J’avais envie de dire assez. J’avais envie qu’elle se taise et me laisse apprécier le silence. Comme si maintenant, je pouvais comprendre. Toutes ces années, je m’étais dit que si Carole tombait amoureuse, cela règlerait ses problèmes de bougeotte. Mais c’était bien sa Marion qui était la responsable de cette insatiable envie d’ailleurs. J’avais tout vu à l’envers.
- J’ai continué, toute seule, parce que je me disais que c’était le moyen de terminer notre voyage, d’être au plus proche d’elle. Reprendre la vie en cours sans l’avoir à côté de moi, ça m’horrifiait. C’était trop dur.
J’avais besoin de m’asseoir. Avisant un autre bloc de pierre à proximité, je m’y suis posée sans lâcher des yeux Carole qui se recroquevillait un peu, comme si elle venait de prendre trente ans d’âge en dix minutes.
- J’ai creusé mon chemin comme ça pendant quelques temps. J’ai débarqué chez Anne parce que c’est là que j’aurais dû arriver avec Marion, et j’ai pris l’habitude de revenir, tous les ans. Ça m’occupait, et je l’aimais bien. Quand tu m’as couru après, ça faisait déjà quatre ans que j’étais en route. Mais on peut peut-être dire que c’est toi qui as changé les choses. Peut-être que si tu ne m’avais pas retrouvée, je t’en aurais voulu.
- Pourtant, tu n’avais pas l’air contente de me voir. Je me doute que ce « Merci » voulait dire adieu, et pourtant tu semblais vouloir que je parcoure tout ton chemin pour te retrouver.
Carole a soupiré.
- Je ne sais pas vraiment ce que je cherchais. J’en suis venue à la conclusion, après tout ce temps, qu’il fallait que je rentre à la maison, que la route n’avait plus rien à m’apporter - elle ne m’a jamais vraiment donné quelque chose, à part des égratignures et des crampes. Ma grand-mère n’a pas eu de mal à me convaincre de rester, pour une fois. Je crois que depuis, elle s’inquiète, elle trouve cette situation un peu anormale.
Ainsi, elle avait eu l’intuition, tombée du ciel, qu’il était temps de rentrer chez sa grand-mère ?
- Elle pense que tu ne vas pas bien, ai-je avancé pour la faire parler.
Je n’ai pas précisé que j’étais entièrement d’accord avec elle. Carole a fait rouler un caillou sous sa basket. Il est venu heurter la fausse tombe de Marion avec un bruit léger.
- Ça fait dix ans maintenant. D’un côté, je me dis qu’il est temps de changer de vie mais les murs d’une maison sont devenus trop rapprochés. De l’autre, Marion est toujours là. Je sais qu’elle sera toujours là. Mais maintenant que ça fait dix ans, je me sens bête de ne pas avoir changé et ne pas avoir accompli ce qu’elle attendait de moi. Tu vois, c’est comme si j’étais morte avec elle, comme si je hantais les routes. Si encore j’étais un fantôme, je la croiserais de temps en temps. Parfois, je me demande si ce n’est pas Carole qui a été ensevelie et Marion qui est toujours vivante, ailleurs.
Le discours de Carole devenait un peu étrange. J’essayais de rassembler les éléments qu’elle me livrait au compte-goutte. J’ai croisé mes mains sur mon genou.
- Tu avais peur de t’arrêter, ai-je conclu en me balançant d’avant en arrière. Ça voulait dire qu’il fallait réinventer la vie sans Marion. Le mieux était de continuer à faire comme si vous alliez vous retrouver à la fin de la balade ?
- On peut voir ça comme ça, a reconnu Carole en souriant.
Son sourire n’était pas franc, mais je me suis dit qu’elle n’avait pas l’air si fâchée que ça de me voir.
- Quand je suis venue chez vous la première année, je crois que c’est la première fois où je me suis dit que je pouvais reprendre ma vie d’avant.
- Tu me prenais pour une réincarnation ?
Même si j’avais dit ça sur le ton de la plaisanterie, Carole a continué sérieusement.
- Non, tu es un peu différente de ma Marion. Elle aussi aurait été du genre à rencontrer son mari dans la voiture-bar. Elle aussi n’aurait pas hésité à engager la discussion avec les gens qu’elle trouvait singuliers. Peut-être même qu’elle t’aurait couru après à la gare d’Encharet en te voyant descendre.
J’ai eu une vision fugitive de la tête qu’aurait tirée mon client s’il avait vu une fille me courir après sur le quai, avant de me souvenir qu’il m’avait vraiment vue courir après Carole et qu’il n’avait montré par la suite aucun signe de surprise.
- Marion était obsédée par le besoin d’air. Elle disait qu’elle avait l’impression de toujours en manquer. Elle passait presque tout son temps dans la forêt. Elle y était bien. Elle aurait aimé se construire une cabane et y vivre l’hiver. C’est pour ça que j’aurais voulu qu’elle reste ici.
- Elle n’aimait pas prendre le train ?
Carole a grimacé.
- Pas trop.
Elle s’est retournée et, à ma grande surprise, s’est assise sur la pierre tombale comme je m’étais assise sur ma pierre de carrière.
- Elle n’est plus là pour s’en plaindre, a-t-elle expliqué.
Je m’y attendais si peu que j’ai failli éclater de rire. Mais j’ai laissé Carole poursuivre son histoire, si elle avait toujours des choses à me dire. Elle n’a rien prononcé pendant un moment, soupirant parfois de grandes respirations, comme si elle retenait son souffle avant de se noyer.
- Tu me regardais différemment des autres personnes.
- Moi ?
- Tu as dû t’en rendre compte, vu l’allure que tu avais hier en arrivant. Est-ce que tu n’avais pas l’impression que les gens te trouvaient en trop, agacés que tu fasses tout ça pour le plaisir ?
- Je ne faisais pas ça pour le plaisir. Ma seule motivation, c’était de te retrouver. Ça inquiétait beaucoup Phil, d’ailleurs.
- Que je ne donne pas de nouvelles ?
Carole a haussé les épaules.
- La seule personne qui aurait des raisons de m’en vouloir, pour ne pas avoir donné de nouvelles, je crois que c’est toi. Tu es la seule à qui je n’ai pas dit au revoir. Phil a compris que je m’en allais avant que je ne parte. Je lui ai fait comprendre que je ne reviendrais pas. Alors, ça fait quoi de se balader déguisée en moi ?
- Tu avais dit au revoir à Phil ? ai-je dit lentement.
Comment avait-il pu ne pas m’en parler ? Carole a réfléchi longuement, comme pour mieux choisir ses mots.
- Non. Je lui ai laissé entendre, et lorsque j’ai été sûre qu’il avait des soupçons, je me suis autorisée à partir.
Il ne m’avait donc rien caché. Ça expliquait son air résigné et les doutes qu’il avait émis quant à son retour. Et son inquiétude à la réception de la carte.
- Pourquoi tu nous as envoyé cette carte ?
Carole a soupiré, une fois encore. Elle-même ne semblait pas le savoir.
- Parce que vous m’êtes chers, je suppose. Parce que je l’ai écrite à un moment où j’étais sûre de ne plus venir passer l’hiver chez vous. Pour passer à autre chose, pour ne plus trop penser à Marion. Parce que malgré ça, je vous devais bien des explications et j’avais peut-être un peu envie de vous revoir, alors j’ai laissé des miettes de pain derrière moi, pour vous expliquer ce qui m’est arrivé.
- En définitive, c’était un mot d’adieu qui espérait ne pas en être un, ai-je suggéré d’un ton amer.
- Un mot d’à bientôt, je dirais.
Je n’arrivais pas à lui en vouloir, pas plus que je ne pouvais en vouloir à Marion d’avoir porté le même prénom que moi et de m’avoir entraînée dans le monde de Carole.
- Pourquoi as-tu demandé à Anne Rivière de l’envoyer le 20 avril ?
- C’est le jour où on devait arriver à Sainte-Marie, Marion et moi.
- La fin du voyage, hein ?
Carole a acquiescé.
- Oui, c’est une façon de parler. Mais si tu veux tout savoir, je savais bien que tu me retrouverais.
Je ne pouvais pas répondre à son sourire.
- Tu sais, j’ai toujours pensé que c’était encore un de ses coups, a repris Carole en désignant la pierre qui lui servait de siège. Ça m’a bouleversée, ce que tu m’as dit ce matin-là : « je m’appelle Marion ». Pendant des semaines, j’ai eu l’impression de devenir folle. Je n’arrivais pas à me décider. J’ai même envisagé de te séduire, de revivre mon histoire d’amour avec une autre Marion. Je pense que j’y croyais encore en cherchant ta maison, en sonnant à ta porte…et c’est Phil qui m’a ouvert. Et tu sais, j’ai tout de suite compris ce que ça voulait dire…
J’étais de plus en plus crispée tant je n’étais pas à mon aise. Ce qui me dérangeait ne relevait pas de l’homosexualité de Carole mais du fait qu’elle cachait trop ses sentiments pour que j’aie pu soupçonner quoi que ce soit jusqu’à ce jour. Il m’était impossible d’imaginer tout ce qu’elle retenait d’autre en elle.
- Je crois que j’aurais pu tomber amoureuse de toi. Et de Phil. Peut-être que je l’ai été, un peu. Je ne me souviens plus bien. Cette période de ma vie, c’est un peu comme un brouillard impénétrable. M’arrêter chez vous quelques temps, ça m’a permis de me rendre compte que j’avais tort de me prendre pour un cas unique. Moi aussi, comme tout le monde, je pouvais avoir une vie calme et stable. J’avais seulement besoin d’un peu d’aide, et je voulais faire ça toute seule, pour me prouver que j’en étais capable. C’est comme ça que je me suis retrouvée chez ma grand-mère. Je n’ai plus marché. Je n’ai plus roulé. Une fois par an, j’allais à Sainte-Marie en train pour aider Anne au plus fort de la saison. C’est tout.
Elle s’était arrêtée. C’était là la simple explication que l’on pouvait donner à son ridicule petit mot du 20 avril. J’ai passé mes paumes sur mes cuisses. J’avais froid.
- Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? ai-je demandé après un moment, le temps de redonner à mon timbre de voix une sonorité normale.
Carole a haussé les épaules, les mains dans les poches. Jamais elle n’avait paru aussi proche de ses dix-huit ans.
- Probablement rester chez ma grand-mère et retourner voir Anne, de temps en temps. Et toi ?
J’ai rapidement improvisé une réponse. Tout ce que j’avais en tête, c’était de trouver un moyen de l’emmener avec moi.
- Rentrer chez moi. Reprendre le travail. Être à la maison, avec Phil.
Carole a hoché la tête, comme si maintenant, elle pouvait comprendre de quoi je parlais. Au-dessus de nos têtes, le soleil avait disparu derrière la colline mais la lumière était encore suffisante pour que je remarque la drôle d’expression qu’arborait son visage.
- Marion, a-t-elle hésité en traînant un peu des pieds. J’ai quelque chose à te demander, mais promets-moi d’abord que ça ne te gênera pas de m’entendre dire ce genre de chose.
J’ai haussé les sourcils. Quel genre de chose avait-elle à me demander pour prendre autant de précautions ? Elle ne ressemblait pas à la Carole d’antan qui ne se serait pas embarrassée d’un si long préambule.
- Est-ce que je peux faire quelque chose de déplacé ?
- Qu’est-ce que tu appelles déplacé ? ai-je demandé, ne comprenant pas où elle voulait en venir.
Carole a pris une longue inspiration et s’est approchée de moi, baissant la voix au passage. Je me suis penchée pour mieux entendre.
- T’embrasser.
J’ai reçu un coup de poing dans le ventre. Je n’étais pas sûre d’arriver à supporter le fait qu’elle me confonde toujours avec celle qu’elle aimait. J’avais peur que son beau discours sur l’amour qu’elle nous portait, à Phil et à moi, ne concerne qu’une seule variable sur les deux.
Je devais lui expliquer que je ne la verrais jamais comme elle me voyait. Que j’aimais Phil et que je l’aimerais toujours. Aucun mot ne parvenait à s’organiser correctement dans une phrase.
Peut-être que ce n’était que sa façon à elle de me dire qu’elle m’aimait, de me remercier. Ou d’oublier Marion, de comprendre enfin que nous étions différentes, de reprendre sa vie là où elle l’avait laissée dix ans plus tôt. Peut-être n’y avait-il rien d’autre qu’un symbole derrière le geste incongru qu’elle me proposait de partager. Peut-être était-ce la seule façon qu’elle avait trouvée pour aller mieux. Peut-être que je me posais trop de questions sur ses sentiments, et peut-être qu’elle savait exactement et bien mieux que moi ce dont elle avait besoin.
Alors je l’ai laissée m’embrasser.
Dans le chapitre précédent, quand Marion a dit qu’elle commençait à croire que Carole était attirée par Phil, elle a répondu qu’elle aurait pu. Est-ce que ça signifie qu’elle pourrait aimer un homme aussi bien qu’une femme ? J’avais formulé l’hypothèse, précédemment, qu’elle pouvait avoir des sentiments pour Phil et que ça l’aurait poussée à s’éloigner du couple : je n’avais simplement pas choisi la bonne personne.
Sa demande est singulière et peut-être pas aussi délicate qu’elle pourrait paraître au vu des précautions qu’elle prend. Quand on aime quelqu’un, même de manière platonique, il est parfois très difficile de lui refuser quelque chose si ce refus peut-être interprété comme un rejet. Donc même si on laisse faire – et ça pourrait être le cas pour Marion –, c’est un peu limite du point de vue du consentement. On peut être amené à accepter quelque chose qu’on ne voudrait pas par crainte de perdre une amitié à laquelle on tient ou par crainte de blesser une personne qu’on aime. Marion dit qu’elle l’a laissée faire et les raisons qu’elle donne suggèrent qu’elle ne l’a fait ni par envie, ni par curiosité, mais pour Carole. Et je pense que Carole ne lui a pas donné un baiser par amour ou par affection, mais qu’elle lui a pris un baiser – pour quelle raison, je ne sais pas –, mais en tout cas pour elle-même.
Coquilles et remarques :
— J’avais envie de dire assez. [Ce serait plus clair si tu mettais « assez » entre guillemets ou si tu mettais deux points après « dire ».]
— Toutes ces années, je m’étais dit que si Carole [Comme il y a déjà « dire » un peu plus haut, je propose « j’avais pensé ».]
— J’ai creusé mon chemin comme ça pendant quelques temps [quelque temps]
— et j’ai pris l’habitude de revenir, tous les ans. [Pas de virgule après « revenir ».]
— Pourtant, tu n’avais pas l’air contente / et pourtant tu semblais vouloir [Pour éviter la répétition, je te propose de remplacer « et pourtant » par « néanmoins ».]
— plus rien à m’apporter - elle ne m’a jamais vraiment donné quelque chose [Il faut un tiret long.]
— je me sens bête de ne pas avoir changé et ne pas avoir accompli [et de ne pas avoir]
— qu’elle me livrait au compte-goutte [au compte-gouttes]
— Elle aussi n’aurait pas hésité à engager la discussion [« Elle non plus n’aurait pas hésité » ou « Elle aussi aurait engagé la discussion sans hésiter ».]
— Non. Je lui ai laissé entendre [Je le lui ai]
— M’arrêter chez vous quelques temps [quelque temps]
— trouver un moyen de l’emmener avec moi [« l’emmener avec moi » est considéré comme un pléonasme.]
Dans les dialogues, il y a des répétitions que je n’ai pas relevées, mais qui pourraient être évitées sans leur faire perdre leur naturel.
Je n'aurais pas été surprise que tu termines carrément ton histoire là-dessus, mais il y a encore un chapitre, donc je suppose que tu as encore des choses à dire. Ne serait-ce que sur l'avenir de Carole... comme j'aimerais aussi que Marion la convainque de venir vivre près d'elle et de Phil ! En se débarrassant de Fred que je n'arrive pas à voir autrement que comme un gros boulet...
D'ailleurs, ce personnage serait presque le bémol que j'apporterai à ton histoire : je n'arrive pas à lui trouver une utilité ou un intérêt quelconque. Peut-être lui en trouveras-tu un dans le dernier chapitre, que je cours lire... :)
Pour te répondre en ce qui concerne Fred, je suis d'accord sur le fait que c'est un boulet et qu'il ne sert pas à grand chose dans l'histoire. Je dirais pour sa défense qu'il a deux moments d'importance : le premier, lorsqu'il débarque dans le bar de Phil et finalement le convainc de partir à son tour. Le deuxième moment, mais plus en clin d'œil, pour montrer que Carole a d'autres personnes dans sa vie qui se font du souci pour elle et à qui elle raconte sa vie d'une façon plus personnelle (sa grand-mère qui en avait déjà entendu parler et pas forcément en bien). J'aurais pu amener cette facette d'une autre manière, avec un autre personnage, mais j'étais un peu bloquée par le fait que c'était lui qui encourage Phil à rejoindre Marion et donc devait partir avec lui (puisque son but ultime est lui aussi de retrouver Carole). Je pense qu'il est important de savoir que Carole n'est pas si seule qu'elle en ait l'air (ou qu'elle le voudrait), à la fois pour la période de vide et l'après-histoire.