Je pénètre dans le bureau de Tellin sans prendre la peine de frapper avant. Celui-ci est à sa place habituelle. Il ne bouge pas d’un pouce à mon arrivée. Je claque la porte derrière moi avec toute la hargne qui m’habite. Je me fiche bien d’être impolie. Je n’ai pas digéré la manière dont il a traité Isis. Je me campe devant sa table et plaque mes mains à plat dessus.
- Tu voulais discuter et bien discutons ! crié-je presque.
- Ne parle pas aussi fort, grogne-t-il. J’ai la tête comme un seau.
- Tu avais pourtant l’air en forme quand tu t’es pris à mon aide de camp, ricané-je sans baisser le ton.
- Comment va-t-elle d’ailleurs ? me demande-t-il sans quitter son dossier du regard.
J’écarquille les yeux.
- Tu as le culot de me demander ça après ce que tu lui as fait.
Tellin se cale dans son fauteuil et prend enfin la peine de me regarder.
- En vérité, cela ne m’intéresse nullement. Elle peut bien souffrir, cela ne me fait rien. Parlons plutôt de ce qui nous occupe. J’ai fait le rapport au maréchal. Voici une copie pour toi.
Je parcours rapidement le dossier. Comme je le pensais, Tellin n’a pas tout noté.
- Tiens, il manque quelque chose, remarqué-je.
- Quoi, donc ?
- Que tu étais une vraie loque au retour, m’exclamé-je avec sarcasme.
Tellin expire bruyamment.
- Pourrions-nous avoir une discussion entre adultes responsables ? S’il te plait. Je n’ai pas de temps à perdre avec des gamineries pareilles.
Je jette le dossier sur sa table d’un geste plein de mépris.
- Un adulte responsable ? Je ne vois qu’un cinglé qui frappe pour le plaisir.
Tellin se lève brusquement de sa chaise, manquant de peu de la faire tomber.
- Je te demanderais de changer de ton immédiatement. Je n’ai rien à me reprocher. Ces gens ne sont que nos faire-valoir.
Pour une fois, je ne me laisse pas impressionner. La colère peut rendre aveugle, dit-on et bien, dans ce cas, c’est vrai.
- Désolée de ne pas suivre tes idéaux. Ces faire-valoir, comme tu les appelles, ont droit au respect. Ce sont des humains !
- Et c’est celle qui les tue qui me fait la morale. Tu sais, Elena, tu ne vaux pas mieux que moi. Je me demande même si tu n’es pas pire.
Cette remarque refroidit d’un coup ma colère. Il a raison. Qui suis-je pour lui reprocher son inhumanité ?
- Alors ? insiste-t-il.
- Je n’ai jamais voulu faire ce travail.
- Peut-être, mais tu le fais. C’est bon ? Tu es calmée ? On peut poursuivre ?
Je ne prends même plus la peine de lui répondre. Je me pince le bras mal à l’aise tandis que le silence s’installe entre nous. Il a visé là où ça fait mal et il le sait. Mon regard s’est porté sur mes pieds, mais je peux sentir celui de mon supérieur fixé sur moi attendant probablement une réponse de ma part. Ne voyant rien venir, il déclare après s’être massé les tempes :
- Puisque tu sembles l’être, on revient aux choses sérieuses. Assieds-toi.
Je m’exécute, lasse. Tellin poursuit :
- L’imminence de l’attaque ne nous laisse pas le choix, nous devons convoquer les officiers pour une réunion d’urgence.
Sa déclaration me sort de ma torpeur.
- À ce point ? Ne pourrions-nous pas simplement envoyer une escouade pour régler l’affaire comme nous le faisons d’habitude ?
- Non, il faut frapper un grand coup. Nous connaissons leur plan. Nous avons l’avantage. Exterminons cette vermine une bonne fois pour toutes.
- Et tes craintes concernant la validité de tes informations et les traitres, tu en fais quoi ? Je refuse de risquer ma vie si la certitude n’y est pas.
- Le doute sera toujours présent. Je vais demander au maréchal d’annoncer la réunion. Tiens-toi prête.
- Et le fait que les soldats pourraient être confrontés aux cobayes, tu y as pensé ?
- Avec l’action, ils ne se poseront même pas la question, m’assure mon supérieur. C’est pour la récolte d’informations où c’était plus délicat.
Je fais une moue sceptique, je ne suis qu’à moitié convaincue. Tellin quitte son siège pour aller chercher d’autres papiers dans une armoire. La discussion est close. Je n’ai de nouveau servi à rien. Si mon avis ne les intéresse pas, je préfère qu’ils ne fassent plus appel à moi. Je reste assise. Tant que Tellin ne m’en a pas donné l’autorisation, je ne peux pas partir. Je la lui demande. Il me répond d’un mouvement évasif de la main que j’interprète comme un accord. Je me lève. Le major m’interpelle une dernière fois d’un ton neutre avant que je sorte :
- Si tu me fais encore une crise pareille, tu sais ce qui arrivera à ton aide de camp. Alors, veille à ne pas trop jouer avec mes nerfs.
Je déglutis et quitte la pièce. Les prochains jours s’annoncent éprouvants. Je me demande qui sera présent lors de la réunion. Depuis que je suis ici, c’est la première fois que j’y assiste. Les seules fois où il y en a eu, je n’étais que lieutenant ou capitaine. Ma place ne se trouvait pas parmi les officiers. Luna et Hans seront sans doute là. Cette pensée me réconforte quelque peu. La visite de Hans hier m’a fait plaisir. Je ne mérite pourtant pas sa sympathie, vu comment je l’ai traité lors de notre dernière leçon. Je suis vraiment une contradiction vivante. C’est la première fois que je ressens ça pour quelqu’un. J’apprécie sa compagnie, mais d’un autre côté j’ignore comment réagir en sa présence. La froideur est le seul sentiment que je parviens à utiliser. Luna arrive en face de moi. Nous nous saluons.
- Comment vas-tu ? me demande ma sœur.
- Bien. Et toi ?
- La grande forme, me sourit-elle.
- Pourtant, je te trouve un peu pâlotte, lui fais-je remarquer. Tu travailles trop.
Celle-ci lève les yeux au ciel.
- Et c’est toi qui me dis ça, soupire-t-elle un brin ironique. Je pourrais dire la même chose te concernant. Hans m’a appris que tu es rentrée de mission hier. Tu es allée où ?
Je secoue la tête.
- Secret, je ne peux le dire à personne.
- Même pas à ta sœur adorée ? insiste-t-elle.
- Personne ! Ordre d’en haut.
- Si l’ordre vient d’en haut, je ne peux rien y faire, soupire-t-elle. Le plus important est que tu nous es revenue en un seul morceau.
Je me prépare à m’éloigner, mais ma sœur en a décidé autrement. Elle glisse son bras sous le mien et s’élance dans la direction opposée. Je la suis sans trop comprendre. Son attitude m’étonne. D’habitude, elle n’est pas aussi tactile avec moi.
- Qu’est-ce qu’il y a, Luna ?
- Tu viens de rentrer de mission. Il faut que tu souffles. Passons un peu de temps ensemble. Cela fait si longtemps.
- Mais…
- Tu as quelque chose de prévu ? s’inquiète mon ainée.
- Non pas pour le moment, mais et ton travail ?
- Il peut attendre. Viens.
Je me laisse faire. Je me demande où elle veut m’emmener. Je devine rapidement que nous nous dirigeons vers sa chambre.
Elle me fait entrer avant de fermer derrière elle.
- Ici, on ne sera pas dérangées. Fais comme chez toi.
Chaque fois que je viens ici, je suis frappée par la chaleur de cette pièce. Luna a tout fait pour la personnaliser, contrairement moi. Si ma chambre est aussi vide, c’est parce que je n’ai jamais considéré cet endroit comme chez moi. Cette base ne représente, enfin j’espère, qu’une étape de ma vie. Je m’affale sur le tapis moelleux de ma sœur et m’adosse à son lit. Luna fait de même. Elle a retiré sa veste et ses chaussures. Elle me tend une boite où je découvre de nombreux biscuits. Je me demande où elle les a trouvés. J’en pioche un au hasard et mords dedans à pleine dent. Ce goût de sucré est tellement bon. Cela change des plats insipides de la base que l’on nous fait manger. Après en avoir dévoré un, je me dépêche d’en reprendre un nouveau. Qui sait quand j’aurai la chance d’en remanger ? Luna me regarde d’un air amusé. Je la trouve bien étrange. Je ne peux pas m’empêcher de lui demander :
- Ça va ?
- Affirmatif. J’ai l’impression de revenir en arrière quand je te donnais des gâteaux en cachette.
Je souris à ce souvenir.
- Magda n’arrêtait pas de me punir en me privant de dessert.
Luna laisse échapper un rire.
- Tu étais une vraie tête de mule.
- Elle me manque, tu sais, Magda.
- Tu pourrais l’appeler maman.
- Non, elle a beau être ma mère adoptive, je la considère plus comme une amie que comme une mère.
- Tu es dure, me reproche mon ainée les sourcils froncés. Elle t’aime comme sa propre fille.
- C’est vrai, concédé-je. Elle me l’a d’ailleurs prouvé avant que je vienne ici. Je regrette de ne pas le lui avoir rendu, mais à présent il est trop tard.
Luna passe une main dans mes cheveux. C’est sa manière à elle de me réconforter.
- Tu lui diras quand tu la reverras, Elly, affirme-t-elle.
Je secoue la tête.
- Ne dis pas de bêtises. J’ai décidé de couper les ponts. J’ai beau lui envoyer des lettres, je n’en reçois aucune en retour. Et toi, Luna ?
Je dois me rendre à l’évidence, le maréchal veut m’empêcher de communiquer avec ma mère adoptive.
- Père me donne de temps en temps de ses nouvelles. Elle va bien et a trouvé un poste d’enseignante.
Je ne peux réprimer le sourire qui nait sur mes lèvres. C’est une bonne nouvelle. Elle a toujours souhaité enseigner. Je me demande bien où. Je questionne Luna, mais elle dit l’ignorer. Je suis heureuse pour Magda, mais à la fois un peu jalouse. J’aimerais bien connaitre ces bonheurs simples.
- C’est tout ? demandé-je en espérant autre chose.
- Oui. Sinon moi non plus je n’ai rien reçu, si tu veux tout savoir.
La déception m’envahit. Je tourne mon visage vers ma sœur. Elle semble songeuse, mais l’instant d’après elle retrouve sa vitalité.
- Cessons de ressasser le passé. C’est déprimant.
Elle me lance un regard espiègle. Elle attrape un coussin sur son lit qu’elle me balance à la figure. Je n’ai pas le temps d’esquiver. Je glousse et lui renvoie le projectile. Elle se baisse et en profite pour me faire glisser sur le tapis et me chatouiller les côtes. Je ne peux plus réprimer un fou rire. Luna sait que je suis sensible à cet endroit. Je tente de me redresser, mais une nouvelle attaque de ma sœur m’en empêche. Je finis par la repousser. Elle s’étale le long du tapis et éclate à son tour de rire. Cela fait tellement du bien.
- Tu es une vraie gamine, articulé-je, entre deux hoquets.
- Je n’ai pas envie de changer, répond ma sœur en fixant le plafond.
- Tu as raison. Reste comme tu es.
J’aimerais stopper le temps. Ne plus revenir dans le présent. Je me sens si bien avec Luna lors de ces moments de complicité. Elle sait comment me faire oublier mes soucis. Je me couche à côté d’elle pour à mon tour contempler le plafond.
- Sinon comment ça se passe avec Nikolaï ?
- On est toujours au beau fixe. Et toi, avec Hans ?
Je grimace. Pourquoi, diable, me demande-t-elle ça ?
- Il n’y a rien entre nous, grommelé-je.
Ma sœur se redresse et pose son menton sur ses mains.
- Je ne te crois pas. Comment peux-tu rester insensible face à un mec comme lui ?
Je secoue la tête.
- Et pourtant c’est la vérité. Je ne ressens rien pour lui.
- Même pas une petite étincelle ? insiste Luna.
- Rien, je te dis.
Moi, ressentir quelque chose pour Hans ? C’est la meilleure ! Alors pourquoi ce pincement au cœur quand Luna l’a mentionné ? Je préfère changer de sujet.
- Tellin s’en est pris à Isis ce matin.
Le regard de Luna se durcit.
- Ah bon ? Et pourquoi ça ?
- Pour le plaisir.
- Décidément, je hais cet homme. C’est un vrai tordu.
- Je ne te le fais pas dire. Isis en a bien bavé. D’ailleurs, tu ne saurais pas comment lui faire quitter cet endroit ?
- Malheureusement, non. Pourquoi ?
- Sa place n’est pas ici. Voilà tout. Aujourd’hui a davantage renforcé mon opinion.
- Au fait, qu’est-ce qui l’a amenée ici ?
Je me mords la lèvre inférieure. Je ne peux pas dire à Luna que c’est parce qu’il y avait trop de cobayes pour la section médicale.
- Ordre d’en haut. Ses parents l’ont vendue à l’armée, finis-je par répondre.
L’expression de mon ainée se fait peiner.
- La pauvre, je l’ignorais. Cela n’a pas dû être facile.
- Elle ne t’avait rien dit ? m’étonné-je.
- Non, mais d’un côté je ne lui ai jamais vraiment demandé et lorsque l’on aborde ce sujet, elle se referme. Pas avec toi ?
- Elle me parle de temps à autre d’eux, mais sans plus. Je pense qu’elle se confie plus à Liam. Ils s’entendent bien.
Luna reste silencieuse. Je me demande bien à quoi elle réfléchit.
- Liam est un type bien, finit-elle par lâcher.
- Si tu le dis. Personnellement, je ne le connais pas tellement. Et toi ?
- Je l’apprécie et je crois qu’Isis peut compter sur lui
- Je te fais confiance. Tu as toujours été meilleure que moi pour discerner les gens.
Ma sœur me surprend en répliquant un peu sèchement :
- N’aie pas une aussi haute estime de moi, Elena. Je ne la mérite pas.
Je me redresse, étonnée, pour la fixer droit dans les yeux.
- Écoute Luna, tu es sans doute une des personnes qui est restée la plus humaine ici. Rien que pour ça, je te respecte.
Elle me serre dans ses bras. J’en ai le souffle coupé. Elle m’écrase les côtes, mais je ne proteste pas. Je lui rends son étreinte.
- Tu sais, je serai toujours là pour toi, petite sœur. Toujours, murmure-t-elle.
- Moi aussi, grande sœur. Moi aussi.
Elle se décolle et m’observe avec ses yeux marron que nous avons toutes les deux hérités de notre père. Un bruit à la porte brise ce moment. Luna se lève et ouvre. Le secrétaire du maréchal se trouve dans l’embrasure. Il remarque que je suis à l’intérieur.
- Ah, vous êtes là toutes les deux. Tant mieux ! s’exclame-t-il.
- Venez-en aux faits, s’il vous plait, s’impatiente ma sœur.
- Vous êtes convoquées dans une heure à une réunion des officiers. Ordres du maréchal.
Après avoir livré son message, l’homme s’en va. Luna tourne les yeux vers moi.
- Le travail nous appelle.
Je me remets sur mes deux pieds.
- Ne le faisons pas attendre alors.
Fini le calme, l’affrontement est proche.
Intéressant également leur conversation sur leur mère. On sent qu'Elena ne s'autorise pas à la considérer comme sa mère, même si c'est clairement ce que Magda aurait voulu, et ce que Luna pense elle-même. Je me demande ce qui s'est passé exactement avant qu'elle n'arrive à l'armée (à moins que tu ne l'aies déjà dit et que j'ai oublié car j'ai mis du temps à revenir te lire, sorry :( ).
Pour Elena, mon dieu ce qu'elle peut être hermétique à ses propres sentiments ! Elle pourrait au moins admettre qu'elle s'est attachée à Hans et qu'elle le considère maintenant comme un ami ? :p Mais bon, elle fait ce qu'elle veut, si elle veut se voiler la face ;)