Chapitre 31 - Fuga

Par Jamreo

Peu à peu, Roy s’était laissé aller à lui parler de la résistance. Sanne avait découvert un monde qu’elle avait plusieurs fois rêvé et soupçonné, sans jamais avoir de preuve de son existence. En tout cas, elle n’aurait pas soupçonné un réseau si vaste. Même son livre d’histoire sur Boston n’en parlait pas. C’était peut-être trop récent.

Ce qu’il s’était passé cette nuit signait, pour Roy, une trahison. D’après ce que Sanne avait compris, les troupes se tenaient prêtes à passer à l’action lors de la visite du gouvernement fédéral, pour frapper un grand coup. À la dernière minute cependant, une part non négligeable des effectifs avait été dirigée dans plusieurs endroits stratégiques de la ville. Ils avaient eu le temps de les mettre à sac et de laisser des messages anti-gouvernementaux, avant de se faire surprendre par les New Lights et des membres de la brigade de bioéthique. Des tags ? Des objets cassés ? Du travail d’amateur, avait déploré Roy.

Quelqu’un était forcément à l’origine de ce fiasco. C’étaient surtout les plus jeunes qu’on avait sacrifiés de la sorte. Un bon nombre d’entre eux n’avait pas survécu.

— Des jeunes ? avait relevé Sanne.

— Des jeunes perdus, avait-il maugréé. Des enfants, parfois. Ce n’est pas glorieux mais on prend ce qui est disponible et ce qui peut nous servir.

À ce moment du récit, Sanne avait eu de nouvelles crampes d’inquiétude au ventre. Elle avait pensé à Blaster sans oser l’évoquer.

Il était retombé dans le silence, le regard perdu parmi les canettes, bouteilles et autres cageots.

— Il faut que je continue d’emballer ça, annonça-t-il rêveusement. Avant qu’Effy revienne.

— Excusez-moi, mais… si vous ne pouvez pas emmener le matériel…

— Je ne vais tout de même pas laisser tout ça en désordre, trancha-t-il.

Sanne comprit qu’il ne servirait pas d’insister.

Elle se leva… et faillit tomber. Elle dut se rattraper à une pile de cartons qui passa tout près de se renverser.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’informa Roy.

— Quelqu’un arrive.

L’homme bondit sur ses pieds, aux aguets lui aussi, mais ses sens communs ne lui permettaient pas de saisir le grincement du portail, les pas qui empruntaient la coursive extérieure, évitant soigneusement le mini-arrosoir métallique qui avait surpris Effy.

Au moins, il ne s’agissait pas d’un escadron. Seulement trois personnes.

Mais trois, c’était déjà beaucoup, et cela ne renseignait pas sur leurs intentions. Sanne avait côtoyé Effy trop peu de temps pour espérer reconnaître sa marque. La première et la deuxième personne auraient pu être n’importe qui. La troisième… le cœur de Sanne s’accéléra. Et s’il s’agissait de…

— Cachez-vous, fit Roy du bout des lèvres. Remontez.

Sanne fit le chemin à reculons. Elle et Roy se regardaient comme deux animaux sauvages acculés au fin fond d’une forêt ; cependant il y avait dans ses prunelles à lui une lueur vaillante, flamboyante.

Sanne fit volte-face, monta quelques marches et se rencogna contre le mur au coin. De là, si elle se tordait le cou, elle apercevait la porte menant à la coursive. Roy était planté au seuil de la pièce aux cartons. Sa respiration s’était emballée mais il fournissait de gros efforts pour la garder sous sa coupe. Ses tendons grincèrent lorsqu’il crispa les poings et les décrispa en un geste convulsif.

On gratta à la porte. Personne ne réagit. Sanne avait plaqué une main sur sa bouche dans l’espoir de faire moins de bruit ; à ses oreilles, son corps était une cacophonie ambulante.

Le grattement revint, plus distinct. Roy l’avait forcément entendu aussi.

— Qui est là ?

— C’est moi. C’est Lang.

Avant d’ouvrir, Roy jeta un œil à la Chasseuse. Elle s’était laissé aller contre le mur. Décollant sa paume de ses lèvres, elle opina du chef. C’était bien la voix de Fitz. Roy avait dû s’en rendre compte, Fitz devait lui être si familier que des sens de Chasseur ne l’auraient pas mieux aidé. Qu’il se tourne vers elle pour prendre une décision était à la fois crétin et touchant. Voulait-il offrir à Sanne la possibilité d’être utile ?

Il défit les verrous et tourna la clé.

Fitz était une grosse masse chargée de froid dans la pénombre. Il en devenait presque effrayant. À ses côtés, Blaster formait un contraste comique, maigre comme un fil de fer, sa casquette enfoncée sur les yeux. Elle tenait par la main un enfant plus jeune aux cheveux bouclés.

Ce bref moment dura une éternité, où chacun garda ses positions. Sanne regardait tour à tour le père, le fils et l’adolescente, trop choquée, trop soulagée pour faire ou dire quoi que ce soit.

Puis Roy prit son père dans ses bras, Blaster les contourna et se faufila à l’intérieur, le jeune garçon qui l’accompagnait ferma soigneusement la porte.

La jeune fille n’avait pas l’air bien fier. Elle réajusta sa casquette, se gratta le nez et leva timidement une main.

— Salut… fit-elle. C’est encore moi.

— Blaster, je suis tellement contente de te voir.

Les mains enfoncées dans les poches de son large pull maintenant, Blaster rougit un peu. Ou peut-être était-ce son voyage dans le froid qui avait coloré ses joues, et gonflé ses yeux par la même occasion.

:::

Sanne, Blaster et le garçon étaient remontés pour attendre Effy, laissant un peu d’intimité à Roy et Fitz.

La Chasseuse avait laissé le matelas et le fauteuil aux plus jeunes qui s’étaient assoupis. Elle-même s’était assise par terre près de la fenêtre clouée et en fixait la vitre, comme si elle pouvait y voir tout un paysage.

Elle était soulagée de la présence de Fitz, pour des raisons tout à fait égoïstes. Si le docteur était de la partie et si, bien sûr, tout le monde se sortait indemne de l’exfiltration, il pourrait continuer de la soigner. Il lui devait bien ça, non ?

Elle n’aurait su dire quand le sommeil l’avait happée à son tour.

Elle voyait devant elle un homme hilare, mélange de Duke et de Roy. Il lui faisait peur ; son visage semblable à celui d’un clown maléfique dans la lumière blafarde tombée de nulle part.

Dans un tourbillon, l’image se désagrégea.

Wyatt et elle étaient perchés sur un toit. La nuit était fraîche, mais belle. Wyatt mordillait distraitement la cigarette éteinte entre ses lèvres. De temps à autre, il se penchait pour voir quelque chose dans la rue.

Théoriquement, ils étaient en mission. Mais il n’était pas rare que tous deux s’éclipsent pour passer un quart d’heure ou une demi-heure seuls, aux endroits les plus improbables de la toile qui s’étendait sous les cieux, les toits rouges de Boston. Leurs relations avaient toujours été bonnes. En vérité, Sanne ne se connaissait pas de plus proche ami.

Ils parlaient de tout. Et de rien. De leur vie de Transformée. C’était Wyatt qui lui avait ouvert les yeux sur une beauté qu’elle n’avait pas su voir seule. Oui, vrai, à elle comme à lui, on avait volé l’identité réelle. Ils étaient condamnés à porter un nom qui n’était pas le leur, à se construire une histoire inventée de toute pièce pour ne pas basculer dans les affres de la folie.

Mais, au moins, ce chemin semé d’embûches, ils l’empruntaient côte à côte.

— Wyatt, appela-t-elle.

Il ne réagit pas. Un casque recouvrait ses oreilles. Elle se disait qu’il était fou de soumettre ses oreilles à pareil vacarme. D’où elle était, elle en percevait chaque nuance. Encore de la post-european trip hop – Sanne n’y connaissait pas grand-chose, c’était comme ça qu’il l’appelait. Parfois, il utilisait l’expression musique de marginal socialement inacceptable, quoique plus rarement.

Sanne lui tapota l’épaule. Il se retourna, elle lui présenta un briquet. Le jeune homme fit un ridicule salut militaire et accueillit la flamme qui s’accrocha au bout de sa cigarette.

Il recracha la première bouffée de fumée à l’eucalyptus.

— Pourquoi tu m’as amenée ici ?

— Hein ?

— Tu as dit que tu voulais me parler de quelque chose.

— Ah oui, fit-il avec détachement.

Il se perdit dans la contemplation mentale du morceau dans ses écouteurs. Sanne avait goûté à la dangereuse extase que la musique pouvait procurer aux Chasseurs. C’était lui qui l’avait initiée. Au départ, elle s’était montrée réfractaire à ce genre de pratiques. Les sons du quotidien étaient déjà difficiles à supporter, alors pourquoi s’infliger une souffrance supplémentaire ?

Mais Wyatt lui avait expliqué et elle avait cru entrevoir, au moins, les raisons pour lesquelles il s’était laissé séduire. Quelques fois, il lui avait placé son casque sur les oreilles, le volume baissé au maximum. Il lui avait dit de s’allonger et fermer les yeux.

Progressivement, elle avait compris ; la musique était une drogue complexe et délicieuse. Il y avait une certaine noirceur là-dedans, et l’effet d’accoutumance poussait à augmenter le volume.

Sanne avait préféré arrêter. Wyatt, lui, n’avait pas froid aux yeux.

Il battait la mesure de ses doigts posés sur la cigarette rougeoyante. La fumée d’eucalyptus l’englobait et le rendait flou, lui donnant un air d’apparition.

— Wyatt, appela-t-elle. On va devoir se remettre au travail. Dis-moi.

Il pressa le bouton stop de son appareil et fit glisser le casque sur son cou. Ceci fait, il se racla la gorge et, restant à contempler les tuiles :

— Je voulais dire…

— Non, s’écria-t-elle. Arrête.

— Écoute-moi, au moins.

— J’ai changé d’avis. Je ne veux pas.

Elle s’était redressée, frigorifiée jusqu’aux os. Il se mit sur ses pieds. Elle se précipita vers lui et, d’une poussée, le renversa dans le vide.

— Qu’est-ce que j’ai fait, scandait-elle en se prenant les tempes dans les mains. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Sanne, lui dit Roy. Réveillez-vous, maintenant.

Il était arrivé sur le toit par la trappe de l’escalier. La Chasseuse était au même endroit, près du bord, mais allongée sur un matelas. Elle roula sur le dos et scruta le ciel en étouffant des inspirations nerveuses dans le creux de son coude. Roy fit un bruit de papier en cherchant dans sa poche.

Un bonbon tomba sur le matelas.

— Mangez.

Sanne défit le papier avec des gestes mécaniques et enfourna le morceau de gomme acidulée.

— Qu’est-ce que c’est ? crachota-t-elle.

— Un puissant anti-douleur mis au point par Fitz. Ce fut très difficile, annonça Roy avec emphase. Ça s’appelle…

Le ciel s’était mis à ressembler à un plafond, et tout était subitement plus lumineux. La source de lumière demeurait inconnue. Sanne dut fermer les yeux pour s’en protéger.

— … le sucre, termina la voix de Roy devenue distante.

Quand elle ouvrit les yeux, il n’était plus là. Sanne plus sur le toit mais dans pièce inconnue. Un évier fendu, un égouttoir sur lequel reposait une unique assiette. Un jour terriblement lumineux entrait par la fenêtre, dont plusieurs carreaux manquaient. Dehors, de la poussière flottait mollement dans l’air, ses grains rehaussés par la clarté du jour, dans leur lent voyage vers nulle part.

Une proche détonation la fit sursauter. Sanne se redressa et s’approcha de la fenêtre cassée pour jeter un œil dehors.

Un nombre impressionnant de gens aux cheveux blonds était rangé dos contre un mur criblé d’impacts. Ils ne semblaient pas terrifiés, plutôt étonnés de se trouver là. Ils portaient des haillons.

En regardant de plus près, Sanne trouva qu’ils lui ressemblaient.

Une autre rangée de gens leur faisait face, et ceux-là étaient tous armés d’un fusil.

— Non, non, non !

Pourquoi personne ne réalisait-il que la situation était désespérée, et désespérément dangereuse ?

— Partez, hurla-t-elle, mais on ne l’entendait pas

Au deuxième bruit de détonation, Sanne fut saisie d’un sursaut tel que ses dents s’entrechoquèrent et elle tomba à la renverse, dans le néant.

:::

— Partez, disait Effy aux deux enfants. Je vous rejoins tout de suite.

Blaster et le garçon disparurent dans le couloir. Sanne était là où elle s’était endormie, contre le mur, près de la fenêtre barricadée. Elle avait très mal au dos de s’être tenue n’importe comment.

— Vous avez dû faire un cauchemar, raisonna Effy. Vous leur avez fait peur.

Elle considérait la Chasseuse avec une sorte de sollicitude lasse.

— Il faut faire vite. Vous êtes prête ?

Sanne dut réfléchir sérieusement à la question.

Non : prête, elle ne l’était pas. Mais la toute dernière chose qui la retenait ici, c’était son nom. Après l’avoir approché de si près, paradoxalement, il lui semblait inaccessible. Sanne en était dégoûtée.

Elle leva un regard incertain vers Effy, qui lui tendait la main.

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Fannie
Posté le 24/01/2020
On comprend que Sanne fasse des cauchemars ; elle se sent coupable de la mort de Duke comme si c’était elle qui l’avait souhaitée ou provoquée. Probablement qu’elle a effectivement pensé qu’il valait mieux que ce soit lui plutôt qu’elle. Mais j’espérais des informations plus solides… et il ne reste plus que l’épilogue, alors je crains de ne jamais savoir.
Coquilles et remarques :
— le regard perdu parmi les canettes, bouteilles et autres cageots [Les canettes et les bouteilles ne sont pas des cageots. Après « et autres », il faut un nom générique qui englobe les autres ; par exemple : « Pommes, poires, et autres fruits ». Le plus simple et d’enlever « autres » : « parmi les canettes, bouteilles et cageots ».]
— pour la garder sous sa coupe [« sous la coupe » de qqn se dit d’une personne qui est sous l’influence d’une autre ; il faudrait dire quelque chose comme : pour en garder la maîtrise ou le contrôle]
— Avant d’ouvrir, Roy jeta un œil à la Chasseuse / pour jeter un œil dehors [un coup d’œil]
— à se construire une histoire inventée de toute pièce [de toutes pièces]
— Sanne plus sur le toit mais dans pièce inconnue [Il manque un verbe / dans une pièce]
— Pourquoi personne ne réalisait-il que la situation était désespérée [ne voyait-il, ne comprenait-il, ne s’apercevait-il ; dans cette acception, « réaliser » est un anglicisme]
— Partez, hurla-t-elle, mais on ne l’entendait pas [Il manque le point à la fin de la phrase. / Il faudrait un point d’exclamation après « Partez ».]
Jamreo
Posté le 05/04/2020
Oui, Sanne se sent aussi coupable parce qu'elle ne la pas empêché en se sacrifiant pour lui, alors que lui s'est clairement sacrifié pour elle. Mais c'est une situation insoluble et surtout, elle ne peut pas faire marche arrière.
Des informations sur le passé de Sanne tu veux dire ? J'avoue qu'en fait, on ne sait pas grand-chose. Ils étaient proche de la réponse et ça leur a filé entre les doigts.
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