— Fichtre ! s’exclama Beorthne, la bouche pleine de flan. Si je n’avais pas parcouru tous ces kilomètres pour aider les jeunes, je l’aurais fait pour tes plats Annelle.
Assise à côté de lui, la maîtresse-espionne gloussa avant d’attraper un coussin et de lui en donner quelques coups.
— Vil flatteur ! Tu attends une pénurie pour me rendre visite et oses prétendre que tu ne voyagerais que pour ma cuisine. Me prendrais-tu pour une jouvencelle ?
— Pas le moins du monde ! se défendit le galweid en protégeant son dessert. Tu en as certainement l’énergie, mais il n’y a qu’une dame d’expérience pour se montrer aussi chafouine.
Lyne et Soreth éclatèrent de rire en face d’eux, incapables de résister au spectacle du duo. Depuis qu’Annelle les avait rejoints dans le bureau, une quinzaine de minutes auparavant, elle n’avait cessé d’alterner compliments et remontrances envers Beorthne, qui le lui rendait bien.
— J’aurais aimé te cuisiner mieux qu’une crème aux œufs, reprit la marchande en se rasseyant convenablement, mais il ne me reste plus grand-chose. Heureusement que je peux toujours compter sur mes poules et mes jarres de fruits poussiéreuses.
— La première caravane de provisions ne devrait plus tarder, l’informa Soreth en reposant son assiette sur la table basse. Elles ne suffiront pas pour tout le monde, mais j’espère qu’elle permettra de calmer les ventres et les esprits.
— Cela serait merveilleux, opina Annelle. Nous distribuons autant de nourriture que nous le pouvons avec mon mari, mais il y a de plus en plus de gens dans le besoin.
Lyne grimaça en regrettant que les autres marchands ne se comportent pas comme l’espionne, puis maugréa.
— La situation a peu de chance de s’arranger si nous n’arrêtons pas Mascarade. Je suis sûr qu’il fait tout ce qu’il peut pour la dégrader.
Un silence pesant s’installa dans la pièce alors que chacun hochait la tête. Les révélations des prétoriens quant à l’attaque imminente n’avaient rien de rassurant. D’autant que la filature des traîtres après l’enterrement leur en avait moins appris qu’ils l’espéraient, tout comme la surveillance de Meilisse, pour l’instant occupée à fouiller dans les affaires de son père.
Le regard plus grave qu’à l’accoutumée, Beorthne dévisagea longuement ses interlocuteurs.
— Si je suis venu ici, c’est parce que je pense savoir ce qu’il cherche.
Lyne se redressa aussitôt, à l’instar de son partenaire, et braqua des yeux intrigués sur le galweid. Ils soupçonnaient tous deux que les pillages n’étaient pas l’objectif principal de leur ennemi, il n’avait rien à y gagner, mais n’avaient toujours pas compris ce qu’il voulait.
— De tous nos secrets, reprit le conseiller, il en est un qui n’est partagé qu’aux plus sages. Pas parce qu’il est difficile à appréhender, mais car nous redoutons ce qui se passerait s’il tombait entre de mauvaises mains. D’après ce que vous avez trouvé à Brevois, nos craintes étaient fondées.
— Est-ce en rapport avec la source corrompue que nous avons rencontrée là-bas ? Et celle que Soreth a sentie sous l’herboristerie ?
— Oui. Parce que, même si ce n’était pas mentionné dans le rapport, je suis sûr que ce que le gamin a vu dans le bûcher n’était pas un nœud ordinaire.
Ledit gamin fronça un instant les sourcils, puis se frappa le front en écarquillant les yeux et s’exclama.
— Il n’avait pas de racines ! Quel idiot ! J’aurais dû m’en rendre compte.
Un mince sourire naquit sur le visage de Beorthne.
— La troisième règle des lignes : une source ne peut exister à partir de rien. Enfin, ne t’en blâme pas. C’est difficile à voir lorsque l’énergie circule aussi chaotiquement.
— Mais alors, demanda Lyne en essayant de comprendre ce que le conseiller leur expliquait, comment peuvent-elles se créer si elles n’ont pas de racines ?
— De la même façon que l’on peut remplir une mare en vidant un grand nombre d’outres, on peut fabriquer un nœud en utilisant des calix.
— Il en aurait fallu au moins une centaine, s’étonna Soreth, je n’en ai pas compté autant.
— Ceux-ci, poursuivit le galweid, je pense qu’ils servaient à contrôler l’intensité de l’expérience. D’ailleurs, Brevois n’est probablement qu’un test de ce que Mascarade prévoit de faire à Hauteroche. Avant d’exploiter pour de bon son secret, il devait en éprouver le fonctionnement.
Lyne s’enfonça dans son banc.
— Il aurait fait venir une grosse quantité de calix juste pour créer une source dans le village… ça n’a pas de sens.
— Ce qui veut dire, continua son partenaire à voix haute, qu’ils étaient déjà là-bas et que c’était ce qu’il y cherchait. Seulement…
— Il n’avait aucune raison de la mettre sous le bûcher. Ça n’a rien de pratique.
— À moins que…
— Les humains soient des calix ! s’exclamèrent les prétoriens d’une même voix.
Un sourire naquit sur le visage pincé d’Annelle. Beorthne, qui n’avait pas encore réussi à reprendre la parole, acquiesça gravement.
— Les corps utilisent l’énergie d’Eff pour se renforcer et se protéger, mais ils ne se content pas de la laisser couler à travers eux. Ils en retiennent aussi une partie. Lorsque l’on meurt, c’est elle qui retourne à la terre avec notre esprit, alimentant et perpétuant le cycle éternel des lignes.
Le cerveau en ébullition, Lyne passa une main sur son menton.
— D’accord, si beaucoup de personnes décèdent en même temps et au même endroit, une source temporaire va se créer. Par contre, cela n’explique pas pourquoi elle est altérée.
— Ce que vous appelez familièrement corruption est en réalité un processus beaucoup plus complexe. Nous ne le comprenons pas très bien, mais il intervient quand les défunts sont révoltés par leur fin. Cela peut-être le cas lors d’une maladie, d’un accident et, plus souvent, d’un meurtre. Dans ces cas là, plutôt que de se mêler aux autres flux, ceux du trépassé vont les attirer et les drainer, avides de la vie qu’ils contiennent.
Beorthne marqua une pause pour tourner les yeux vers son élève, dont le visage trahissait la concentration.
— Ces lignes, que nous appelons berdaris, sont particulièrement dangereuses pour les pratiquants vulnérables ou très sensibles. Les galweids y sont peu confrontés et nous avons jugé plus sûr de garder ce secret entre maîtres et maîtresses. Hélas, tu es à part, Soreth, et j’aurais dû te montrer comment t’en protéger. Surtout depuis…
— Tu as fait ce que tu pouvais, l’interrompit le prétorien en secouant la tête, tes leçons m’ont sauvé mille fois la vie et personne ne pouvait imaginer ce sur quoi nous tomberions. Et puis, nous allons pouvoir corriger ce problème maintenant que tu es ici.
Le vieux galweid opina et adressa un sourire discret à son apprenti. Lyne sentit ses lèvres se plisser. C’était agréable de voir à quel point ils tenaient l’un à l’autre. Soreth n’était pas aussi solitaire qu’elle le craignait.
— Pour en revenir à Hauteroche, reprit Beorthne, je crois que Mascarade essaye de provoquer un massacre afin de fabriquer des catalyseurs d’exceptions. Un millier de morts devrait lui permettre d’en créer dont la puissance équivaudrait à nos plus anciennes reliques. Davantage pourrait prolonger sa vie de dizaines d’années et en faire le plus redoutable guerrier du continent. Quant à l’idée qu’il en produise plusieurs à la fois, cela lui garantirait la richesse et la possibilité de se doter de généraux aux talents hors du commun. Ils seraient eux aussi touchés par la corruption, mais cela ne semble pas effrayer ce crétin.
Lyne serra les dents. Un millier, c’était dix fois la taille de Brevois, et une version optimiste de ce qui arriverait si l’armée de Joyce franchissait les remparts. En face d’elle, Annelle croisa les bras et tourna un regard interrogateur vers le galweid.
— Si une telle horreur se produisait, les malheureux ne seraient pas entassés comme à Brevois, mais dispersés aux quatre coins du quartier sud. Cela n’entraînerait-il pas la création d’une multitude de petites sources plutôt que d’une grande ?
— Pas si un réseau d’orichalque les drainait jusqu’à des points de convergence, répondit Soreth à la place de son maître. Je crois… il y avait d’étranges mouvements en dessous de la boutique où j’ai filé Jarrett. Comme si l’énergie était guidée par quelque chose.
Un nouveau sourire sur les lèvres, Beorthne opina en direction de son élève.
— Cela serait long et coûteux, mais je pense que ça marcherait.
Il interrogea ensuite le prince sur l’herboristerie et, quand celui-ci eut terminé de la décrire, demanda à accompagner les prétoriens lorsqu’ils y retourneraient. Soreth acquiesça sans hésiter, même si Morgane n’était pas encore revenue vers lui à ce sujet. Pour l’instant, seule la rencontre avec Solveg avançait, la jeune capitaine ayant accepté de venir à l’ambassade le lendemain.
Lyne attendait cela avec impatience. Ils allaient pouvoir mettre hors jeu un pion de Mascarade et faire tomber une soldate corrompue. Cela serait définitivement une bonne journée. Malgré sa satisfaction, et son dégoût pour Solveg, la garde royale s’efforça toutefois de modérer sa colère. Leur ennemi n’était pas quelqu’un que l’on servait uniquement de son plein gréé, et elle ne pourrait juger la trahison de la capitaine que lorsqu’elle en aurait compris les raisons. Cela, c’était Soreth qui le lui avait appris. En dépit de ce qu’il avait vécu, et des songes qui le hantaient, le prince n’avait pas laissé la haine ou la fureur le consumer. Il lui avait même dit une fois qu’il s’efforçait de ne jamais oublier que ses adversaires étaient aussi des êtres humains. Pour ne pas les maltraiter plus que nécessaire, et pour se souvenir que personne n’était infaillible. C’était une étrange façon de voir les choses pour un soldat, mais Lyne appréciait cela chez lui. Il embellissait le monde, le rendant plus agréable à connaître et, lorsqu’il le fallait, moins difficile à supporter. Elle était heureuse d’être devenue une prétorienne, mais plus encore de l’avoir rencontré.
— Je crois que nous avons fait le tour, déclara Beorthne en la tirant soudainement de ses pensées. Soreth et moi allons nous retirer pour le reste de l’après-midi. Je dois lui apprendre à résister aux berdaris si nous voulons avoir une chance contre Mascarade.
Le prince acquiesça et se leva en même temps que son mentor. Peu désireuse d’être à nouveau séparée de lui, Lyne demanda d’une voix qu’elle espérait neutre.
— Dois-je venir vous protéger ?
Hélas, son équipier secoua la tête.
— Ne t’ennuie pas avec cela. Nous ne nous éloignerons pas. Tu ne t’es pas beaucoup reposée depuis notre expédition nocturne. Profites-en pour te détendre.
— Bien sûr, opina la prétorienne en s’efforçant de dissimuler sa déception, je… je n’aurai pas de mal à m’occuper.
La réponse sembla plaire à Soreth, qui lui adressa un sourire satisfait, puis il salua Annelle et rejoignit son maître devant la porte.
Tandis que les bruits de pas des galweids s’éloignaient dans le couloir, la maîtresse-espionne, qui terminait de ranger ses affaires, leva les yeux au ciel et soupira théâtralement.
— Ce petit n’a parfois aucun sens commun.
Lyne s’esclaffa malgré son amertume et demanda avec curiosité.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Il était évident que tu aspirais bien plus à le suivre qu’à te reposer, reprit Annelle en fermant son sac. Je l’ai vu. Beorthne l’a vu. Lui, il l’a raté.
Soudainement inquiète d’être aussi facile à déchiffrer, la prétorienne passa une main nerveuse derrière sa nuque.
— Ce n’est pas grave. Je suis sûr qu’il sera en sécurité.
— Bien sûr, acquiesça l’espionne en la dévisageant de ses yeux pétillants. Sa sécurité, c’est exactement ce qui t’importait.
— C’est pour cela qu’on m’a engagé, s’entendit répondre Lyne d’une voix mal assurée.
Il y eut un bref silence, puis la marchande se leva en souriant.
— Je suis vraiment contente pour vous deux, mais il va falloir vous améliorer si vous tenez à cacher votre histoire. Parce que pour le moment, vous êtes terriblement mignons et fort peu discrets. Vous arriverez peut-être à duper ceux qui ne vous connaissent pas, ou ne font pas attention, mais la cour de Lonvois n’en fait pas partie.
Incapable de savoir ce qu’elle devait répondre, Lyne regarda son interlocutrice se diriger vers la porte du bureau. Elle n’avait ni réfléchi aux conséquences de sa relation avec le fils de Thescianne ni à la manière dont ils devaient se comporter en public. C’était loin d’être sa priorité. Annelle avait toutefois raison. Tant qu’ils ne seraient pas décidés, ils devraient être plus prudents. Finalement, elle sortit de son mutisme alors que la maîtresse-espionne ouvrait la porte.
— Merci pour ce conseil… et votre soutien.
— Vous méritez d’être heureux.
Annelle quitta la pièce sur ces mots et, juste avant de disparaître dans le couloir, ajouta d’un ton taquin.
— J’espère que Beorthne ne gardera pas son élève trop longtemps.
— Moi aussi ! acquiesça joyeusement Lyne.
Elle ne doutait pas de s’occuper sans Soreth, mais elle se languissait déjà de lui. L’après-midi promettait d’être interminable.
La lame de Lyne fendit l’air et s’arrêta devant elle, au niveau de son plexus. Elle fit ensuite un pas à gauche, pivotant autour de la pointe de son arme, puis se baissa en envoyant son pommeau vers l’avant, comme pour écraser le nez d’un adversaire invisible. Profitant de cette ouverture, elle enchaîna en donnant un coup de talon dans le vide et trancha à hauteur d’abdomen. Son ennemi fictif tomba à ses pieds, puis elle reposa nonchalamment son épée sur son épaulière et balaya la salle d’entraînement du regard.
Remplie en début d’après-midi, quand elle y était descendue après avoir nettoyé son équipement, la vaste pièce était maintenant déserte. Les gardes qui n’étaient pas de service étaient rentrés chez eux avant la nuit, les autres patrouillaient dans l’ambassade. La prétorienne continuait pour sa part de s’exercer à la lueur du soleil couchant, soucieuse de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Le meurtre d’Harien. L’armée de Joyce. Les berdaris de Mascarade. Un mois plus tôt, l’ex-sergente croyait qu’elle n’affronterait rien de pire que des pillards des mers. Maintenant elle se retrouvait là, en première ligne contre un complot qui la dépassait. Prête à se battre, mais incapable de trouver une cible. L’esprit fourmillant de questions que seule la danse de sa lame pouvait apaiser.
Tandis que Lyne préparait un nouvel enchaînement, elle entendit la porte de la salle s’ouvrir sur sa droite. Elle laissa son épée retomber le long de son corps et, curieuse de voir qui pouvait venir à une heure aussi tardive, se tourna vers l’entrée. Si elle était un peu chanceuse, le lieutenant Kakeru avait besoin de se défouler entre deux rapports. Si elle l’était davantage, Soreth avait terminé sa formation.
Ce ne fut cependant aucun des deux hommes qui s’avança dans la pièce, mais Tolvan, le capitaine du quartier centre. Lyne sentit son cœur s’accélérer et son esprit s’emplir de nouvelles interrogations. Elle ne comprenait ni ce que le héros faisait ici ni pourquoi il n’avait pas été annoncé. Elle se demandait aussi si elle devait lui parler, alors qu’il pouvait travailler pour Mascarade, ou s’il fallait qu’elle le raccompagne à la sortie, au risque d’offenser un allié précieux.
Indifférent à ses troubles, Tolvan traversa calmement la salle, il donnait l’impression d’être chez lui, et prit la parole d’une voix posée.
— Bonjour, dame Lyne. On m’a dit que votre prince n’était pas disponible, mais que je pourrai vous trouver là.
La prétorienne hocha poliment la tête, essayant de ne pas paraître trop intimidée et attendant de voir où le capitaine voulait en venir. S’il était honnête, elle n’avait rien à perdre. S’il ne l’était pas, c’était un bon moyen de le découvrir.
— C’est un honneur de vous rencontrer, sire Tolvan. Son Altesse est effectivement occupée, mais je transmettrai votre message.
— Merci, reprit le soldat en parcourant la pièce des yeux, je pensais vous parler dans un endroit plus calme, mais, comme nous sommes ici, je dois avouer que je n’ai jamais eu l’occasion de m’entraîner avec une membre de la garde royale erellienne. Accepteriez-vous d’échanger quelques passes ?
Malgré l’étrangeté de la demande, Lyne n’hésita pas un instant et désigna un râtelier du menton.
— Affronter avec un héros comme vous, c’est une proposition que ne se refuse pas.
Tolvan acquiesça, indifférent au compliment, et dégrafa sa cape. Tandis qu’il s’approchait des lames émoussées, auprès desquelles il déposa ses affaires, un sourire naquit sur les lèvres de la prétorienne. Elle était restée neutre jusque là, mais l’idée de se battre avec l’un des meilleurs escrimeurs de son temps l’enthousiasmait trop pour qu’elle arrive à le cacher. Elle n’avait jamais osé ne serait-ce qu’en rêver. Pour se forcer à garder les pieds sur terre, elle se rappela qu’elle ne connaissait pas l’allégeance du capitaine et que personne ne l’entendrait crier ici. Si Tolvan était au service de Mascarade, elle allait devoir lui montrer qu’il ne se débarrasserait pas facilement d’elle.
Le héros empoigna une épée, un bocle et deux heaumes d’acier, puis rejoignit sa partenaire d’entraînement. Il lui donna l’une des protections, enfila la sienne, saisit son arme de la main gauche et s’écarta de quelques pas.
— Je suis prêt quand vous l’êtes.
Lyne acquiesça et, tout en sanglant son casque, apprécia du coin de l’œil le choix du capitaine en matière d’équipement. Plus petit qu’elle, il n’avait pas voulu mesurer son allonge à la sienne et s’était préparé pour rompre la distance qui les séparait. S’il y parvenait, elle serait en mauvaise posture. D’autant que d’après les rumeurs, Tolvan était un excellent lutteur. Un frisson d’excitation lui parcouru les bras, puis elle leva sa longue lame au-dessus de sa tête et recula la jambe droite.
— Allons-y.
Les combattants se scrutèrent impassiblement pendant les premières secondes, puis Tolvan passa à l’assaut. Il frappa à hauteur d’épaule, sa main d’arme couverte par son bouclier. Lyne para son attaque, mais il en profita pour avancer et tenta de planter son coude dans sa gorge. Elle l’évita en pivotant au dernier moment, puis utilisa son élan pour balayer de sa lame l’espace devant elle, essayant de regagner la distance qu’elle avait déjà perdue. Hélas, son adversaire ne se replia comme elle l’avait prévu. À la place, il se baissa in extremis, l’acier rasant le sommet de son casque, et exploita sa position pour frapper le pied de la prétorienne de son pommeau. Cela lui arracha un juron de douleur, puis Tolvan enfonça son bouclier dans son aine, la déséquilibrant, et se releva en la projetant au sol. Il recula ensuite de quelques pas, la laissant rouler sur le bois froid, et reprit sa posture.
— Il semblerait que les gardes royaux soient dignes de leur réputation.
— Vous pouvez être sûr que je m’efforce de lui faire honneur.
Lyne n’avait encore jamais vu quelqu’un se battre ainsi. Ecyne était une force de la nature, Valis un vieux renard, et Soreth une ombre, mais Tolvan ressemblait à un diamant. Pur. Acéré. Incassable. Il se déplaçait sans peur, se trouvait toujours au bon endroit, et frappait avec détermination. Elle sourit à pleines dents derrière son casque et se remit en position. Elle adorait les défis.
Plutôt que de laisser le capitaine approcher à nouveau, Lyne se rua sur lui. Elle trancha en visant sa tempe gauche, ce qu’il bloqua facilement, et croisa aussitôt les bras pour envoyer sa lame à droite. Il para de justesse cette fois. Poussée par son élan, elle coupa en diagonale, le forçant à reculer pour esquiver, puis recommença avant qu’il ne retrouve ses appuis. Malgré cela, il réussit à dévier son coup en avançant à sa rencontre et essaya de la frapper du rebord de son bocle. Elle sauta en avant pour l’éviter, reprenant au passage sa distance, puis se retourna, la pointe de son épée dressée devant elle pour empêcher le capitaine de la suivre. Il interrompit immédiatement son assaut, retraita d’un pas, et déclara d’une voix haletante.
— De mieux en mieux. Votre prince doit dormir sur ses deux oreilles.
— Je m’applique dans mon travail, comme vous.
La phrase flotta un instant entre eux, puis Lyne eut l’impression de voir Tolvan froncer les sourcils sous son casque et l’entendit grogner d’un ton agacé.
— Vous devriez éviter de nous comparer. Moi, je ne kidnappe pas vos citoyens.
Il se remit ensuite en garde, sans laisser à la prétorienne le temps de répondre, et s’avança d’un pas déterminé. Perturbée par sa remarque, elle se sentait encore coupable d’avoir attaqué les soldats de Hauteroche, Lyne réagit plus lentement que d’habitude. Elle compensa en sacrifiant son équilibre pour parer le premier assaut, mais Tolvan en profita pour faucher sa jambe d’appuis. Elle s’écrasa alors au sol, le souffle coupé, une seconde fois battue.
Elle se releva peu après, maudissant silencieusement sa concentration, et tira parti du répit que lui offrait son adversaire pour s’expliquer.
— Nous avions des informations importantes et pas le temps de demander votre permission. Morgane a dû vous signaler qu’elle approuvait notre action et que nous lui transmettrions le prisonnier.
Tout en se gardant bien d’ajouter que cela ne se ferait qu’une fois les rangs de l’armée nettoyés de ses traîtres, Lyne riva les yeux sur Tolvan, comme pour le défier de contester ses propos. Elle n’était pas une très bonne menteuse, mais ici la vérité suffisait.
— La capitaine m’a effectivement parlé de renseignements vitaux, acquiesça le militaire en se remettant en garde. Hélas, elle a aussi refusé de me les communiquer.
Il avança et frappa d’estoc. Cette fois, Lyne était prête. Elle dévia la pointe de son épée d’un mouvement rapide, puis fit décrire un arc de cercle à sa propre lame et l’abattit sur le bouclier de son opposant. Il grimaça, encaissant mieux le choc qu’elle ne l’avait espéré, et trancha à hauteur d’abdomen.
— La mort d’Harien est mon enquête !
La guerrière bondit en arrière pour éviter l’attaque, puis revint à l’assaut en frappant de bas en haut pour attraper les bras tendus de son adversaire. Il l’esquiva gracieusement avant de lui enfoncer son bocle dans les côtes.
— Vous auriez dû venir me parler plutôt que de me tenir à l’écart !
Lyne recula, souffle court. Les capacités de Tolvan n’avaient pas diminué avec sa colère. Il contrait toujours ses coups à la perfection, trouvait des ouvertures dans la moindre de ses failles. Elle répugnait à l’admettre, mais elle était chanceuse que leur affrontement ne soit qu’un entraînement. Sans cela, elle n’aurait jamais revu Soreth. Penser à son ami lui arracha un sourire et, tout en s’efforçant d’oublier ses nombreuses contusions, elle plongea ses yeux dans ceux de Tolvan et déclara d’un air bravache.
— Je remonterai au prince que vous désapprouvez sa politique, mais je ne suis pas sûr que nous puissions vous aider.
Il secoua la tête en soupirant.
— J’avais espéré qu’entre militaires nous nous comprendrions…
En dépit de l’agressivité de son interlocuteur et de sa propre envie d’en découdre, Lyne sentit sa gorge se nouer. Sa rencontre avec le héros de Hauteroche ne se déroulait pas comme elle l’avait souhaité.
— J’entends votre colère et vos inquiétudes. Mais, si vous voulez vraiment le bien de votre cité, vous allez devoir faire confiance à Morgane.
— Même s’il n’y a personne dans cette ville pour qui j’ai plus d’estime, ce n’est pas suffisant pour lui laisser cette charge.
— Parce que c’est la vôtre ?
— Absolument.
Il fit un pas en avant. L’épée déjà levée, elle coupa en diagonale. Elle s’attendait à ce qu’il recule, mais il roula à la place vers elle et se releva en brandissant sa lame. Elle s’arrêta net afin de ne pas s’empaler, et il en profita pour essayer de lui trancher l’abdomen. Elle esquiva d’une volte sur le côté, puis se retourna en attaquant d’estoc, sans lui laisser le temps de se redresser. Il se jeta alors en arrière et se recroquevilla sur lui-même, prêt à bondir. Bien décidée à ne pas le lui permettre, elle frappa pendant qu’il se détendait. Elle le toucha dans le creux de la jambe, où ses protections ne le couvraient pas, et lui arracha un cri de douleur. Il lui percuta l’estomac, la pliant en deux et la projetant à terre pour la troisième fois.
Allongée sur le sol, l’abdomen palpitant et le souffle coupé, Lyne jubilait intérieurement en essayant de reprendre sa respiration. Elle avait réussi à l’avoir. Elle progressait. À travers la visière de son heaume, elle vit que Tolvan, qui s’efforçait de ne pas s’appuyer sur sa jambe, lui adressait un étrange regard.
— Je n’ai rien contre vous et je peux même tolérer votre interventionnisme. Mais vous ne devez jamais oublier que Hauteroche est ma ville.
La guerrière se redressa sur ses coudes afin de dévisager l’homme qui la toisait. La protection de la cité lui tenait tellement à cœur qu’elle hésitait à partager ses informations avec lui. D’autant que les prétoriens manquaient de soutien au conseil, et qu’il enquêtait depuis longtemps sur les méfaits de Mascarade. Hélas, les enjeux étaient trop importants pour qu’elle s’y risque.
Elle se releva donc péniblement et, sans retirer son casque au cas où Tolvan déciderait de récupérer ce qu’il voulait par la force, ignora une fois de plus ses demandes.
— Je vous remercie pour cet entraînement. Il fut des plus enrichissant.
Le militaire ôta pour sa part son heaume, dévoilant des prunelles brillantes de colère, et hocha la tête.
— Merci à vous aussi. Je comprends mieux pourquoi nos gardes n’ont pas fait le poids.
Il lui tourna ensuite le dos et rejoignit le râtelier en claudiquant.
— Si vous continuez de progresser, nos futures joutes promettent d’être intéressantes.
Lyne esquissa un sourire avant de se diriger à son tour vers ses affaires.
— Ne vous inquiétez pas. C’est vous qui mordrez la poussière la prochaine fois.
Tolvan s’esclaffa, ce qui ne manqua pas de surprendre son interlocutrice, puis il la salua et s’éloigna d’un pas tranquille. Lyne le regarda partir en replaçant sa cape sur ses épaules. Elle ne savait toujours ni où allait l’allégeance ni ce qu’il était venu chercher ici, en dehors d’un sac de frappes. En revanche, elle certaine que dès que Soreth aurait fini ses exercices, elle allait avoir besoin d’un sacré remède contre les contusions.
C'est encore moi !
Chapitre très intéressant :D des révélations et de nouvelles questions ^^ J'aime beaucoup la phase d'entraînement on visualise bien ce qu'il se passe et jouer sur les distances de "confort" de chaque combattant ça rend vraiment l'expertise des deux.
Quelques remarques histoire d'apporter un peu de constructif:
> "que tu ne voyagerais pour ma cuisine"
>> Je n'ai pas compris s'il manquait un "pas" ou si c'était la phrase précédente qui manquait de négation.
> "— Si je suis venu ici, c’est parce que je pense savoir ce qu’il cherche."
>> Pour moi ceci vient un peu tard, là on dirait qu'il est là depuis un bon moment et que il attend d'avoir la panse bien pleine pour parler, ça ne fait pas très "pro", sans compter que quand l'auteur utilise ce genre de "retard" c'est souvent pour que le personnage qui détient l'information clé meure avant de pouvoir en parler. Si tu sais qu'il va parler, autant le faire dès le début du chapitre, ça ne l'empêche pas de mener une deuxième conversation plus ou moins en parallèle sur la nourriture...
> "— Les humains soient des calix ! s’exclamèrent les prétoriens d’une même voix."
>> Je suis surprise qu'ils aient l'air surpris, pour moi c'était évident depuis le charnier^^
>> est-tu sûr du pluriel de calix ?
> "mais cela ne semble pas effrayer ce crétin"
>> le crétin, c'est Mascarade ? le mot me paraît un peu décalé, peut-être que pour tu pourrais partir sur "bouffon" ou autre en lien avec le spectacle et les mascarades ?
> "Affronter avec un héros comme vous"
>> mot en trop ?
> "que personne ne l’entendrait crier ici"
>> j'ai trop ri, j'avais pensé ça quand Tolvan est rentré
A bientôt !
Merci pour ce retour (rapide ^^). Je constate que le chapitre semble fonctionner et j'en suis ravi.
C'est intéressant pour les calix/humain (aucune idée du pluriel, mais avec un "x" je me voyais mal mettre un "s"), ça ne me semblait pas si évident. Il va falloir que je vois avec d'autres lecteurs ^^
Les révélations de Beorthne arrive peut-être un peu tard dans le dialogue en effet, je ne sais pas si j'arriverai toutefois à l'écrire autrement (et pour moi ils viennent d'arriver tout de même donc il faudrait peut-être que je creuse plutôt par là). Je vais réfléchir à cela, merci pour ce retour en effet (le but n'était effectivement pas de faire de la rétention d'information (je déteste ça), mais plutôt de pas agresser le lecteur avec trop d'infos au même moment ^^).
À bientôt !