Je m’installe au sein des autres hauts gradés dans la grande salle de réunion. On m’a prévenu il y a une heure et depuis je ne tiens plus en place. C’est la première fois que je mets les pieds ici. Je suis assez intimidé, contrairement à d’autres, beaucoup plus détendus, qui plaisantent entre eux. Cela se voit qu’ils ont l’habitude. Je survole la pièce des yeux. On doit être une quinzaine au total. J’aperçois Elena à l’autre bout de la table qui discute avec Luna. Je me demande si c’est voulu qu’elle ait la place la plus éloignée du maréchal. Je les observe discrètement. Pas autant que je l’espérais, puisque Luna semble sentir ma présence et me désigne. Le regard d’Elena se tourne dans ma direction. Elle me fait un petit signe de main auquel je réponds puis reporte son attention sur sa sœur. J’aimerais bien discuter avec elles pour me détendre. Je m’apprête à les rejoindre, mais c’est à ce moment-là que la porte d’entrée claque. Comme un seul homme, nous nous levons pour saluer le maréchal Darkan. Il est accompagné du major général Tellin. Dès que notre supérieur s’est installé, nous nous rasseyons sur notre chaise. L’atmosphère est soudain devenue pesante. Comme je n’ai pas reçu de dossiers pour la réunion, j’attends la suite. Le maréchal claque des doigts et une carte est projetée sur le mur. Je reconnais d’emblée la zone qui encercle la base. Je ne sais pas combien de fois je l’ai eue sous le nez. Immédiatement, j’analyse le document. Le camp des rebelles est entouré en rouge. La voix grave de notre chef emplit la pièce :
- Si je vous ai convoqués aujourd’hui, c’est parce que l’heure est venue de mettre fin à la menace rebelle.
Un frisson me parcoure lorsque la sentence tombe. Personne ne bouge. Il continue :
- Le major général Tellin va vous expliquer la situation avant que nous discutions de la marche à suivre.
Tellin se lève et attrape une baguette posée devant lui. Il s’installe à côté de la carte.
- Je vais être bref. D’après des sources fiables, notre ennemi a prévu une attaque d’ici trois jours au sud de la base.
Il désigne la zone en question puis revient à nous.
- Cette attaque planifiée par les rebelles semble de grande envergure. Toujours selon nos informations, ceux-ci comptent nous prendre en tenaille.
Sur ces mots, il pointe différents éléments sur la carte. Si j’en crois les dires de Tellin, les rebelles ont particulièrement bien préparé leur coup. Ce qui m’étonne le plus, c’est la précision des renseignements dont ils disposent. D’où viennent-ils ? La scène de la veille me revient. Elena qui sort de la forêt en tirant Tellin complètement sonné. Je détourne mon attention de notre interlocuteur pour la porter sur sa collègue. Elle n’écoute absolument rien, à croire qu’elle connait déjà l’exposé. Je comprends maintenant d’où provient la certitude de Tellin concernant les informations. Il est allé les chercher lui-même. Le connaissant, il n’a pas dû faire les choses à moitié. Je me recale dans mon siège qui est loin d’être des plus confortables. Le major général termine son compte-rendu puis retourne s’asseoir à côté du maréchal.
- Quelles sont vos suggestions, soldats ? s’enquiert notre chef.
Plusieurs mains se lèvent, dont celles de Luna et de Tellin. Le père accorde la parole à sa fille.
- Avant d’avancer mes propositions, mon maréchal, je souhaiterais connaitre la provenance de ces informations ? demande-t-elle.
Si je ne savais pas qu’elle était sa fille, je me dirais qu’elle est quelque peu téméraire. Le maréchal fixe Luna et finit par répondre :
- De nos éclaireurs que nous envoyons fréquemment sur le terrain. Votre curiosité est-elle satisfaite, major général Darkan ?
Luna reste silencieuse un moment, ses doigts tapotant légèrement le bois de la table.
- Absolument, mon maréchal, finit-elle par déclarer. Voulez-vous que je vous expose mes idées pour la contre-attaque ?
- Je vous en prie, Darkan.
Luna se lève et va se placer là où Tellin se trouvait quelques instants plutôt. Elle présente une stratégie que nous avons imaginée à deux. J’avoue écouter d’une oreille distraite ses commentaires. J’ai promis à Luna que si ce genre de réunion devait arriver, je la laisserais parler et lui apporterais si elle le réclame, mon soutien. Son statut a plus de poids que le mien. Elle explique qu’il ne faut pas attaquer les premiers, mais attendre l’ennemi pour le surprendre et le prendre à son propre piège. Luna connait extrêmement bien le terrain et propose déjà des emplacements pour l’embuscade. Les autres officiers l’écoutent et posent de temps à autre une question pour avoir des éclaircissements. Chaque fois que je la vois parler, je suis en admiration. Elle sait se faire comprendre et dispose d’une aura de leader. Lorsqu’elle a fini, elle retourne à sa place. C’est au tour de Tellin de prendre la parole. Sa proposition diffère de celle de Luna. Il nous suggère d’attaquer les rebelles avant la date annoncée pour les surprendre. Il faudrait, selon lui, que des soldats aillent voir l’endroit prévu pour l’affrontement pour contrôler les mouvements de l’ennemi. S’ils se trouvent dans la zone de combat prévue de les attaquer à ce moment et s’ils sont encore au camp de les surprendre là. Son idée est loin d’être stupide. Elle pourrait être à première vue un peu casse-gueule, mais si tout est bien organisé, elle peut marcher. Toutefois en ce qui me concerne je suis pour la solution de Luna. Je préfère ne pas être dans l’attaque, mais plus dans la réserve et dans la défense. Tellin termine de parler. Le maréchal demande si quelqu’un a d’autres propositions, mais personne ne s’avance. Il faut dire qu’après les deux génies de la stratégie c’est difficile de trouver mieux. On procède au vote à main levée. Étonnement, les résultats sont ex æquo. Je remarque qu’Elena est du côté de sa sœur. Chacun argumente son point de vue. Cela devient vite ingérable. Tout le monde parle en même temps. D’un geste, Luna m’incite à prendre la parole. Je n’en ai aucune envie. Être le centre d’attention me plait moyennement. Il suffit d’un rappel à l’ordre du maréchal pour imposer le silence. Son regard survole la salle avant qu’il demande d’une voix posée, mais autoritaire :
- Quelqu’un a une proposition ?
À l’évidence, notre chef hésite sur la stratégie à adopter. Les bras se lèvent. Chaque officier est écouté, mais aucun n’arrive à faire pencher la balance. Nous stagnons. Je vois la contrariété se dessiner sur le visage du maréchal. Les décisions ne doivent pas aller assez vite à son goût.
- Autre chose ? questionne-t-il d’un ton las.
D’un coup, tous les yeux se tournent vers moi. Ma main s’est levée. Je ne sais pas où j’ai trouvé le courage de le faire. Je le regrette rapidement.
- Nous vous écoutons, colonel Wolfgard, dit le maréchal.
J’avale ma salive. C’est maintenant ou jamais.
- Pourquoi faudrait-il obligatoirement supprimer une des deux propositions énoncées ? Nous pourrions combiner les deux idées.
Je vois une lueur d’intérêt s’allumer dans les yeux de notre supérieur.
- Il n’en est pas question ! s’exclame Tellin.
Il est coupé dans son élan par un geste de notre chef. Tellin me jette un regard furieux avant de se caler dans son siège. Le maréchal reporte son attention sur moi.
- Développez, Wolfgard. Que pourrions-nous combiner selon vous ?
- Personnellement, je pense que nous pourrions garder l’idée du major général Darkan en ce qui concerne l’assaut dans le sud de la base. N’alertons pas les rebelles plus qu’il ne faut. Pour reprendre la proposition du major général Tellin, nous pourrions attaquer non pas avant la date prévue, mais le même jour à la même heure que la bataille du sud. Cela nous permettrait de faire d’une pierre deux coups.
Je vois à l’expression de Tellin qu’il n’est pas d’accord avec moi. Cela ne semble pas être le cas du maréchal. Dès que j’ai fini, les autres officiers montrent leur soutien à mon idée. Je pense être remonté dans leur estime. Nous procédons à un nouveau vote et cette fois-ci ma proposition obtient la majorité excepté l’abstention de Tellin. Le maréchal finit par trancher et donne son accord pour ma stratégie. Tellin continue à me foudroyer du regard. Je crois que je me suis fait un nouvel ennemi, mais, pour le moment, je profite de mon succès pour m’en préoccuper vraiment. Le reste de la séance se concentre davantage sur l’organisation de la journée. Luna est désignée chef de l’attaque du sud alors que Tellin s’occupera du camp rebelle. Elena et moi sommes affectés sous les ordres de Luna malgré le fait que Tellin souhaitait Elena dans son groupe. Il faut dire qu’une spécialiste du combat rapproché est une aide non négligeable. Je pense toutefois que Tellin voulait Elena chez lui pour une toute autre raison. Je suis content que Luna ait réussi à recruter sa sœur. Pour ma part, je suis satisfait d’être avec Luna d’autant plus que Nikolaï sera avec nous. La réunion se clôt après le départ du maréchal et la répartition des tâches avant la bataille. Ces deux prochains jours vont être bien chargés. Les officiers sortent par petit groupe tout en discutant de l’attaque. Je me dirige vers les deux sœurs.
- Félicitation ! lance joyeusement Luna en me voyant.
- Merci, mais sans toi ou Tellin, l’idée ne me serait jamais venue.
- Il n’en reste pas moins que toi tu l’as eue et pas nous. La tête de Tellin face à sa défaite était grandiose. Merci du moment.
- Je te sers juste de vengeance personnelle à ce que je vois, la taquiné-je
- Mais non, voyons, je ne me servirais jamais de toi de cette façon, me répond-elle avec espièglerie.
Elena ricane à côté. Elle ne croit pas un mot de sa sœur. Son regard se pose sur moi.
- Bravo pour ton succès, Hans.
- Merci.
Je ne sais pas pourquoi, mais le fait qu’elle me dise ça en souriant me fait énormément plaisir. Luna se cale entre nous pour nous donner simultanément une claque dans le dos.
- Je vous laisse, j’ai encore un tas de choses à faire avant.
Elle se tourne vers sa sœur.
- On se retrouve demain pour discuter.
- Si tu veux, lui répond celle-ci quelque peu déconcertée.
- Oui, je le veux. Je te ferais savoir quand. Allez, salut vous deux.
Luna se détache et s’éloigne après un dernier salut. Je suis toujours étonné de l’énergie qui se dégage de cette fille, une vraie pile électrique. Tout le contraire de sa sœur qui est beaucoup plus réservée. Toutefois ayant plusieurs fois fait les frais de sa colère, je sais que tout ça n’est que façade. Je reporte mon attention sur ma collègue qui n’a pas bougé.
- Elena, si cela ne te dérange pas, je voudrais te parler.
- Vas-y, m’invite-t-elle d’un hochement de tête.
- Je préfèrerais le faire dans mon bureau.
- Faisons vite alors. J’ai encore du travail.
- Ce ne sera pas long, promis.
Nous arrivons rapidement dans mon bureau. Nous restons debout. Je m’apprête à me lancer, mais elle me coupe :
- Avant toute chose, je tiens à m’excuser pour mon comportement lors de notre dernière séance.
- C’est déjà oublié, m’exclamé-je en secouant la main pour passer à autre chose. Et puis, ce serait plutôt à moi de te demander pardon. Je n’avais pas à te frapper.
- Je pense que je le méritais un peu, grimace-t-elle. Je n’aurais pas dû te prendre pour un imbécile. Personne ne se comporte comme ça s’il va bien.
J’ai un peu de mal à suivre.
- Et tu ne vas pas bien ?
- Non. S’il y a bien un point où je ne t’ai pas menti, c’est que je suis fatiguée. Je dors très mal. J’ignore à quand remonte ma dernière nuit complète. Les somnifères ne fonctionnent plus.
Je la regarde et me rappelle que je la trouvais crevée la veille.
- J’aimerais bien te dire de te reposer, mais c’est inutile. Vincent doit déjà suffisamment te bassiner les oreilles avec ça.
Une lueur d’amusement éclaire ses pupilles à l’évocation de notre ami commun.
- Tu as bien vu hier.
Je repense à ce qu’il m’a dit avant de me quitter.
- Il tient à toi.
- Je sais et je le fais souffrir. Je suis vraiment une patiente indigne.
J’éclate de rire. Elle me rejoint rapidement. C’est la première fois que j’entends son rire. Un rire joyeux et très agréable. Comme quoi, elle en est tout à fait capable.
- Au fait que me voulais-tu ? demande-t-elle en reprenant son souffle.
Je redeviens sérieux.
- Ta mission, c’était d’espionner les rebelles ?
Elle hausse les épaules.
- On ne peut vraiment rien te cacher.
- Tu ne le nies pas ?
- À quoi bon, c’est la vérité et tu sais déjà suffisamment de secrets. Qu’est-ce qu’un de plus peut faire ?
- Cela fait une nouvelle raison de faire attention.
- Je t’avais prévenu.
- Et je l’assume. Je ne regrette rien.
Le silence s’installe. Ne voyant rien venir d’autre, ma collègue s’enquiert :
- C’est tout ?
- Comment ?
- Tu as d’autres questions à poser ?
Je secoue la tête.
- Non, c’est bon.
Elle me salue puis s’éclipse. J’aurais bien aimé discuter un peu plus, mais elle n’est pas la seule à être débordée. Je regarde la feuille de route que l’on m’a transmise. Comme je suis souvent envoyé en patrouille, je connais plutôt bien le terrain. Je dois donner une description des plus précises de la zone. Demain, une autre réunion est organisée par l’équipe Sud pour établir un plan d’attaque. Je ne dois pas trainer si je veux être prêt. Je m’installe et sors une carte. Avant de commencer, je m’étire. Je suis bon pour une nuit blanche.
Conseil de guerre ! Comme Annececile j'ai été surprise qu'ils prennent cette décision en votant, mais c'est vrai qu'il suffirait sans doute de faire comprendre que le général n'arrive pas à trancher lui-même et finit par s'en remettre à l'opinion générale.
Contente que Tellin n'ait pas obtenu gain de cause, ni obtenu qu'Elena vienne avec lui. Ça suffit un peu, le harcèlement ! D'ailleurs à ce sujet, j'aurais bien aimé savoir ce que pense Hans de son obsession manifeste pour elle. Il dit qu'il se doute qu'il la veut dans son équipe pour une autre raison que ses compétences martiales, mais on ne sait pas trop ce qu'il pense précisément. Ici, j'aurais bien aimé avoir plus de détails sur son opinion :)
La conversation Hans/Elena est aussi tres bienvenue. Apres tous ces dialogues hostiles entre les deux, on est content de les voir parler en bonne intelligence. Bon courage pour la suite, ca va sans doute etre explosif!