La pluie grondait sur les toits de tôle et de toile. Les tissus imbibés ployaient et se déchiraient sous ses assauts. Tapies dans les derniers recoins émergés que laissait l’averse, des âmes humaines les suivait du regard.
Le Baroudeur pesta dans ses habits trempés, secouant sa chemise qui lui collait au corps. Les gouttes qui frappaient ses épaules lui rappelaient durement le jour où la Compagnie l’avait capturé. Ce souvenir lui était tombé dessus comme l’averse en franchissant les remparts de Topia ceinturée de l’emblème de la République.
La capitale des colons avait été prise peu de temps après l’arrivée de la Compagnie. La cité joyeusement bordélique s’était muée en prison morne et silencieuse. Les voix dissidentes avaient été étranglées, ne restaient en vestige de cette époque que les quartiers à l’architecture artisanale et débridée, aux bâtiments de bois, de toile, de ciment, de pierre ou de peaux. Mais sous ce labyrinthe hétéroclite se cachait une population encore revêche. C’était précisément elle que le Baroudeur, Kotla et Neska venaient rencontrer.
Leur guide les fit pénétrer sous une tente à l’orange délavé. La pluie s’accumulait sur sa toile, comme le ventre bombé d’un ivrogne. Un ivrogne d’ailleurs était avachi sur un tabouret, se réveillant en hoquetant lors de leur arrivée.
— Crevette, siffla le guide.
Le gardien éméché hocha la tête. Il alla pousser un tonneau de vin, révélant une trappe de bois couverte de champignon. Un petit escalier non moins humide se cachait dessous. Le Baroudeur grimaça et se glissa péniblement dans l’ouverture à peine aussi large que ses épaules. Kotla le suivit sans trop de mal, au contraire de Neska qui dut contorsionner son corps longiligne. Le guide, lui, resta en haut.
— C’est tout droit, indiqua-t-il. Ils doivent vous attendre.
Le trio hocha la tête et s’engouffra dans le tunnel plein de boue. Une lanterne éclairait faiblement le boyau. Après quelques minutes à patauger, ils parvinrent à une porte. Le Baroudeur toqua sept fois, alternant irrégulièrement coups légers et forts. Le bruit de la pluie s’était tu, leur laissant entendre celui de la clé qui tournait dans le verrou.
Ils furent introduits dans une espèce de cave puant le renfermé et la mousse en putréfaction. Une table composée d’un assemblage approximatif de meubles attachés les uns aux autres bringuebalait en son centre. Quatre personnes y étaient assises, détaillant leur arrivée dans un silence de plomb. Le Baroudeur s’assit sur un lit de camp avec Kotla, tandis que Neska choisissait une pyramide de boite de conserves soudées entre elles.
— Vous en avez mis du temps, grinça une voix dans l’ombre.
Il s’agissait d’une cinquième personne, adossée entre deux colonnes de champignons. Une vieille femme aux nattes grisonnantes et aux muscles saillants, dont le regard de fer n’avait d’égal que la droiture de son nez plongeant. La légendaire Agnès la Terrible, responsable de feu l’armée autonome de Topia.
— Les rondes se sont intensifiées, on a failli se faire avoir par une patrouille, maugréa le Baroudeur. Peut-être que si vous nous aviez prévenus, on serait arrivés plus tôt.
— Peu importe, reprit Kotla. Nous sommes là, prêts à vous écouter.
— Nous écouter ?
Agnès fit un pas vers lui, les bras croisés.
— C’est nous qui vous écoutons.
Elle posa ses deux mains à plat sur la table qui faillit basculer, jetant un regard défiant aux étrangers. Autour d’elle, les grandes figures des Estiens libres hochèrent la tête.
— Profitez-en, ajouta la guerrière. On donne pas souvent d’audience aux barbares.
Kotla soupira tandis que Neska se crispait. Agnès, donc, qui avait passé une grande partie de sa vie à lutter contre les habitants originels de Nouvelleterre pour y imposer son peuple et sa culture.
— Le deal est simple, déclara le Baroudeur pour couper court à toute escalade de remarques racistes, vous acceptez de former une alliance avec nous pour qu’on sauve votre cité, en échange vous faites la paix avec les Teppias.
Agnès renifla.
— On a beaucoup entendu parler de toi, Long-Marcheur. Plein d’histoires à faire pleurer dans les chaumières, ou à inspirer cent générations. Mais qu’est-ce que t’as vraiment à nous proposer ?
L’invité glissa un regard à Neska qui déplia consciencieusement un papier qu’elle avait gardé à l’abri de la pluie.
— Nous parcourons Nouvelleterre pour en rallier ses peuples, qu’ils y soient originaires ou non, contre la Compagnie.
— On sait, ça, la coupa la guerrière.
Le sourcil gauche de la diplomate du Marêt tressauta d’agacement devant cette interruption, mais elle continua sans plus s’en émouvoir.
— Nous avons à l’heure actuelle rallié l’ensemble des Teppias, des Aoviens, des Appas, des Twadens, ainsi que cinq des huit tribus de Fourvias. Du coté des Estiens, cent cinquante-deux communes nous ont rejoints, soit environ soixante pour-cent de la totalité des communautés de colons. Nous possédons donc d’une force estimée de deux cent mille combattants, au total nous avons le soutien de près d’un demi-million de personnes.
Un silence fier s’installa dès la fin de sa phrase. En tout cas fier du côté du trio. Voilà trois ans qu’ils avaient commencé leur périple ensemble, et celui-ci s’était avéré payant.
Agnès, elle, fit la moue. Les autres chefs estiens, qui faisaient visiblement de la figuration, chassèrent leur air impressionné en voyant son manque d’enthousiasme.
— Mouais. Tout ça, c’est des promesses qu’on vous a faites. Votre fameuse armée est dispersée sur un territoire immense, doit parler une cinquantaine de langues différentes… et rappelez-moi combien dans ces deux cent mille ont déjà tenu une arme ? Ça, vous ne le dites pas, bien sûr.
— Quand bien même, intervint Kotla. Vous avez tout à gagner à nous rejoindre et rien à y perdre. Le temps où vos murailles vous protégeaient de l’extérieur est révolu. Vous avez triomphé des flèches des « barbares », mais les canons de la Compagnie passent au travers de vos défenses comme si elles étaient faites de nuages. Vous ne pourrez pas reprendre la ville seuls, encore moins vous assurer que la Compagnie quitte définitivement votre territoire. Nous sommes votre seul espoir réaliste.
Agnès grogna, ses lèvres supérieures se soulevèrent nerveusement, révélant des dents hautes et jaunies. Elle ressemblait à un chien prêt à mordre.
— Vous préférez continuer de vous terrer dans les tunnels comme des rats ? appuya le Baroudeur qui tapotait du doigt sur le semblant de table de réunion.
Agnès se redressa brusquement.
— Je te conseille de baisser le ton, gamin ! aboya-t-elle. La prochaine remarque de ce genre t’enverra dans la tombe !
— Ah ouais j’aimerais bien v…
Il se tut quand Kotla posa une main rassurante sur son bras.
— Inutile de se menacer ou de s’attaquer, reprit le Pokla. Nous sommes venus en amis. Nous voulons nous allier pour chasser un ennemi commun.
— Tsss…
Agnès prit une chaise dont les pieds raclèrent bruyamment le sol. Elle y tomba, les jambes écartées.
— On veut bien votre aide, répondit-elle, mais le prix à payer fait mal au cœur. J’ai passé ma vie à lutter pour mes droits, c’est pas pour que les indigènes me reprennent tout.
— Il ne s’agit pas de reprendre, fit Kotla, qui n’avait pas moufté, mais de vivre en harmonie. Êtes-vous fière de tous ceux qui sont morts durant les batailles que vous avez lancées ?
Agnès plissa les yeux. Sa voix caverneuse retentit d’autant plus fort qu’elle avait baissé le ton.
— Non.
C’était presque un souffle.
— Alors nous n’avons aucune raison de nous quereller.
La vieille inspira, l’air s’affronta dans ses narines dilatées, produisant un ronchis sonore. Elle consulta du regard ses homonymes, tournées vers elle en l’attente de son verdict.
— C’est bon, grinça-t-elle. Vous aurez les forces de Top…
La frêle porte de la cave, rongée par l’humidité, se brisa. Un torrent d’uniformes gris en jaillit, noyant la pièce en quelques secondes. Des Automates. Le Baroudeur avait déjà sorti son arme, Agnès aussi, Kotla et Neska s’étaient mis dos à dos, mais l’assaut des forces républicaines ne vint pas. Les soldats s’immobilisèrent, se contentant de les tenir en joue. Un instant de flottement passa, avant qu’un gamin d’une douzaine d’années ne se faufile dans l’assistance. Le bruit de ses pas retentit fort dans le silence crispé du sous-terrain, à peine gêné par le « poc » régulier de gouttes d’eau dans le fond. Il ajusta rapidement ses cheveux bruns ébouriffé pour présenter une bouille ronde et un immense sourire aux rebelles.
— Ravi de vous rencontrer ! pépia-t-il. Si je ne me trompe pas vous êtes… Gontrand de l’Os, Lieberkhün Lawliet, Victoria Feathers, Chemino… Neska de Marova, Kotla de Hoûs… ah, et les fameux Agnès la Terrible et le Baroudeur ? J’ai tout bon ?
Il avait énuméré chaque nom en contant sur ses doigts. Ses grands yeux noisette s’ouvrirent comme pour demander confirmation. Mais personne ne bougea.
— Bon ! coupa-t-il en faisant claquer ses talons sur le sol. Je vais me présenter aussi, je m’appelle Ellis, ou Lilou si vous préférez — moi je préfère —, douzième fils du général Godwin.
Le Baroudeur grogna. Il s’en serait douté. Le gosse portait une version mini de l’uniforme de la Compagnie, sans doute offerte par son paternel. Ils devaient absolument se sortir de ce traquenard avant de finir en cadeaux d’anniversaire pour le chef de l’armée ennemi.
— Comme vous le savez peut-être, enchaina le prépubère, mon père a lancé il y a quelques années un jeu. Voyez-vous, il a treize fils illégitimes mais seulement une fille légitime. Le problème c’est qu’il ne peut pas confier son héritage à cette dernière, il doit trouver un représentant mâle. Il nous a donc envoyé ce message : celui qui lui permettrait de remporter la victoire en Nouvelleterre deviendrait son héritier officiel. On peut dire qu’il est parieur, n’est-ce pas ?
Ellis se fendit d’un gloussement à glacer le sang. Il se tenait droit, trop droit, ses mains nerveusement accrochées à ses bretelles, seul élément ne provenant pas de l’uniforme de ses soldats.
— Parmi les treize fils en compétition, neuf sont déjà décédés — merveilleux, n’est-ce pas ? —, deux sont portés disparu et sur ceux qui restent, eh bien, vous avez moi et mon rival du moment. Comme vous pouvez le constater, plutôt que de chercher à satisfaire notre père bien-aimé, nous avons décidé de procéder par élimination.
Encore un gloussement.
— Seulement voilà, je vous tiens. Les rebelles les plus recherchées de Nouvelleterre. Je suis sûr que Papa appréciera ça. Peut-être même qu’il me nommera héritier.
Le Baroudeur sentit une goutte de sueur rouler le long de sa tempe. Pourquoi ce mioche tournait autant autour du pot ? Pourquoi ne pas les mettre au fer tout de suite ? Était-il trop bête pour ça ? En même temps, ce n’est pas comme s’il avait trouvé un moyen de s’échapper…
Lilou fit alors quelques pas vers lui, son sourire creux scotché sur ses lèvres.
— Mais vous savez quoi ? souffla-t-il d’une voix presque inaudible.
Son visage poupon n’était qu’à quelques centimètres de celui du Baroudeur. Ce dernier pouvait voir une veine se dessiner sur son front pâle.
— Je veux que Godwin meure.
Sa déclaration flottait dans l’air lourd, ses auditeurs ayant écarquillés les yeux. Ellis pivota pour revenir à sa place, parodiant une démarche militaire.
— Godwin est un salopard, proféra-t-il sans pourtant se départir de son sourire. Il mérite la pire des souffrances, et je serai ravi de la lui infliger. Je veux aussi voir son armée détruite. Mais je veux sa fortune. Pour moi.
Il frappa ses paumes d’un air joyeux.
— Alors voici ce que je vous propose : vous vous laissez gentiment capturer, je vous amène devant mon papa, je lui fais signer les papiers et après… on fait tout péter, et lui avec. Partants ?
Un silence consterné accueillit ses paroles. Les Automates ne semblaient avoir compris ce qu’il planifiait, puisqu’ils continuaient de les menacer alors même que leur apparent leader organisait la défaite de leur camp.
Agnès fut la première à réagir.
— C’est une vraie proposition ? grinça-t-elle.
— Bien sûr ! Une fois que j’aurai récupéré le pactole, je vous laisserai faire ce que vous voudrez de ces terres.
— Pourquoi on te croirait ?
— Parce que sinon je vous aurais déjà fait écarteler, chère madame.
La vieille femme renifla.
— Tu cherches la merde, toi.
— On me le dit souvent. Et je n’en suis pas peu fier. Après tout, on ne tue pas ses frères en se tournant les pouces dans son canapé.
Il gloussa encore, avivant la tension dans la pièce.
— J’ajouterais que, si vous refusez ma proposition, je me contenterai de vous couper la tête, et je verrai plus tard pour l’assassinat de mon papounet. Alors, nous avons un deal ?
Agnès planta son regard acier dans celui du Baroudeur. Ce dernier avait bien envie d’encastrer le gamin qui paradait sous ses yeux dans un mur. Mais ils étaient coincés. D’autant plus que l’opportunité de s’approcher de près du général en chef de la Compagnie ne se présentait pas tous les jours. Il hocha la tête en grinçant des dents.
— On accepte, lâcha la Terrible.
Ellis applaudit.
— C’est une joie de conclure ce pacte avec vous, partenaire !
Le petit parricide en puissance a l'air d'etre une enflure de la pire espèce mais il me fait beaucoup rigoler le salaud ! J'adore comment il parle xD
"Tu cherches la merde"" On me le dit souvent" Looool! J'ai trouvé mon perso préféré xD!
J'espere qu'on verra aussi sa soeur, la seule enfant legitime et pourtant la seul éliminée d'office de la course au trone. Quelle injustice ! J'espere que c'est elle qui aura la couronne au final!
Ah contente que tu aimes Ellis, moi aussi je l'adore !