Janvier
Marlène et moi sommes assis dans la salle d’attente fraîchement rénovée des services sociaux. Nous poireautons depuis plus d’une heure. En fin de compte, mis à part le décor, rien n’a changé ici ! En face de nous, un couple se dispute à voix basse. Ils n’ont pas l’air de se soucier d’être entendus, ce dont je me fiche royalement. Je suis là, à regarder mon portable, ne trouvant pas le courage d’appeler ma mère. Cette idée ne me quitte plus. Même ma psy me l’a conseillé, mais la peur, toujours présente, me paralyse et d’un autre côté, je n’ai pas très envie d’écouter son éternel refrain.
Marlène me touche le bras, je relève la tête et aperçois notre numéro sur le tableau d’affichage récemment installé, une lettre de l’alphabet me permet de savoir dans quel bureau je dois aller. Je quitte mon siège et me dirige vers la porte, seul.
Je me retrouve devant un certain monsieur Dixon. Un homme bedonnant flanqué d’une perruque, aux relents de transpiration. Je me demande bien ce que je fais là, je ne suis pas un de ses patients ?! Je l’observe de profil, il farfouille, vraisemblablement à la recherche d’un dossier. Enfin, tout me laisse à penser que c’est le cas, car il est écrit en gros CONFIDENTIEL au-dessus de la colonne à tiroirs. Finalement, il finit par me regarder, ses yeux s’agrandissent ; manifestement très étonné de me voir dans son antre. À sa façon de me fixer avec ses lèvres pincées, j’ai l’étrange impression que je vais passer un sale quart d’heure ! D’un claquement sec, il referme le tiroir, me détaille d’un air méfiant.
Dès le début, il me confond avec un autre gars s’appelant Steve machin chose, ce qui en passant, m’amuse vraiment beaucoup. Il m’accuse, sans me donner le temps de lui expliquer la situation, de lui avoir volé quatre cents billets dans son portefeuille, lors de notre soi-disant dernier rendez-vous et me donne vingt-quatre heures pour le rembourser. Je hausse les sourcils et ouvre la bouche pour lui signifier son erreur, mais il recommence sa litanie, visiblement très énervé, puis se met à me raconter les péripéties de mes huit frères et sœurs presque tous en maison de correction. Pour couronner le tout, il enchaîne sur le père de l’année, en taule pour trafic d’armes à feu ! D’après lui, je finirai bien par y croupir moi aussi, si je continue à le prendre pour un imbécile. Au fur et à mesure, je sens monter en moi l’envie irrépressible de me lever pour lui en coller une, histoire de lui remettre les idées en place ! Heureusement pour lui, je n’en ai pas le droit. Ne pouvant plus me contenir, j’inspire un grand coup avant de l’interrompre en parlant plus fort que lui.
— Je ne suis pas Steve, Monsieur. Je ne sais même pas pourquoi je suis dans votre bureau. À mon dernier rendez-vous, j’ai été reçu par une femme, elle s’appelle… Attendez, ça va me revenir, c’est dingue ! je connais son nom pourtant, je l’avais dans la tête il y a moins d’une minute… Ma mère se trouve dans la salle d’attente, elle pourrait vous le confirmer…
Je ne me souviens de rien, et ça m’horripile. De toute manière, ça ne change pas grand-chose, car visiblement il ne me croit pas. Il se met à me menacer en agitant un index dans ma direction.
— Pour qui me prenez-vous ? Je connais tous mes patients, alors n’allez pas me raconter vos salades habituelles, sinon ça risque de mal se terminer pour vous, m’avez-vous bien compris ?
Je dois être maudit, ce n’est pas possible, c’est la poisse totale, ce centre finira par avoir ma peau ! Et pour ne rien gâcher, il se remet à déblatérer sur ma façon de lui parler. Rageusement, il ouvre son agenda et me demande de venir toutes les semaines en inscrivant Steve machin chose à chacun de nos rendez-vous. Pour la première fois, son visage arbore un regard satisfait. Ce type est fou, je n’ai aucun doute là-dessus. Pour me calmer, je m’imagine lui écraser à plusieurs reprises son nez de fouine sur mon dossier, ainsi il imprimera mon nom une bonne fois pour toutes ! Il continue son laïus en me martelant des conneries du genre : le remboursement du vol commis sera prélevé sur mes aides sociales, il portera plainte contre moi ! D’un geste brusque, il me tend la feuille sur laquelle il a noté nos futures rencontres. Je regarde le papier pendre lamentablement entre mes doigts, je suis au bout de ma vie ! Comme il ouvre la porte, je m’empresse de quitter cet asile de fous, sans décrocher un seul mot.
À peine sorti, je fonce vers Marlène et lui explique mon entretien désastreux avec le déjanté de service. Ni une ni deux, nous nous retrouvons à l’accueil. J’ai besoin de prendre l’air, compréhensive, Marlène me tapote l’épaule pour me réconforter et me fait signe de sortir, comme à son habitude, elle se charge de tout.
Je me colle à l’ombre du bâtiment, toujours abasourdi par cet entretien surréaliste. Quelques minutes plus tard, Marlène me rejoint, suivie du docteur Nash. Pourquoi faut-il que je me souvienne de son nom maintenant ?
— Bonjour Kyle ! Il y a eu un malentendu. Comme tu as pu le constater, le système informatique n’est pas encore tout à fait au point. Monsieur Dixon s’est rendu compte de son erreur, il est réellement navré de s’être trompé de patient. Si cela te convient, tu pourrais m’accompagner dans mon bureau pour en discuter, ou parler d’autre chose, nous ne sommes pas obligés d’aborder ce sujet, si cela te dérange. Qu’en penses-tu ?
Je regarde autour de moi, mon regard s’arrête sur notre véhicule ; dans mon for intérieur, j’aimerais me tirer d’ici, néanmoins, j’ai très envie de la suivre, et de vider mon sac. Je me tourne vers Marlène, elle doit en avoir assez de m’attendre. Mais, au lieu de ça, elle hoche la tête avec un air d’encouragement.
— Ça ne me pose aucun problème, je vais en profiter pour faire quelques courses, appelle-moi, je viendrai te chercher.
Ce n’est qu’un prétexte pour me voir rester, je le sais bien. Je la remercie silencieusement avant d’emboîter le pas au docteur Nash.
Je pars enfin du centre, je me sens apaisé, mais mentalement fatigué. Je lui ai absolument tout raconté : mon aversion pour cet endroit, toutes ces années où j’ai dû, chaque fois, redire les mêmes choses ; qu’aucun psy avant elle n’a essayé de me comprendre vraiment, et ça m’a fait un bien fou ! Elle n’a pas pris de notes, mais m’a écouté solennellement, sans presque m’interrompre, juste pour me poser une question de temps en temps, pour recadrer mon monologue. Je connais trop bien le système pour ignorer ses compétences, et je suis suffisamment désespéré pour la supplier de rester.
**
Je râle après un de mes frères, car l’un d’eux est forcément dans la salle de bains fermée à clé depuis une plombe. À ce rythme-là, je vais finir par partir sans me brosser les dents et c’est tout bonnement impossible. Je cogne contre la porte.
— Qui que vous soyez, magnez-vous le derche ! J’ai une copine, elle ne voudra pas me rouler des patins si je pue d’la gueule.
J’entends des rires étouffés et des murmures. Merde, c’est quoi ça encore ? J’abats mon poing contre le battant.
— Derek, si c’est toi vieux, dis-moi si tout va bien. T’es avec qui là-dedans ? Réponds-moi, mec. Eh, je suis sérieux…
— Eh, ce n’est pas moi ok ! Réplique Derek en roulant dans ma direction. J’ai besoin de me laver les dents moi aussi. Allez, sors de là Elijah !
La porte s’ouvre d’un coup sur Marlène suivie de Mike. Choqué, mon cerveau plante brutalement. Derek, égal à lui-même, ne se gêne pas pour leur dire sa façon de penser.
— Nom de Dieu… Ces bruits, c’était vous ? Oh, non ! Mais, c’est quoi votre problème à la fin ? Vous n’êtes pas bien ! Il y a des enfants ici, merde !
Il retourne dans sa chambre en claquant la porte derrière lui. Au même moment, Elijah émerge de la sienne, salue Marlène et Mike et se dirige vers la pièce si convoitée.
— Tiens ! la salle de bains et libre ? ça te dérange si j’y vais ? me dit-il en allant s’y enfermer.
Mais… j’étais là avant ! Je fusille la porte du regard et regagne ma chambre en râlant contre les squatteurs !
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On est tous assis autour de la table. Nous, d’un côté, Marlène et Mike de l’autre. L’ambiance n’est pas particulièrement détendue. Derek n’a pas desserré les dents depuis quarante-huit heures. Faut-il vraiment s’en inquiéter ? Je me pose encore la question !
— Mike et moi avons une nouvelle à vous annoncer.
Elle nous regarde à tour de rôle, en s’éclaircissant la voix.
— Oui, euh… Comment ? Il y a bien un sujet, enfin… Nous aimerions vous demander si vous seriez d’accord, éventuellement bien sûr…
Derek frappe dans ses mains, assez fort pour nous faire tous sursauter.
— Non, mais je rêve ! Depuis quand n’es-tu plus capable d’aligner deux phrases, m’man ? Si tu espères mon accord pour te mettre en ménage avec Mike, pour ma part, je te l’ai donné le jour où tu l’as invité à dîner.
Il dévisage Mike d’un air autoritaire, tout en pointant un doigt vers lui.
— Tu peux venir vivre avec nous si tu veux, mais plus de ça dans la salle de bains, c’est compris ? C’est pas la fête du slip ici… Bon, maintenant que cette histoire est réglée, on peut manger, je crève la dalle.
Les deux adultes sont tellement effarés qu’ils en restent muets.
— Mike et moi sommes tombés amoureux, reprend Marlène. C’est arrivé comme ça et nous sommes très heureux.
Elle s’empare de la main de Mike.
— Nous avons autre chose à vous dire.
Elle le regarde, anxieuse. Elijah fronce les sourcils, moi j’ai bien une théorie, mais pour ça, il faut beaucoup donner de sa personne et je ne tourne pas autour du pot pour le leur dire.
— Vous ne vous êtes pas protégés, c’est ça ? Marlène ! les préservatifs ne sont pas facultatifs.
Derek est outré. Elijah prend le relais.
— Kyle a raison, MST ou grossesse ?
Mike est sur le point de faire une apoplexie à force d’être cramoisi. Il arrive malgré tout à prendre la parole.
— Mais non, ce n’est pas ça du tout. On a juste envie de rénover le premier étage de cette maison pour pouvoir faire des chambres correctes et peut-être un bureau. Vous êtes de grands malades, vous savez ça ?!
Il regarde Marlène.
— Pardon, ma chérie, je ne voulais pas m’emporter. Mais avec eux, c’est un peu difficile, quand ils sont tous les trois.
Elle l’embrasse sur la joue, lui tapotant l’avant-bras.
— Ne t’inquiète pas, je comprends très bien, je vis ça au quotidien.
Derek souffle bruyamment.
— Je me sens beaucoup mieux, parfois il faut savoir lâcher le morceau, et en parlant de morceaux, j’ai toujours faim moi !
On fait le tour de la table en tendant la main à Mike. Nous les félicitons, contents pour eux.
Derek serre sa mère contre lui, puis s’approche de Mike, lui tend la main et le tire brusquement vers lui pour le prendre dans ses bras.
— Bienvenu dans la famille.
Pas du tout gêné, Mike lui rend son étreinte.
— À propos des bruits dans la salle de bains..., commence-t-il.
On tente de protester, sans résultat.
— Attendez, je n’ai pas fini… On n’a rien fait de répréhensible. Marlène m’a enlevé une écharde enfoncée dans le talon, elle me faisait un mal de chien, et comme le dit si bien notre ami Derek, je ne suis plus aussi souple qu’avant.
— Ouais ben, ça prêtait à confusion votre truc. Bon alors, on mange ou pas ? S’impatiente Derek.
**
Une fois de plus, nous voilà repartis dans les travaux. Décidément, c’est à l’ordre du jour en ce moment. Cette fois, Anna et son père viennent nous donner un coup de main. On abat des cloisons pour rendre la future chambre de Marlène et de Mike plus spacieuse. La vieille salle de bains du haut est entièrement rénovée. Les murs sont repeints. Tout y passe. Mike s’installe définitivement avec nous, pour le plus grand bonheur de Marlène et le nôtre.