Chapitre 31 : Les hommes au sommet.
Deux mois plus tard.
Le Sommet – Mois de septembre de l’an 2704.
Rebecca boit de plus en plus souvent. Les journalistes ne se lassent pas de ressasser encore et encore l’attentat survenu trois mois plus tôt.
Je vois son regard se perdre sur l’écran-page. Ses lèvres sèches, ses mains tremblantes.
Il doit être épuisant de souffrir continuellement ainsi.
— Je ne veux plus qu’ils en parlent.
— Pardon ?
Elle a la bouche entrouverte.
Ce soir encore, les journalistes ont une nouvelle fois mentionné la perte de ses enfants.
— Je ne veux plus qu’ils en parlent.
L’un d’eux a tenu des propos particulièrement durs à l’égard de Rebecca, interrogeant ses interlocuteurs sur la capacité d’une femme anéantie par la perte de ses enfants à diriger la cité.
Elle tourne le regard vers moi.
— Je ne veux plus qu’ils en parlent, Ajax.
Je ne suis pas certain de ce qu’elle attend de moi. Que pourrais-je…
— Je ne veux plus qu’ils salissent les noms de Maxence et Charlotte… Ils les utilisent pour me faire du mal, je le sais…
Elle éclate en sanglots.
Je me lève aussitôt et accoure pour la serrer dans mes bras. L’odeur du vin me monte au nez alors qu’elle tremble contre moi.
— Je n’en peux plus… !
Ma mâchoire se crispe.
— Tout ira bien. Je te promets que tout ira bien…
Elle se tait, le corps toujours agité de tremblements. La rage me vrille l’estomac.
Elle se contente de pleurer. Je sais que ce soir encore, elle a trop bu. Je la berce, jusqu’à ce qu’elle s’endorme dans mes bras, épuisée par ses propres larmes.
Alors que je la porte jusqu’à ses appartements du Sommet, je croise Solène. La petite a pris l’habitude de faire ça. Elle rôde dans les couloirs, souvent aux alentours de là où se trouve sa cousine. En nous apercevant, elle hausse les sourcils et accoure vers nous.
— Rebecca ?! Elle est malade, Ajax ?
Je lui souris.
— Non, maîtresse Solène. La grande-duchesse est simplement très fatiguée. Je l’emmène au lit. Vous devriez aller dormir aussi, n’est-ce pas ?
Elle hoche la tête, incertaine.
— Tout ira bien, maîtresse Solène.
— Tu m’appelles « maîtresse », maintenant.
Ma bouche s’entrouvre. Elle me lance un regard perçant. Ses yeux gris, les yeux de son père, semblent vouloir fendre mon âme.
— Oui… Oui, je travaille ici, à présent.
Solène fronce les sourcils.
— Charlotte serait triste de savoir ça, murmure-t-elle.
Elle se détourne vivement, et s’en va.
Un trou béant s’est formé dans ma poitrine.
Je ne crois pas qu’on m’avait déjà fait si mal en si peu de mots.
Je baisse les yeux vers Rebecca. Par le ciel, merci, elle est profondément endormie.
J’ignore les larmes qui roulent sur mes joues.
Je marche comme un fantôme dans les couloirs du palais, puis arrivé à destination, je dépose Rebecca dans son lit, et reviens sur mes pas, le cœur comme lacéré.
Je sais que Solène est triste. Je sais qu’elle a perdu sa mère, son père et ses cousins. Je sais que Charlotte était comme une sœur pour elle. Je sais que je ne peux me targuer d’aucun lien réel avec les enfants de Rebecca. Pourtant ils ont laissé un vide immense dans mon cœur en partant. Je me souviens du sourire de Charlotte, toute gamine, quand elle m’apportait des chocolats dans ma chambre, et ça me prend à la gorge. Je me rappelle Maxence, qui petit à petit s’ouvrait à moi, et devenait un garçon merveilleux. Le garçon que j’aurais voulu être. Je l’admirais vraiment, et je n’ai jamais eu la chance de le lui dire.
Les larmes m’étranglent. Ils me manquent atrocement, tous les deux, et je n’ai pas le droit de pleurer. Ce doit être mon secret. Personne ne doit savoir à quel point ils ont compté pour moi. Ce sera ma punition, pour n’avoir su les protéger. Pour avoir cru qu’ils étaient invincibles, quand je savais pertinemment que personne n’est invincible.
J’ignore combien de temps il m’a fallu pour me ressaisir. Je suis sûrement resté des heures, adossé à la porte de chambre de Rebecca.
Quand je reprends mes esprits, je suis devant le bureau de l’empereur Marcelin. J’y pénètre.
Quel droit ai-je d’être ici ? Aucun.
Pourtant, je prends place sur le siège qui fut celui de l’empereur, et celui depuis lequel Solène régnera un jour. Je tire une feuille de papier vierge devant moi.
Je rédige un premier brouillon.
Puis une centaine d’autres.
Livres de droits à l’appui, faible lumière d’une chandelle pour éclairer mon impertinence nocturne, je rédige encore et encore le même texte.
Il doit être parfait. Il interdira à tout jamais à quiconque de citer les membres décédés de la famille ducale. Est-ce égoïste ? Est-il possible que je le fasse pour contrer ma propre peine ? En partie. Mais pas uniquement. Je refuse de voir Rebecca dans cet état, de la laisser peu à peu sombrer.
L’aube pointe quand je suis finalement satisfait.
Sur le bureau, je laisse un message à Rebecca pour l’informer que je suis descendu au Troisième. Mon texte est parfait. J’ai forgé la signature de la grande-duchesse, et le sceau impérial trônait sur le bureau. Je n’avais qu’à tendre la main pour m’en emparer.
Plus jamais on n’entendra prononcer les noms de Charlotte et Maxence par ceux qui ne tenaient pas à eux.
J’ai atteint la porte du palais impérial et m’apprête à sortir quand un bruit de pas résonne dans le hall de marbre.
— Ajax ?
La voix est fluette. Je me retourne pour voir la jeune impératrice accourir vers moi. Je m’incline, puis constate son regard fuyant. Elle a les mains cachées dans le dos et l’air embarrassé.
— Que puis-je faire pour vous… maîtresse Solène ?
Quand j’ai hésité, elle a levé les yeux vers moi.
— Je suis désolée pour ce que j’ai dit hier. C’était méchant.
Je hausse un sourcil. Elle dévoile alors ce qu’elle tenait. C’est une part de gâteau au chocolat, qu’elle me tend. Je l’observe quelques instants, alors que mon cœur a bondi dans ma poitrine, puis je pose un genou à terre, devant elle.
— Je ne vous en veux pas, maîtresse Solène. Charlotte et Maxence me manquent beaucoup, à moi aussi. Je comprends votre tristesse.
Des larmes viennent flouter le gris de ses yeux. Elle garde la pâtisserie tendue devant elle, et je la prends de ses mains.
— Merci.
— Tu vas rester ici avec nous, n’est-ce pas ?
— Évidemment.
— Est-ce que Rebecca va bien ?
Je m’efforce de sourire.
— Elle ne va pas très bien, maîtresse Solène. Mais petit à petit, elle ira mieux, comme vous. Nous ferons tout pour, n’est-ce pas ?
Solène renifle et hoche la tête.
— Ajax, je peux te dire un secret ?
Je suis surpris par le ton sérieux qu’elle a employé.
— Bien sûr…
Elle paraît hésitante. Elle jette un coup d’œil furtif autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’y a personne autour. Puis finalement, elle plante son regard dans le mien.
— Le jour où papa et maman sont morts… Je n’avais pas vraiment la grippe.
Mon cœur se met à battre furieusement. Je sens mes yeux s’écarquiller. La gamine rougit.
— Je veux dire… J’avais un petit rhume, mais j’allais bien. J’ai entendu papa et maman en parler. Ils ont dit qu’au cas où il arriverait quelque chose, il fallait que je reste au palais…
Ma mâchoire se crispe. Je sens mes dents grincer. Rebecca avait raison… Elle était persuadée que l’empereur Marcelin avait laissé sa fille au Sommet pour parer tout drame qui aurait pu se produire pendant la tournée au Quatrième. Pour cette raison, elle non plus, ne voulait pas que ses enfants descendent. Henry a insisté…
L’empereur avait-il envisagé que tous puissent être pris pour cible ? Je n’ose réfléchir à une telle éventualité. Quoiqu’il en soit, il craignait quelque chose, et c’est arrivé.
J’en suis là de mes pensées quand je constate que la jeune impératrice a baissé les yeux, l’air terriblement mal à l’aise. Doucement, je prends sa main dans la mienne.
— Maîtresse Solène ? Écoutez-moi bien. Ce n’est pas votre faute, suis-je clair ? Ce n’est aucunement votre faute. Mais vous devez me promettre que jamais, jamais vous ne répèterez cela à maîtresse Rebecca. Jamais, m’entendez-vous ?
Solène a le regard fuyant.
— Elle serait fâchée ?
Mon cœur se brise un peu. Si elle savait…
Rebecca serait dévastée d’apprendre la vérité. Je doute qu’elle serait capable de faire la part des choses. Je ne voudrais pas qu’elle se détourne de sa cousine.
— Non, maîtresse Solène, mais elle serait malheureuse qu’on lui rappelle de si mauvais souvenirs. Elle doit aller de l’avant, pour pouvoir veiller sur vous, n’est-ce pas ? C’est pourquoi il ne faut pas lui en parler. Il ne faut en parler à personne. Pouvez-vous me promettre que vous ne le raconterez jamais à personne ?
Elle hoche la tête, l’air malheureux.
— Merci, maîtresse Solène. Je dois m’occuper de certaines choses à présent… Mais je serai vite de retour. La grande-duchesse ne tardera plus à se réveiller, vous devriez aller prendre votre petit-déjeuner à la serre, elle vous rejoindra bientôt.
— D’accord… Et Ajax ?
— Oui ?
— Toi, tu es fâché ? Parce que Charlotte et Maxence sont morts et pas moi ?
Je presse doucement sa petite main. Elle a l’air tellement malheureuse.
— Je ne suis aucunement fâché contre vous. J’aurais été triste qu’il vous arrive du mal, maîtresse Solène. Je suis très en colère contre ceux qui ont fait ça à votre famille, mais pas contre vous. Je suis votre ami, maîtresse Solène. Je vous le promets.
Je me redresse et pose une main sur sa tête. Elle lève les yeux vers moi et a un faible sourire. Puis, très brièvement, elle m’entoure de ses bras et me serre contre elle, avant de s’enfuir à toute jambe vers le couloir qui mène à la serre.
***
Le premier ministre vient au Sommet. Aaron Typhus était un ami de l’empereur Marcelin, et il entretenait des relations cordiales avec le grand-duc Henry. Rebecca n’a jamais été proche de lui. Si elle ne le hait pas, elle ne l’apprécie pas particulièrement non plus. Elle n’a jamais réellement eu à le côtoyer, sinon à des soirées mondaines pendant lesquelles elle ne s’intéressait de toute manière pas à des choses aussi triviales que la politique de la cité.
Pourtant, à son tour, il vient la tester. Nous n’avons eu que peu de temps pour nous préparer, cette fois. Il a qualifié sa visite « d’urgente ».
À son arrivée, il a salué la jeune impératrice avec solennité. Puis quand j’ai suivi ma maîtresse en direction du bureau, il m’a lancé un regard foudroyant.
— Rebecca, y a-t-il une raison particulière au fait que cet esclave nous suive ?
Elle m’a lancé un regard incertain. Quand Aaron Typhus a reporté son attention sur elle, elle m’a ordonné de l’attendre à la serre.
À regret, j’ai obéi. La laisser seule avec lui ne m’enchantait pas, mais lui désobéir face au second représentant de l’autorité délosienne l’aurait mise en porte-à-faux.
***
— Ajax ?
Je suis assis sur l’une des chaises en fer blanc de la serre et tourne la tête vers Tobias qui vient de m’y rejoindre.
— Il est enfin parti ?
— Le premier ministre ? Oui, depuis une bonne heure…
Je fronce les sourcils.
— Et où est la grande-duchesse ?
— Oh, elle s’est enfermée dans son bureau depuis le départ de Typhus. Elle a demandé qu’on lui porte de quoi boire et…
Je serre les dents et me relève brusquement.
— Merci Tobias.
Je passe devant lui à toute vitesse. Oh, Rebecca… Qu’a-t-il pu te dire, qui te fasse une nouvelle fois craquer ?
Arrivé à la porte du bureau, j’abaisse la poignée, et réalise qu’elle s’est enfermée. Je jette un bref regard autour de moi.
Il y a des serviteurs qui passent dans le couloir.
— Rebecca…
J’ai parlé à voix-basse. Pas de réponse.
Je frappe à la porte.
— Maîtresse Rebecca, ouvrez la porte.
Aucun bruit. La peur s’insinue peu à peu dans mes veines. Je secoue énergiquement la poignée de la porte.
— Maîtresse Rebecca !
Il n’y a toujours aucune réaction, sinon celle des serviteurs qui tournent des mines outrées en ma direction.
Rien à faire.
Je recule d’un pas, lève une jambe, et donne un grand coup dans le bois de la porte. Elle se fissure.
Un bruit de verre attire mon attention. Je patiente une seconde. Elle ouvre finalement. Quand le bois s’écarte de son montant, je découvre son expression choquée.
— Non mais… Ça ne va pas bien dans ta tête ?
Je la repousse à l’intérieur de la pièce et claque la porte derrière moi. Je saisis son visage à deux mains et dépose un baiser sur ses lèvres… avant qu’elle ne me repousse brutalement, l’air horrifiée. Elle tourne alors des yeux écarquillés vers le bureau. Je suis son regard.
Solène se trouve là, la bouche entrouverte. Elle a le visage écarlate.
Je suis à peu près certain que je prends la même teinte.
Solène se lève lentement. Elle jette des regards gênés vers Rebecca, qui, les mains sur les hanches, me lance un regard assassin.
— Je suis désolé…
Je ne me suis jamais senti si bête. Je jette un œil au côté intérieur de la porte, vaguement fissuré. C’est un bois épais. Je n’y ai pas été de main morte.
— J’ai cru que… Je suis sincèrement désolé, maîtresse Rebecca… Maîtresse Solène.
La gamine m’adresse un regard timide.
— Solène, ma chérie… Je te rejoins plus tard, va dans ta chambre, d’accord ? Je dois parler avec Ajax.
Oh, que ce ton est mauvais.
Solène ne se fait pas prier et trottine vers la porte, qu’elle ouvre et claque précipitamment derrière elle.
Je baisse les yeux. J’ai vraiment le sentiment d’être un gosse qui vient de faire une grosse bêtise.
— Je peux savoir ce qui t’ait passé par la tête ?
— Tu devais me rejoindre à la serre… Tobias a dit que tu t’étais enfermée dans ton bureau et…
— Et j’ai besoin de ta permission pour ça ?!
Je serre les dents et n’ose affronter son regard.
— Il a dit que tu avais demandé qu’on te porte à boire…
Je jette un coup d’œil. Sur le bureau, une cruche finement ciselée laisse transparaître un liquide orangé. Bon sang, Tobias ! Je finis par rendre son regard à Rebecca. Elle est d’une pâleur pleine de fureur.
— Je suis vraiment désolé, j’ai eu peur.
Elle ferme les yeux une seconde, puis se détourne.
— J’ai appelé… Pourquoi n’as-tu pas répondu ?
— Parce que j’étais occupée, et que je ne pensais pas que tu étais imbécile au point d’essayer de défoncer la porte.
Elle retourne s’assoir derrière le bureau.
— Je ne savais pas que tu étais avec Solène…
— Oh, tais-toi donc. Ajax, j’ai suffisamment de problèmes pour que tu n’en rajoutes pas une couche. Va-t’en.
— Rebecca… ?
— Je te ferai appeler quand j’aurais besoin de toi. Sors d’ici, et fais-toi discret pour ces prochains jours. Suis-je claire ?
Elle est toujours pâle de colère. Je sais que je ne dois pas insister maintenant. Je voudrais, mais je ne peux pas… Elle a raison, je ne peux pas lui infliger davantage. Bon sang, Solène m’a vue l’embrasser. Sans compter les serviteurs dans le couloir. Mais quel crétin je suis parfois…
Penaud, je quitte le bureau. J’attendrai qu’elle ait besoin de moi, alors…
Ah! Ajax qui craque ! En même temps il porte beaucoup de mondes à bout de bras donc il fallait bien que ça arrive…
C’est donc pour cela que dans Delos seul Gaby est vraiment au courant, les médias n’ont plus eu le droit d’en parler et donc les personnages les plus jeunes ne s’en souviennent pas!
Ah… cette fameuse grippe… question: donc Marcelin avait zéro problème à mettre en danger la vie des enfants de Rebecca ? Et Elisa?
Et autre question, Henry, dans tout ça. Rebecca elle le pleure ou elle le juge responsable (que ce soit « sa » faute que les enfants soient… parce qu’il n’a pas voulu l’écouter)?
En vrai désolée pour Rebecca mais une alcoolique en devenir, dépressive qui s’enferme dans son bureau sans répondre après un rendez vous aussi plaisant qu’une crise d’urticaire… bah ça pue!
À bientôt !
Oui, c'est en effet pour ça que l'histoire a été un peu "oubliée", car censurée par Rebecca (par Ajax, en fait, mais officiellement par Rebecca). Les gens plus âgés le savent, évidemment, mais par exemple à ce moment Thibault à onze ans, Gabi en a neuf... Qui s'intéresse beaucoup à la politique à cet âge-là?
Pour ce qui est de la grippe, en soi, je dirai que c'était vraiment un "au cas où" parce que Marcelin ne partait pas en pensant qu'il allait mourir non plus. Je dirai plutôt qu'ils ont pensé (Élisa et lui) que si jamais le pire devait arriver, il valait mieux laisser Solène en haut, sans pour autant penser qu'il allait effectivement se passer quelque chose.
Quant à Henry, j'imagine que s'il avait survécu, Rebecca lui en aurait vraiment voulu, ceci dit c'est plus difficile de le blâmer dans ces conditions.
Et pour le craquage d'Ajax... Oui faut dire qu'il est un peu sous pression, et qu'il voit Rebecca se "détériorer", ce qui le rend un peu irrationnel. Mais j'avoue que j'ai surtout écrit cette scène dans une optique de faire comprendre que Solène savait depuis très longtemps qu'il y avait quelque chose entre Ajax et Rebecca :)
À bientôt Dramallama !