Chapitre 33

         — Monte sur mon dos.

         Cérian ne se le fit pas répéter deux fois. Il se hissa sur le cerf et se retint à ses bois tandis que ce dernier repartait avec lui dans la forêt. Ses mains moites glissaient contre le velours des andouillers. Au point où il en était, il n’était même pas étonné de se retrouver à chevaucher un cervidé.

         — Explique-moi, qu’est-ce que tu sais ?

         — Seulement que Gaïa m’a prévenu que le Roi était en mauvaise posture. Elle m’a indiqué où par le biais du vent et des oiseaux. Je suis venu te chercher sans attendre.

         — Pourquoi moi ? Pourquoi n’es-tu pas allé au chêne ? Si le Roi des Fées est en danger, sa sœur doit pouvoir gérer la situation.

         Le Prince de la Forêt ralentit l’allure en quittant le sentier pour s’engager dans des fourrées.

         — Tu es l’autorité compétente à avertir lorsque le Roi est en danger. Tu es l’Hybride.

         Il prononça cette information avec une telle évidence que Cérian en écarquilla les yeux.

         — C’est lui qui t’a dit de venir me prévenir ?

         — Non. Il ignore que je suis allé te chercher. Mais toute la forêt sait qui tu es.

         La gorge nouée, il se cramponna davantage aux cornes. Lui-même ne savait même pas avec précision en quoi consistait sa véritable nature. Il s’abstint de poser d’autres questions, pour éviter les réponses perturbantes.

         Le cerf continua d’avancer, tout en faisant parfois des détours. Cérian n’eut pas besoin de l’interroger pour deviner qu’il esquivait des endroits où devaient se trouver des Fées Lunaires.

         En réalité, le trajet ne fut pas très long, moins de dix minutes, à très bonne allure. Mais elles parurent durer une éternité.

         — C’est ici.

         L’instinct de Cérian surgit immédiatement. Il ne perdit pas de temps à fouiller les alentours du regard. Il vit tout de suite l’énorme serpent enroulé autour de la branche d’un hêtre, la langue sifflante. En face de lui, à l’extrémité de la même branche, Lysandor, redevenu fae, n’en menait pas large. Il se tenait, debout en maintenant une distance raisonnable entre lui et l’animal qui ne semblait pas vouloir l’attaquer. Pour le moment.

         Sans son collier, le souverain ne pouvait pas du tout savoir à quoi ressemblait son environnement, s’envoler reviendrait à se cogner n’importe où.

         Furieux, Cérian aperçut une vipère par terre, près d’une pierre recouverte de mousse. Si Lysandor tombait de sa branche, il atterrirait droit sur elle. Un troisième serpent avait réussi à grimper dans un arbre voisin. Effrayé, le jeune homme réalisa que le reptile, agile, pouvait certainement s’étendre jusqu’à la branche de Lysandor pour l’attraper par derrière. Toute retraite était coupée pour le Roi.

         Sans réfléchir, il se laissa glisser du dos du cerf, sans chercher à être discret. Ses semelles claquèrent fort le sol, assez pour attirer leur attention.

         Le serpent à terre se dressa pour siffler dans sa direction.

         — Tu crois que tu me fais peur ?! attaqua le jeune homme avec colère. Dégage !

         Il se penchait déjà pour ramasser un long bâton, déterminé à fracasser les trois reptiles avec. Mais à sa grande surprise, celui qu’il venait d’interpeller retomba au sol. Cérian aurait juré voir une expression penaude dans ses yeux.

         Une petite voix lui souffla de ne pas récupérer d’arme improvisée. Il décida de l’écouter, puis mis les mains sur les hanches en foudroyant les deux autres du regard.

         — C’est aussi valable pour vous ! Foutez le camp ! Laissez-le tranquille !

         Le serpent – avec un temps de retard il reconnut une couleuvre à collier – qui grimpait dans l’arbre se rétracta. Là encore, sans être capable de voir une expression réelle sur l’animal, Cérian perçut un sentiment de honte émaner de sa part.

         Quant au troisième, il observa longuement Cérian, avant de se laisser tomber de la branche sans s’inquiéter de la chute.

         Déboussolé, mais soulagé en même temps, il regarda le trio s’éloigner en rampant. Ils n’avaient pas du tout protesté. C’était perturbant. Il venait de réussir à les faire partir juste en parlant ? Comme ça ? Il sentait bien qu’il ne s’agissait pas d’une feinte. Les trois reptiles n’allaient pas revenir soudain pour les attaquer, ils s’en allaient pour de vrai.

         Si c’est mon pouvoir, d’accord, ça c’est un peu cool…

         Lysandor se tenait à une petite ramification, n’osant pas bouger de sa place, son visage tourné vers son amant qui le rejoignit en enjambant des rochers. Celui-ci constata que le roi était perché bien trop haut pour qu’il puisse l’atteindre, même en se hissant sur la pointe des pieds et en tendant les bras vers lui. Il avait également du mal à évaluer ses blessures et ne pouvait pas lui demander de prendre le risque de s’envoler pour venir à lui.

         Il se tourna vers le cerf :

         — Tu veux bien vérifier les alentours ? S’il y a le moindre danger, reviens vite nous chercher.

         Le Prince de la Forêt inclina le museau, avant de s’éloigner.

         Cérian leva le visage vers la branche.

         — Ne bouge pas d’où tu es, j’arrive.

         Après un instant d’hésitation, il vit son homme hocher la tête, toujours fermement accroché à son perchoir.

         D’un geste habile, il fit passer son sac à dos devant lui. Ouvrant la fermeture éclair, il sortit la potion qui lui rendrait son apparence de fae.

         Sa seule inquiétude pour le moment n’était pas de se trouver en territoire potentiellement hostile, mais de savoir si son sac allait bien rétrécir avec lui. Lyr lui avait expliqué que les vêtements qu’il portait s’adapteraient au changement. D’ailleurs, il en avait eu la preuve au moment de regrandir. Mais il se souvenait aussi très bien de la lettre qui était restée à taille normale pendant que lui se prenait pour Alice au Pays des Merveilles.

         Espérant que son idée allait fonctionner, il accrocha son sac sur le devant de son torse, les lanières sur ses épaules, puis avala d’une traite la préparation. Ensuite, il serra très fort les bras autour de son chargement.

         Ça marche !

         Le sol se rapprochait à toute vitesse de lui. Entre ses omoplates, un fourmillement familier se fit sentir. En entendant son T-shirt se déchirer, il grommela. Il avait oublié de l’enlever. Tant pis.

         Un bref instant, Cérian perdit l’équilibre tandis que ses ailes jaillissaient. Le même picotement lui saisit les oreilles. Un sourire étira ses lèvres.

         Puis soudain, ce fut comme si un bouchon venait de se retirer de ses tympans. Comme si une seconde peau s’arrachait de lui dans un souffle. Des bruits jusqu’alors inaudibles lui parvinrent de toutes parts. Il entendait les sabots du cerf, au loin. Le sifflement des serpents toujours en train de s’éloigner, leurs corps ondulants qui bougeaient des feuilles mortes au passage. Sans le voir, il devina l’écureuil roux qui bondit sur un hêtre, puis sur un autre. La procession des fourmis sur une écorce.

         Ses yeux se fermèrent. Il ne faisait plus qu’un avec la nature alentour. Le chant de zéphyr le saluait entre les feuillages tout en entonnant une mélopée pour les Fées décédées. Sous ses pieds, la vibration de la terre, vivante, le remerciait d’avoir respecté les défunts. S’il n’avait pas nourri des inquiétudes vis-à-vis de son compagnon, Cérian aurait pu rester plusieurs minutes, planté là, à simplement écouter et ressentir son environnement.

         Il réouvrit les paupières en espérant réussir son envol. Ses ailes battirent tandis que son corps se crispait, dans l’attente du décollage. Pendant quelques secondes, Cérian regretta de ne pas avoir utilisé les potions chez lui, pour au moins s’entraîner, au cours des deux dernières semaines.

         Serrant toujours son sac, qui avait bien rétréci avec lui, il se sentit quitter le sol.

         Bon, imagine que c’est comme quand tu lèves ton bra… Aaaaaaaaaah !

         Sa vélocité le surprit lui-même, il faillit se cogner contre le tronc le plus proche, emporté par son élan. Il l’esquiva de justesse et zigzagua dans les airs en essayant de trouver le bon rythme, la bonne hauteur, la bonne vitesse.

         Au moins, je vole…

         Il avait appris à conduire une voiture ! Il allait bien réussir à contrôler sa propre nature volante, non ?!

         Bon, il fallait néanmoins espérer qu’il aurait moins de difficulté que sur ses premières heures de conduite. Et mieux valait ne pas se rappeler qu’il avait dû passer l’examen trois fois avant d’avoir enfin son permis en poche.

         Selon la rapidité à laquelle il battait ses ailes, il se bougeait plus ou moins vite. Logique. Quant aux déplacements eux-mêmes, ils provenaient de son corps, de la façon dont il le remuait. Cérian réalisa qu’il n’avait pas besoin de réfléchir lorsqu’il marchait et qu’il avait envie de tourner à droite ou à gauche. Le fonctionnement était à peu près identique dans les airs, à condition de réussir à doser son empressement.

         Après quelques minutes de tâtonnement, de tours, de détours, de vagues et de loopings incontrôlés et maladroits, il parvint à se poser sur la branche, juste à côté de Lysandor qui le contempla de son regard terne.

         — Pardon pour le temps, c’était un peu laborieux.

         Le roi émit un rire tremblant :

         — C’était assez joli à voir, ceci dit. Cérian, tu ne devrais pas être là…

         Il cessa enfin de tenir sa branche pour lui saisir les bras. La manche de son pull était déchirée, dévoilant une égratignure. Un trou dans son jean montrait une blessure qui saignait encore, une vilaine balafre, mais qui ne devrait pas nécessiter des points de suture. Dans l’urgence de la situation, le Roi des Fées avait gardé ses vêtements d’humains. Comme Cérian, son haut était à présent troué juste à l’endroit où ses ailes étaient revenues. Du sang séché – des éclaboussures, supposa le jeune homme – tachait ses joues et ses mains. Des traces de terre étaient également visibles sur ses habits.

         — Viens, on doit te soigner.

         — Cérian, tu as chassé les serpents. Repars vite te mettre à l’abri, le pressa Lysandor.

         — C’est ça, pour que d’autres saloperies viennent te bouffer ? Non, merci. Je reste avec toi, je te soigne. On verra pour le reste ensuite.

         — Cé…

         — Lys ! J’ai trouvé les corps des tiens dans mon jardin ! s’emporta Cérian avec beaucoup plus de violence qu’il ne l’aurait voulu. Je me suis fait un sang d’encre en ne sachant pas où tu étais ! Je ne sais d’ailleurs toujours pas où est Pip ! Le cerf est venu me chercher en me disant que tu étais blessé et coincé par des serpents ! Tu crois vraiment que maintenant je vais partir en te laissant te débrouiller ?! Je suis au courant que Kael a volé ton collier ! Je ne vais nulle part sans toi, tant que tu n’es pas à l’abri !

         Le souverain ouvrit la bouche, puis s’empressa de la refermer en voyant le regard furibond de son amant.

         — Viens, on va se rapprocher du tronc pour que tu puisses t’asseoir.

         Le pas de Lysandor était beaucoup moins assuré alors qu’il le guidait sur la branche. Par instinct, ce dernier porta plusieurs fois la main vers son sternum, avant de la laisser retomber. La perte de son pendentif lui pesait. Son teint était pâle. Cérian s’en voulut d’avoir levé le ton. Son amant devait se sentir terriblement vulnérable.

         — Excuse-moi, je n’aurais pas dû te crier dessus, reprit-il d’une voix plus basse. Ne crois pas que je suis idiot, je sais que c’est dangereux de m’attarder ici, sous cette forme. Mais pour le moment, on ne craint rien.

         Ils atteignirent le tronc. À cet endroit, la branche était assez épaisse pour qu’ils puissent tenir à deux, sans avoir le risque de tomber.

         — Je ne t’en veux pas… murmura Lysandor en se laissant glisser contre l’écorce pour s’asseoir. Et au moins, tant que tu es là, je sais que tu vas bien.

         Malgré ses tentatives de se contenir, il grimaça de douleur. Cérian s’agenouilla près de lui en ouvrant son sac.

         — Que s’est-il passé, chez moi ?

         — Kael et ses sbires ont attaqué, soupira le Roi. Ils étaient plus nombreux que mes soldats. Je ne pouvais pas les laisser se débrouiller seul, alors je les ai rejoints avec Pippin. C’était un vrai carnage. Kael savait que j’étais là, il pensait que tu étais chez toi et il demandait où tu étais. On ne lui a pas répondu, tu t’en doutes.

         Le jeune homme sortit une paire de ciseaux avec laquelle il agrandit le trou dans la manche et dans le jean.

         — Je suis désolé, Lys… Tout ça, c’est ma faute…

         — Je t’interdis de dire ça ! Toi, tu n’as rien demandé à personne ! Ce sont eux qui te veulent.

         Cérian se mordit la lèvre en baissant les yeux, essayant de se concentrer sur le bras blessé.

         — Pippin a disparu en poursuivant tout un groupe, continua le souverain. Il ne craint rien. Les Fées n’ont pas le droit de s’en prendre aux animaux. Elles peuvent se défendre, mais elles n’oseront pas lui faire du mal. Gaïa le leur ferait payer au centuple.

         — Mais eux, ils peuvent vous attaquer ? Les serpents…

         — Ils en ont l’autorisation, oui, admit Lysandor avec amertume. Une légende dit que c’est parce qu’ils doivent pouvoir nous tenir tête lorsque nous ne nous comportons pas correctement. Ils sont la voix de Gaïa. Même si certains obéissent aux Fées sans bonnes raisons…

         Le ciseau disparut dans le sac, Cérian le remplaça par sa bouteille d’eau, du coton et du désinfectant.

         — Attention, ça va faire mal.

         — En contrepartie, le langage animalier nous permet d’avoir le dess… !

         La fin de sa phrase se perdit dans un grognement de douleur lorsque le jeune homme versa l’eau sur ses plaies.

         — Pardon…

         — Ne t’excuse pas. Je disais… En contrepartie, avec le langage animalier, nous pouvons nous faire obéir. Le don ne tombe pas sur n’importe qui. On considère que là aussi, c’est le choix de Gaïa. En ce qui te concerne, j’estime qu’elle a très bien décidé, tu viens de nous offrir une magnifique démonstration en ordonnant aux serpents de partir. Ils ont déguerpi sans attendre.

         Lysandor étouffa un nouveau gémissement tandis que son amant nettoyait ses plaies avec un peu de coton. Des blessures superficielles qui n’en restaient pas moins douloureuses.

         — J’ai bien essayé de l’employer… mais… j’avais si peur que… je crois que je n’ai même pas changé de langue…

         Avec un regard compatissant, Cérian déboucha le désinfectant. Il n’aimait pas voir son compagnon avec un air aussi misérable. Il devinait toute sa frustration, sa colère contre lui-même, mais également toute la crainte que lui inspiraient les reptiles.

         — Ça va piquer. Comment tu t’es retrouvé ici alors que vous vous êtes battus chez moi ?

         — On s’est affronté en duel.

         Il s’interrompit, le temps que le jeune homme applique le désinfectant. Le corps tendu, il faisait de son mieux pour ne pas laisser passer la moindre plainte. Cérian se dépêcha de tapoter le coton sur les blessures, soulagé de constater qu’effectivement, ce n’était pas si grave que ça. Douloureux à coup sûr, mais pas alarmant.

         — Un duel ? Tu t’es battu avec mon ex, en duel… marmonna-t-il. Mais oui, ma vie est tout à fait normale, oui, oui…

         — Évite de me rappeler que tu es sorti avec ce crétin, grogna Lysandor. Il ne te méritait pas.

         — Depuis quand tu te bats en duel ? rétorqua Cérian.

         — Je te l’ai dit, malgré ma cécité, je peux me débrouiller avec une épée. Et ton ex a une aile abîmée, il n’est donc pas aussi agile que d’autre.

         Malgré la situation, le jeune homme eut envie de rire en percevant la pointe de jalousie dans la voix de Lysandor, sur le mot « ex. ». Il fouilla à nouveau dans son sac, à la recherche des grands pansements avec compresse intégrée.

         — On s’est déporté, je ne voulais pas qu’il reste dans le secteur de ta maison. Il a bien vu que tu n’étais pas du tout là. Il a cru que je lui avais tendu un piège, pour le forcer à s’éloigner du chêne. J’ai préféré qu’il croit à cette version et je me suis éloigné le plus possible. Le problème, c’est qu’en faisant ça, je me suis rapproché de ses couleuvres et vipères. J’ai fait de mon mieux pour maintenir la distance, mais j’ai fini par être coincé ici…

         — Comment il a fait pour te voler le pendentif ?

         — J’ai manqué de vigilance en sortant pour rejoindre les miens, je n’ai pas pensé à le mettre sous mon pull. Quand je me suis retrouvé perché ici, il l’a fait passer par-dessus ma tête avec la pointe de son épée… Je suis un idiot…

         Désemparé, Lysandor secoua le menton, puis le baissa. Cérian venait d’achever de placer les pansements sur les plaies, il pressa son épaule.

         — Tu n’es pas un idiot… Tu es un Roi courageux qui a voulu aider les siens en réagissant tout de suite.

         Ses doigts remontèrent, se posèrent sur la joue du souverain. Il essuya une trace de terre, puis se pencha pour embrasser ses lèvres.

         — Ce salopard n’a même pas eu l’audace de te tuer. Non pas que je me plaigne, ça m’a donné le temps dont j’avais besoin pour te rejoindre. Mais il était prêt à laisser les serpents faire le sale travail…

         — Les conséquences sont moins désastreuses quand la mise à mort vient d’un animal, soupira le souverain. Il sait déjà qu’on va le payer cher, le sang des Fées a coulé, aujourd’hui. Les répercussions arriveront à un moment. Me tuer lui-même, c’était la garantie d’aggraver les choses.

         — C’est quoi cette histoire de sang qui coule ? Je n’ai jamais compris.

         Il essuya le goulot de sa bouteille d’eau avec l’ourlet de son T-shirt, avant de la tendre à Lysandor. Reconnaissant, celui-ci avala plusieurs longues gorgées.

         — Nous ne sommes pas censés nous blesser. Nous aussi, sommes des enfants de Gaïa et elle n’aime pas nos conflits. Puisqu’à l’origine, nous formons un seul et même peuple, nous devons normalement nous serrer les coudes. Mais parfois, la Terre peut être en colère, comme le serait n’importe quelle mère devant ses enfants qui se disputent sans cesse. Si nous nous blessons mutuellement, au point d’en saigner, sa fureur se fait sentir.

         Il rendit la bouteille vide à Cérian, tout en le regardant :

         — Je t’ai parlé de ce qu’il s’est passé, lorsqu’Elior a été enlevé et abusé. Les désastres que nous avons subies commençaient à se tarir, mais elles ont repris au moment où il a péri. En tout, c’est presque un an de catastrophes sur catastrophes que nous avons vécu. En comparaison, les appréhensions que nous nourrissons aujourd’hui pour l’hiver à venir sont de moindre importance. Cette année-là, nous avons eu des pertes énormes, des deux côtés. Nous avons eu des morts à cause de la faim et du froid.

         — Tu penses qu’on va avoir la même chose, là ? s’inquiéta Cérian. La boue, les tremblements de terre, les animaux qui se retournent contre nous ?

         — C’est une possibilité plus qu’envisageable, acquiesça gravement Lysandor.

         Ses paroles tournèrent dans l’esprit du jeune homme qui fronça soudain les sourcils en en baissant la voix pour n’obtenir qu’un faible murmure :

         — Mais dans ce cas, est-ce que me tuer ne serait pas une provocation ? Je… Je suis un fae aussi, non ?

         Le Roi se crispa, puis hocha la tête. Tout en s’aidant du tronc dans son dos, il se releva. Sa jambe blessée trembla, mais tint bon.

         — S’ils te mettent à mort eux-mêmes, oui, ça ne sera pas sans conséquence. Je suppose qu’ils estiment que le jeu en vaut la chandelle, qu’avec tes pouvoirs ils pourront mieux se protéger de la colère de Gaïa. C’est une théorie qui se tient.

         Tout en refermant son sac, Cérian déglutit. Il dut s’y reprendre à deux fois pour zipper la fermeture éclair. Ses doigts tremblaient. Ensuite, il se redressa également, tout en balayant les alentours du regard.

         — Il faut que tu rentres au village, ils pourront te soigner, là-bas.

         — Je préfère revenir avec toi, dans ta maison. Tu y seras plus en sécurité que chez nous. Il suffit que tu restes enfermé, personne ne pourra entrer.

         Avec hésitation, le jeune homme scruta la direction prise par les serpents. Avaient-ils rejoint Kael ? Ce dernier risquait de rappliquer pour vérifier dans quel état se trouvait Lysandor.

         — Est-ce vraiment la solution ? souffla-t-il. Que je reste bloqué chez moi, alors que des Fées sont déjà mortes aujourd’hui ? D’ici demain, qui sait ce qui peut encore se produire ? Ton peuple a besoin de toi. Demande au cerf de te ramener. Moi, je peux retrouver mon chemin et rentrer tout seul.

         — Comment saurais-je si tu es bien arrivé chez toi ?

         Impuissant, Cérian ne put lui fournir aucune réponse. Lui-même voulait s’assurer que son amant rentrerait bel et bien et serait en sécurité, au chêne.

         — Dans tous les cas, il faut qu’on bouge, déclara-t-il.

         Lysandor approuva. Curieux, Cérian le regarda poser sa paume sur l’écorce en annonçant :

         — La présence du Prince de la Forêt est requise en ces lieux.

         Une brise légère agita les feuilles de l’arbre, avant de partir à la recherche du cerf. C’était aussi simple que ça ? Quoi que rien ne lui disait que le message ne serait pas entendu par d’autres oreilles indiscrètes.

         En attendant son retour, le Roi noua ses doigts aux siens.

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