Chapitre 30 : Les vestiges.

Par Cléooo

Chapitre 30 : Les vestiges.

 

Rebecca a signé. Elle a accepté la pleine et entière responsabilité de Solène. Elle a accepté le pouvoir, le fardeau de diriger la dernière cité de l’humanité.

Elle a été forcée de quitter sa propre maison.

Les urnes contenant les cendres d’Henry, de Maxence et de Charlotte reposent au-dessus de la cheminée. Dans le manoir, il n’y a pas un bruit. Elle reste immobile dans le salon où ils se réunissaient presque chaque soir.

Je me tiens en retrait. Ce moment ne m’appartient pas. Je ne peux que sentir mon cœur saigner pour elle. Elle a demandé que l’endroit reste intact. Aucun meuble ne sera déplacé. L’endroit gardera l’apparence exacte qu’il avait le jour où la famille ducale l’a quitté. Ce sera un sanctuaire intemporel. Un lieu de solitude où elle pourra se souvenir des rires des enfants sans qu’un pied impur ne foule ce sol sacré.

La grande-duchesse a ordonné que tous les esclaves de son époux soient libérés. Moi seul reste à ses côtés. Moi seul monte avec elle au Sommet.

Lorsque son recueillement est terminé, elle referme soigneusement le manoir. Nous marchons en silence dans le jardin. Le soleil caresse nos visages. Je lui offre mon bras, qu’il l’aide dans sa marche pénible.

L’herbe jaunâtre plie sous nos pieds. Elle ne sera plus tondue. L’endroit entier sera abandonné. C’est sa volonté. Elle veut qu’on ne touche à rien. Elle n’a rien emporté. Rien. Pas un vêtement, pas même les photos. Tout restera là-bas.

Je sais que c’est son âme, qu’elle veut y laisser.

Je prétends ne pas savoir.

Nous sommes arrivés en bordure de l’immense jardin. À nouveau, elle ferme à clef le grand portail. Elle salue l’homme qu’elle a engagé pour veiller à ce que personne ne mette jamais les pieds dans cet endroit, puis elle détourne les yeux.

J’ai un dernier regard pour cette bâtisse devenue sanctuaire. Quatre années de ma vie lui appartiennent.

— Pourras-tu m’y emmener, moi aussi, le jour où je partirai ? Sur la cheminée, entre les enfants.

Elle a levé la tête vers moi. Je ressens une vive douleur. Je voudrais qu’elle n’ait jamais ce genre de pensée, mais comment pourrais-je le lui reprocher ?

— Je te le promets.

Elle sourit.

— Merci, Ajax.

 

***

 

Solène a le visage pâle. L’air maladif. Elle accoure néanmoins quand elle nous voit arriver, et se jette au cou de Rebecca.

— Je suis là, ma chérie, glisse cette dernière. Tout va bien.

— Tu n’as pas pris de bagages ? Tu restes ici, n’est-ce pas ?

Une ombre passe sur le visage de Rebecca.

— Je reste ici.

Elle se redresse, et passe une main délicate sous le visage de sa jeune cousine.

— Tu devrais aller te reposer, ma chérie. Tu as une petite mine. Et je dois m’occuper de certaines choses…

Solène entrouvre la bouche. Elle semble avoir envie de dire quelque chose, mais finalement, elle baisse les yeux et hoche la tête. Elle fait volte-face, remonte l’imposant escalier de marbre du hall du Palais Immaculé d’un pas lent.

Rebecca attend qu’elle ait disparu. Quand c’est le cas, elle prend mon bras, et nous montons à notre tour. En haut des marches, nous bifurquons dans la direction opposée à celle empruntée par Solène.

Mon cœur accélère vaguement quand je reconnais l’endroit où elle me mène. C’est une pièce à laquelle je n’ai jamais accédé. Le bureau de l’empereur Marcelin.

Rebecca marque une hésitation avant d’abaisser la poignée de la porte.

C’est un bureau tout ce qu’il y a de plus simple. Je suis presque déçu. L’endroit était tellement inaccessible, que j’imaginais sûrement trop derrière cette porte.

Rebecca contourne le bureau, s’assoit sur le fauteuil impérial, puis braque son regard sur moi.

— Assieds-toi, Ajax.

Je m’exécute et prends place en face d’elle. Elle m’observe pendant de longues secondes.

— Je vais avoir besoin de toi. Tu connais les serviteurs du palais, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête. J’en connais la plupart, et pour ceux que je ne connais pas, je peux toujours demander à Tobias.

— J’ai besoin que nous renvoyions ceux qui ne sont pas dignes de confiance. Je sais que le majordome, Charon Lheureux, était très apprécié d’Élisa. Idem pour… Celui que tu apprécies, j’ai oublié son nom.

— Tobias Torch.

— Oui, c’est ça. J’aimerais que tu ailles les trouver et qu’ensemble, vous écartiez tous ceux qui ont eu un comportement suspect par le passé. Tous ceux qui ont été proches du traître, aussi.

Garm. Elle ne prononcera pas son nom. Même sans le prononcer, sa voix s’est teintée de colère.

De nouveau, j’acquiesce.

— Tu agiras en mon nom, je m’en remets entièrement à toi. C’est clair ?

— Bien sûr.

— Alors vas-y. Je dois prendre connaissance de plusieurs choses, ici. Je te confie le palais, et je m’occupe du reste.

Elle a un vague sourire. C’est presque une grimace, plutôt qu’un sourire, mais mon cœur palpite. Je sais que c’est l’ironie qui l’a faite sourire. L’irréalisme de la chose. Je sais qu’elle n’aime pas avoir à porter le fardeau qui lui incombe désormais. Mais ce sourire, aussi faux soit-il, c’est la première émotion que je lis sur son visage et qui diffère de l’infinie tristesse qui s’est abattue sur elle depuis la mort des enfants.

Je me lève, et contourne le bureau pour déposer un baiser sur son front. Je laisse glisser mon pouce sur sa joue alors qu’elle me regarde encore, puis je quitte la pièce.

 

***

 

— Vous voulez une liste de TOUT le personnel du palais ?

— En effet.

— TOUT le monde ?

— En effet.

Monsieur Lheureux semble irrité.

— Vous savez combien de personnes ça représente, jeune homme ?

— Eh bien non, monsieur Lheureux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai besoin de cette liste.

— Et vous voulez une note personnelle sur chacun ?

— C’est exact. Et passé cette première étape, nous parlerons avec chacun d’entre eux.

— Nous… Pardon ?

Monsieur Lheureux lance un regard vers Tobias, lequel se tient parfaitement droit.

— Et pourquoi est-il là, celui-là, d’ailleurs ? lance alors le majordome.

— Parce que je l’aime bien. Soyez content, vous pouvez l’ôter de la liste et vous concentrer sur le reste. Pouvez-vous vous y mettre, monsieur Lheureux ? La grande-duchesse est pressée.

Il me fixe encore quelques secondes, puis lève les yeux au ciel et nous quitte d’un pas vif sans rien ajouter.

Je le regarde partir avec une pointe d’agacement. Je sais que son laxisme provient du fait qu’il ne doute pas de l’armée de serviteurs à la tête de laquelle il se trouve, mais si Rebecca lui a ordonné de m’obéir, c’est qu’il y a une raison. Garm était un employé du palais. Un esclave exemplaire, quoique discret, qui n’avait jamais provoqué le moindre émoi. Pourtant, les investigations qui ont suivi l’attentat ont donné raison à mes premières suppositions. Il est bien entré en contact avec Diane, et c’est sa faute, si les terroristes ont su où frapper. Je m’assurerai personnellement que ceux qui restent ici soient, à défaut d’être satisfaits de leur statut, des personnes honorables.

Je me tourne vers Tobias. Il paraît hésitant.

— Quoi ?

Mon ton est agressif, je m’en rends compte en parlant. Il semble plus gêné encore.

— Rien.

— Non, dis-moi.

Il regarde le sol un instant.

— Est-ce vrai, que la grande-duchesse a fait libérer tous ses anciens esclaves ?

— Oh ciel, ça se sait déjà ?

— Oui…

Je lui jette un œil rapide, mais je peux déceler son envie.

— Je suis désolé, Tobias. Elle a agi sur un coup de tête, mais elle ne fera pas de même ici. Personne ne sera renvoyé chez lui.

— Je demandais par simple curiosité.

Il garde les yeux rivés au sol. J’ai un peu mal pour lui. Je sais à quel point il crève d’envie de revoir sa femme et son gosse. Et je sais qu’il lui reste pas mal de temps à tirer avant que son rêve ne devienne réalité. Mais si je commence par me débarrasser des gens décents, alors je ne suis pas rendu. Et de toute façon…

— Les esclaves seront revendus ailleurs. Les employés sur lesquels nous aurons le moindre doute seront renvoyés. Tu as tout à gagner à rester ici.

— Veux-tu m’interroger ?

Je laisse échapper un léger rire.

— Tu t’en prendrais à la jeune impératrice ?

— Bien sûr que non, grommelle-t-il.

— Parfait. Pas besoin d’en savoir plus. Et Tobias…

— Oui ?

— Je continuerai de faire suivre tes lettres à Sharon.

Il sourit.

— Merci, Ajax.

 

***

 

« … sera-t-elle capable de prendre la succession de l’empereur Marcelin ? La grande-duchesse Rebecca n’a après tout jamais dirigé plus qu’une maisonnée…

— La grande-duchesse Rebecca est à présent la seule famille de l’impératrice Solène ! Qui, sinon elle, pour prendre la succession en attendant que l’impératrice soit en âge de diriger ?!

— Elle n’est elle-même pas de sang impérial, elle est simplement la cousine de l’impératrice consort Élisa. Elle n’a AUCUNE expérience politique. Ne courrons-nous pas à la catastrophe si…

— L’empereur Marcelin a-t-il jamais régné seul ? Nos dirigeants ne sont pas des despotes, et la famille impériale s’est toujours appuyée sur le gouvernement… »

J’éteins la télévision-page.

Passée la période de deuil, les journalistes s’en sont donné à cœur-joie. Plus le temps passe, plus je les hais. Viscéralement.

On remet constamment en cause la capacité de Rebecca à diriger.

Les paroles du ministre de la justice me revenant en mémoire, je ne peux qu’être inquiet.

Solène a besoin de Rebecca. Et même si je voudrais pouvoir le nier, je sais que le contraire est également vrai. Si Rebecca n’a pas Solène dont s’occuper, que lui reste-t-il ? Ses enfants occupaient toutes ses pensées. Maxence et Charlotte étaient sa vie. Je sais qu’elle tient à moi, mais je n’ose espérer que moi seul lui donnerait l’envie de continuer. Elle a besoin de Solène.

Me redressant, je prends la direction du bureau où elle passe à présent ses journées. Comme pour fuir sa peine, elle s’est plongée dans le travail. Elle étudie chaque dossier laissé par l’empereur. Je savais qu’elle aurait l’obligation de s’y plonger tôt ou tard, mais son entrain prend des proportions inquiétantes. Ce dont j’ai peur, c’est surtout qu’elle se plonge dans tout ça pour ne pas trop approcher Solène. Il est temps que je la confronte à ce sujet. Je sais que ça va être un moment pénible, pour elle autant que pour moi, et surtout, je sais qu’elle agit au mieux, parce que c’est ce que tous attendent d’elle, hors du palais. Mais ce que j’espère, moi, c’est qu’un jour elle puisse revivre.

 

— Entrez.

Je pousse la porte du bureau. Rebecca lève les yeux et a un faible sourire.

— C’est toi.

Elle se replonge immédiatement dans son document.

— Ça avance bien, ces renvois de personnel ?

— À merveille. Tous les proches de Garm sont déjà partis. Les employés réguliers qui n’avaient pas pu justifier certaines absences suspectes ont été renvoyés. Je continue, nous passons tout le monde au peigne fin.

— Parfait, murmure-t-elle sans lever les yeux.

Je laisse le silence s’installer. Pendant quelques instants, elle garde la tête baissée, mais je sais, au geste irrité qui agite ses doigts, qu’elle comprend que j’ai davantage à dire. Elle me jette finalement un regard perçant.

— Je t’écoute.

— Tu devrais aller voir Solène. Elle va mal.

— Il y a un million de choses que je dois faire, Ajax, rétorque-t-elle d’un ton irrité.

— Rebecca….

— Ajax, s’il te plaît, me coupe-t-elle.

Elle passe une main lasse sur son front avant de se lever brusquement, puis part se poster devant la fenêtre du bureau. Ses épaules sont agitées de soubresaut. Je la rejoins en deux enjambées et l’entoure de mes bras.

— Elle a besoin de toi, tout comme tu as besoin d’elle… Je sais que c’est cruel de t’en demander autant. Je sais…

— Tu ne sais rien du tout !

Elle fait volte-face et je plonge mon regard dans le sien.

— Je sais, Rebecca. Je ne peux pas prétendre que je comprends le quart de ta peine, mais ils me manquent, à moi aussi.

Sa respiration se saccade. Elle me repousse doucement.

— Je veux être… Je… Il y a tellement… de choses à faire.

— Je t’aiderai… Dis-moi ce que je peux faire, et je t’aiderai.

Elle se tait un moment. Elle me jauge du regard.

J’ignore à quoi elle pense, mais j’ai le sentiment qu’elle m’évalue. Elle a quelque chose en tête. J’attends, patiemment.

— Tu t’y connais en finances ? finit-elle par demander d’une petite voix.

Je hausse les sourcils. Je me sens flatté qu’elle me considère pour un sujet si sérieux.

— J’ai quelques notions, oui.

— Moi, je n’y comprends rien… Et le ministre de l’économie veut me voir, et…

— Je t’aiderai, j’ai dit.

Elle paraît hésiter encore quelques instants, puis fait quelques pas vers le bureau. Elle désigne alors des documents.

— Je dois prendre connaissance de tout ça avant le rendez-vous.

J’avise la hauteur de la pile. Je crois finalement qu’elle n’essayait pas juste de trouver une excuse pour ne pas voir Solène. Elle est vraiment noyée dans la masse que représente sa prise de fonction.

— Rebecca, pourquoi n’irais-tu pas voir Solène, cet après-midi ? Je vais, moi, lire tout ça, et je te ferai un résumé de ce qu’il y a d’important à savoir avant ton rendez-vous.

— Tu… Tu en es vraiment capable ?

De diriger Délos ? Non, assurément pas. Mais je vais faire semblant.

— Oui. Tu ne peux pas tout supporter toute seule, alors laisse-moi t’aider, vraiment. Puis j’ai fréquenté l’École Supérieure du Troisième. J’ai fini second de ma promotion, je ne suis pas un idiot. Laisse-moi un peu de temps, je suis certain que j’arriverai à te résumer tout ça.

Elle a un faible sourire.

— Je ne sais pas quoi dire pour rassurer Solène.

Je l’observe un moment.

— Tu n’as pas besoin d’y mettre de mots pour le moment. Passe simplement un moment avec elle. Écoute-la parler. C’est tout. C’est une gamine qui a juste besoin de savoir qu’elle a encore quelqu’un auprès d’elle.

Elle opine du chef. Puis, elle fait demi-tour, et sans plus ajouter un mot, elle sort.

 

***

 

Je suis moins bête que je ne le pensais. Ce qu’on envoyait à l’empereur était déjà plutôt simplifié, et j’ai sans doute bénéficié de la meilleure éducation. Pour quelqu’un qui ne s’est jamais intéressé à ce genre de chose, c’est un parfait charabia. Rebecca est une femme intelligente, mais malheureusement, sa famille attendait avant tout d’elle de faire un bon mariage, et pas autre chose. Cette idée me révolte. Tant de potentiel gâché…

Nous avons passé chaque soirée jusqu’à son rendez-vous avec le ministre à remédier à ce qu’elle n’a jamais appris jusqu’à présent.

Elle comprend très vite. Elle est remarquablement intelligente, je ne peux m’empêcher de l’admirer. Elle intègre facilement tout ce que je lui explique, et rapidement, elle connaît les dossiers en cours sur le bout des doigts.

 

Le jour où le ministre vient, elle est prête. Je suis dans le bureau, partie du décor, et à chaque fois qu’elle prend la parole, elle repousse les limites de mon admiration. Malgré le deuil, malgré l’adversité, elle brille.

Quand Prius Pluto, le ministre de l’économie, repart, l’air à la fois impressionné et profondément irrité, je suis ravi. C’est un proche de Typhus. Après ce que m’a avoué le ministre de la justice, je ne doute pas qu’il était là pour la tester, à la recherche d’un angle d’attaque, d’une faille qui mènerait à la destitution de Rebecca.

Elle, est épuisée.

Je la vois se lever du bureau, et se diriger vers un placard duquel elle sort une bouteille de vin. Je m’apprête à parler quand elle me demande de la laisser seule.

Son ton est strict. Je n’ose désobéir.

Je m’incline, et la laisse s’oublier.

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A Dramallama
Posté le 18/10/2024
Coocoo Cleooo!

Et un autre chapitre déchirant …

Dur dur pour Rebecca de s’occuper d’une enfant alors qu’elle doit 1. Gérer les cretins, 2. Gérer Delos, 3. De gérer (je remarque la fin d’ailleurs… le début 🥺).

Ajax aussi mine de rien, il prend beaucoup sur lui je trouve, et ohmondieu mais HEUREUSEMENT qu’il a passé ses derniers mois à l’EST à cravacher comme un fou en fait!

Question: Achille Byron, il doit bien se rendre compte que son fiston a été « propulsé » au Sommet, de manière effective. Qu’en pense t il de tout ça?

À bientôt :)
Cléooo
Posté le 18/10/2024
Et coucou Dramallama !

Oui tu as tout à fait raison, Ajax, du fait qu'il accompagne Rebecca partout, se retrouve un peu propulsé sur le devant de la scène, donc Achille va forcément être au courant :)
Mais il ne peut pas non plus venir toquer à la porte du palais impérial (d'autant plus par les temps qui courent).

En tout cas pas sans y être... invité.... :O

À bientôt !
A Dramallama
Posté le 18/10/2024
mdrrr, quand j'ai lu le 'en tout cas pas sans y être... invité... :O' j'ai eu l'OST de la video avec la marmotte au 'death stare' en arrière plan! 😂

et bien écoute, bien hâte!
Cléooo
Posté le 18/10/2024
C'était à peu près ce que j'imaginais aussi xD Parfait ! Je devrais bientôt finir, j'espère d'ici une ou deux semaines ! À bientôt hihi
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