Quelques jours s’étaient écoulés depuis la perte de connaissance de Thalion. Il s’était réveillé à l’infirmerie, couvert de bandages, et avait enchainé les soins depuis. Aujourd’hui, il avait pu sortir, mais son corps subissait les contrecoups des potions et des sorts. Le moindre effort l’essoufflait et sa peau le grattait à cause de la cicatrisation accélérée. Au moins, il avait pu profiter de la tranquillité et du repos tant désiré.
— À peine sortie, tu es déjà à son chevet, lança Aglaé.
Assis sur le tabouret près du lit, Thalion se retourna vers la magérienne qui referma la porte derrière elle. Elle avait meilleure mine qu’à son réveil à l’infirmerie. Ses yeux n’étaient plus bouffis par les larmes, et aucun air morne ne ternissait son visage. Thalion eut même droit à un léger sourire de sa part.
— Désolé d’être entré sans permission, je voulais absolument m’assurer par moi-même de son état, expliqua-t-il.
Il reporta son attention sur le corps étendu dans le lit. À première vue, on aurait dit la statue d’une femme endormie. Mais un cœur battait sous cette carapace de pierre. Lentement, faiblement, mais perceptible. Si Rosalyne était devenue pierre de la pointe de ses tresses jusqu’à ses orteils, Thalion avait été soulagé d’apprendre qu’il avait réussi. Pour une fois, il se sentit réellement fier et heureux de ce qu’il avait accompli. La possession lui apportait beaucoup de problèmes, mais il parvenait à en tirer quelques bénéfices.
Aglaé saisit un autre tabouret disposé dans un coin de la pièce pour s’installer à côté de lui. Un silence confortable prit place pendant lequel ils contemplèrent cette femme coincée entre la vie et la mort.
— Thalion… Merci, vraiment…
— Aglaé… Arrête. Je fais une overdose de tes remerciements.
— Je veux que tu saches que je te suis reconnaissante.
— Je l’ai compris à l’instant où tu as fondu en larme près de mon lit à l’infirmerie. Tu t’es tellement lâchée que même les gens dans le couloir s’arrêtaient pour t’observer.
Aglaé eut une moue embarrassée. Elle tritura une mèche de ses cheveux frisés, marmonnant qu’elle s’était un peu laissée emportée par ses émotions. Thalion serait sans-cœur de le lui reprocher, surtout après la montagne russe émotionnelle qu’elle avait subie.
— Les infirmières qui viennent s’occuper de ma mère parlent de miracle, mais nous, on sait que c’est toi qui l’as sauvée. Personne ne te félicitera alors laisse-moi au moins te remercier pour les risques que tu as pris.
Thalion soupira. Il n’avait pas agi dans l’objectif de redorer son image. À part ses amis, seul M. Cowen était au courant de son intervention quand il était passé en coup de vent, à son réveil. Il avait paru sincèrement impressionné, et presque jaloux d’avoir raté cette prouesse dont Nohan et Cally vantaient l’extraordinaireté. Camille aussi aurait voulu voir cette magie lumineuse et chaleureuse envelopper Rosalyne. Son absence n’avait pas été inutile car les infirmières avaient pu prendre le relai lorsque Thalion s’était évanoui, pouvant rapidement le prendre en charge aussi.
— Tu m’encenses mais je ne l’ai pas réellement sauvée. Pour arrêter sa mort, j’ai dû forcer son âme à rester attachée à son corps, suspendant sa vie par la même occasion. Tant que le sort demeure, elle restera inconsciente. Ni vraiment vivante, ni vraiment morte.
S’il avait eu le temps, ou une meilleure maîtrise de la magie divine, il aurait sans doute pu être plus efficace et subtil. Mais il avait dû agir avant que la totalité des fils cèdent, et Apocryphos avait préféré opter pour la simplicité dans cette entreprise déjà complexe pour un mortel. Thalion ne le blâmait pas, il l’avait quand même laissé faire alors qu’il aurait pu s’y opposer, mais…
— Si Apocryphos avait été à ma place, si ça avait été lui, il…
— … N’aurait rien fait car son devoir est de faire respecter l’ordre du monde, et la mort en fait partie, compléta Aglaé. De toute façon, vu son état, c’est mieux que ma mère soit inconsciente. Ce serait difficile de me dire qu’elle est consciente mais plongée dans le noir, complètement isolée de l’extérieur dans cette coquille de pierre, privée de ses sens. Tant que son cœur bat, elle peut encore être soignée. J’ai espoir d’y arriver un jour. Il se passe toujours des trucs improbables avec vous, je me dis qu’une solution miraculeuse se présentera à moi pendant nos périples.
— À ce propos, tu ne voulais pas t’impliquer dans mes histoires, de base. Pas trop de regret ?
— Aucun. C’était inévitable, et lâche de ma part de prétendre être ami avec vous tout en refusant de l’être pleinement. Par contre, je n’enfreindrai pas le règlement sans une bonne raison. J’aimerais quand même préserver mes nuits au maximum…
— Oh, moi aussi, si tu savais…
— Par contre, tu vas devoir prévenir Nékros.
Thalion fronça les sourcils.
— Nékros ? Pourquoi ?
Aglaé le fixa comme s’il était tombé sur la tête, puis comprit qu’il ne s’adressait pas à elle. Elle sembla partagée entre la fascination et l’incrédulité.
— Qu’un humain ose se servir de moi pour outrepasser les règles du monde risque de lui déplaire. S’il se rend compte que tu as suspendu la mort de cette femme, il pourrait essayer de défaire le sort.
— Il en est capable ? Alors que c’est ta magie ?
— Quelle arrogance c’est d’imaginer que toi, simple mortel, tu maîtriserais aussi bien que moi ma propre magie ! Elle est comme une lourde épée que tu as réussi à soulever, mais pas à manier. Aussi puissante soit-elle, face à un maître épéiste, tu ne fais pas le poids.
En clair, son sort était trop faible pour résister à Nékros. Il s’était effectivement surestimé en partant du principe qu’un débutant en magie divine comme lui était du même niveau que le serviteur de la mort. Ce n’était pas parce qu’il utilisait l’outil d’Apocryphos qu’il savait s’en servir.
Thalion se leva.
— De un, te voir parler seul est vraiment perturbant. De deux, il y a un problème avec Nékros… ? s’inquiéta Aglaé.
— Je dois m’entretenir avec Nékros. Tu as une craie ? Pour l’invocation.
Aglaé le dévisagea, sidérée, avant de se diriger vers le petit bureau en bois d’un pas furieux en pestant :
— Ça, ça fait partie des trucs improbables. Tu parles d’invoquer Nékros dans le plus grand des calmes ! Le serviteur d’Apocryphos ! Non mais franchement…
— Pas besoin de sortilège d’invocation. On est liés par un contrat de travail. Appelle-le et il viendra.
Thalion prit un air dubitatif.
— Tu crois vraiment qu’il obéira ?
— C’est le contrat. Il est obligé de venir jusqu’à ce que tu l’autorises à partir. Fais juste comme si tu étais moi et qu’il était ton serviteur.
Aglaé referma un tiroir, une craie blanche dans la main, et la lui tendit pour qu’il vienne la chercher. Si Thalion utilisait un sortilège d’invocation, rien ne garantissait que Nékros resterait, comme ce fut le cas au cours d’invocation. Thalion devait l’obliger à discuter avec lui, et si un moyen aussi simple le lui permettait…
Devant l’immobilité du maudit, Aglaé arqua un sourcil, se demandant ce qu’il traficotait encore. Le magérien se racla la gorge, rassemblant tout son courage.
— Nékros, viens ici.
— Avec plus d’autorité ! Tu me vois l’appeler ainsi ? Tu m’imites très mal.
Thalion souffla, agacé par les remontrances de l’Immortel, et prononça son ordre d’une voix plus forte et assurée :
— Nékros, viens !
Une brise souffla dans la chambre, soulevant leurs cheveux, alors que la fenêtre était fermée. Puis, en un battement de cil, Nékros apparut au centre de la pièce. Aglaé se trouvait dans son dos, mais en voyant cette paire d’ailes sombres comme de l’obsidienne, sa mâchoire se disloqua et la craie lui tomba des mains, rebondissant par terre dans un bruit mat. Thalion recula, la bouche entrouverte, pour mieux observer cet être qui atteignait pratiquement le plafond. Comme toute créature divine, son visage aurait pu être l’incarnation de la beauté. Une beauté froide et impitoyable. Ses traits étaient incisifs, sa peau lisse, d’une blancheur nacrée, et ses cheveux gris perle effleuraient la base de son cou. Sa main tenait fermement un sceptre noir surmonté d’un crâne. Les épaules rejetées en arrière, ses deux prunelles pareilles à deux diamants étaient braquées sur Thalion.
Nékros claqua la langue en le toisant.
— Quelle humiliation ! Se faire convoquer comme un chien par un mortel !
Sans doute dans une volonté d’affirmer sa supériorité, il déploya ses ailes dans la pièce. L’une se cogna contre l’armoire, l’autre rafla ce qui se trouvait sur le bureau. Les fioles se brisèrent sur le parquet et les livres dégringolèrent, participant à cette cacophonie. Surprise, Aglaé recula et trébucha, se cognant contre le mur. Son cri alerta Nékros qui se retourna. Fidèle à lui-même, il la regarda de travers.
— Une mortelle… Tu m’as appelé pour frimer ?
— Pas du tout ! se fâcha Thalion.
Jamais il ne se confronterait à une divinité méprisante et imprévisible dans l’unique but de séduire. Mourir aussi bêtement ne l’intéressait pas.
Nékros parut peu convaincu, jusqu’à ce que son attention fut attirée par la sculpture qui reposait dans le lit. Il s’approcha et un rictus déforma ses lèvres.
— Ah, je vois. Tu as eu cette audace…
— Apocryphos m’y a autorisé ! se défendit le jeune homme.
— Il te l’a autorisé ou tu ne lui as pas laissé le choix ?
— Nékros, ne me rabaisse pas à ce point. Personne ne peut me contraindre. Si je ne l’avais pas guidé, il n’y serait pas arrivé.
— Tiens, patron. Votre douce voix m’avait terriblement manqué, ironisa Nékros.
— Vous pouvez l’entendre ? s’étonna Thalion.
Aglaé s’était relevée, mais n’avait que faire de leur discussion. Tout ce qui l’importait était la présence de Nékros près de sa mère, qu’elle guettait avec hostilité. La divinité daigna se tourner vers le magérien pour lui faire face.
— Encore heureux, c’est à lui que le contrat me lie ! Toi, tu ne fais qu’en tirer profit. Tout comme tu le fais avec la magie divine.
Il reporta son attention sur Rosalyne, un air moqueur sur le visage.
— Les mortels sont incapables de rester à leur place, surtout quand on place entre leurs mains un pouvoir bien trop grand.
Il approcha sa main près du visage de l’infirmière.
— La fragilité du sort m’épate. Je me demande comment il peut tenir. Il me suffirait simplement de…
Une craie heurta ses doigts avant de rouler par terre, le stoppant dans son élan. Il darda ses yeux étincelants sur Aglaé qui affichait une expression farouche.
— Ne vous avisez pas de faire quoi que ce soit à ma mère. Thalion lui a donné une seconde chance, je ne la gâcherai pas. Vous crachez sur la situation, mais ça vous arrange.
D’un pas vif, elle traversa la pièce pour se planter devant Nékros. Son attitude trahissait une certaine crainte, mais son regard n’exprimait que de la détermination.
— Après tout, vous profitez pleinement de votre chômage. Thalion peut bien profiter de la possession également.
L’air outré de Nékros était franchement comique. Thalion plaqua une main contre sa bouche pour refouler son fou rire, mais Apocryphos n’eut pas tant d’égard pour son serviteur.
— Quelle tête ! Je suis hilare ! Ça aurait été la même si on l’avait giflé ! En plus, elle n’a pas tort. Exceptionnellement, qu’il utilise la magie divine à son avantage ne me dérange pas. Il prend suffisamment cher comme ça.
Nékros souffla du nez avec dédain en s’éloignant de Rosalyne pour retourner au centre de la pièce.
— Apocryphos, tu es aussi impitoyable que tendre avec les humains. Il était évident que tu allais te prendre d’affection pour lui.
— N’abusons pas, non plus. Je n’ai juste pas envie de partager la souffrance du deuil avec lui.
— Si je m’attendais à ce que tu t’attaches à moi à force de vivre et ressentir les mêmes choses que moi… le taquina Thalion.
— Tes moqueries te font descendre dans mon estime, s’agaça-t-il. Dis ce que tu as à dire à Nékros et finissons-en.
Thalion ricana avant d’observer la divinité fureter un peu partout sans faire attention à lui.
— Nékros. Je t’ai convoqué pour te demander de ne pas intervenir concernant l’état de Rosalyne, la femme dans le lit.
Le serviteur de la mort fit la moue.
— Je n’ai pas d’autre choix que d’accepter. Mon supérieur a donné son accord et je n’ai pas envie de me prendre la tête pour un cas aussi futile.
— Ma mère n’est pas « un cas futile », ronchonna Aglaé.
Ils se fusillèrent mutuellement du regard. Nékros pivota vers Thalion.
— Maintenant que c’est fait, j’ai le droit de m’en aller ? Ou tu as d’autres demandes ?
Thalion s’apprêtait à répondre négativement quand sa discussion avec Camille dans le bureau du proviseur lui revint en mémoire. Il hésita.
Nékros croisa les bras.
— Alors ? s’impatienta-t-il.
— En fait… Une… camarade à nous est morte, récemment. Est-ce que tu pourrais la conduire en Enfer ? C’est… un peu triste de se dire qu’elle est coincée dans un monde qui n’est plus le sien sans y être condamnée…
Aglaé se laissa tomber sur le tabouret, la mine sombre. Nékros le fixa intensément.
— Apocryphos, on est d’accord que c’est une demande personnelle ?
— Totalement, libre à toi de décider.
— Alors je refuse. Si j’acceptais, je devrais faire de même pour tous les autres défunts ou ce serait du favoritisme.
Thalion ouvrit la bouche pour négocier, puis se ravisa. C’était frustrant, mais Nékros avait raison. Roxanne n’était pas la seule morte. Des bébés, des jeunes, des adultes et des vieux perdaient tous les jours la vie et subissaient également la situation. Eux aussi méritaient de reposer en paix.
Devant leur chagrin, Nékros soupira.
— Je ne laisse pas non plus ces âmes errer par pur plaisir. Apocryphos n’est plus là pour procéder aux jugements, mais les gens continuent de mourir. Si je les amenais tous en Enfer, leurs âmes s’entasseraient et le royaume serait plein à craquer. Je n’ai pas envie d’avoir à gérer une horde de défunts frustrés d’attendre et fatigués d’être enfermés.
Les raisons de Nékros n’étaient pas hors-sols. Les humains pouvaient se montrer assez virulents et se rebellaient facilement, surtout quand ils étaient en groupe. Quand bien même ils se tiendraient à carreau par peur des représailles, n’importe qui pèterait les plombs en restant coincé avec des bébés qui pleurent, des enfants qui courent partout et des adultes qui se disputent dans un endroit bondé de monde.
— Les derniers mortels que j’ai accompagnés en Enfer avant de fermer les portes pour ne pas que les fantômes affluent, ce sont tes parents.
Thalion mit quelques secondes à intégrer les mots de Nékros.
— Attends… Quoi ?
— Je m’en souviens parce que… eh bien, la situation était particulière. Mon patron venait de se faire enfermer dans le corps d’un gamin et j’avais l’âme des deux responsables sur les bras. J’étais indécis quant à la démarche à suivre.
— Pourquoi… Pourquoi ne pas les avoir laissés errer comme les autres ?
Si Nékros n’avait pas rapatrié ses parents en Enfer, les enfermant dans ce royaume pendant des années en attendant leur jugement, ils déambuleraient dans le monde des vivants. Grâce à sa capacité, il aurait pu leur parler, comprendre la raison de leurs actes, ou tout simplement les revoir.
Thalion n’entendit pas Aglaé se déplacer jusqu’à lui. La main de la magérienne se posa sur son épaule, mais cela ne suffit pas à apaiser la douleur de leur perte qui le lancinait à chaque fois qu’il songeait à leur absence. Ce manque s’accompagnait cette fois-ci d’une colère amère et d’un désespoir accablant.
La réponse de Nékros acheva de le démoraliser.
— C’est eux qui me l’ont demandé. Ils affirmaient ne pas mériter de te voir grandir et qu’ils ne supporteraient pas de voir la souffrance qu’ils t’avaient infligé.
Lâches.
Ce fut le seul mot qui vint à l’esprit de Thalion. Ça leur était douloureux ? Et lui alors, seul dans cette situation qui mettait sa vie en jeu ? Qu’ils assument la situation dans laquelle ils l’avaient fourré !
Devant le regard noir de Thalion, Nékros siffla.
— Ça doit bouillonner à l’intérieur. Vous souffrez, patron ?
— Sa colère est comme une fournaise. J’ai l’impression de brûler, en plus d’avoir un tas d’aiguilles plantées dans le cœur.
— Je suis ravie de le savoir.
Thalion jeta un coup d’œil à Aglaé pour chercher du soutien, dépassé par la relation maître-serviteur conflictuelle des deux divinités. La magérienne dissimula mal son sourire amusé.
Nékros claqua son sceptre par terre pour obtenir leur attention.
— Bon, si tout est réglé, je peux partir ?
Malheureusement, sans laisser le temps à Thalion de répondre, quelqu’un toqua à la porte avant d’entrer. Léosus fut la première personne à apparaître, suivi par Nohan, Cally et Camille.
— Coucou, c’est moi ! s’exclama-t-il. Je suis venu voir comment…
La fin de sa phrase mourut dans sa gorge lorsque son regard se posa sur Nékros. Avec sa taille, ses ailes et son sceptre, réfuter son identité était compliqué. Il souffla du nez avec dédain devant la mine choquée des nouveaux arrivants, un rictus moqueur sur le visage.
— Je n’étais pas certain de ce que j’avais vu au cours d’invocation, mais là, c’est on ne peut plus clair… bredouilla Léosus.
Thalion ne savait pas quoi dire pour justifier la présence du serviteur de la mort, et Aglaé était aussi pétrifiée que lui. Il déglutit, se demandant ce qui allait se passer avec un nouveau témoin de son anormalité. Les bras ballants, Léosus scrutait Nékros comme s’il n’arrivait pas à y croire. Seul Camille semblait imperturbable. Le regard de Nohan était une avalanche de questions muettes et Cally affichait la même incompréhension. Étonnamment, ce fut elle qui rompit le silence abasourdi en se rappelant quels étaient les fonctions de la créature, et le lieu dans lequel ils étaient.
Elle pointa Nékros du doigt.
— Eh ! T’as pas intérêt à prendre l’âme de Mme Delacroix ! Elle n’est pas encore morte !
— « Pas encore » ? tiqua Aglaé.
— C’est vraiment la première chose qui vous interpelle ? releva Léosus sans quitter Nékros du regard.
— Plus rien ne me surprend venant de Corvus, désormais, lança Camille.
Nékros ricana.
— Je te laisse leur expliquer la situation, mortel. Moi, je voudrais…
— Oui, oui, tu peux y aller, soupira Thalion.
Un battement de cils plus tard, Nékros disparut. Son absence laissa un vide dans la pièce, et l’air parut plus léger sans sa présence divine écrasante. Il ne restait qu’un silence consterné.
— Entrez dans la chambre au lieu de rester sur le palier, les invita Aglaé.
Sans un mot, ils pénétrèrent dans la pièce. L’atmosphère était pesante. Nohan et Cally, qui avaient rejoint Aglaé sur le côté, ne savaient pas quoi faire pour apaiser la situation. Léosus était face à Thalion, une expression indéchiffrable sur le visage.
— Tu commandes Nékros, le serviteur d’Apocryphos, constata-t-il.
— Entre autres, c’est un peu plus compliqué…
Léosus croisa les bras, les sourcils froncés.
— J’ai comme l’impression que je suis le seul à ne pas être au courant.
Camille s’assit nonchalamment sur un des deux tabourets.
— Si ça peut te rassurer, Aglaé et moi, on l’a appris cette nuit où les dortoirs se sont fait attaquer par la fumée. Si tu avais cherché à comprendre ce qu’il s’est réellement passé plutôt que d’écouter les rumeurs, Corvus t’aurait peut-être expliqué.
Léosus se crispa. Comme toujours après un incident de cette ampleur, de nombreuses hypothèses avaient circulé sur cette fameuse nuit. Si M. Cowen avait assuré que Thalion n’en était pas à l’origine et que c’était l’œuvre d’un intrus, les élèves, ne sachant pas pour l’existence de l’Enfant Sanglant, n’y avaient pas cru. C’était d’autant plus flagrant pour eux que le Nyctoplasme surveillant Sombrécorce avait disparu et que lui et ses amis étaient les seuls à manquer à l’appel. Désormais résigné à occuper le rôle du méchant dans tous les cas, Thalion n’y prêtait plus attention. Toutefois, un comportement le déçut : celui de Léosus. Lui qui semblait résolu à le défendre, ne paraissait plus aussi certain qu’avant.
— Si j’ai moins traîné avec vous, c’est parce que mes potes faisaient tout pour m’éloigner de Thalion. Ils sont persuadés qu’il a voulu nuire à l’académie avec l’aide des Ombres. On soupçonne déjà Nohan et Cally d’être manipulés, ils craignent ce qui pourrait m’arriver si je continue de le fréquenter.
Effectivement, ses amis l’attendaient régulièrement à la fin du cours et le monopolisaient à chaque instant. Mais ça n’expliquait pas les regards fuyants ni qu’il se laisse faire à ce point. Léosus ne cherchait pas les embrouilles, mais savait s’imposer quand c’était nécessaire.
— Sois honnête, Léosus, lui intima Aglaé.
Le jeune homme détourna le regard en passant sa main derrière sa nuque.
— J’avoue que… J’ai eu peur, aussi. Peur que les rumeurs soient vraies, d’apprendre qu’il a vraiment… Comme je l’ai dit, ça serait compréhensible qu’il vrille après tout ce qu’il a vécu donc… Mais en voyant Nékros, j’ai compris que je ne savais rien. Que je me suis laissé influencer et que j’ai préféré fuir au lieu de me confronter à la vérité.
Il planta son regard dans celui de Thalion.
— Pour être franc, je flippe toujours, mais j’imagine que je ne suis pas le seul.
Thalion ne répondit pas. Camille saisit cette occasion pour se confier, la mine sombre.
— En effet. Vivre avec Corvus est dangereux. Une nuit, j’ai eu le malheur de le réveiller en allant aux toilettes. J’ai cru ne jamais revoir la lumière du jour.
Aglaé toussa pour réprimer son rire. Nohan et Cally pouffèrent tandis que Léosus hocha lentement la tête, se retenant d'esquisser un sourire. Thalion songea sérieusement à crever les yeux de Camille pour que la lumière du jour ne soit plus qu’un souvenir pour lui.
— Du coup, reprit Léosus, je suis prêt à tout entendre. Laissez-moi une chance de me rattraper, de vous prouver que je ne suis pas lâche.
— Sauf qu’on ne parle pas d’un petit secret, Léosus, s’agaça Thalion. Même le Conseil n’est pas entièrement au courant. À partir du moment où tu sauras, il n’y aura plus de retour en arrière possible. Tu veux vraiment t’impliquer dans une affaire qui met ta vie en jeu ?
— Il n’exagère pas, appuya Aglaé. Connaître la vérité est une chose, l’assumer en est une autre. L’unique Enfant Sanglant serait quand même mêlé à tout ça.
La stupéfaction figea quelques instants Léosus en entendant le surnom du premier corbeau de l’Histoire, puis la détermination colora ses yeux sombres.
— Si je recule maintenant après tout ce que j’ai dit, je ne pourrais plus me regarder dans le miroir. Balancez-tout, et je ferai de mon mieux pour vous aider. Avoir un magérien doué en magie rouge vous serait utile, en plus.
Thalion se renfrogna. Au contraire, ça lui rappelait de mauvais souvenirs. Il ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle avec Eris, ce qui ne le mettait pas en confiance.
Percevant l’incertitude de son ami, Nohan ajouta :
— De toute façon, il a vu Nékros, et il est toujours là. Autant allez au bout des choses et on verra bien comment il réagit.
— En fait, voir Nékros était plus cool qu’autre chose. Et impressionnant, reconnut Léosus.
Là où les gens trouveraient ça effrayant, lui trouvait ça « cool ». Il n’y avait que ce genre de personne pour accepter de traîner avec lui.
Thalion soupira en désignant le tabouret libre.
— Assis-toi, ça va être un peu long.