Carole m’a aidée à me relever de la pierre sur laquelle j’étais toujours assise, probablement parce qu’elle ne me trouvait pas très réactive. Pendant son baiser, je m’étais sentie flotter hors de mon corps, comme pour laisser la place à l’autre Marion le temps de ce dernier instant de tendresse. Puis elle s’était retirée.
Lorsque j’avais repris possession de mes moyens, j’avais ressenti tous les effets que les randonnées forcées avaient eus sur mon corps. J’étais percluse de fatigue. Je ne faisais même pas confiance à mes jambes pour me porter. Aussi, quand Carole avait suggéré de prendre le chemin du retour, j’avais été incapable de répondre à son appel.
Avec son aide, je me suis remise sur pieds, la tête lourde et les oreilles bourdonnantes. Carole s’est lentement mise en mouvement sans me lâcher la main. Je l’ai suivie telle un automate sur le sentier, à travers les ronces qui me griffaient les jambes sans que j’en aie réellement conscience. Je n’arrivais pas à regagner la terre ferme. Mon esprit tournait en boucle la scène du baiser de Carole. Il avait été si passionné que j’en avais frissonné. Je ne sais pas si quelqu’un m’avait déjà embrassée comme ça. Si elle avait dit vrai, si elle avait vraiment été amoureuse de moi, je la croyais sans mal. À ma grande stupeur, je ne me souvenais de rien concernant Phil. Elle avait tout effacé.
Et elle me tenait la main sur le chemin vers la maison de sa grand-mère. Peut-être faisais-je partie de la famille. Peut-être étais-je amoureuse d’elle, moi aussi.
La lisière du bois s’est dessinée au fond de l’allée et je me suis sentie émerger à la surface de ce qui ressemblait à un rêve. J’ai repris conscience de sa présence au bout de mon bras, à côté de moi. Elle s’était arrêtée et regardait par terre en se mordant les lèvres, comme si ce qu’elle s’apprêtait à me dire lui était incroyablement douloureux.
- Merci Marion.
La simplicité de ses paroles m’a tout d’abord frappée. Inconsciemment, elles devaient me rappeler cette carte postale, qui traînait encore dans le fond de ma poche et qui m’avait donné tous ces cauchemars. Je ne me sentais pas encore prête à retrouver ma vie d’antan, mais à présent, le soulagement et la satisfaction d’avoir retrouvé Carole prenaient la place de l’inquiétude que j’avais pu éprouver la veille.
Elle est repartie vers le village sans regarder en arrière. Elle ne me tenait plus par la main. Elle gardait les siennes dans ses poches et s’éloignait, de sa stature bizarrement voûtée qui la vieillissait sous certains angles. Je l’ai regardée rapetisser à contre-jour. Il me fallait encore un peu de courage pour redémarrer à mon tour.
J’ai attendu qu’elle ait disparu pour suivre ses pas. J’avais une drôle d’envie de pleurer. Les propos qu’elle avait tenus dans le vallon m’avaient touchée plus que je ne voulais l’admettre. Je n’avais fait que prendre davantage conscience que je ne savais rien d’elle, et que sans doute, je ne saurais jamais rien de plus. Cependant, j’avais apprécié cet échange que nous avions eu. J’avais l’impression de mieux la comprendre - ou de mieux comprendre la personne qu’elle avait été, lorsque l’hiver, elle passait parfois par chez nous pour s’arrêter un peu.
Le « nous » me revenait lentement. Je retrouvais progressivement tout l’amour que je portais à Phil et qui m’avait été momentanément enlevé devant la tombe de l’autre Marion. J’avais envie de le revoir et le serrer dans mes bras. Je ne comprenais pas comment j’avais pu en être séparée aussi longtemps sans devenir folle. Je pensais tellement fort à lui que je n’ai même pas été surprise lorsque nous sommes entrés en collision.
- Hé ! Marion ! s’est-il exclamé en me rattrapant alors que je tombais à la renverse, déséquilibrée.
Je me suis accrochée à ses poignets, chancelante.
- Salut, ai-je soufflé.
Il avait l’air inquiet. Il a passé son bras autour de mes épaules et m’a guidée sur le sentier.
- J’ai vu revenir Carole, a-t-il expliqué alors que nous regagnions la route. J’ai été surpris de la voir, mais tu n’étais pas avec elle. Elle a dû comprendre que je n’étais pas rassuré, elle m’a dit que tu étais encore dans la forêt, alors j’ai couru jusqu’à toi. Je me doutais que tu serais dans cet état, elle-même n’avait pas l’air fière.
J’ai brièvement clos les paupières. Elle avait des raisons de ne pas être à son aise devant Phil. Après tout, elle m’avait embrassée.
Phil n’a pas demandé d’éclaircissements. Il s’est contenté de me conduire vers chez Simone.
- Elle t’a raconté pourquoi ? a-t-il demandé avec douceur.
J’ai hoché la tête en réprimant un frisson. L’étreinte de Phil s’est resserrée autour de mon bras. Il a tout de suite pris la direction de notre chambre en arrivant à destination. Il m’a assise sur le lit, s’est agenouillé face à moi et m’a frictionné les bras avec vigueur.
Je ne savais pas ce qu’il attendait moi. J’ignorais si Carole accepterait que je répète à Phil tout ce qu’elle m’avait confié. En cet instant, je ne m’en sentais pas à la hauteur, mais il suffisait d’attendre que le contrecoup retombe. J’avais tout mon temps maintenant.
Phil m’a allongée sur le flanc en me caressant le dos. Mes yeux piquaient et j’aurais voulu les fermer. La pénombre donnait aux murs de la pièce et au teint de Phil une couleur bleutée, feutrée et rassurante. J’ai trouvé la force de tendre la main. Il m’a rejoint en faisant lentement glisser mon gilet le long de mes bras.
Ce soir-là, j’ai repris mes forces dans l’amour de celui qui me tenait tout contre lui. Je suis redevenue la Marion de Phil.
Maintenant, pour la question du récit initiatique, Marion a certainement appris qu’elle pouvait faire beaucoup plus de choses par elle-même que ce qu’elle aurait cru, elle a probablement découvert sa capacité à prendre des risques et à partir à l’aventure, mais, je ne sais pas si elle en est consciente, elle a également révélé sa fragilité, sa disposition à se laisser envahir par d’autres personnes au point de se perdre elle-même, ce qui n’est pas un progrès. Là, elle a besoin de Phil pour se retrouver alors qu’idéalement, elle devrait y arriver seule.
De son côté, Carole a aussi parcouru un chemin initiatique, qui nous reste en grande partie inconnu, mais j’espère qu’elle a réussi à faire son deuil et qu’elle partira de son côté, parce que je doute que ce triangle amical-amoureux soit bon pour le couple de Marion et Phil.
Mais les personnages sont ce qu’ils sont – ils n’ont pas vocation à être parfaits –, et mes considérations psychologiques n’enlèvent rien à la beauté de ce que tu as écrit.
Coquilles et remarques :
— je me suis remise sur pieds [sur pied]
— Merci Marion. [Virgule avant « Marion ».]
— Inconsciemment, elles devaient me rappeler cette carte postale [Souci de syntaxe : « inconsciemment » se rapporte à Marion, pas à la carte postale. « Obscurément » ; peut-être ?]
— J’avais l’impression de mieux la comprendre - ou de mieux comprendre [Il faut un tiret long.]
— J’avais envie de le revoir et le serrer dans mes bras [et de le serrer]
— Il m’a rejoint en faisant lentement glisser [rejointe]
Comme quoi, même si la fiction s'appelle "Marion et Carole", Phil reste un personnage pillier (contrairement à ce boulet de Fred - je ne suis pas fâchée que tu ne l'aie pas fait réapparaître inopportunément), le garde-fou de Marion et de Carole. D'un bout à l'autre, j'ai aimé ce triangle amoureux qui n'en a jamais été un. Et cette fin me convient tout aussi bien... d'autant qu'il reste l'épilogue ! ^^
J'adore le personnage de Phil. J'ai réellement vécu la scène du wagon-bar (sauf que je ne me suis pas levée pour aller voir le barman, qui était un monsieur de 45 ans alors que j'en avais 20), et j'ai toujours imaginé Phil avec la tête du monsieur en question xD Un peu dégarni, un peu bedonnant, mais très vif, très attentif. Je ne suis pourtant pas du genre à observer les gens.
On m'a fait quelques remarques sur ce triangle pas amoureux, comme quoi les relations entre Phil et Carole et Carole et Marion étaient très ambiguës… Je n'ai pas eu l'impression d'écrire une histoire d'amour amoureux, d'ailleurs, la relation amoureuse de Marion et Phil est finalement assez peu évoquée, mais plutôt une histoire sur trois amis qui s'aiment, et qui seraient prêts à beaucoup de choses pour eux.