17 février. Dernier versement. Le transfert terminé, le tube roula sous le lit, abandonné comme un vestige de ce qu’elle venait d’accomplir. Marlène se laissa tomber sur le matelas, les larmes brouillant sa vision. Était-ce du soulagement d’en avoir fini ? Ou de la rage d’avoir sacrifié autant pour ce connard ? Elle n’aurait su dire.
Quelques minutes plus tard, elle rejoignit Antoine pour leur jogging rituel.
- Ça ne va pas, remarqua-t-il en scrutant son visage.
- Ça va très bien, au contraire, répondit-elle en ajustant son short. Je vais enfin pouvoir me consacrer exclusivement au PBM.
Antoine marqua un temps, avant de comprendre.
- Tu as fini de payer ton école. C’est chouette.
Ou pas. Marlène serra les mâchoires. L’idée de tout ce pouvoir magique, siphonné dans les poches d’un directeur avide, l’écœurait.
Antoine finit leur jogging à bout de souffle, plié de fatigue. Marlène n’éprouvait qu’un vide oppressant. Pas d’apaisement, pas de légèreté. Rien que cette brûlure sourde, cette envie féroce de se dépasser, de tout effacer.
Elle commençait à comprendre Peter et sa façon de noyer sa vie dans l’alcool. Que pouvait-il bien avoir traversé pour en arriver là ? Elle l’ignorait, et, à vrai dire, elle s’en fichait.
Une seule chose comptait : la coupe du monde de PBM. Gagner. Briller. Redorer son image. Rejeter son passé. Oublier. Devenir quelqu’un d’autre.
Le dernier dimanche du mois, Marlène attendait, gonflée à bloc. Le match se ferait à domicile contre rien de moins que les numéro 2 mondiaux. Les riches tenaient à mettre la néomage à l’épreuve. Marlène comptait bien relever le défi.
En entrant sur le terrain, elle constata la présence de seulement quatre joueurs. Uniquement des remplaçants. Les russes ne prenaient pas la menace au sérieux. Patrick Balia avait choisi de faire jouer l’équipe principale afin de permettre à chacun de trouver sa place, offrant cette chance unique à Marlène. Si elle prouvait ses compétences, elle gagnerait le rang de titulaire.
En duo avec Anaëlle, elle devait marquer des points. Nicolas et Séverine devaient attaquer les russes tandis qu’Antoine protégerait Anaëlle, Séverine et lui-même.
Le sifflement annonçant le début du match permit à Marlène de marquer. Ses billes atteignaient toutes leur but. Anaëlle se fit éjecter sans avoir marqué aucun point. Marlène secoua la tête, affligée. Pas étonnant que les Tuniques Rouges perdent si la dernière arrivée parvenait à faire mieux que celle censée être la meilleure tireuse française.
Un russe tomba, éliminé par Séverine, qui mit pied au sol. Vidée. Après trois billes tirées. Marlène n’en revenait pas. La meilleure attaquante ne servait à rien. Un seul éliminé. À quoi bon ?
Antoine, bombardé de bleu, subit les assauts avant de sombrer, non pas par supériorité des billes adverses mais lui aussi parce qu’il était vidé. Pendant ce temps, Marlène n’avait eu de cesse de marquer des points sauf que deux russes tenaient ce poste contre elle. Impossible d’égaler ça.
- Je n’arrive pas à passer leurs défenses, maugréa Nicolas.
- On échange, grommela Marlène, agacée.
Le capitaine devint tireur. Marlène attaqua, augmentant la puissance de ses billes, sans parvenir à passer les défenses du protecteur. Les russes n’attaquaient pas. Ils attendaient que leurs adversaires se fatiguent tout en marquant des points.
Si je me mets à marquer au lieu d’attaquer, le défenseur russe le fera aussi et à deux contre trois, ils gagneront.
Ne voyant aucune issue, Marlène augmenta la puissance de ses tirs. Malgré sa consolidation, son assemblage se mit à trembler. Si la néomage poursuivait ainsi, le risque que tout s’écroule augmenterait.
Les trois russes atterrirent en souplesse au sol. Trois secondes au sol et ils seraient éliminés. Deux. Marlène observa le score. Les russes menaient avec tellement d’avance. Marlène tenta quand même d’aider Nicolas. Un. Le score des français montait mais trop lentement. Marlène maudit la faible fréquence d’apparition des cibles. Fin du match. Défaite. Marlène serra les poings.
- C’est ta faute, l’accusa Anaëlle dans les vestiaires.
Marlène ouvrit de grands yeux ahuris. Comment osait-elle ?
- Est-ce que tu es vidée ? demanda la tireuse.
- Bien sûr que non ! cracha Marlène.
Elle avait à peine effleuré ses réserves.
- Tu m’as volé toutes mes cibles au début du match. Le but est de jouer ensemble, pas l’une contre l’autre. Par ta faute, je n’ai pas marqué un point.
- Tu m’en veux parce que je suis plus rapide que toi ? lança Marlène, piquée au vif.
- Je t’en veux parce que tu as joué perso. Tu sais que je ne peux pas tenir sur la durée. Tu aurais dû me protéger le temps que je marque.
Marlène haussa les épaules.
- C’est le rôle d’Antoine de vous protéger, répliqua Marlène.
- Il protège déjà Séverine, grogna Anaëlle. As-tu seulement écouté pendant le briefing ?
Marlène s’était contentée de « Anaëlle et Marlène seront tireuses ». Ensuite, la voix monotone de l’entraîneur l’avait endormie.
- Nous sommes une équipe, termina Anaëlle. Nous sommes censés nous soutenir. Pas nous tirer dans les pattes dans l’espoir d’obtenir davantage d’applaudissements que les autres.
Marlène la regarda disparaître dans les douches en haussant les épaules, convaincue que laisser la tireuse agir n’aurait rien changé. Je dois m’améliorer, consolider davantage mon assemblage afin de gagner en puissance et peu importe si des milliards d’um y passent. J’ai de quoi maintenant que Gilain n’entre plus dans l’équation.
Ce soir-là, elle appela Amanda.
- Raconte-moi ! commença Marlène. Ça se passe comment avec Miraël ?
Un silence de surprise précéda la réponse d’Amanda.
- Marlène qui s’intéresse à quelqu’un d’autre qu’elle-même. Ça ne doit pas aller. Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Nous avons perdu un match amical, annonça Marlène, morose.
- Contre qui ?
- La Pobeda, grommela Marlène. Quatre remplaçants.
Amanda éclata de rire.
- Évidemment que vous avez perdu contre les numéros 2 mondiaux. Ils n’ont pas ce rang pour rien !
- Je veux gagner la coupe du monde ! s’écria Marlène. Et puis, Anaëlle m’accuse d’être responsable de la défaite alors qu’elle n’a même pas tenu une minute. Je ne veux pas en parler ! J’ai besoin de me changer les idées.
Amanda hésita un instant.
- Comme tu veux, répondit Amanda, sa voix trahissant un léger amusement. J’adore tout chez lui. Hier, je n’avais pas cours l’après-midi et lui était en repos. Nous nous sommes promenés dans le parc des arènes et j’ai appris un truc mignon sur Miraël.
- Quoi donc ? marmonna Marlène, distraitement.
Son regard s’était posé sur un cadre photo vide posé sur son bureau. Lycronus. Ce qu’Amanda vivait avec Miraël lui rappelait cruellement ce qu’elle ne pouvait pas avoir avec lui. Elle secoua la tête, repoussant l’idée.
- Il a peur des oiseaux. Une peur bleue, précisa Amanda en riant. J’ignorais que cette phobie existait.
Marlène cligna des yeux. Pas banal. Araignées, serpents ou guêpes, elle connaissait mais oiseaux ? Lycronus avait-il une phobie ? Marlène l’ignorait. Elle attrapa le papier de transfert avant de le reposer en secouant la tête. Gâcher l’énergie de Lycronus pour une telle futilité était stupide. Il en avait besoin pour fuir le CIM.
- Il émet en permanence un son magique pour faire fuir les oiseaux, reprit Amanda, sa voix vibrante d’amusement. C’est la résonance dans ma gnosie qui m’a alertée.
- Il gaspille son énergie pour repousser les oiseaux ? s’étonna Marlène.
Pas étonnant que les Lucioles soient d’un rang inférieur à eux dans le classement mondial si leur meilleur joueur dilapidait sa magie de cette façon.
- Il a même peur des canards, s’amusa Amanda. Pas moyen qu’il leur lance du pain et il n’apprécie pas que je m’approche trop près d’eux.
Marlène ricana malgré elle. L’image d’un joueur redoutable fuyant un canard avait quelque chose d’absurde.
La conversation se poursuivit, légère, détachée. Amanda parlait, et Marlène, bien qu’à moitié distraite, savourait cette parenthèse inattendue. Les mots de son amie n’étaient qu’un bruit de fond, suffisant à éloigner colère et frustration. Cette nuit-là, Marlène dormit profondément.
- Les sponsors n’ont pas apprécié le peu d’investissement des russes le mois dernier, annonça Patrick au briefing fin mars. On remet les mêmes et on recommence mais cette fois, en Russie. Anaëlle et Peter au poste de tireur. Antoine en protecteur. Garcia en attaquante. Marlène, tu veux faire quoi ?
La demande prouvait la lassitude de l’entraîneur. Il aurait dû choisir et pourtant, il laissait la main à la joueuse insolente et incontrôlable.
- Pourquoi Garcia et pas Séverine ? C’est elle l’attaquante titulaire ! s’exclama Marlène, abasourdie.
- Séverine n’a l’autorisation de quitter le territoire français que pour des matchs importants, ce que cet échange n’est pas, expliqua Patrick.
Marlène dévisagea l’attaquante des Tuniques Rouges. Elle resta interdite jusqu’à ce que Patrick insiste :
- Marlène ? Tu veux tenir quel poste ?
- Et Nicolas ! s’exclama Marlène.
- Je préfère économiser un de mes néomages, expliqua Patrick. J’ai supposé que tu refuserais de rester en arrière.
- Évidemment que je veux jouer ! s’exclama Marlène.
- D’où mon choix. Bon, faites au mieux et Marlène, fais ce que tu veux.
Il balaya la salle d’un geste désinvolte de la main. Chacun se leva. Les Tuniques Rouges rejoignirent la salle de repos pour jouer au babyfoot ou au billard ensemble tout en prévoyant le match à venir. Marlène préféra l’intimité de sa chambre.
La néomage se faisait aux voyages en avion, même si elle aurait préféré se téléporter au lieu de perdre du temps dans ces déplacements. Les russes, eux, étaient venus en se téléportant. Pas étonnant qu’ils aient bien joué. Marlène grommela contre cette équipe de bas étage tandis que Anaëlle, Peter, Antoine et Garcia jouaient au poker. Antoine gagnait car il était le seul à être capable de protéger efficacement ses cartes de l’indiscrétion des gnosies de ses adversaires.
Dans les vestiaires, une odeur de sueur et d’adrénaline flottait déjà lorsque Patrick entra pour rappeler les consignes. Anaëlle lui jeta un regard mesquin.
- Finalement, Marlène, tu te mets à quel poste ? demanda-t-elle d’un ton faussement neutre.
Marlène répondit en haussant les épaules. Tous, pensa-t-elle, histoire de compenser pour votre médiocrité. Elle choisit de ne pas s’exprimer à voix haute et Anaëlle n’insista pas, se contentant de secouer la tête de mépris.
- Ne t’inquiète pas, lança Marlène, un sourire désinvolte sur les lèvres, je ne marquerai pas de points durant la première minute de jeu. Tu auras le champ libre avant ton élimination.
Anaëlle serra les poings de rage sous l’insinuation.
- Moi aussi, je vais marquer, indiqua Peter, la voix pâteuse.
Marlène le déshabilla des yeux. Le second tireur puait l’alcool à plein nez. Marlène serait surprise qu’il parvienne à marquer un seul point. Marlène grimaça avant de détourner le regard. Mieux valait ne rien répondre. Aucune phrase exempte d’insulte ne lui venait.
Antoine leva les yeux de ses gants en les ajustant.
- As-tu besoin de protection ? interrogea-t-il.
- Je sais me défendre toute seule, gronda Marlène, agacée.
Antoine prit note d’un haussement d’épaules.
Patrick entra dans les vestiaires pour leur indiquer que l’heure était venue. Les cinq joueurs entrèrent dans l’arène, aux gradins à moitié remplis, seulement du côté russe.
Super, pensa Marlène. Comme si nous avions besoin de ça.
Dès le début du match, Marlène se désintéressa des cibles mouvantes pour se concentrer sur les quatre remplaçants, les mêmes que le mois dernier. Les Russes indiquaient ainsi leur dédain aux sponsors. Vu leur rang, ils ne devaient pas avoir de difficulté à trouver des fonds.
Elle se focalisa sur un des remplaçants, bombardant ses billes avec précision. Loin de se laisser distraire, le joueur russe poursuivait son action, marquant sans effort. Une vague de colère monta en Marlène. Très bien. Jouons.
Elle changea de tactique, visant désormais ses billes pour les détruire. Le joueur russe releva la tête, un sourire amusé se dessinant sur son visage. Il fit un signe discret, et soudain, les deux attaquants russes se tournèrent vers elle.
Coordination parfaite. Ils ne sont pas deuxième pour rien.
Les impacts fusaient de toutes parts, son bouclier tremblant sous les assauts répétés. Marlène se concentra, détruisant les projectiles ennemis, mais chaque effort fragilisait davantage son assemblage. Tiens bon, tiens bon...
Une bille fonça droit sur elle. Instinctivement, elle augmenta la puissance de son bouclier. Erreur. Une fissure nette déchira son assemblage. Marlène sentit une vague de panique. Si elle insistait, elle risquait de perdre toute faculté à contrôler la magie.
Elle coupa son bouclier d’un geste rapide. Trop tard. Ses trois cibles furent touchées dans la seconde suivante, se teintant de bleu.
Les Russes affichaient des sourires narquois. Marlène serra les poings, envahie par un mélange de rage et d’humiliation. Éliminée avant Anaëlle. Quelle honte.
Elle rejoignit les vestiaires sans même attendre la fin du match. Ils allaient perdre, de toute façon, à quoi bon observer la déculottée ? La suite ne la détrompa pas. La Pobeda l’emporta haut la main.
- Putain, Marlène, mais pourquoi t’as fait ça ? s’exclama Patrick.
- Quoi ? grogna la néomage, pas d’humeur pour des remontrances infondées.
- C’était une idée brillante de détruire ses billes, souffla-t-il, exaspéré. Une tactique inventive, surprenante, inattendue mais bon Dieu, pourquoi l’avoir mise en œuvre pendant un match amical à un mois du début de la coupe du monde ? Tout le monde va s’y attendre, maintenant ! Putain, quand on a une idée de génie comme celle-là, on la garde au chaud en attendant l’opportunité de s’en servir ! On ne la gâche pas de cette façon !
Marlène fronça les sourcils avant de tourner le dos à l’entraîneur, devant le reste de l’équipe gêné. La néomage ne pouvait pas admettre que l’entraîneur avait raison. Son égo ne le supporterait pas. Sous la douche, l’eau brûlante coulait sur sa peau, mais elle n’arrivait pas à apaiser sa colère. Une seule pensée tournait en boucle : elle voulait fracasser quelque chose.
Le soir, elle appela Amanda, espérant une nouvelle conversation légère lui changeant les idées.
- Difficile de perdre ? supposa Amanda. Mais enfin Marlène, contre les Russes, c’est normal !
- J’ai été éliminée avant Anaëlle.
Amanda eut la bonne idée de ne rien répondre.
- Et pour couronner le tout, je me suis faite engueuler par l’entraîneur. Apparemment, j’ai inventé une tactique innovante mais je me suis grillée en l’utilisant dans un simple match amical.
- Une technique innovante ? répéta Amanda, la voix pleine de surprise.
- Nos tireurs étaient en peine contre le seul Russe qui tenait ce poste. Comme mes attaques ne passaient pas, j’ai changé d’angle pour me contenter de détruire ses billes, permettant à Peter et Anaëlle de marquer.
- C’est une super idée, confirma Amanda.
- Sauf que c’est reculer pour mieux sauter car une fois nos deux tireurs vidés, certes, nous avons de l’avance, mais l’autre nous rattrape en deux secondes vu que personne ne l’élimine, lui. Et puis, je n’ai pas été capable de me protéger tout en détruisant ses billes, m’offrant comme cible facile aux attaquants Russes.
- D’où ton élimination avant Anaëlle, comprit Amanda. Mais en fait, tu es tombée avant Anaëlle parce que tu la soutenais. Je trouve ça bien. Je suis aussi d’accord avec ton entraîneur : c’est dommage d’avoir fait ça en match amical. Tu sais quoi ? Vous avez raison tous les deux.
Marlène sourit. Amanda parvenait toujours à lui remonter le moral.