ne pas se faire attaquer par les monstres marins. On en profitera pour les bombarder depuis la terre, tandis que l’infanterie sera dispersée au cours de son voyage pour rejoindre les fleuves. Cette région au nord du Marêt et très montagneuse et recouverte de forêt tropicale, un lieu parfait pour les embuscades.
— Et c’est quand qu’on tue mon père ? intervint Ellis.
Le Baroudeur se gratta le menton.
— Je ne sais pas encore, mais le but sera de placer la mascarade à un moment clé pour accentuer la désorganisation des Automates. Il faudra aussi occuper la communication entre Gloria Spart et l’état-major sinon elle reprendra trop vite le contrôle.
— Pourquoi spécialement Spart ? demanda Gontrand.
Son interlocuteur se rembrunit.
— C’est la plus dangereuse. Il faut absolument l’éliminer.
— Vous avez été sous ses ordres, non ? Elle ne vous a pas fait grand mal.
Il serra les poings.
— J’ai été sous ses ordres, oui. Je suis donc bien placé pour savoir que ça doit être notre cible numéro un après Godwin.
Le guerrier haussa les épaules d’un air peu convaincu.
— Le Marêt est de l’avis du Baroudeur, l’appuya alors Neska. Il le soutient dans son plan et offrira toutes les ressources nécessaire à sa réalisation. Êtes-vous prêts à nous suivre ?
Gontrand, malgré son scepticisme, opina, imitée par Victoria, Lieberkhün et Chemino. Agnès fit un pas en avant.
— Alors, la guerre est de retour, gronda-t-elle d’une voix à la fois furieuse et triste.
***
La pluie, toujours. Elle tambourinait sur les carreaux. Au moins, la fenêtre tenait bon.
La nuit était tombée sur la ville morcelée de Topia. N’ayant nulle part où aller, le trio couchait dans la planque d’Agnès en compagnie du jeune otage. Il y avait à peine assez de place au sol pour tous les contenir. Neska s’était d’ailleurs assoupie en enfonçant son coude dans les côtes de son ami. Agnès, elle, s’était mise à ronfler.
Mais tout le monde n’arrivait pas trouver le sommeil. En particulier Ellis qui ne cessait de gigoter.
— C’est pas bientôt fini ? râla le Baroudeur.
— Ce n’est pas confortable, se défendit le gosse.
— M’en fiche, arrête de bouger.
Il obéit sans mot dire, tendu. Au lieu de se tortiller sous la couverture qu’on lui avait prêté, il voulut papoter.
— Dis, dis, c’est quoi ton vrai nom ?
— J’en ai pas. Et je voudrais dormir.
— Tes parents t’ont appelé comme ça ?
— Comme quoi ?
— Le Baroudeur ?
— Non.
— Mais ils t’ont appelé comment alors ?
— Je sais pas !
— Comment ça se fait, t’es orphelin ?
Le Baroudeur ne répondit pas. Ellis eut un bref instant de silence.
— Ma maman est morte aussi. Elle a attrapé une maladie et n’avait pas assez d’argent pour le médecin. Godwin a pas voulu m’en donner.
— C’est pour ça que tu veux le tuer ?
— Entre autre. Et toi c’est quoi qui a tué tes parents ?
— Ils sont pas morts, mes parents. Enfin, je sais pas.
— Comment ça ?
Le Baroudeur grogna.
— Je veux dormir.
— Mais je veux savoir.
Kotla, situé contre le mur à côté de Neska, se redressa.
— Ellis, s’il n’a pas envie de le dire, ne le force pas.
Le gamin souffla.
— Chacun a le droit de garder ses secrets, le sermonna le Pokla.
— C’est pas un secret, finit par lâcher son ami. Mes parents m’ont vendu à un groupe de brigands pour s’acheter à manger.
Ellis pivota vivement vers lui.
— Tu devrais les tuer.
— Je ne me rappelle plus d’eux.
— Dommage.
— Je suis désolée, Barou, murmura Kotla.
— C’est bon, j’ai eu le temps de processer.
— C’est pas bientôt fini ce boucan ?!
Trop pris dans la conversation, il n’avait pas remarqué que les ronflements d’Agnès s’étaient tus. Neska se réveilla en sursaut à cause de son aboiement.
— On discute, se justifia Ellis.
— C’est pas le moment !
— Mais j’arrive pas à dormir.
— Alors t’as décidé d’empêcher tout le monde de ronquer ?
Malgré l’obscurité, le Baroudeur était sûr que le fils de Godwin avait fait la moue.
— C’est vous qui empêchez tout le monde de ronquer avec vos ronflements.
— Très bien, dans ce cas allez pieuter dehors !
— Calmons-nous, tempéra Kotla. Désolés de vous avoir réveillée, nous allons nous coucher. Hein, Lilou ?
— Je vais essayer. Mais je voulais savoir un truc avant, madame Agnès.
— Quoi ?
— C’est qui la dame sur la photo sur la commode ?
Un silence sombre lui répondit. Le Baroudeur crut qu’elle allait le remballer, mais elle finit par chuchoter.
— Une personne que j’ai aimé.
— Comment elle est morte ?
— T’as envie de mourir, gamin.
— Un peu.
— Elle s’est fait tuée par les barbares.
— Ah oui, pendant les guerres qui vous ont opposé à eux.
— Voilà. Autant vous dire que ça me fait tout drôle d’en inviter à dormir chez moi et que je suis à ça de vous balancer par la fenêtre.
— Mais je suis pas un barbare, moi, protesta Ellis.
— Nous ne sommes pas des barbares non plus, répondit posément Neska. Quoi que vous en pensiez. Beaucoup des nôtres sont morts par la main d’Estiens.
— Je sais, souffla Agnès.
— Ne parlons pas de ça, coupa Kotla. L’heure est à l’union, non ?
— Ouais, fit la vieille en reprenant du poil de la bête. L’union dans le sommeil, alors fermez-la et dormez.
— D’accord, accepta cette fois Ellis. Bonne nuit !
Kotla et Neska lui rendirent la politesse, tandis que le Baroudeur et Agnès se contentaient de se rouler dans leur couverture.
Ellis ne les embêta plus et s’assoupit doucement.
Quand barou dit qu'il a eu le temps de processer je trouve que c'est un peu trop moderne comme mot pour l'univers. D'ailleurs je m'etais fait la même réflexion dans le chapitre d'avant avec "un sourire scotché".
Je connaissais pas le mot "ronquer" XD
Ce redemmarage est top, la petite équipe est vraiment chouette et l'otage de lui-même (lol) apporte un vent d'air frais!
Tu n'as pas tort sur ces mots merci de me les avoir signalé !
Ah ça veut dire que tu ne regardes pas assez Kaamelott !
Merci pour ton passage ici et tes gentils com' <3 Et Joyeux Noël !