— Allez, je vous dis, asseyez-vous.
Piquée par la curiosité, Sanne s’exécuta.
— Maintenant, prenez ça.
Il lui tendit une bouteille tirée de son carton à lui. Sanne ne réagit pas, alors il fit un sifflement entre ses dents et lui fourra l'objet dans la main.
— Ça ne va pas vous tuer, c’est de la bière.
Elle fit tourner l'objet devant ses yeux. La couleur de l’étiquette était hypnotique : argentée, avec des reflets poudreux, pailletés de vert et d'or si fugaces qu'ils semblaient une illusion. Argent sur argent mordoré, le mot UTOPIA sans grâce se détachait lorsqu'on inclinait la bouteille d'une certaine façon.
— Allez-y, ouvrez-la et goûtez.
Il lui passa un décapsuleur sorti de sa poche. L’entrevue prenait un tour inattendu.
— Bon, très bien…
Le goût était amer. Un goût de bière banal, un peu trop fort.
— Alors ?
— C’est de la bière.
— C’est tout ?
— De la bière très forte. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— C'est une boisson de Fitz.
Roy était, en fait, une sorte de bootlegger ?
— La molécule là-dedans devient efficace sous l’effet de la chaleur. En l’état, donc, cette bière n’est en effet qu’une bière. Mais sous forme de cannettes auto-chauffantes, avec une réserve d’oxyde de calcium se répandant dans les parois… ça va marcher. Et vous venez de me confirmer que ça n’altère pas trop le goût. En plus, ce sera plus facile de faire parvenir des canettes en métal que des bouteilles en Irak.
— En Irak ?
— Oui, il y a pléthore de bestioles Transformées catapultées en Irak, il ne faut pas croire. Enfin, des bestioles… excusez-moi.
— Pas de mal.
Il y eut un blanc dans la conversation. Quand on parlait de la guerre en Irak, c'était toujours dangereux. Sanne ne quémanda pas plus de détails. L'évocation des bestioles Transformées lui avait filé un choc qui confinait à l'envie de vomir. Elle savait, ou plutôt devinait que les Transformations pouvaient prendre toutes les formes, s'étendre à tous les domaines. Alors qu'on ait bidouillé quelques malheureux pour leur demander d'accomplir... des choses... en fait, ils étaient comme elle ces malheureux. Produits sous vide, emballés dans un plastique si opaque qu'on n'apercevait même pas la marchandise en transparence, frappés d'un code-barres et d'une date approximative de consommation optimale. Le jour probable où ils se casseraient la figure pour de bon.
Son jour, à elle, était proche. Tout ce remue-ménage que d’autres avaient causé pour lui venir en aide lui parut absurde. Et elle, pourquoi ne les prévenait-elle pas ? Elle était mourante, inutile de vouloir la sauver. Elle aurait dû sauter dans ce fauteuil d’euthanasie quand il en était temps.
— Ce n'est pas une mince affaire de les acheminer là-bas, reprit Roy, dissipant ses pensées. Cette molécule peut être considérée comme un médicament pour les gens comme vous. Une aide précieuse, une béquille, quelque chose comme ça. Un soulagement, dans tous les cas.
— Vous voulez dire que ça retarde la date de notre mort. C’est un ticket de prolongation.
— Si vous voulez. Avouez que c’est tentant. Non ?
— Oui, soupira-t-elle. Pour les gens comme moi… et vous ?
Il secoua la tête.
— Je n’ai pas eu le plaisir d’être Transformé. Duke…
Sa mâchoire se serra.
— Wyatt, dit timidement Sanne, pour lui donner du courage.
— Il vous l’a dit ?
— Oui.
Roy demeura interdit. Il sonda Sanne comme s’il la voyait pour la première fois. Il avait l’air de se demander s’il devait, à son tour, faire une confidence de cette trempe à la coéquipière de feu son frère. Surtout pas, songeait-elle. Pas d’obligation, vraiment.
— Il devait vraiment vous apprécier, dit-il à la place. Wyatt, donc. Il a subi l’opération parce que c’était le contrat passé avec la personne qui devait nous faire plonger tous les trois, moi, Fitz et lui. Au moins l’un de nous devait… en fait, on devait tous êtres Transformés dans les règles. Au départ, ils voulaient nous tuer, Fitz et moi. Ah oui… Fitz est mon…
— Votre père, oui, je sais.
Roy parut incommodé qu’elle soit au courant de cela aussi.
— Je crois que Wyatt a supplié, continua-t-il. Mon père a payé un sacré paquet d'argent. Alors ils ont décidé de nous Transformer tous les trois. Seulement on a eu de la chance de tomber sur une Transformeuse pas trop convaincue... soudoyer, c'est facile quand on a de l'argent, quand il nous en reste. Ce n’est pas prudent, parce qu'on savait bien qu'à la moindre erreur, ils nous exécuteraient tous les trois, mais en attendant…
— Et l’Amnésie ?
Roy hocha la tête.
— On a pu obtenir qu’il ne la subisse pas.
— Quelque part, ça a dû être… dur, réfléchit Sanne.
Elle n’avait pas hésité à taper sur Duke et à bien lui faire comprendre son ressentiment lorsqu’il lui avait révélé qu’il n’avait pas perdu la mémoire. Sans prendre le temps d’imaginer ce que ça pouvait faire d’être le seul à se souvenir au milieu d’une foule d’amnésiques nécessiteux, et sans possibilité de l’exprimer. Lui qui avait connu autre chose que ce vide, les nuits de traque, la défaillance, et cette peur de se faire engloutir par les bruits et d’en devenir cinglé, avait vécu avec la pleine connaissance du sale tour qu’on lui avait joué. Il avait dû s’habituer à un nouveau nom et à enterrer le sien qu’il n’avait pas pu oublier.
Il avait désappris ce qu’il était pour jouer le rôle du parfait Chasseur noyé dans la masse, et s’y était pris avec talent.
— Oui, c’était dur. Surtout pour lui. Nous n’avons plus eu l’occasion de beaucoup lui parler après ça… mais quand vous êtes arrivée à Memoria, je crois que ça lui a donné du baume au cœur.
Sanne fit une grimace, affreusement gênée.
— Je vous assure. Son ancien coéquipier avait disparu dans des circonstances tragiques. Quand vous êtes venue le remplacer, ça lui a fait du bien. Et je crois qu’il tenait à vous. Sincèrement.
— Oui, eh bien c’était une erreur de tenir à moi. Regardez où ça l’a mené.
Roy se tourna inopinément vers le mur et étouffa une sorte de toux dans son poing. Ou un sanglot, maquillé à la va-vite en toux. Sanne n’aurait pas dû dire ça. Par pudeur, elle évita de le regarder, les yeux sur ses genoux tandis qu’il reprenait contenance. Il poussa le rite jusqu’à se moucher dans un carré de papier et déglutir. Il eut un frisson et rentra la tête dans les épaules.
— Que vous a-t-il dit sur la famille des Transformés, Sanne ?
— Pas grand-chose… il n’en a pas eu le temps, dit-elle prudemment. Il m’a parlé d’un lien avec l’Armée. D’exécutions, aussi.
— C’est bien ça. Vous êtes tous issus de familles américaines liées de près ou de loin à l’Armée, plus précisément aux troupes envoyées en Irak. C’était la même chose pour Wyatt et moi. Notre mère était capitaine à la retraite, enfin, capitaine honorifique. Elle est morte dans des circonstances…
Il fourra le mouchoir dans une poche de son pantalon et joignit les mains.
— Vous savez, tout ce qu’on nous a raconté depuis le début, c’était n’importe quoi. Les armes de destruction massive n’existent pas. Ma mère l’avait compris. Comme pas mal d’autres qui ont été supprimés par l’Armée elle-même. Et nous ? La famille restée au pays ? Trop gênante. Quand ils le peuvent, ils mettent la main sur nous. Ils tuent les plus faibles. D’une balle dans la tête, le plus souvent, commenta-t-il d’un ton si détaché que Sanne en frissonna d’horreur. Vous pouvez parier que c’est ce qui est arrivé à vos frères, vos sœurs… ils ne prennent que les meilleurs. Les plus endurants, les plus vifs, tout ça. L'élite dont vous avez dû faire partie. Les autres témoins, ils s’en débarrassent. Bam. Vous, vous avez explosé les tests. Est-ce que ça ne vous emplit pas de fierté ?
— Non. C’est affreux, dit-elle d’une voix blanche.
— Vous faites pourtant partie de l’élite.
Sa mère, son père, ses oncles et tantes, ses possibles sœurs et frères avaient probablement été exécutées d’une balle dans la tête. Elle, on l’avait laissée pourrir Dieu savait combien de temps, on l’avait soumise à des tests dont elle n’osait pas imaginer le contenu, avant de décider qu’elle était apte à perdre la mémoire et à vivre sa vie de misère, raccourcie de quelques décennies.
— Et mon…
Sanne déglutit. C’était plus dur à prononcer qu’elle ne l’aurait pensé.
— Mon nom ?
Assis sur son cageot, Roy croisa les mains, poussa un soupir et secoua la tête pour signifier son ignorance.
Remarques :
— Roy était, en fait, une sorte de bootlegger [contrebandier, trafiquant d’alcool ; j’ai dû chercher la traduction]
— en fait, ils étaient comme elle ces malheureux [J’ajouterais une virgule après « elle »]
— Et l’Amnésie ? [La majuscule n’a pas de raison d’être.]
Il y a plusieurs raisons à vouloir continuer la guerre : mettre la main sur les puits de pétrole, asseoir la domination du gouvernement des New Lights dans le monde... enfin, surtout le pétrole, sans doute. Cela dit Duke n'avait pas tort en les traitant de tarés, non xD