CHAPITRE 31
Dormir dans les bras d’Akira m’a procuré un bien meilleur sommeil, même si mon frère s’est probablement éclipsé dès mon assoupissement. Au matin, j’entrouvre les yeux et les révélations de la veille, ses craintes, l’arrestation de Michel, m’atteignent tels des assaillants embusqués sur les bords de ma conscience.
Je me redresse d’un seul coup, respire profondément. En présence d’un danger de cette ampleur, je trouve toujours cette phrase en moi : tu as déjà connu ça. Reste calme. Tiens bon.
La dernière fois, chronologiquement, que j’ai été ébranlée de cette façon, c'était dans les années 50, quand j'étais journaliste en Italie, enquêtant sur la corruption locale avec mon partenaire, Roberto Mezzogiorno. Les menaces étaient réelles. J’avais peur pour lui, surtout – d’autant qu’il y avait une quête de vérité un peu suicidaire chez ce vieux professionnel bougon que j’admirais tant.
Et avant cela, la guerre et la Résistance, bien sûr.
Les peurs intenses ont été fréquentes dans ma vie, en fait.
Par exemple, j’ai encore en mémoire la frayeur éprouvée quand j’ai été convoquée au milieu d’une nuit d’orage par le Seigneur Alberic. Conduite par les deux gardes à la lueur de leurs torches, sursautant à chaque fois que le tonnerre se faisait entendre, j’essayais de mettre sur pied une stratégie de fuite en cas de mise en accusation. Avoir toujours un plan en tête, quel que soit les circonstances ou l'époque, c’est essentiel. Mais mon esprit était plein de pensées désordonnées, je n’arrivais pas à réfléchir de façon cohérente.
Dans l’escalier qui menait au Seigneur, un cri humain mais inarticulé et d’une stridence à glacer le sang retentit. Les gardes me firent accélérer le pas. Je n'étais guère pressée de faire face à mon destin qui, je le craignais, ressemblait à un bûcher improvisé ou je serais jetée dès la fin des intempéries.
J’arrivai dans une grande pièce éclairée presque comme en plein jour par de multiples flambeaux et bougies allumées à la hâte. Je discernai de riches tapis sur le sol, des tapisseries au mur, et deux fauteuils aux décorations élaborés - où, sans doute, le Seigneur et sa Dame prenaient place quand ils recevaient leurs visiteurs.
Pour le moment, tout un petit groupe - le couple seigneurial et leur entourage - se tenait debout dans un certain désordre. Des manteaux, capes et robes enfilés à la hâte au-dessus de chemises de nuit. Au milieu de la pièce, par terre, au centre de toute l’attention, Audeline dans une longue tunique blanche. Nouveau coup de tonnerre. Comme si le bruit était un coup de fouet qui avait atteint la petite fille, Audeline roula sur elle-même, poussant un hurlement. Qu’un cri d’une telle puissance puisse émaner d’une si petite personne était étonnant. Elle criait mon nom. “Jeaaaaaaaannne!!!”
Le Père Haudouin se tenait au-dessus d’elle, un crucifix à la main. Il l’aspergeait d’eau bénite et de prières sans qu’elle semble même consciente de sa présence. Je distinguai aussi la jeune femme qui accompagnait l’enfant partout, les bras ballants et une expression de triste impuissance mêlée d’exaspération sur son visage.
Le Seigneur Alberic s’avança vers moi, une petite femme brune à ses côtés. Je ne l’avais jamais vu de si près.
- Jeanne ? demanda-t-il.
Avant même que je ne puisse répondre, il désigna sa fille d’un geste qui signifiait : “fais quelque chose”.
Je m’approchai d'Audeline, caressant timidement sa joue alors qu’elle reprenait souffle après ses cris, murmurant des paroles que je voulais réconfortantes. Je la soulevai comme lors de ses visites dans les cuisines. Elle me laissa faire, et je sentis ses bras prendre leur place habituelle autour de mon cou. Sa respiration se calmait progressivement tandis que je continuais de lui parler en me balançant de droite à gauche pour la bercer. Les yeux baissés, je ne regardais personne autour de nous. Un moment de calme, parcouru de chuchotements, s'instaura. Nouveau coup de tonnerre, moins fort que les précédents. Audeline tressaillit, je tapotai son dos sans cesser de lui parler à mi-voix.
Quand j’osai lever les yeux, le Seigneur Albéric était planté devant moi. Il prit la parole mais sur un ton à peine plus haut qu’un chuchotement. Il pouvait constater qu’Audeline s’endormait et il ne voulait pas être à l'origine d’une nouvelle crise.
- Jeanne, puisque c’est ton nom, comment se fait-il que ma fille te connaisse et te réclame ?
En quelques mots, je mentionnai les visites d’Audeline aux cuisines.
- Moi-même, j’ignore pourquoi Audeline trouve ma présence apaisante, mon Seigneur.
Il jeta un regard vers sa femme. Derrière eux, j'aperçus Brisart, aux côtés du prêtre qui me considérait sombrement.
- Je veux savoir qui tu es et depuis combien de temps tu travailles ici, déclara Alberic. Nous devons comprendre ce qui est à l'origine de l’influence que tu sembles avoir sur mon enfant.
Dame Hermance posa la main sur le bras de son mari. Dans l'état de stupeur où je me trouvais, je songeai avec irrévérence qu’elle ressemblait à une petite souris, visage étroit, nez pointu, avec des yeux noirs attentifs à tout ce qui l’entourait.
- Mon ami, dit-elle, vous avez raison, nous avons besoin de réponses à toutes ces questions. Mais en cet instant, Audeline s’est finalement endormie. Jeanne va rester avec elle pour la nuit avec Agnès, n’est-ce pas Jeanne ? Et nous parlerons demain. Qu’en pensez-vous ?
Albéric posa sa propre main sur celle de son épouse en signe d’assentiment.
- Vous avez raison. Allons tous reprendre le cours de cette nuit. Demain matin, nous y verrons plus clair.
Le Père Hardouin surgit.
- J’ai une question à poser à cette personne avant toute chose, déclara-t-il d’une voix sonnante.
Il se tourna vers Brisart qui s'avança à ses côtés. Après un hochement de tête d’acquiescement du Seigneur, le prêtre me regarda. Je sentis qu’une fois de plus, il voyait tout à la fois ‘Jeanne’ et le souvenir de celle que j’avais dû être dans une vie précédente.
- Fille, dit-il, peux-tu affirmer, en regardant le Capitaine Brisart, que tu n’as pas usé de magie, sortilèges et autres diableries pour attirer et fasciner cette enfant ?
Je le regardai, stupéfaite. Puis je posai mes yeux sur Brisart, impassible. Instant de silence. Je réalisai que tout le monde attendait que je réponde.
- Je n’ai utilisé aucune magie, aucun… rien de tel, dis-je en butant sur les mots. Je ne connais rien de tout cela.
Quel œil regarder, le vert ou le brun ? Je serrai Audeline contre moi, soudain consciente de ma vulnérabilité. Si Brisart déclarait que je mentais, je me trouverais dans une situation inextricable. Mais, comme s’il sentait mes inquiétudes, je perçus l’ombre d’un sourire sur son visage. Ou était-ce seulement l’expression de mes espoirs ?
Brisart regarda Albéric sans dire un mot. Il devait exister un mode de communication entre eux car le Seigneur déclara aussitôt :
- Donc tout va bien. Merci, mon Père, pour votre présence d’esprit, un important point établi. Jeanne a dit la vérité, que chacun retourne à son lit. Nous reprendrons cette conversation quand il fera jour.
2.
Parce qu’elle avait des cauchemars et un sommeil agité, Audeline ne dormait plus avec son père et son épouse. Un lit avait été installé dans une pièce adjacente où elle passait la nuit avec Agnès, la jeune femme chargée de la surveiller.
J’essayai d’engager la conversation avec cette dernière alors que nous nous couchions, j’avais tant de questions sur Audeline. Mais Agnès me jeta un regard sans expression et détourna son visage comme si je n’avais pas dit un mot.
Si Agnès ôta sa robe pour se coucher en simple chemise, je n’osai faire de même dans cette petite pièce si proche de notre Seigneur. Je m’étendis tout habillée, Audeline dans mes bras. Je songeais à Tiphaine, qui ne me verrait pas revenir de la nuit. Comme j’aurais aimé lui faire porter un message pour la rassurer !
Une fois sur le lit, la petite fille se pelotonna fiévreusement contre moi. Le souvenir de mes premières nuits auprès du Mongol me vint à l'esprit. N’était-ce pas un juste retour des choses ? J'étais aussi éperdue et craintive que cette enfant lorsqu’il m’avait prise sous son aile. Cette nuit-là, il m’était donné de la pourvoir du réconfort que j’avais si amplement reçu.
Je l’entourai et la serrai dans mes bras, soucieuse qu’elle sente sa petite personne entièrement protégée.
3.
Le bien-être d’Audeline avait une immense importance pour le Seigneur, je le constatai le lendemain matin. Après la messe et la collation, vêtue d’une robe qu’une des suivantes de Dame Hermance m’avait prêtée et aidée à enfiler, je me trouvais assise sur une chaise qui faisait face aux fauteuils du Seigneur et de sa Dame. Audeline, qui refusait de prendre la moindre distance avec moi, était perchée sur mes genoux et jouait avec les liens qui fermaient le col de ma robe.
Brisart était assis aux côtés du Seigneur, et le Père Haudouin avait pris siège du côté de dame Hermance. J'étais en face d’eux, pleine d'appréhension. Maintenant qu’Audeline était calmée, j'espérais retourner aux cuisines, retrouver Tiphaine et reprendre le cours normal de mes journées.
Après une prière, la conversation commença, avec l’intervention du Père Haudouin.
- Fille, lança-t-il sur le même ton accusateur que la veille, peux-tu affirmer que, avec ou sans magie, tu n’as pas tenté d’attirer l’attention et la confiance de l’enfant par ruse, tentation ou autres subterfuges dont les femmes sont friandes ?
Dame Hermance se tourna vers lui.
- Mon Père, je crois que nous avons établi qu’elle a un nom ? Elle s’appelle Jeanne.
Le prêtre hocha la tête, se soumettant à la réprimande à peine voilée. Puis la jeune femme se tourna vers moi.
- Veuillez répondre à la question pertinente de notre Père, Jeanne.
Je me tournai vers Brisart, toujours impassible.
- Je n’ai manigancé aucun… aucune ruse ou… subterfuge...
Brisart sourit au Seigneur qui, rassuré de ma sincérité, me demanda depuis combien de temps j’avais travaillé au château. Moins de trois mois. Le Père Haudouin intervint à nouveau.
- Jeanne (rapide coup d'œil vers dame Hermance) est la cousine de Tiphaine Plantureux, affirma-t-il.
Mes yeux rencontrèrent ceux de Brisart, le seul à savoir ici que ce n’était pas vrai. Rectifier la déclaration du prêtre incriminerait Tiphaine. C'était son mensonge, créé en ma faveur. Je ne dis pas un mot. Et Brisart resta silencieux lui aussi.
Tiphaine était appréciée par notre Seigneur, plus qu’elle ne le savait elle-même : il échangea un regard approbateur avec dame Hermance en entendant son nom. Rapidement, ils parvinrent à la conclusion que je devrais continuer à veiller sur Audeline pour les jours à venir, laissant derrière moi mon travail aux cuisines.
- Mon Seigneur, ma Dame…. dis-je.
J’affirmai mon désir de les servir au mieux de mes talents. Mais justement, mes compétences étaient aux fourneaux.
- Je ne suis pas mère, et n’ai jamais été chargée de m’occuper d’enfants. Saurai-je prendre soin de cette petite fille ? Je ne suis pas sûre d'être à la hauteur de l’attention qu’elle mérite…
Les craintes que j’exprimais étaient bien réelles. Mais je taisais ma plus grande inquiétude : me trouver séparée de Tiphaine. Hermance me sourit.
- Jeanne, nous assesserons la situation au fur et à mesure des journées. Et il semble qu’Audeline elle-même ait décidé que vous aviez les compétences requises…
4.
Ma vie au château fut transformée. Je vivais désormais mes journées au rythme d’Audeline, avait place à la table seigneuriale, dégustant les plats que, tout récemment, je contribuais à préparer. Agnès avait repris place auprès des suivantes de dame Hermance.
Je veillais sur Audeline avec attention, et à mon grand soulagement, la condition de l’enfant s’améliorait jour après jour. Si de mauvais rêves surprenaient son sommeil, elle se rendormait après un moment. Le jour, nous marchions ensemble dans le verger sous le soleil de fin d’été, et, puisqu'elle avait traversé un long mutisme, je l’encourageais à parler à haute voix avec des jeux que nous improvisions ensemble, échangeant des fleurs, rassemblant des brindilles, donnant des noms aux arbres comme s’ils étaient les personnages d’une histoire que nous imaginions au fur et à mesure.
Lors d’un repas, un petit jeu pour inciter l’enfant à manger - son appétit restait faible, elle préférait s’amuser avec ses aliments plutôt que les avaler - la fit rire. Un petit gloussement qui ne me surprit pas, mais je fus soudain consciente du grand silence qui se fait dans la large pièce. Tous nous regardaient. Un embarras grandissant m’envahit. Puis la voix du Seigneur retentit :
- Qu’il est bon d’entendre le rire de ma fille ! Cela faisait si longtemps !
5.
S’il était satisfaisant de contempler les progrès d’Audeline, je ne pouvais m'empêcher de craindre une rechute, toute aussi imprévisible, dont je serais jugée responsable. Et je payais d’ores et déjà un lourd tribut : l'amitié de Tiphaine.
J’avais espéré que, même si nous étions désormais séparées par nos tâches respectives, nous conserverions notre complicité et qu’elle profiterait de l'amélioration de mes conditions. Mais ma visite aux cuisines fut désastreuse.
Tiphaine avait appris les circonstances qui m’avaient gardé loin de notre existence commune par les rumeurs qui avaient suivi mon changement de situation. Quand je vins lui parler, elle était pâle et triste. Sans me regarder, elle assura qu’elle était très heureuse pour moi. Elle comprenait que je n’avais pas eu d’autre choix que d’acquiescer à la requête de notre Seigneur. Mais son visage et ses yeux rougis montraient qu’elle se sentait abandonnée.
Le Corbeau interrompit notre courte conversation, soulignant que les équipes de cuisine devaient faire face à mon départ subit. Il était malvenu de venir, en plus, les distraire en paradant mon nouveau statut sous leur nez.
Je quittai les lieux le cœur lourd.
Un matin, il se trouva que je marchai vers la chapelle, tenant Audeline par la main. Brisart soudain fut à nos côtés, et Audeline, qui lui souriait volontiers, tendit sa main libre dans sa direction. Il la saisit.
Je le remerciai de son silence au moment où le Père Haudouin avait déclaré que Tiphaine et moi étions cousines. Il sourit.
- Oh, les mots du Père Haudouin n'étaient pas inexacts, nota-t-il. N'êtes-vous pas la ‘cousine de cœur’ de Tiphaine ?
Je souris tristement.
- Je le suis certainement, mais en ce moment…
- Laissez-lui le temps de s’habituer à la soudaineté de ce changement. Et puis sa tristesse actuelle provient aussi de son inquiétude pour sa grand-mère qui n’est pas en bonne santé.
- Oh…
Après un instant de silence, il reprit :
- Vous savez, Jeanne, je suis toujours intrigué quand je vous considère. Je vous le dis en toute cordialité. Votre loyauté pour notre Seigneur est manifeste et votre présence accomplit des miracles. Mais… je perçois...
Le cœur battant, j’attendais les mots qui devaient conclure cette phrase alarmante.
- … vous avez un secret. Comme un puits obscur dans un jardin, et personne n'en sait rien. Même pas Tiphaine.
L’embarras me gagna.
- Ce secret n’est pas le mien, dis-je dans un élan spontané, soucieuse de ne pas le laisser sur l’impression d’une volonté de dissimulation de ma part. C’est pourquoi je ne peux rien dire.
Brisart s'arrêta net et se tourna vers moi. Il sourit et me dit doucement :
- Jeanne… Vous venez de me mentir.
Mortifiée, je me sentis rougir jusqu’aux cheveux. Il avait raison, bien sûr. Si un secret m’appartenait, c’était bien celui-là. Une des choses qu’Aemouna m’avait apprise lors de nos conversations, c’est qu’il appartient à chaque Semblable de dévoiler son secret à qui il l’entend.
- C’est votre droit, Jeanne, d’avoir un secret, reprit Brisart, marchant à nouveau vers la chapelle sans me regarder, ce dont je lui étais reconnaissante. Moi aussi, j’ai des secrets, croyez-moi, dont je ne dirais pas le premier mot à quiconque, même sous la torture ! Mais je suis loyal à notre Seigneur et c’est la seule chose qui compte. C’est ce qu’il me demande de déterminer, rien d’autre.
J'étais encore secouée par notre conversation lorsque je m’assis sur la petite chaise heureusement loin des regards sur le balcon d'où la famille seigneuriale assistait au service. Brisart, lui, était toujours invité à s’asseoir auprès d'Albéric. Audeline se plaça sur mes genoux et me regarda avec inquiétude. Elle percevait mon émotion. Puis elle me posa une question qui me surprit par sa profondeur et ce fut un soulagement de ne pouvoir y répondre. La messe commençait.
- Jeanne… me souffla-t-elle. C’est quoi un secret ?
5.
L’automne commençait à s’installer. Quand il pleuvait, Audeline et moi passions nos après-midis auprès du feu, à dessiner ou jouer. Le matin, le Père Haudouin se transformait en précepteur le temps d’une leçon. Le Seigneur voulait que sa fille, à présent assagie et curieuse de son environnement, apprenne à lire et à compter. Était-ce trop tôt ? Audeline n’arrivait pas à rester attentive bien longtemps. Elle avait le plus grand mal à former les lettres sur l’ardoise à sa disposition.
Le prêtre avait une attitude ambivalente à mon égard. Il avait repris d’un geste brusque une ardoise sur laquelle j’avais imprudemment posé la main - je n'étais pas son élève, seule Audeline devait recevoir son enseignement. Cela ne m’avait pas frappé outre mesure. Après tout, je maitrisais l'écriture et même la composition de missives, après mes années passées auprès du Mongol. Ainsi je n’aurais pas à prétendre ignorer comment former un A.
Il me regardait sévèrement quand Audeline quittait sa chaise et courait autour de nous. Mais par ailleurs, il tenait des propos étranges, posant parfois familièrement la main sur mon bras. Un jour, il affirma que je ressemblais à une princesse de sang royal qu’il avait eu le privilège d’approcher. Je n’avais jamais prétendu être une telle personne dans une vie antérieure, ce n’était pas une allusion à la rencontre qui avait probablement eu lieu dans notre passé. Je suspectai un compliment maladroit.
La leçon n’était donc pas une étape de la journée qu’Audeline ou moi attendions avec impatience. En revanche, dans l'après-midi, je demandais à la petite fille de devenir mon professeur et de m’apprendre ce qu’elle avait vu le matin même. Bien sûr, j'étais là, mais moi, je n’avais pas d’ardoise ! Ce changement de rôle amusait beaucoup Audeline.
Un après-midi, je regardais le ciel d’un gris incertain, espérant que le climat soit suffisamment clément pour nous permettre une bonne promenade. Il avait plu abondamment la veille. Soudain, en contrebas, j’aperçus Tiphaine, de dos, assise sur un petit monticule où parfois nous faisions une pause dans nos journées de travail.
Même si j'appréciais cette nouvelle vie avec Audeline, elle et moi devenant les deux parties d’une même entité comme pourrait l’être une planète et son satellite, Tiphaine occupait mes pensées. Je m’attendais toujours à la trouver près de nous quand je me réveillais le matin, prête à rire et à m'aider à me coiffer. Je n'étais plus bienvenue dans les cuisines, mais je me pris à espérer quelques moments de conversation en plein air.
Peu après, Audeline et moi nous dirigions dans sa direction. En nous approchant, je réalisai qu’elle n’était pas seule. Ses deux petites filles ramassaient des cailloux, et sa sœur, Berthe, se tenait non loin, immobile et tête baissée, affichant une expression lugubre.
Je m’assis près de Tiphaine qui se tourna vers moi. Elle était en larmes et se jeta dans mes bras avec le même abandon qu’Audeline dans les cuisines.
- Ma grand-mère est morte, murmura-t-elle dans mes cheveux.
Par-dessus son épaule, je voyais ses filles présenter leurs cailloux et un ou deux escargots à Audeline avec une petite révérence. Audeline semblait tout à la fois interdite et ravie.
Tiphaine se redressa, tira un vaste mouchoir de sa manche, essuya ses larmes et se moucha.
- Nous avons perdu la maison, soupira-t-elle. Elle appartenait à mon oncle et, ma grand-mère à peine en terre, il nous a dit de partir. Il était fâché avec mon père, et voilà, même après toutes ces années…
Elle fit une grimace, s'efforçant de ne pas repartir dans les sanglots.
- Alors je les ai amenées avec moi ici, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre… Le boucher, tu sais, celui de la rue principale, m’a fait une proposition.
- Il veut t’épouser ?
Elle eut un petit rire amer.
- C’est ce que j’ai pensé, il promettait de s’occuper des petites comme si c’étaient ses filles… mais c’est Berthe qu’il veut. Moi, tu sais… Je porte malheur, tu connais la chanson, et puis, je vais avoir 25 ans, je ne suis plus très jeune…
Berthe, les bras croisés sur sa poitrine, poussa un soupir en baissant la tête.
- Mais elle n’a pas 12 ans ! me recriai-je, surtout choquée qu’un homme puisse préférer cette raide petite fille à Tiphaine.
- Non, elle va sur ses 14… en novembre. Il dit que les noces pourraient avoir lieu l’an prochain, et qu’il s’occuperait de toute la famille dès aujourd’hui. Mais Berthe ne veut pas. Ce n’est pas moi qui vais la forcer !
Les trois enfants maintenant tournaient en une ronde lente, chantant une comptine qu’Audeline apprenait au fur et à mesure. Une idée prenait forme dans mon esprit, tandis que Tiphaine ajoutait que toutes les quatre à présent partageaient le lit déjà si étroit quand nous n'étions que deux.
- Berthe va prendre ta place aux cuisines. Enfin, elle ne fera pas exactement ce que tu faisais, découper le gibier, mais elle va m’aider à pâtisser et apprendre de chacun… Et puis…
Je l’interrompis et partageai mon inspiration. Elle resta silencieuse un moment, la bouche entrouverte.
- Ils ne voudront jamais, murmura-t-elle d’une voix sourde. Et ils t’en voudront de proposer une chose aussi folle, et d’avoir à te dire non. Tu perdras peut-être même ta position !
Berthe s’approcha de moi, si menue, ses cheveux tirés en arrière et rassemblés en une longue tresse de cheveux noirs dans son dos, ce qui ajoutait à son apparence désolée. Elle leva des yeux brillants sur moi.
- Fais-le !
- Berthe ! protesta Tiphaine.
- Elle a raison, intervins-je en me redressant.
Je commençai à marcher vers le château, suivie par Audeline qui se retourna plusieurs fois vers ses nouvelles amies d’un air déçu.
- Jeanne ! Ils vont… Ça va se retourner contre toi ! lança Tiphaine.
- Je dois essayer ! Je suis ta cousine ! répliquai-je par-dessus mon épaule.
6.
La première personne à qui je dévoilai le projet était dame Hermance. Elle m'écouta sans m’interrompre puis déclara pensivement :
- C’est une idée audacieuse…
Je me retrouvai un peu plus tard en face du couple seigneurial et du Père Haudouin. Brisart n’avait pas été dérangé, signe, espérai-je, que je commençais à être digne de confiance.
- Vous voulez que Tiphaine, sa sœur et ses filles viennent vivre ici, avec vous, dans l’entourage d’Audeline ? répéta le Seigneur, semblant trouver ce projet si invraisemblable qu’il s’attendait à ce que sa déclaration soit rectifiée.
- Oui, mon Seigneur.
J’expliquai que la petite fille avait besoin d’amies et que les deux enfants étaient joyeuses, gentilles et respectueuses. Berthe brûlait d’apprendre et serait un exemple pour Audeline lors des excellentes leçons du Père Haudouin.
- Et Tiphaine ? interrogea le prêtre. Que les enfants te rejoignent, on peut l’envisager, mais leur mère, alors qu’elle est utile aux cuisines ?
- Tiphaine sera à même de diriger l'énergie de ces enfants mieux que je ne saurais le faire.
- Mais alors, a quoi serviras-tu, si Tiphaine est là à s’occuper d’elles ?
Comme toujours, Audeline était assise sur mes genoux lors de ces discussions. Saisissait-elle de quoi nous parlions, et qu’elle était au centre de toutes ces conversations ? Je ne savais pas. Mais sa présence me donnait confiance.
- Il semble qu’Audeline m’ait choisie pour être sa protectrice. Je continuerai à être à ses côtés à tout moment.
Le Seigneur soupira avec une grimace dubitative. Le Père Haudouin leva les yeux au ciel en secouant la tête.
- Mon ami, déclara dame Hermance avec douceur. Audeline, maintenant qu’elle se rétablit, est destinée à devenir une jeune femme qui évoluera au milieu d’amis, de courtisans et de personnages d’envergure… elle fera, nous pouvons l’anticiper, un mariage de belle importance. Elle a vécu jusqu'à présent en grande isolement. Elle est enfant unique pour le moment. Vivre au jour le jour avec de joyeuses compagnes, dans une atmosphère studieuse, cela semble très raisonnable. Souvenez-vous de notre détresse avant l'arrivée de Jeanne…
- Oui, mais Tiphaine n’a pas besoin de…
Le Seigneur se tourna vers moi et à son regard, je compris qu’il souhaitait que je prenne congé. Tandis que je m'éloignais avec ma petite compagne, j’entendis Hermance reprendre, à voix basse :
- Le mari de Tiphaine s’est sacrifié pour sauver Audeline. La cousine de Tiphaine lui a rendu la santé. N’est-il pas clair que la présence de Tiphaine ne peut qu’être bénéfique ?
Plus tard, avant le dîner, la suivante qui m’avait prêté ses robes vint vers moi et me sourit.
Première nuit collective dans le lit d’Audeline. Les filles de Tiphaine ouvrirent des yeux émerveillés en découvrant leur nouveau lieu de vie, si vaste et confortable en comparaison de la paillasse de la petite chambre sous le soupirail. Berthe me lança un de ses regards intenses. Elle était ravie mais cela se traduisait en une expression tragique sur son long visage pâle.
Tiphaine descendit les pans de tissus suspendus au baldaquin du lit, formant une cloison souple qui nous protégerait de la fraîcheur de l’automne. Nous échangeâmes un regard heureux. Qu’il était bon de retrouver sa compagnie !
- Tu aurais vu la tête du Corbeau quand nous sommes allées chercher nos affaires…. murmura ma cousine. Notre Seigneur aura peut-être quelques repas trop cuits ou trop salés dans les jours à venir… juste pour lui montrer les conséquences d’une cuisine désorganisée !
Comme elle le faisait toujours, Audeline se pelotonna dans mes bras. Je chuchotai:
- Tu es contente d’avoir tes amies avec toi ?
Audeline hoche la tête avec le sourire d’un chat gourmand.
7.
Rétrospectivement, je me rends bien compte que demander que, non seulement les enfants, mais aussi Tiphaine me rejoigne auprès d’Audeline n’était pas une requête raisonnable. Berthe était presque une adulte et aurait suffi à discipliner le petit groupe.
Mais la présence de ma ‘cousine de cœur' m’était essentielle, ne pas l’inclure était impensable. Et, de fait, Audeline bénéficia aussi de sa présence : au côté de Berthe la sévère, Tiphaine apportait bonne humeur et légèreté.
Mais sans le soutien de Dame Hermance, mon ambassade aurait échoué. Elle avait beaucoup d’influence sur notre Seigneur : non seulement une très forte dot l’avait accompagnée dans son mariage, permettant de nombreux travaux, agrandissements et réparations dans le domaine, mais elle était lettrée et elle savait exprimer ses convictions avec diplomatie et douceur.
Je compris bien plus tard la raison de son soutien. La plupart de ses suivantes l’avaient suivie ici, choisies par son père, un puissant Seigneur. Des lettres rendant compte de ses faits et gestes, son absence de grossesse, étaient régulièrement envoyées. Elle avait saisi l'opportunité d’avoir auprès d’elles des jeunes femmes bien plus simples mais qui lui seraient totalement dévouées.
Parfois, elle venait assister à la leçon du Père Haudouin, écoutait avec le sourire les questions passionnées et empreintes de respect de Berthe, et souvent conversait avec nous par la suite ; certains jours elle se promenait à nos côtés.
La présence de notre petit groupe, qui choqua d’abord l’entourage seigneurial, devint progressivement partie intégrante de leur vie quotidienne. Le fait qu’Audeline continue de s'épanouir, reprenant le cours d’une existence qu’elle avait failli perdre, donnait légitimité à notre présence autour d’elle.
8.
Un silence soudain me tira du sommeil. Pas le silence habituel fait des mille petits bruits de la nuit. Un silence qui m’oppressait, un silence fait de peur et de danger ressentis par une multitude tout autour de nous. Un silence comme une corde tendue, évoquant le danger, la mort. Le ciel, d’un bleu profond en ce début de printemps, s’éclaircissait, l’aube se devinait. L’heure où les gardes s'engourdissent…
Je me glissai hors du lit le cœur battant, allumai quelques bougies au feu mourant de la cheminée et m’habillai rapidement - mes chausses et la tunique que je portais quand je me prétendais homme. Si ces vêtements me donnaient plus de liberté de mouvement, ils me serraient. Dans cette nouvelle vie confortable, je ne pouvais plus prétendre être un adolescent malingre… Je saisis mon bâton - le long, celui du Mongol. Soudain, des cris se firent entendre dans la cour, des cris, des ordres, des voix alarmées. J’avais raison hélas. Il se passait quelque chose.
Les petites filles dormaient profondément. Mon cœur se serra en les voyant, si vulnérables, délicates. Je secouai Tiphaine.
- Habille-toi, prends les petites avec toi…
Tiphaine ouvrit à peine les yeux, mais Berthe se dressa sur son séant, alerte.
- Réveille ta sœur. Habillez-vous.
Berthe, prête à tout et Tiphaine, encore ensommeillée, obéirent. Les soldats de la garde firent irruption dans la grande chambre où notre Seigneur et sa Dame dormaient. Les mots “assaillants… attaque….” nous parvinrent.
Les petites dormaient toujours - la profondeur du sommeil des enfants ! Tiphaine, Berthe et moi les portâmes jusque dans le couloir qui séparait les chambres, au long duquel fourrures, pelisses et robes étaient entreposées, derrière lesquelles je leur montrai où se cacher.
Tiphaine attrapa mon bras.
- Et toi ?
- Je vais me rendre utile, dehors.
Je lui tendis Veronica.
-Garde ça. Au cas où.
Les larmes aux yeux, Tiphaine secoua la tête. Berthe tendit la main dans ma direction, résolue.
- Donne, ordonna-t-elle.
Son regard farouche était aussi tranchant que le petit poignard.
Je suis désolé de ne pas passer ici plus régulièrement, c'est plus difficile de trouver du temps pour PA cette année^^ Mais c'est toujours un plaisir de retrouver ton histoire (=
C'est agréable de découvrir la suite des aventures médiévales de Max ! J'aime beaucoup son amitié avec Tiphaine et la petite fille dont elle s'occupe et chou aussi. C'est agréable de la voir parvenir à s'épanouir et à intégrer son amie à sa nouvelle vie. Enfin, évidemment tout ne pouvait pas se passer aussi bien... Cette chute laisse présager le pire et donne très envie de découvrir la suite.
Jolie phrase de chute !
Mes remarques :
"se fit entendre. Les gardes me firent" répétition du verbe
"qui se fait dans la large pièce." -> qui s'établissait ?
Un plaisir,
A bientôt !
Bien vu pour la repetition. Je n'ai pas reussi a trouver la deuxieme phrase...
A bientot !