Cérian chancela en posant le pied à terre. Il ne se sentait pas dans son assiette. Pourtant, le début de la journée avait été comme d’habitude : un réveil dans les bras de son homme après une nuit d’amour, un petit déjeuner composé de pancakes, une séance de câlins-gratouilles-caresses-ronrons avec Pippin, des discussions…
D’accord, il y avait eu une légère tension dans l’air, même s’ils avaient évité de mentionner le sujet à voix haute.
C’était jeudi, aujourd’hui. La veille de l’équinoxe. La veille de l’éclipse.
Cérian savait très bien que malgré leur matinée douce et tranquille, tous deux avaient tenté de masquer leur nervosité pour ne pas inquiéter l’autre. Au moment de prendre son vélo pour partir aux Galettes de Merlin, il avait senti la réticence de Lysandor à le laisser s’en aller. À dire vrai, il s’attendait à moitié à ce que son compagnon lui fasse la surprise de le rejoindre au travail sur le service de midi. Ou vienne à sa rencontre. Ou insiste pour l’accompagner soir.
Il venait à peine d’arrive en ville quand un malaise se manifesta. Le jeune homme eut la présence d’esprit de s’arrêter et de descendre de son vélo. La tête lui tournait. Le soleil lui paraissait trop éclatant.
Au moment où il se faisait cette réflexion, il réalisa qu’il était en simple T-shirt là où les passants portaient tous au minimum un pull chaud voire une veste par-dessus. Or, il n’était pas du genre à ne pas être frileux en temps normal.
Quelque chose n’allait pas.
Il se mordilla les lèvres en marchant, la main sur le guidon.
Furtif, il effleura son front. Pas de fièvre. Au passage, il vérifia son bracelet qui conservait sa couleur neutre. Pas de danger dans les environs.
Peut-être était-ce juste l’angoisse le hantant depuis plusieurs heures qui surgissait maintenant. Cette nuit, il avait enchainé plusieurs cauchemars dont il n’avait pas parlé à Lysandor. Dans tous, il finissait par mourir de manière plus ou moins violente. Il en avait eu des sueurs froides.
En garant son vélo derrière la crêperie, Cérian s’interrogea sur s’il devait tenter de négocier un jour de congé pour le lendemain ou non. Valait-il mieux qu’il reste enfermé dans la maison en profitant des sceaux de protection ? Ou, au contraire, fallait-il qu’il déserte l’endroit autant que possible ?
Chier ! Pourquoi je pense à ça maintenant ? J’aurais dû poser la question à Lys, tout à l’heure…
Il n’aurait qu’à lui demander en rentrant du service de midi.
— Tu vas bien ? s’inquiéta Bérénice en le voyant arriver.
La cuisinière était en train de ranger ses achats du jour dans les frigos et placards. Il hocha la tête :
— J’ai dû pédaler trop vite, j’ai eu une bouffée de chaleur. Est-ce que je sors les tables, à l’extérieur ?
En plus de ses deux salles, la crêperie était dotée d’une petite cour tranquille. Il fallait traverser toute la pièce du rez-de-chaussée pour y accéder. La zone était suffisamment ombragée pour que les clients aiment y venir dès que le soleil et la température le leur permettaient.
— Oui, mais pas plus de cinq. Il fait plus frais aujourd’hui.
Cérian acquiesça, puis repartit de la cuisine pour se mettre à la tâche. Les tables et chaises pour l’extérieur étaient entreposées dans l’énorme placard qui contenait également tous les produits ménagers, balai, aspirateur et serpillère.
Il porta la première table sur la terrasse pavée et la déplia d’un geste assuré.
Le vent lui caressa le visage à cet instant précis, dans une bourrasque violente et douce à la fois. Sans comprendre ce qui lui arrivait, une bouffée de larmes lui monta aux yeux.
Sidéré, il réalisa que l’émotion venait du zéphyr et non de lui. Il leva le nez vers le ciel, comme s’il pouvait voir l’invisible souffle de Gaïa.
— Qu’est-ce qu’il se passe… ? murmura-t-il tout bas.
Dès que les mots franchirent ses lèvres, le jeune homme se sentit idiot à parler tout seul dans le vide. D’accord, il pouvait comprendre les animaux, mais jusqu’à présent, jamais il n’avait pu communiquer avec quoi ou qui que ce soit dans les éléments de la nature.
Il rebaissa la tête, alla chercher une chaise. Un nouveau malaise le saisit au moment où il revint sur ses pas. Il tituba, la vision soudain obscurcit et lâcha son chargement qui s’écrasa sur les pavés de la cour dans un tintamarre métallique. Instinctivement, sa main empoigna le plateau de la table pour se retenir.
— Cérian !
Le vent souffla à nouveau. Le jeune homme se sentit glisser à terre. Au moment où ses doigts touchèrent le sol, un terrible frisson lui remonta jusqu’à l’épaule.
Gaïa est en colère et triste.
L’information lui traversa l’esprit avec une précision nette. Le vent partageait son ressenti.
Maintenant, il grelottait de froid.
Madame Perrot s’accroupit près de lui, rejointe par sa femme qui lui tendit une bouteille d’eau. Tout tournoyait dans son champ de vision. Il crispa le bout de ses doigts sur la jonction d’un pavé pour ne pas tourner de l’œil.
— Bois, mon chéri. Tiens.
Docile, ayant du mal à contrôler ses mouvements, il laissa ses patronnes l’aider à s’asseoir correctement par terre, puis accepta le goulot contre ses lèvres. Il avait trop chaud. Trop froid. Il claquait des dents, tout en transpirant.
La crise se calma après avoir vidé la moitié de la bouteille d’eau. Bérénice venait également de lui en appliquer sur le visage.
— Comment tu te sens ? demanda Madame Perrot en constatant qu’il se remettait.
Sa température corporelle était redevenue neutre, pour le moment. Sa vision était à nouveau stable. Le bras derrière ses épaules, sa patronne le soutenait en gardant la bouteille entamée dans sa main.
— … Ça va, murmura-t-il. Pardon, je ne voulais pas vous inquiéter…
— Tu devrais prendre ta journée pour te reposer, continua Madame Perrot avec gentillesse. Tu n’as vraiment pas l’air bien. Ton copain est toujours à la maison ?
Il acquiesça.
— Parfait, au moins tu ne seras pas tout seul ! Béré, tu veux bien le ramener chez lui ?
Ni une ni deux, Cérian se retrouva chassé de son lieu de travail sans avoir eu son mot à dire. Il bafouilla un remerciement, tout en montant dans la voiture de la cuisinière. Il n’avait pas la force de protester, de prétendre qu’il pouvait rester pour aider. Il était assez lucide pour savoir qu’il n’était pas en état de bosser.
Une partie de lui songea qu’il avait de la chance de les avoir et qu’elles ne soient pas une menace. Si le couple avait été associé aux Fées Lunaires, à l’heure actuelle il aurait été bien incapable de leur tenir tête.
Le front pressé contre la vitre côté passager, son vélo rangé dans le coffre, il gardait la main crispée autour de la bouteille que sa patronne lui avait laissée.
— N’hésite surtout pas, si tu as besoin d’aide, tu peux nous appeler, lui rappela Bérénice. Et si tu te sens patraque demain, prends ta journée aussi, mais préviens-nous.
Il acquiesça, en murmurant un remerciement.
Le trajet n’était pas long du tout en voiture. Elle se gara devant le portail, puis lui ébouriffa les cheveux en un geste très maternel.
— On aurait peut-être dû te faire moins travailler, tu as fait tout de suite une très grosse semaine alors que tu sortais du covid…
Une pointe de culpabilité lui piqua les entrailles. Cérian secoua la tête :
— Oh non, non, ne vous inquiétez pas pour ça. J’ai simplement dû attraper un coup de froid. Merci beaucoup de m’avoir raccompagné. C’est très gentil à vous.
Elle lui adressa un sourire, puis quitta la voiture pour l’aider à décharger son vélo du coffre. De retour derrière le volant, il sentit son regard sur lui tandis qu’il appuyait ce dernier contre un mur, puis rentrait dans la maison.
— Lys ? appela-t-il en fermant la porte dans son dos.
Un lourd silence l’accueillit. Lysandor n’était pas venu sur le perron. Peut-être avait-il les écouteurs sur les oreilles et n’avait-il pas entendu le véhicule. Pourtant, Cérian doutait de cette explication. Il savait très bien que son petit ami restait à l’affut du moindre élément suspect. Il n’avait pas été discret en sortant son vélo, les soldats devaient l’avoir alerté. Alors…
Inquiet, il balaya la cuisine et le salon du regard, puis grimpa l’escalier. À l’extérieur, il entendit Bérénice manœuvrer et quitter les lieux.
— Lys ? Pippin ?
Ni son amoureux ni son chat ne se trouvaient à l’étage. Il fouilla même sous le lit et dans les recoins où Pip aimait se lover. En vain.
En se penchant à la fenêtre, il constata qu’il ne voyait pas d’éclat doré dans les arbres alentour.
Anormal.
Mue par un pressentiment, Cérian redescendit l’escalier quatre à quatre et ouvrit la porte-fenêtre en grand. Ses yeux fixèrent l’horizon de son jardin, avant de se poser sur la terrasse.
… Non !
Ses genoux cédèrent pour la deuxième fois de la journée.
Sur le plancher extérieur, une dizaine de Fées étaient allongées dans des positions inhabituelles, dans des flaques de sang. Les ailes éteintes. Des tenues de Fées Solaires et Lunaires. Des petites épées abandonnées au sol. Des arcs brisés. Des flèches perdues et d’autres plantées dans certains corps.
Horrifié, fébrile, il avança à quatre pattes et chercha Lysandor parmi les dépouilles.
Le soulagement qu’il éprouva en ne le trouvant pas lui laissa tout de même un goût amer dans la bouche. Ces victimes avaient aussi des proches qui ne savaient même pas qu’elles ne rentreraient pas…
Par acquit de conscience, Cérian fit le tour de son jardin. Il tomba sur cinq autres corps : trois Solaires, deux Lunaires. Pas de Lysandor. Et toujours aucune trace de Pippin.
Un affrontement terrible avait eu lieu. Son chéri s’était-il enfui avec le chat ? Possible. Il fallait l’espérer. Mais à priori, ils n’étaient pas partis en direction de la ville, ils se seraient croisés… À moins que Lysandor ait adopté sa forme de fae et ait emprunté un chemin différent pour rallier Paimpont ? Étrangement, il avait la certitude que ce n’était pas le cas. Son amant n’aurait pas précipité l’ennemi droit sur lui.
En attendant de savoir comment agir, tout en étant incapable de rester sans rien faire, Cérian alla chercher des torchons propres dans le placard de sa cuisine.
Fuir ? Où ? Retourner au travail pour se mettre en sécurité ? Il n’aurait aucune crédibilité devant ses patronnes. Et serait-il vraiment en hors de danger, d’ailleurs ?
Avec précaution, il étendit un premier torchon dans son salon, près de la baie vitrée. Dans un état second, il ramena un à un les corps dans sa maison, pour les poser sur le tissu, à l’abri de la météo, des animaux et autres insectes extérieurs.
De ses yeux gouttaient de grosses larmes continues.
Maintenant il connaissait l’origine de son malaise. Il ne savait pas comment c’était possible, mais il avait senti, par le biais du vent et du sol, les morts qui s’étaient produits chez lui en son absence.
Devait-il tenter de rallier le chêne ? Attendre la relève des soldats de ce soir ?
Trop risqué. Trop long.
Il étendit un deuxième torchon, juste à côté du premier, pour accueillir les Fées Lunaires. Avec les ailes sans plus le moindre éclat, elles étaient toutes sœurs dans leur sommeil éternel. Rien ne pouvait les démarquer, à part les teintes de leurs habits.
Pas question de faire une différence de traitement entre les deux clans. Les Solaires venaient de mourir pour le protéger ou protéger leur Roi. Quant aux Lunaires, qu’elles adhèrent ou non aux convictions de leur Reine et de Kael, elles avaient sûrement avant tout obéi à des ordres donnés.
Autant de vies éteintes, en quoi ? Une heure ? À cause de lui. De son existence.
Un sanglot lui échappa. Il s’essuya les yeux dans sa manche, puis regarda le sang sur ses mains.
Le sang des Fées.
Le sang des Fées ne devait pas couler, il l’avait entendu dans son grenier, quand Zéphyra tenait Kael en joue. Il ne savait toujours pas ce que ça signifiait, mais devinait que ça n’augurait rien de bon.
En reniflant, il se lava les mains dans l’évier, se les essuya, puis attrapa deux autres torchons pour couvrir les dépouilles.
Et maintenant ?
Où étaient Pippin et Lysandor ? Que devait-il faire ? Bouger ? Ne surtout pas bouger ? S’enfermer dans sa maison ? La quitter au plus vite ? Prévenir les Fées ? Comment ?
Tantôt, il avait entendu le vent, le sol… Pouvait-il les utiliser pour envoyer un message au chêne ? À Isalys ? L’informer qu’il y avait eu un souci et qu’il ignorait où se trouvait Lysandor ? Mais comment le transmettre pour qu’il parvienne à la bonne destination, sans être intercepté ?
Tout en se tordant les doigts, Cérian fixa son jardin en ravageant sa lèvre inférieure.
Où est Lys ? Et Pippin ?
Le zéphyr entra dans sa maison, tournoya autour de lui. Le jeune homme porta son regard sur le petit chemin qu’il empruntait pour aller au lac. Quelqu’un arrivait. Un allié.
Sans chercher à comprendre pourquoi il percevait soudain un tas d’informations, il traversa son jardin, escalada la barrière qui le séparait du sentier et guetta l’arrivée du Prince de la Forêt.
Moins de dix secondes plus tard, le cerf déboulait au galop, droit dans sa direction. Il ralentit en voyant que le jeune homme l’attendait. Celui-ci se fit la réflexion que le noble animal ne prendrait pas le risque de s’approcher à ce point de sa demeure, sans une bonne raison. Même si sa maison restait isolée, elle était trop près de la ville pour les habitants de la forêt.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en venant à sa rencontre. Tu es au courant de quelque chose ?
Par instinct, il toucha le nez du cerf et le lui caressa. Ses flancs palpitaient de sa course.
— Le Roi est blessé et surveillé par des serpents. Il ne peut pas partir, le Prince Lunaire lui a volé son collier ensorcelé.
Cérian mit quelques secondes à comprendre que le « Prince Lunaire » désignait Kael. Une colère sourde monta en lui.
— Blessé gravement ?
— Non.
— Kael est avec lui ?
— Non. Il l’a laissé seul avec les serpents. Ces derniers ne veulent pas s’en aller. Ils ont reçu l’autorisation de s’en prendre au Roi, mais de prendre leur temps.
— Je vais chercher de quoi le soigner. Tu pourras me conduire auprès de Lysandor ?
— C’est pour ça que je suis là.
Sans plus perdre une seconde, Cérian retourna en courant jusqu’à sa maison. Il saisit son sac à dos au vol, fourra des pansements, bandages et désinfectants à l’intérieur, ainsi que tout ce qui lui paraissait être utile.
Dans son cœur tourbillonnait un mélange de colère et d’inquiétude. D’abord retrouver son amant et le mettre en sécurité. Ensuite…
Du bout des doigts, il toucha sa poche et son contenu caché.
Ensuite, il verrait bien. Il aviserait avec Lysandor. Mais l’envie d’aller trouver Kael pour lui coller son poing dans la figure le démangeait. Tôt ou tard, il faudrait bien qu’il lui fasse face.
En attendant, peut-être qu’il fonçait droit dans la gueule du loup. Mais il ne pouvait pas abandonner son compagnon, surtout si ce dernier n’avait plus son pendentif.
Quel connard !
Comment avait-il pu nourrir des sentiments pour un enfoiré pareil ?!